Henri Poincaré, le physicien (1914)

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L’œuvre de Poincaré m’apparaît comme un chêne puissant que les bras d’un seul homme ne sauraient entourer ; en se tenant les mains, il faut être plusieurs pour en faire le tour et lever haut les yeux pour en voir le sommet. Puisée au plus profond de notre sol par les racines de cette subconscience dont il analysa lui-même si finement la structure, son intelligence souveraine est la sève subtile et forte à la fois qui monte, par des branches dont nul ne pourrait dire quelle est la plus robuste, vers les rameaux entrecroisés où se jouent librement tous les vents de l’esprit.

Doué d’une incroyable activité mentale, Henri Poincaré remplit comme on respire cette fonction de réfléchir pour les autres hommes qu’il assigne au savant. Son irrésistible besoin de comprendre s’étendit à tous les domaines de la pensée précise. Le même souci de généralisation qui domine toute son œuvre de mathématicien et le conduisit à des conceptions si neuves, à des vues d’ensemble si hardies, à la découverte de liaisons imprévues entre des théories si éloignées en apparence, devait l’attirer vers le mouvement qui depuis près de vingt ans renouvelle la Physique, vers la vaste synthèse dans laquelle nous tentons de faire entrer à la fois les faits déjà connus ainsi que tout un monde de phénomènes nouveaux. Il a dominé la physique moderne avec la même aisance que les mathématiques et que l’astronomie.

Sa contribution y est de premier ordre. Non seulement ses travaux d’analyse nous ont apporté des instruments nouveaux pour exprimer en nombres les conséquences lointaines de la théorie et les appliquer comme les fils d’un réseau de plus en plus souple et fin sur une réalité que l’expérience révèle chaque jour plus complexe et plus riche, mais encore lui-même se rapprocha de nous toujours davantage, séduit par la grandeur de l’œuvre et ses difficultés sans cesse renaissantes. Par son enseignement, par les conseils qu’il était toujours prêt à donner et surtout par son œuvre personnelle où il appliqua les ressources illimitées de sa science d’analyste à la solution des plus difficiles problèmes et la merveilleuse clarté de son esprit à la critique des théories les plus complexes, il a exercé une influence constante dont je ne pourrai donner la mesure qu’en retraçant à grands traits l’histoire de nos idées.


I. — L’analyse et la mécanique.

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La forme sous laquelle s’énoncent, depuis Newton les lois de la Physique et de la Mécanique conduit à exprimer par des équations différentielles le résultat de leur application à tout problème concret. Une intégration poussée jusqu’à donner des nombres s’introduit ainsi entre chaque théorie et sa vérification expérimentale. On n’y parvient le plus souvent qu’au moyen de développements en série qui convergent plus ou moins rapidement et seulement entre certaines valeurs de la variable. Au delà, il faut changer la forme des développements et le choix de la variable.

De même que pour construire une courbe il est nécessaire, avant d’en calculer les points, d’être fixé d’abord sur l’allure générale de ses diverses branches, de savoir si elles sont fermées ou vont à l’infini, de connaître leurs positions relatives et les points singuliers où elles viennent se croiser, de même quand il s’agit d’intégrer, on ne peut être guidé dans le choix des variables et des développements en série que par une étude qualitative préalable des solutions des équations différentielles et de leurs singularités.

Cette voie fut ouverte par Henri Poincaré, au début de sa carrière, de 1880 à 1885, dans une série de quatre mémoires fondamentaux « sur les courbes définies par une équation différentielle ». Il y a là une classification des singularités, non plus d’une courbe unique, mais des familles de courbes, qui témoigne d’une extraordinaire puissance de vision géométrique et de construction abstraite. Lui-même s’en est servi dans ses travaux ultérieurs, en particulier dans ceux qui sont relatifs au problème des trois corps.

Une circonstance récente a montré combien ces résultats pouvaient être précieux pour les physiciens : un des problèmes les plus simples qui se posent dans la théorie d’ionisation des gaz, celui du courant à travers le gaz ionisé contenu entre deux plateaux métalliques parallèles, fait intervenir une équation différentielle obtenue par J.-J. Thomson en combinant les lois fondamentales de l’électrostatique avec les lois de mobilité et de recombinaison des ions. La vérification expérimentale de ces lois exige la traduction de l’équation différentielle en nombres, et cette intégration se trouve être singulièrement difficile même dans le cas le plus simple où l’action ionisante est supposée agir uniformément dans tout le volume du gaz.

L’application à ce cas particulier des méthodes indiquées par Poincaré a permis il y a deux ans à M. Seeliger de trouver les développements en série les plus favorables et de délimiter leurs domaines de validité. De nombreux résultats d’expérience purent ainsi être utilisés, qui seraient restés perdus faute de l’instrument mathématique permettant à la théorie de s’exprimer en nombres.

J’ai donné l’exemple précédent parce que le service rendu y est immédiat et tout près de l’expérience. Au même point de vue, l’importance d’autres résultats mathématiques comme la possibilité d’intégrer toutes les équations différentielles linéaires à coefficients algébriques au moyen de fonctions fuchsiennes est telle que ces fonctions ne peuvent manquer de jouer dans les applications à la physique un rôle au moins égal à celui des fonctions elliptiques ou des fonctions thêta. D’autres découvertes d’Henri Poincaré ont déjà rendu des services précieux dans divers domaines, en particulier celles qu’il a exposées dans son grand mémoire sur les équations de la dynamique et le problème des trois corps, sans compter l’usage qu’il en a fait lui-même en théorie cinétique et sur lequel nous reviendrons plus loin. Elles permettent d’affirmer par exemple que les lignes d’un champ de vecteurs sans divergence ne se ferment qu’exceptionnellement, mais qu’elles repassent, en général, une infinité de fois aussi près qu’on le veut d’un point par lequel elles ont déjà passé, ce qui permet de les considérer comme pratiquement fermées. Elles ont été utilisées encore dans les discussions qu’a soulevées la mécanique statistique pour préciser la signification de certains énoncés comme celui du célèbre théorème H. de Boltzmann, qui tend à établir l’irréversibilité du passage d’un système composé d’un grand nombre de molécules d’une configuration initiale quelconque à la configuration la plus probable. Il a fallu concilier cet énoncé avec l’objection tirée par M. Zermelo du résultat de Poincaré qu’un système dynamique, si complexe soit-il, repasse en général une infinité de fois, au bout de temps suffisamment longs, par une configuration aussi voisine qu’on le veut de son état initial.

Mais la tâche serait trop lourde si je ne me bornais à indiquer rapidement ce que fit Poincaré quand il voulut lui-même s’occuper de physique.

II. — La physique mathématique et l’enseignement

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Par l’utilité pratique autant que par la difficulté des problèmes nouveaux dont elles réclament la solution, la physique et l’astronomie ont toujours été le stimulant le plus efficace pour les recherches mathématiques, et des sources constantes d’inspiration pour les plus grands mathématiciens. Ce fut la raison qui conduisit Henri Poincaré à s’occuper de physique et qui l’entraîna pendant vingt-cinq ans à prendre une part de plus en plus active et bientôt quotidienne aux importants progrès réalisés pendant cette période où l’expérience la plus subtile et la théorie la plus abstraite furent intimement liées. L’enseignement qu’il nous donna pendant treize ans, de 1887 à 1900, dans la chaire de physique mathématique de la Sorbonne lui permit bien vite de dominer toutes les questions, anciennes et nouvelles, et d’apporter aux recherches une contribution de premier ordre.

Il a exposé successivement toutes les parties de notre science dans ces cours, dont la plupart ont été publiés et qui exercèrent immédiatement, en France comme à l’étranger, une influence considérable sur le mouvement des idées et sur l’orientation des recherches expérimentales. Les théories diverses y sont confrontées avec une incomparable maîtrise et exposées souvent, de l’aveu même de leurs auteurs, plus clairement que ceux-ci ne les avaient conçues tout d’abord.

Plus de la moitié de cette œuvre est consacrée à l’optique, à l’électricité et à la théorie électromagnétique de la lumière, à cet ensemble sur lequel a porté depuis Maxwell le plus grand effort des physiciens. J’y reviendrai en étudiant, dans plusieurs des paragraphes qui suivent, le rôle important joué par Henri Poincaré dans le développement de la synthèse électromagnétique.

À la seconde des grandes routes suivies par la Physique moderne, celle des théories moléculaires et cinétiques aboutissant aujourd’hui à l’interprétation du principe de Carnot par la mécanique statistique, se rattachent deux des cours professés par Henri Poincaré, la Thermodynamique et le Calcul des probabilités, calcul dont l’importance est devenue fondamentale pour nous. Son application à la physique soulève des questions extrêmement délicates, non encore complètement résolues et auxquelles se rapportent certains des travaux les plus importants que nous aurons à rappeler.

On sait, d’autre part, que ces deux grandes voies électromagnétique et statistique sont venues, en se rejoignant dans la théorie du rayonnement noir, aboutir à des obstacles insurmontables jusqu’ici. Mis au courant de ces difficultés dans la réunion que nous eûmes à Bruxelles à la fin d’octobre 1911, Poincaré publiait aussitôt après, six mois avant sa mort, le dernier de ses Mémoires de physique mathématique, où il met en évidence avec une merveilleuse netteté le caractère aigu du conflit entre les théories et le fait, essentiel pour la physique à venir et pour les mathématiciens qui voudront l’outiller, que les phénomènes électromagnétiques dont les atomes sont le siège ne peuvent pas être représentés par des équations différentielles. Il marquait ainsi, au moment de mourir lui-même, la fin de cette période de trois siècles pendant laquelle s’est constitué, dans l’espoir qu’il permettrait d’énoncer les lois du monde, l’admirable instrument du calcul infinitésimal. Nous savons aujourd’hui qu’il ne suffira pas à pénétrer le mystère des atomes, des lois élémentaires qui régissent cet univers nouveau dont la conquête sera le grand œuvre prochain. Pourquoi faut-il que nous ayons perdu, juste à ce moment critique, l’esprit le plus puissant sur lequel nous comptions pour nous aider et pour créer de toutes pièces, à mesure des besoins, les leviers nécessaires à soulever un monde ! J’essaierai tout à l’heure de donner rapidement une idée de la situation devant laquelle sa mort nous laisse.

À côté de ces deux questions dominantes, électromagnétisme et thermodynamique, toutes les autres parties de la physique mathématique furent exposées successivement sous une forme toujours nouvelle : capillarité, élasticité, théorie des tourbillons, propagation de la chaleur, théorie du potentiel newtonien. Les résultats nouveaux que chacun de ces enseignements ne pouvait manquer de faire éclore dans un cerveau d’une telle fécondité ont été, soit donnés immédiatement dans le cours lui-même et rédigés en même temps que celui-ci par les élèves qu’il chargeait de ce soin, soit plus souvent, quand leur importance lui semblait assez grande, publiés par lui-même sous forme de Mémoires dont certains figurent parmi les plus importants qu’il ait produits. Dans la première catégorie, je citerai, par exemple, au cours des leçons sur la capillarité, la démonstration d’un fait établi expérimentalement par Plateau : une lame liquide mince en forme de cylindre circulaire droit appuyé sur deux anneaux égaux et parallèles, est stable lorsque la distance des anneaux est inférieure à leur circonférence, instable dans le cas contraire. La démonstration est conduite avec une élégance tout à fait caractéristique de la manière d’Henri Poincaré.

D’importance beaucoup plus générale sont les résultats qu’il a réunis et développés dans une série de notes et de mémoires publiés en 1887 et 1896 sur les équations aux dérivées partielles de la physique mathématique, sur ces problèmes toujours de même forme aux quels aboutissent, dans une surprenante unité, des théories aussi distinctes en apparence que celles de l’électrostatique, du magnétisme et du potentiel newtonien, de la propagation de la chaleur, de l’optique, de l’élasticité, de l’hydrodynamique et de la viscosité. On est toujours ramené à l’intégration d’une même équation aux dérivées partielles du second ordre avec des conditions aux limites qui seules varient suivant les problèmes. On sait, de plus, que la solution des questions ainsi posées par la physique a encore une très grosse importance au point de vue mathématique, comme si ces questions traduisaient l’essentiel d’un mode de raisonnement, d’une forme de pensée qui trouve son expression la plus claire dans le calcul des variations : elles se retrouvent dans la théorie des fonctions analytiques d’une variable imaginaire et « Riemann a pu fonder sur la possibilité du problème de Dirichlet sa magnifique théorie des fonctions abéliennes ».

Tant de généralité méritait l’effort qu’Henri Poincaré fournit en deux étapes ; la première aboutit en 1890 au Mémoire de l’American Journal of Mathematics sur « les équations aux dérivées partielles de la physique mathématique » et la seconde en 1896 à celui des Acta Mathematica sur « la méthode de Neumann et le problème de Dirichlet ». Il est remarquable que, parti en donnant du problème de Dirichlet la solution si originale connue sous le nom de « méthode du balayage » , Poincaré se trouve à la fin, après avoir résolu avec une rigueur de plus en plus grande des problèmes en apparence différents du premier, ramené à ce point central de toutes les questions soulevées. La méthode du balayage, par laquelle débuta, en 1887 cet ensemble de travaux, est en quelque sorte toute imprégnée de physique et montre bien avec quelle souplesse l’auteur savait tout mettre en œuvre pour en dégager des procédés nouveaux de raisonnement abstrait. Tous les problèmes posés par les diverses théories de physique ou d’analyse pure que j’ai rappelées se ramènent en fin de compte ou sont étroitement liés au problème électrostatique de la distribution d’équilibre sur une surface conductrice fermée isolée dans l’espace, c’est-à-dire de la distribution superficielle qui produit en tout point intérieur un potentiel constant donné.

L’idée fondamentale de la méthode du balayage est très élémentaire ; c’est la même qui se trouve à la base de la méthode des images électriques de Lord Kelvin : on peut, sans changer le potentiel à l’extérieur d’une sphère, remplacer toute charge intérieure par une distribution convenable et très simple d’une charge égale sur la surface de la sphère. On peut ainsi, sans changer le potentiel à l’extérieur, balayer les charges intérieures à la sphère pour les amener sur la surface en formant une couche équivalente. Poincaré montre comment cette opération répétée une infinité de fois permet, et cela d’une infinité de manières, d’obtenir des développements convergents pour la densité superficielle d’équilibre électrique en un point d’une surface de forme quelconque sous la seule condition que la sur face possède effectivement deux rayons de courbure au point considéré.

La seule méthode rigoureuse donnée antérieurement à celle-ci pour la solution du problème de Dirichlet, celle de Neumann, conduisait à des développements en série dont on ne pouvait démontrer la convergence que si la surface était convexe : Poincaré devait quelques années plus tard la reprendre et lui donner le même degré de généralité qu’à sa propre méthode.

Un autre mode de démonstration, proposé par Riemann, pour la possibilité du problème de Dirichlet, manquait de rigueur et ne donnait aucun moyen défini pour obtenir la solution, mais présentait cependant un très grand intérêt parce qu’il mettait en évidence une propriété importante de cette solution, et ramenait le problème à une question de calcul des variations. Riemann avait montré que la solution cherchée devait rendre minimum une certaine intégrale mais n’avait pu démontrer de manière rigoureuse l’existence même de la fonction qui correspond à un tel minimum. Cette remarque correspondait à la propriété physique possédée par la distribution d’équilibre électrique de rendre minimum l’énergie présente dans le champ qu’elle produit. Nous sommes physiquement certains qu’un tel champ d’énergie minimum existe, bien que l’analyse de Riemann ne suffise pas à l’établir avec une entière rigueur mathématique. On sait que cette lacune du raisonnement de Riemann a été comblée par M. Hilbert.

Dans son travail de 1890, Poincaré applique des raisonnements analogues à celui de Riemann aux problèmes que posent la théorie de la chaleur, et celle de l’élasticité. On sait que Fourier avait fondé la méthode géniale par laquelle on obtient la loi du refroidissement d’un corps de forme quelconque pour une distribution initiale quelconque de la température à son intérieur, en décomposant cette distribution initiale en une série de distributions simples dont chacune possède la propriété de rester semblable à elle-même au cours du temps et de tendre vers l’uniformité suivant une fonction exponentielle du temps, de plus en plus rapidement décroissante à mesure qu’on avance dans la série. Une décomposition tout à fait analogue, à la substitution près de fonctions périodiques du temps aux fonctions exponentielles, permet de représenter par une série de vibrations simples de fréquence croissante à mesure qu’on avance dans la série, le mouvement que prend un solide élastique, ou une membrane, initialement écarté de manière quelconque à partir de sa configuration d’équilibre. Chacune des distributions ou des vibrations simples correspondant à un des termes de la série satisfait, dans les deux problèmes, à une même équation aux dérivées partielles voisine de celle de Laplace qu’introduit le problème de Dirichlet. Poincaré montre, comme l’avait fait Riemann pour ce dernier problème, que chaque distribution ou vibration simple satisfait encore à la condition de rendre minimum une certaine intégrale, avec des liaisons déterminées par la connaissance des distributions simples ou des harmoniques antérieures, dans la série, au terme cherché. Il peut déduire de là des limites supérieures pour les coefficients du temps dans les exponentielles successives ou pour les fréquences des vibrations simples consécutives.

Peu satisfait par le défaut de rigueur du raisonnement de Riemann, il cherche, dans un dernier chapitre, à l’atténuer par un « retour à l’hypothèse moléculaire » où, guidé encore une fois par une intuition de physicien, il montre comment les équations aux dérivées partielles résultent du passage à la limite d’un système d’équations différentielles ordinaires relatives aux diverses molécules et dans les quelles sont explicitement mises en évidence les actions mutuelles exercées par ces molécules. Le passage du discontinu au continu, la fusion des particules les unes dans les autres qui s’introduit dans toutes les théories physiques conduisant à des équations aux dérivées partielles, amène ainsi à considérer la résolution de ces équations comme équivalente à celle d’un système d’un nombre infini d’équations différentielles ordinaires, et fait espérer à Henri Poincaré qu’on retrouvera dans cette voie la rigueur cherchée. On voit s’introduire ainsi, la physique servant de guide, la manière de poser sous forme d’équations intégrales tous les problèmes traduits jusque-là par des équations aux dérivées partielles. Le progrès ainsi préparé ne devait pas tarder à prendre une énorme importance.

C’est cependant par une autre voie, ouverte dans sa note de 1894 sur « l’équation des vibrations d’une membrane » que Poincaré parvint à établir avec une entière rigueur l’existence de toutes les vibrations simples dont la superposition permet de représenter le mouvement le plus général de ce corps élastique, complétant de manière définitive et par un procédé nouveau les travaux de M . Schwartz qui avait établi l’existence du son fondamental, du premier terme de la série, et ceux de M. Picard relatifs au second terme.

Puis en 1895 et 1896 apparut à Poincaré l’analogie cachée entre la décomposition qui s’introduit ainsi dans les problèmes de propagation de la chaleur et d’élasticité, et le développement en série par lequel Neumann avait résolu le problème de Dirichlet. La véritable signification de ce développement se trouvait mise en évidence ; elle permettait de supprimer les restrictions introduites dans la démonstration de Neumann et de l’étendre immédiatement au cas où la surface fermée pour laquelle on pose le problème de Dirichlet est soumise seulement à la condition de posséder deux rayons de courbure en chaque point. Encore cette condition n’est-elle probablement pas nécessaire.

L’analogie ainsi établie entre toutes ces questions a préparé la voie pour le développe ment de la solution qu’a donnée Fredholm du problème des équations intégrales. Sans aucune difficulté, Poincaré montre ensuite comment le procédé qu’il a employé pour étendre la méthode de Neumann permet de former des séries convergentes donnant la déformation d’un solide élastique de forme quelconque sous l’action de forces extérieures également quelconques, c’est-à-dire d’obtenir la solution rigoureuse du problème général de l’élasticité.

Je dois rappeler à ce propos avec quelle insistance Poincaré s’est occupé à diverses reprises dans son enseignement, en particulier à propos des théories de l’optique, de l’établissement des équations fondamentales de l’élasticité, par la voie moléculaire ou par la voie thermodynamique. Il a réussi à élucider complètement beaucoup de questions difficiles comme celle qui concerne le nombre des coefficients indépendants nécessaires pour caractériser les propriétés élastiques d’un solide,dans le cas le plus général.

III. — La théorie de maxwell et le courant de convection

Henri Poincaré fut le premier qui exposa en France les idées souvent disparates et obscures contenues dans cette Bible de l’électromagnétisme qu’est le grand Traité de Maxwell. Dans la préface bien connue qu’il écrivit pour son premier cours de 1888 sur « les théories de Maxwell et la théorie électromagnétique de la lumière », il reconnaît combien un premier contact avec le Traité est déconcertant pour un lecteur français qui aime les exposés logiquement ordonnés et se trouve en présence de plusieurs théories de forme inachevée et d’apparence quelquefois contradictoire, de blocs informes soulevés par un géant pour servir à l’édification du monument dont nous admirons aujourd’hui l’ordonnance. Cherchant à dégager ce qui constitue l’essentiel de la pensée de Maxwell, Poincaré le voit, non dans les tentatives de représentation mécanique des phénomènes électromagnétiques, mais dans la découverte d’un parallélisme entre les équations mécaniques de Lagrange et celles qui expriment les lois des courants induits, à condition de faire correspondre des intensités de courant à des vitesses. De ce parallélisme résulte la possibilité d’une représentation mécanique, mais Poincaré remarque qu’il est illusoire de chercher à la préciser puisque si une est possible, une infinité d’autres sont possibles également. En fait nous savons aujourd’hui qu’ aucune n’est possible puisque les véritables équations fondamentales de l’électromagnétisme sont irréductibles à celles de la mécanique comme n’admettant pas le même groupe de transformations qu’elles, comme ne correspondant pas aux mêmes notions fondamentales de l’espace et du temps. L’analogie observée par Maxwell tenait à ce que les lois ordinaires des courants induits dans les circuits fermés ne sont pas générales, mais simplifiées par l’hypothèse que les courants sont quasi stationnaires, que leur champ magnétique est distribué à chaque instant comme si les intensités avaient toujours eu les valeurs qu’elles ont à l’instant actuel. On néglige ainsi les phénomènes du régime variable, la propagation des perturbations avec la vitesse de la lumière, ce par quoi la mécanique ordinaire diffère précisément de l’électromagnétisme.

Là n’était pas la plus grande idée de Maxwell, mais dans l’introduction, assez confuse d’ailleurs et trop surchargée d’images matérielles, de ce qu’il appellera loi du courant de déplacement, de la production d’un champ magnétique, non seulement par les courants ordinaires de conduction, mais encore par la variation dans le temps de l’intensité d’un champ électrique. Les milieux isolants, par variation du champ électrique dont ils sont le siège, peuvent ainsi être traversés par des courants, dits de déplacement, qui ferment les courants de conduction ouverts et permettent d’étendre à ces derniers les lois de l’électromagnétisme établies par Laplace et Ampère pour les courants de conduction fermés. La grande idée de Maxwell est aussi dans l’hypothèse de l’unité du champ électrique, dans l’identification des propriétés du champ électrostatique produit par des charges suivant la loi de Coulomb et du champ électrique induit par variation dans le temps de l’intensité d’un champ magnétique.

Maxwell s’efforça, et de diverses manières inconciliables entre elles, de justifier et de rendre intuitive la loi du courant de déplacement, au moyen d’hypothèses sur la constitution des milieux isolants ou diélectriques et sur la nature de l’électricité. Poincaré fit beaucoup pour dissiper la confusion qui résultait de ces tentatives contradictoires, confusion telle, surtout chez les commentateurs de Maxwell, que le mot d’électricité semblait avoir perdu tout sens précis et désignait tantôt un fluide analogue à celui de Coulomb, tantôt le milieu qui transmet les actions électromagnétiques et que nous appelons éther. Les images, disparates introduites par Maxwell étaient vaines et détournaient inutilement l’attention des idées véritablement géniales que traduisent les équations fameuses auxquelles il aboutit, et dont il sut faire sortir lui-même la théorie électromagnétique de la lumière.

Ces équations où s’exprime l’essentiel de la pensée de Maxwell ne peuvent se justifier que par l’accord avec les faits, et cette concordance fut telle que non seulement elles représentèrent immédiatement les faits déjà connus d’électromagnétisme et d’optique, mais qu’elles conduisirent à la découverte de deux faits nouveaux et imprévus : l’existence du courant de convection établie expérimentalement par Rowland, et celle des ondes électromagnétiques découvertes par Hertz. Des deux côtés Henri Poincaré prit une part active aux discussions nécessaires pour montrer l’accord absolu de la théorie de Maxwell avec l’expérience.

La loi du courant de déplacement a pour conséquence nécessaire celle du courant de convection : un corps électrisé en mouvement doit produire autour de lui un champ magnétique d’intensité proportionnelle à sa charge et à sa vitesse. Rowland avait vérifié cette conséquence en montrant qu’un disque électrisé tournant autour d’un axe perpendiculaire à son plan en son centre crée autour de lui, comme le veut la théorie, le même champ magnétique qu’un courant de conduction transportant à travers chaque section du disque la même quantité d’électricité que le mouvement de rotation. Il s’agissait là, comme devait le remarquer plus tard Poincaré, d’un courant de convection fermé.

La vérification quantitative, très difficile à obtenir en raison de la petitesse des courants réalisables, était restée douteuse dans les expériences de Rowland, plutôt qualitatives, lorsque M. Crémieu les reprit vers 1898. Il obtint tout d’abord un résultat négatif, contraire à celui de Rowland et aux prévisions de la théorie. Une discussion suivit qui devait beaucoup contribuer à éclaircir les idées et à rendre familières aux physiciens les conceptions abstraites qui sont à base du système des équations de Maxwell. Henri Poincaré, qui suivait au jour le jour les expériences de Crémieu et lui fit, en particulier, réaliser de véritables courants de convection ouverts, prit à cette discussion une part prépondérante et, merveilleusement familier avec la théorie, il ne cessa jamais d’en voir avec une entière clarté les conséquences nécessaires. On chercha de diverses manières à concilier avec elle le résultat négatif obtenu par Crémieu ; on invoqua en particulier une compensation due à l’écran conducteur immobile parallèle au disque et portant une charge égale et opposée à celle qui tourne. On pensait que le mouvement du disque pouvait produire, par entraînement de cette charge opposée, un courant de conduction dans l’écran qui compensait l’effet du courant de convection. Alfred Potier, à l’instigation de qui le Traité de Maxwell fut traduit en français, penchait vers cette manière de voir et eut à ce sujet avec Poincaré une correspondance qu’a publiée la revue l’Éclairage électrique. J’ai admiré, en la relisant récemment, avec quelle sûreté de vision théorique Poincaré maintient inébranlablement qu’aucune compensation de ce genre n’est possible. L’expérience devait peu après lui donner raison lorsque Crémieu et Pender eurent dégagé les causes expérimentales du désaccord et retrouvé, avec plus de précision, les résultats primitifs de Rowland. Cette discussion fut pour Poincaré l’occasion de retourner sous toutes ses faces la question du courant de convection, de confronter les diverses théories électrodynamiques d’Ampère, d’Helmholtz, de Maxwell, de pousser, avec la parfaite clarté qui lui était propre, chacune de ces théories jusqu’à ses conséquences expérimentales les plus lointaines et les plus concrètes, et de traduire le résultat de ces réflexions par une série de projets précis d’expériences cruciales.

C’est là un des caractères les plus remarquables de ce grand esprit : son extraordinaire puissance de construction abstraite est équilibrée par un souci constant de la réalité ; il est réaliste en mathématiques comme il l’est en physique. L’arbre de sa pensée, ramifié à l’infini, est solidement attaché au sol par des racines profondes. Rien ne donne mieux une idée de cette puissante et robuste organisation que la lecture des articles nombreux qu’il a consacrés à la discussion des théories électromagnétiques, depuis celles que je viens de rappeler jusqu’aux plus récentes de Hertz, Larmor et Lorentz. Il atteint sans peine aucune, à travers le réseau complexe et touffu des formules, la signification physique, l’affirmation concrète, l’expérience possible. Comme dans son œuvre de pure mathématique, il voit ici la conséquence lointaine avec une déconcertante rapidité, sans passer, au moins de manière consciente, par les intermédiaires sur lesquels d’autres ont besoin de prendre appui en chemin.

Dans un article d’ensemble de la Revue générale des Sciences (1901), il montre que ni la théorie électrodynamique d’Ampère ni celle de Helmholtz ne permettent, dans le cas des courants ouverts, de conserver dans son unité la notion fondamentale de champ magnétique ; cela n’est possible que dans la théorie de Maxwell à laquelle l’expérience donne au jourd’hui entièrement raison.

IV. — Les ondes hertziennes et la lumière

Il prit une part non moins importante au grand mouvement qui révolutionna l’optique et aboutit au triomphe de la théorie électromagnétique de la lumière. Sur ce terrain, où les équations de Maxwell devaient trouver leur vérification la plus éclatante, on suivit une double voie. Il fallut montrer tout d’abord que la théorie nouvelle expliquait tous les faits connus de l’optique, mieux et plus simplement que les anciennes théories élastiques dont les plus importantes étaient celles de Fresnel et de Neumann. C’était déjà là une raison très sérieuse pour voir dans les radiations lumineuses un cas particulier des perturbatiohs électromagnétiques dont les équations de Maxwell représentent tous les caractères et en particulier dont elles prévoient la propagation avec une vitesse précisément égale à celle de la lumière.

Puis Hertz parvint, en 1887, au moment même où Poincaré commençait à s’occuper de physique, à produire expérimentalement les perturbations électromagnétiques prévues par Maxwell et à montrer que les ondes nouvelles présentent exactement les mêmes caractères que la lumière, aux différences près qui correspondent à des longueurs d’onde beaucoup plus grandes.

Non seulement Poincaré consacra sept années de ses leçons à l’exposé et à la discussion des diverses théories de l’optique physique sous tous leurs aspects et à l’étude des ondes hertziennes, mais encore il intervint activement pour trancher le débat dans toutes les polémiques de cette période féconde, et toujours avec la même vigueur d’esprit, le même sens profond du lien entre la théorie et les faits.

J’en donnerai seulement quelques exemples. En 1891, les partisans de la théorie de Fresnel crurent en avoir trouvé une confirmation décisive dans le résultat d’une expérience remarquable due à M. Wiener. Reprenant sans le savoir une idée émise en 1867 par un de ses compatriotes, Zenker, de Berlin, le jeune physicien allemand avait réussi à faire interférer, dans l’épaisseur d’une pellicule photographique, deux rayons lumineux perpendiculaires l’un à l’autre et polarisés dans un même plan. On observait des franges, après développement, si ce plan de polarisation coïncidait avec le plan des deux rayons, et rien s’il lui était perpendiculaire.

La théorie de Fresnel, comme celle de Neumann, assimile la lumière à une perturbation transversale se propageant dans un éther doué de propriétés analogues à celles d’un milieu, solide élastique. Pour Fresnel, le déplacement d’un point du milieu est perpendiculaire, pour Neumann il est parallèle au plan de polarisation. Si l’on admet, ce que firent implicitement les partisans de Fresnel, que les actions produites par la lumière sont déterminées par la grandeur ou l’amplitude de ce déplacement périodique, ou ce qui revient au même, par l’énergie cinétique présente dans l’éther, on déduit aisément de l’expérience de Wiener que le déplacement ne peut être, comme le pensait Fresnel, que perpendiculaire au plan de polarisation.

Poincaré mit en évidence l’hypothèse tacite et fit observer que la propagation d’une onde élastique suppose la présence, à côté de l’énergie cinétique, d’une énergie potentielle déterminée, non plus parla vitesse de variation du déplacement dans le temps, mais par sa variation d’un point aux points voisins, par la déformation du milieu qui résulte de cette variation. Or il serait, au point de vue élastique, plus raisonnable d’admettre que les actions chimiques de la lumière sont déterminées par les déformations que son passage produit dans les molécules plutôt que par le mouvement d’ensemble qu’elle leur communique.

Si l’on fait cette hypothèse, l’expérience de Wiener conduit à conclure en faveur de la théorie de Neumann. En l’absence de raison décisive pour admettre l’une ou l’autre hypothèse, l’expérience perd toute signification au point de vue de la théorie élastique. Elle en prend au contraire une très simple et très intéressante dans la théorie électromagnétique en montrant que les actions chimiques produites par la lumière sont déterminées par l’intensité du champ électrique présent dans la perturbation, à l’exclusion du champ magnétique qui l’accompagne. Ce résultat vient à l’appui de la théorie électromagnétique : on connaît en effet le lien intime révélé par l’électrolyse entre les décompositions chimiques et la présence d’un champ électrique alors qu’on n’a jamais observé la moindre influence des champs magnétiques les plus intenses sur les réactions d’ordre électrolytique dont la pellicule photographique est le siège.

Le cours qu’il professa en 1889 sur les expériences toutes récentes de Hertz, fournit d’abord à Poincaré l’occasion de corriger une erreur commise par l’illustre physicien allemand dans le calcul de ses premières mesures. Pour montrer que les perturbations électromagnétiques périodiques émises par un excitateur se propagent avec la vitesse de la lumière, Hertz calculait leur période en fonction de la capacité et de la self-induction de l’excitateur déduites de ses dimensions géométriques et mesurait leur longueur d’onde en observant au moyen d’un résonnateur les ondes stationnaires qu’elles formaient par réflexion sur un miroir métallique. Poincaré montra que la période calculée par Hertz était trop grande dans le rapport de √2 à 1 parce qu’il fallait prendre pour capacité, non pas le rayon de chacun des deux sphères dont l’excitateur était formé, mais seulement la moitié de ce rayon. En utilisant cette remarque, Hertz put obtenir entre la théorie et l’expérience un accord bien meilleur qu’il n’avait fait jusque-là.

Ce fut également Poincaré qui donna la véritable interprétation, basée sur le caractère fortement amorti des vibrations émises par l’excitateur hertzien, du phénomène singulier de la résonnance multiple observé par les physiciens genevois Sarasin et de la Rive. Ils avaient constaté, en reprenant l’expérience primitive de Hertz avec des résonnateurs de dimensions variables, que la longueur d’onde observée en avant du miroir variait avec le résonnateur, l’excitateur restant toujours le même. Poincaré montra que l’amortissement de ce dernier lui permettait de mettre en vibration toute une série continue de résonnateurs et que la longueur d’onde mesurée dans chaque cas correspondait à la période propre du résonnateur employé, peu amorti en raison de sa forme fermée, et non à la période calculée pour l’excitateur d’après ses dimensions. Toute difficulté théorique se trouvait ainsi supprimée.

Il fut également le premier à développer la théorie complète du résonnateur hertzien, basée sur les lois de la propagation des perturbations électromagnétiques le long des fils. Cette propagation, qui jouait également le rôle essentiel dans les expériences de Blondlot et de Lecher, est régie par une équation aux dérivées partielles du second ordre, l’équation des télégraphistes, qu’il réussit à intégrer malgré la difficulté provenant de la présence du terme qui traduit l’influence de la résistance électrique du fil. Contrairement à ce qui se passe dans le cas de la propagation libre à travers un milieu isolant tel que le vide où, à distance de la source, la perturbation, quel que soit son type, se propage sans déformation avec une vitesse déterminée égale à celle de la lumière, il montra que, dans le cas où un fil sert de guide, le front d’onde seul s’avance avec la vitesse de la lumière en s’amortissant d’autant plus vite que le fil est plus résistant, et que le reste de l’onde s’étale de plus en plus à l’arrière en constituant un résidu qui seul est sensible dans les communications télégraphiques ordinaires par fil. Il fallait les conditions toutes particulières réalisées dans les expériences de Blondlot, par exemple, pour que le front de l’onde demeurât sensible à l’arrivée et pour qu’on pût mesurer sa vitesse, trouvée effectivement égale à celle de la lumière dans le milieu isolant qui entoure le fil.

On pouvait déduire de cette analyse une théorie suffisamment exacte du résonnateur hertzien constitué par un fil fermé sur lui-même à l’exception d’une petite coupure. Les propriétés de ce système sont tout à fait comparables à celles d’une corde vibrante fixée à ses deux extrémités, et la théorie permet de rendre compte de l’amortissement relativement faible des divers types de vibrations dont il est susceptible, par opposition avec l’amortissement rapide de l’excitateur hertzien constitué comme les antennes employées en télégraphie, sans fil et tous les systèmes destinés à rayonner puissamment, par un circuit ouvert, généralement rectiligne.

Plus encore que dans le cas de la propagation des ondes le long des fils, les difficultés mathématiques sont grandes lorsque la perturbation électromagnétique est guidée par une surface plus ou moins conductrice. Et cependant cette question est fondamentale dans les applications des ondes hertziennes : sa solution permet seule de comprendre comment les ondes utilisées en télégraphie sans fil sont guidées par la surface du sol ou de l’océan, comment elles peuvent contourner le globe terrestre au lieu de se propager en ligne droite comme le fait la lumière avec laquelle elles présentent cependant les plus profondes analogies.

Il y a là un problème de diffraction particulièrement difficile qu’Henri Poincaré était plus que personne qualifié pour aborder. Il avait, dans son enseignement d’optique, ouvrant après Kirchhoff une voie où devait le suivre brillamment M. Sommerfeld, appliqué la puissante méthode analytique des fonctions de variables imaginaires à la solution des problèmes de diffraction tels que les posait l’ancienne optique, c’est-à-dire sans qu’on ait à faire intervenir les propriétés physiques de l’écran diffringent. Puis, à propos des remarquables expériences de M. Gouy sur la diffraction éloignée produite par une lame aiguë d’acier introduite au foyer d’un faisceau lumineux convergent, il avait montré, toujours au moyen du même instrument analytique, la nécessité pour interpréter les faits observés de se placer au point de vue de la théorie électromagnétique et de tenir compte des conditions imposées à la surface de l’écran par les propriétés physiques de celui-ci, sa conductibilité électrique, par exemple.

Il arrivait ainsi à rendre compte, au moins qualitativement, beaucoup mieux que ne pouvaient le faire les théories optiques anciennes, des phénomènes de polarisation observés par M. Gouy sur la lumière diffractée en arrière de son écran.

Ainsi préparé, Poincaré attaqua d’abord, en 1904, le problème fondamental de la télégraphie sans fil, la question de la diffraction des ondes hertziennes autour d’un obstacle sphérique puis le reprit en 1909 en utilisant l’équation de Fredholm. Il réussit à dégager des résultats importants : par exemple à mettre en évidence des phénomènes particuliers de résonance entre la perturbation diffractée et l’obstacle, des renforcements locaux pour certaines périodes particulières.

V. — La télégraphie et l’électro-technique

On voit par les exemples précédents que le lien étroit existant en électricité entre la théorie et la technique avait conduit Poincaré à se poser des problèmes immédiatement utiles dans les applications, comme celui de la résolution de l’équation des télégraphistes ou celui de la diffraction des ondes hertziennes. Toujours épris de réalité, il alla plus loin encore dans cette voie et fit beaucoup pour éclaircir le langage que parlent les techniciens, pour le rendre plus conforme à la théorie précise. Il est en effet nécessaire pour les besoins de la pratique, économe de temps, de traduire les lois générales sous une forme aussi concrète et rapidement maniable que possible ; malheureusement il est rare qu’on ne trahisse pas ainsi quelque peu la vérité, qu’on n’en masque pas certains aspects. De là des confusions et des difficultés que seuls peuvent résoudre ceux qui aisément s’élèvent au-dessus des habitudes de pensée associées à l’emploi d’un langage de technicien.

Il en est ainsi, par exemple, pour la notion des lignes de force magnétiques, particulièrement commode, et qui facilite l’emploi des lois de l’induction dans les applications courantes. Dans un champ magnétique fixe, la force électromotrice induite dans un conducteur mobile est déterminée par le nombre des lignes de force qu’il coupe en un temps donné. Les difficultés naissent quand le champ magnétique est en même temps variable ou qu’il est produit par un système en mouvement. Doit-on considérer que ce système entraîne avec lui les lignes de force qu’il produit et quel mouvement doit-on attribuer aux lignes de force dans un champ magnétique variable ? Il est bien entendu qu’il s’agit seulement ici de préciser un langage au-dessus et en dehors duquel nos théories actuelles permettent de prévoir dans chaque cas en toute certitude ; mais elles sont de forme trop complexe encore pour qu’un langage simplifié ne soit pas, au moins provisoirement, indispensable à l’ingénieur.

On a longuement discuté, par exemple, la question fameuse de l’induction unipolaire : doit-on admettre qu’un aimant cylindrique droit, tournant autour de son axe, entraîne avec lui dans sa rotation les lignes de force du champ magnétique qu’il produit ou, puisque ce champ reste invariable en tout point par raison de symétrie, ne doit-on pas plutôt en supposer les lignes de force immobiles ?

Poincaré, en même temps qu’il mettait nettement en évidence le rôle des contacts glissants dans les phénomènes d’induction qu’un pareil système peut produire, montra que les deux hypothèses conduisent au même résultat dans le cas des circuits induits fermés, mais que le langage des lignes de force perd toute signification et toute utilité dans le cas des circuits induits ouverts : la question posée n’a plus de sens et il faut remonter à une théorie comme celle de Lorentz pour obtenir des prévisions conformes à la réalité.

L’application des lois de l’induction sous leur forme courante devient particulièrement difficile dans le cas des circuits mobiles avec contacts glissants dans un champ magnétique variable, alternatif par exemple, comme dans la question des moteurs à courant alternatif à collecteur, discutée entre l’inventeur de ces appareils, M. Latour et le célèbre ingénieur Maurice Leblanc. Henri Poincaré trancha la question et donna raison à M. Latour ; son intervention fut certainement décisive dans le succès du jeune ingénieur. En matière d’industrie, il ne suffit pas d’avoir raison, il faut faire entendre cette raison, et la voix de Poincaré était de celles qui arrivent encore à inspirer quelque respect.

Cette discussion fut pour Poincaré l’occasion de développer largement la question posée et d’énoncer plusieurs théorèmes généraux relatifs à l’application des lois de l’induction au cas le plus général des systèmes employés en technique.

Il intervint aussi à propos de la difficile question de la commutation, qui présente un degré de complexité de plus que les précédentes, celui d’une résistance variable en fonction du temps suivant une loi difficile à connaître. Il s’agit des phénomènes qui accompagnent, dans la section d’un induit à collecteur comprise entre deux lames consécutives de celui-ci, le passage de ces deux lames sous le balai, le court-circuit de la section par le balai et la rupture de ce court-circuit. À quelles conditions évitera-t-on, dans la mesure du possible, la production d’étincelles au moment de cette rupture ? La question paraît simple et constitue cependant une des grandes difficultés de l’électrotechnique, à tel point qu’Henri Poincaré fut sollicité et ne dédaigna pas de s’en occuper.

Le même intérêt vivant pour les choses de la pratique lui fit accepter d’enseigner, pendant plusieurs années, à l’École supérieure de télégraphie,

les questions particulièrement difficiles que soulèvent les applications téléphoniques et télégraphiques avec ou sans fil. Nous avons vu qu’il avait abordé ces questions au point de vue le plus élevé ; il sut ici encore établir la liaison entre la théorie et la technique. Pour voir avec quelle habileté il abordait de semblables problèmes, qu’on lise, par exemple, la rédaction de ses leçons sur le système constitué par une ligne et deux appareils téléphoniques qu’elle relie. Il montre comment, en suivant la voie ouverte par Maxwell dans son Traité, on peut appliquer les équations de Lagrange à ce système à la fois électrique par les courants qui circulent et mécanique par les plaques vibrantes aux mouvements desquelles ces courants sont liés. Les intensités des courants interviennent comme variables au même titre que les vitesses de déformation des plaques et les théorèmes généraux de la dynamique deviennent applicables au système tout entier.

Il traita aussi avec détail de la propagation des courants le long des lignes et des questions délicates que soulève la télégraphie sans fil au point de vue de l’émission des ondes, de leur propagation et de leur réception par l’appareil détecteur. J’ai déjà eu l’occasion de rappeler, à propos du problème de la propagation, que ces chapitres nouveaux de la technique présentent d’énormes difficultés théoriques et qu’il ne faut rien moins, pour les résoudre, que la puissance d’analyse d’un Poincaré.

VI. — Les rayons cathodiques et la radioactivité

En même temps qu’il s’intéressait ainsi aux questions les plus difficiles et les plus spéciales de la technique, Poincaré ne cessait pas de suivre et de provoquer les recherches de physique pure. Il en trouva de nouveau l’occasion dans la découverte des rayons cathodiques et des rayons de Röntgen : une idée émise par lui fut le point de départ des travaux d’Henri Becquerel et de la découverte des phénomènes de radioactivité, une impulsion qu’il donna conduisit à la création de cette science nouvelle, si vigoureuse qu’elle est en quinze ans devenue tout un monde.

Les travaux de Maxwell et de Hertz avaient révélé les propriétés de l’éther, avaient analysé le phénomène de propagation des ondes électromagnétiques, hertziennes ou lumineuses, à travers ce milieu. Mais la liaison de l’éther avec la matière restait obscure ; que se passe-t-il dans celle-ci au moment de l’émission ou de l’absorption des ondes, en quoi consistent les phénomènes de courant qui leur sont liés, qu’est l’électricité elle-même par rapport à l’éther qui peut agir sur elle et qu’elle peut ébranler ? La première réponse claire de l’expérience à toutes ces questions résulta de la découverte des rayons cathodiques et de l’examen de leurs propriétés. Nous savons aujourd’hui qu’ils représentent de l’électricité négative en mouvement rapide et que celle-ci est constituée par des éléments ou corpuscules tous égaux entre eux et présents dans toute matière. Cette hypothèse, émise par Varley et développée par Crookes, ne triompha qu’après les expériences de Perrin et de J.-J. Thomson. Poincaré prit une part active aux discussions contre les physiciens qui voulaient voir dans ces rayons, au lieu d’émission de corpuscules électrisés, un phénomène de propagation d’ondes comparable à la lumière. M. Jaumann, en particulier, les considérait comme des ondes longitudinales de l’éther dont la lumière et les ondes hertziennes sont les ondes transversales, et croyait avoir expliqué, dans cette hypothèse, la déviation des rayons cathodiques par les aimants, auxquels les rayons lumineux sont complètement insensibles. Poincaré montra qu’en admettant les idées de M. Jaumann, mais en interprétant correctement ses équations, on devrait conclure que les rayons, les trajectoires de l’énergie dans les ondes longitudinales qu’il imaginait, devaient suivre les lignes de force électriques et ne pouvaient par conséquent être déviés par l’aimant de la manière observée pour les rayons cathodiques. Ici encore apparaît la maîtrise de Poincaré à lire les faits dans les équations, à comprendre sans aucune peine le langage qu’elles parlent et avec lequel nul plus que lui ne fut familier. Il n’éprouvait même pas le besoin qu’on employât un système constant et unique de notations : il mettait son plaisir à deviner la signification des symboles. Ce géant jonglait avec nos systèmes de formules dont le poids suffit à écraser tant d’autres esprits, et en raison de cette aisance même, il ne cessait jamais de voir le fond, son attention n’étant pas absorbée par des difficultés de la forme. Pour les physiciens, l’analyse mathématique n’est qu’un instrument, mais dont le maniement est d’ordinaire aussi long et difficile à bien connaître que l’écriture chinoise ; on vieillit souvent avant de la posséder complètement, et on cesse de voir les choses pour avoir trop peiné sur des symboles. Henri Poincaré ne fut jamais embarrassé par les difficultés d’analyse ; il ne les connaissait presque pas plus que ne les connaît la nature elle-même et ne perdait jamais le contact avec celle-ci.

Là est, je crois, le secret du goût qu’il eut pour la physique mathématique, dont la difficulté principale n’existait pas pour lui.

À propos d’une expérience de Birkeland où les rayons cathodiques paraissaient se comporter de façon singulière dans le champ magnétique au voisinage d’un pôle d’électro-aimant, Poincaré sut voir que tout s’interprétait de la manière la plus naturelle au moyen de la loi élémentaire qui donne la force exercée par un champ magnétique sur une particule électrisée en mouvement et que les trajectoires observées étaient, conformément à la théorie, les lignes géodésiques de cônes de révolution ayant leur sommet au pôle.

La découverte des rayons de Röntgen, issus de l’arrêt brusque des rayons cathodiques par un obstacle, surexcita au plus haut degré l’activité des physiciens en raison des caractères nouveaux et mystérieux que présentaient les radiations nouvelles, et provoqua l’éclosion souvent hâtive d’un nombre considérable de travaux, de valeur très inégale. Pendant cette période, la curiosité de Poincaré est plus que toute autre en éveil ; il examine tout ce qui se publie et accompagne de commentaires les notes qui apparaissent chaque semaine dans les Comptes-Rendus de l’Académie ; il donne enfin à la Revue générale des Sciences un article d’ensemble qui provoque les recherches d’Henri Becquerel et sa découverte de l’émission spontanée par l’uranium de rayonnements analogues aux rayons de Röntgen.

Le point de vue de cet article est le suivant : les propriétés connues à ce moment des nouveaux rayons, leur extraordinaire pouvoir de pénétration, l’absence de réfraction et de diffraction sensibles, s’accordent pour les faire envisager comme des rayons ultra-violets extrêmes, de longueur d’onde extraordinairement courte. Le fait d’ailleurs que les obstacles tels que le verre, frappés par les rayons cathodiques émettent une phosphorescence visible, jaune verdâtre, en même temps que des rayons de Röntgen, ne conduit-il pas à considérer ceux-ci comme faisant partie de cette même phosphorescence dont ils représenteraient l’extré mité du spectre ? Il est alors naturel de penser que d’autres phosphorescences provoquées par d’autres causes que le choc des rayons cathodiques, pourraient s’accompagner aussi d’une émission de rayons de Röntgen, en contenir aussi dans leur spectre.

On connaissait un grand nombre de corps qui, sous l’action excitatrice de la lumière, émettent une phosphorescence plus ou moins durable. Edmond Becquerel en avait étudié beaucoup et particulièrement les sels d’uranium. Henri Becquerel disposait au Muséum des produits préparés par son père et chercha s’ils émettaient des rayons de Röntgen après avoir été exposés à la lumière, s’ils devenaient capables, par exemple, d’impressionner une plaque photographique à travers un écran de papier noir. Il n’observa pas l’effet attendu, mais remarqua par hasard qu’un cristal d’azotate d’urane, sans avoir subi l’action de la lumière, pouvait agir sur la plaque photographique ou bout d’un temps suffisamment long, et reconnut qu’il émettait, de façon permanente et spontanée, un rayonnement tout à fait comparable à celui qu’avait découvert Röntgen, capable comme lui de rendre conducteurs les gaz qu’il traversait. On sait comment Mme Curie, ayant observé la même propriété sur les sels de thorium et fait l’hypothèse qu’il s’agissait d’une propriété atomique, fut conduite à la découverte de substances inconnues et à la fondation d’une science nouvelle qu’elle appela Radio-activité. Une idée d’Henri Poincaré avait catalysé tout cela.

VII. — La théorie de lorentz et le principe de relativité

L’étude des rayons cathodiques et celle des gaz rendus conducteurs par les rayons de Röntgen ou de Becquerel mit en évidence la structure granulaire des charges électriques, permit d’atteindre dans le corpuscule cathodique l’élément d’un fluide présent dans toute matière, qui n’était autre qu’un des fluides électriques composé d’éléments individuellement accessibles et mesurables.

Une théorie, développée à cette même époque par Lorentz et Larmor , représentait, au moyen de semblables atomes d’électricité et de leurs mouvements, les mystérieuses propriétés électromagnétiques de la matière, le mécanisme intime du courant électrique et le lien jusque-là inconnu entre la matière et les ondes hertziennes qu’elle émet et absorbe. Ces ondes sont émises par des corpuscules électrisés ou électrons en mouvement, et leur absorption est liée aux mouvements qu’elles transmettent aux électrons présents dans la matière qu’elles rencontrent. L’expérience venait, par une heureuse coïncidence, au moment même où ces théories furent développées, atteindre directement les électrons dont elles affirment l’existence.

Un des premiers triomphes des idées de Lorentz leur fut apporté par la découverte de Zeeman sur la modification des raies spectrales d’émission quand la source est placée dans un champ magnétique puissant. Lorentz n’eut pas de peine à montrer qu’il s’agit, au moins dans le cas le plus simple, d’une action du champ magnétique sur les électrons en mouvement dans la source, suivant la même loi qui régit l’action du champ magnétique sur les rayons cathodiques.

Lorentz avait édifié sa théorie sous l’empire d’une préoccupation constante : celle de représenter les phénomènes électromagnétiques et optiques dans les corps en mouvement, en particulier l’aberration astronomique et l’entraînement partiel des ondes, prévu par Fresnel et observé expérimentalement par Fizeau. Il y parvint, grâce à l’hypothèse qui fait de la matière un système de particules électrisées en mouvement dans un éther immobile.

Hertz, de son côté, en s’interdisant de pénétrer aussi profondément dans le mécanisme, avait essayé au moyen d’hypothèses plus phénoménologiques, de généraliser les équations de Maxwell et de les étendre au cas des corps en mouvement.

Dans ces théories dont le point de départ est constitué par quelques équations et lois fondamentales simples, et dont les conséquences doivent couvrir un domaine immense comprenant tous les phénomènes de l’électromagnétisme et de l’optique, la distance est énorme entre les lois élémentaires et les faits. Les grosses difficultés qui résultent de là devaient tenter Poincaré qui consacra de nombreux travaux à l’exposition, à la discussion, à la comparaison de ces théories et de leurs conséquences. Il n’eut pas de peine à montrer que celle de Hertz est inacceptable puisqu’elle exigerait l’entraînement total des ondes lumineuses parla matière en mouvement, en opposition formelle avec l’expérience de Fizeau. D’autre part, et ce point l’occupa longuement, la théorie de Lorentz est en contradiction avec le principe d’égalité de l’action et de la réaction ou de conservation de la quantité de mouvement. Il crut y voir d’abord une raison de la rejeter, mais ne tarda pas à y apporter lui-même une contribution décisive en montrant que la difficulté disparaît par l’introduction de ce qu’il appela quantité de mouvement électromagnétique, notion nouvelle qui facilita singulièrement, provoqua même le développement ultérieur de la dynamique électromagnétique.

Les phénomènes électromagnétiques s’accordent avec le principe de conservation de l’énergie à condition de considérer l’éther comme pouvant être le siège d’une localisation d’énergie sous forme de champs électrique et magnétique. L’énergie que les rayonnements transportent, celle qui nous provient du soleil, se propage dans l’éther sous cette double forme.

Poincaré montra que la théorie de Lorentz peut de même se concilier avec la conservation de la quantité de mouvement à condition d’admettre que l’éther peut encore être le siège d’une localisation de quantité de mouvement exprimable de manière très simple en fonction des champs électrique et magnétique qui le modifient ; en particulier une onde transporte de la quantité de mouvement, de l’impulsion, comme elle transporte de l’énergie. On comprend ainsi de manière immédiate les phénomènes complexes de pression de radiation : recul de la source au moment de l’émission d’une onde dans une direction et impulsion transmise plus tard à l’obstacle qui reçoit cette onde. Il n’y a plus à chaque instant égalité de l’action et de la réaction entre les systèmes matériels, par exemple entre la source et le récepteur de l’onde, parce que la quantité de mouvement portée par la matière seule ne se conserve pas : il faut pour retrouver la conservation tenir compte de celle qui se trouve dans l’éther.

Ce nouveau point de vue, conforme aux idées longuement développées par Poincaré dans son œuvre philosophique sur la signification et le rôle des principes, se montra d’une singulière fécondité puisque, grâce à lui, se développa immédiatement une dynamique nouvelle qui devait bouleverser la notion d’inertie, considérée jusque-là comme fondamentale et simple. J.-J. Thomson avait déjà montré en 1881, comme conséquence de la théorie de Maxwell et de l’existence du courant de convection qu’elle implique, que la présence d’une charge électrique sur un corps en augmente l’inertie. En effet, le corps mis en mouvement crée autour de lui un champ magnétique à cause de la charge électrique qu’il porte, et on doit lui fournir au départ l’énergie nécessaire à la création de ce champ ; il la restitue au moment de l’arrêt et possède par suite, du fait qu’il est chargé, une capacité supplémentaire d’énergie cinétique, une inertie supplémentaire d’origine électromagnétique.

Les choses en restèrent là jusqu’à ce qu’en 1900, grâce à l’introduction par Poincaré de la notion de quantité de mouvement électromagnétique, Max Abraham pût montrer que cette inertie supplémentaire doit varier avec la vitesse du mobile et croître avec elle jusqu’à devenir infinie lorsque cette vitesse devient égale à celle de la lumière. Il donna la loi précise de cette variation, en même temps qu’il introduisait les notions nouvelles de masse longitudinale et de masse transversale, pour le cas où l’on suppose que le mobile conserve une forme invariable à toutes les vitesses. L’heureux parallélisme qui se poursuivit pendant toute cette période féconde entre le développement de la théorie et les ressources expérimentales nécessaires à sa vérification, fit qu’on trouva précisément pour la première fois dans les rayons β du radium, des particules cathodiques lancées à des vitesses voisines de celle de la lumière et assez grandes par conséquent pour permettre de vérifier si l’inertie de ces particules variait ou non avec la vitesse.

L’expérience donna une loi de variation suffisamment conforme à celle qu’avait prévue Max Abraham pour qu’on pût en conclure que les particules devaient toute leur inertie au fait qu’elles étaient électrisées.

On atteignait ainsi, au moins dans le cas particulier des corpuscules cathodiques, une explication électromagnétique du phénomène d’inertie, on déduisait des équations de Maxwell et des propriétés électromagnétiques de l’éther les équations fondamentales de la dynamique sous une forme plus générale que Newton ne les avait posées à la base de la mécanique rationnelle. Celle-ci ne restait exacte qu’aux faibles vitesses et l’électromagnétisme seul permettait de prévoir comment elle devait être modifiée pour des vitesses voisines de celle de la lumière. C’était le renversement des tentatives anciennes d’explication mécanique de l’électricité et de l’optique ; on expliquait maintenant la mécanique par l’électricité et on la généralisait en l’expliquant. Poincaré, ici encore, avait joué un rôle essentiel.

On ne devait pas s’arrêter là. Des expériences extraordinairement délicates de Michelson et Morley, de Trouton et Noble, de Lord Rayleigh, de Brace avaient montré que, contrairement à ce qu’on prévoyait, il était impossible de manifester aucune influence du changement de vitesse de la Terre au cours des saisons sur les phénomènes électromagnétiques et optiques. Ceux-ci se passaient exactement de la même manière quel que soit le mouvement d’ensemble du système à l’intérieur duquel ils étaient observés.

Lorentz réussit à prouver que sa théorie rendait compte de tous ces résultats négatifs à condition d’admettre tout d’abord qu’un corps mis en mouvement, fût-ce un électron, se contracte dans la direction de sa vitesse d’autant plus que celle-ci est plus grande, en conservant des dimensions invariables dans les directions perpendiculaires. Il en résultait pour la loi de variation de l’inertie des particules cathodiques avec la vitesse une loi différente de celle donnée par Max Abraham qui avait admis l’invariabilité de la forme. La nouvelle loi était d’ailleurs beaucoup plus simple que l’ancienne, et des expériences précises reprises sur les rayons β du radium montrèrent qu’elle représentait aussi beaucoup mieux la variation expérimentale de la masse des particules cathodiques en fonction de leur vitesse.

Lorentz montra aussi que, pour rendre compte du résultat négatif des expériences de Rayleigh et de Brace, il fallait admettre que, non seulement tous les corps se contractent de la même façon à la mise en mouvement, mais encore que toute inertie devait varier avec la vitesse comme celle des particules cathodiques, et que, pour toute espèce de mobile, électrisé ou non, les lois de la mécanique rationnelle ne représentaient plus qu’une première approximation.

Au cours de nos conversations, pendant la semaine qu’il me donna la joie de passer seul avec lui en 1904, dans les vastes plaines de l’Amérique du Nord, au retour du Congrès de Saint-Louis, j’eus l’occasion de voir avec quel intérêt passionné Henri Poincaré suivait toutes les phases de la révolution qui s’accomplissait ainsi dans nos conceptions les plus fondamentales. Il voyait avec un peu d’inquiétude ébranler, grâce aux instruments forgés par lui-même, le vieil édifice de la dynamique newtonienne qu’il avait récemment encore couronné par ses admirables travaux sur le problème des trois corps et la forme d’équilibre des corps célestes. Mais si son enthousiasme était plus réfléchi que le mien, Poincaré était, comme nous tous, dominé par la fièvre d’entrer dans un monde entièrement nouveau.

Peu de temps après notre retour, il contribuait à rendre moins singulières les conséquences auxquelles aboutissait Lorentz, et montrait que la contraction de l’électron en mouvement est précisément celle qu’exige son équilibre si on suppose que la charge superficielle qu’il porte, et dont les éléments tendent à se disperser par répulsion mutuelle, est maintenue par une pression uniforme et constante de l’éther, la pression de Poincaré. Au repos, par raison de symétrie, la figure d’équilibre est sphérique ; en mouvement, les actions électrodynamiques entre les différents éléments de la charge sont modifiées ; l’équilibre entre elles et la pression constante extérieure exige que l’électron se contracte précisément de la manière indiquée par Lorentz.

L’illustre physicien hollandais avait rendu compte du résultat négatif des expériences tentées pour mettre en évidence le mouvement d’ensemble de la Terre, en montrant que les équations fondamentales de sa théorie reprennent la même forme pour divers systèmes en mouvement uniforme les uns par rapport aux autres, à condition qu’il existe des relations convenables entre les mesures d’une même grandeur effectuées par des observateurs liés à ces divers systèmes. Autrement dit, il avait montré que le système des équations fondamentales admet un groupe particulier de transformations qui en conserve la forme quand on passe d’un système de référence à un autre, c’est-à-dire que les diverses grandeurs mesurées sur un même système ont entre elles des relations indépendantes du mouvement d’en semble de ce système. D’où l’impossibilité de mettre en évidence ce mouvement d’ensemble.

Il résulte de la structure de ce groupe que, non seulement les mesures d’une même longueur faites par deux observateurs en mouvement l’un par rapport à l’autre diffèrent l’une de l’autre comme l’indique la loi de contraction de Lorentz, mais encore les mesures d’un même intervalle de temps faites par ces mêmes observateurs au moyen de procédés électromagnétiques ou optiques présentent entre elles des différences régies par une loi de même forme.

Lorentz n’était pas allé jusqu’au bout de ces conséquences et avait conservé la notion d’un temps absolu en introduisant l’hypothèse implicite qu’un procédé non électromagnétique permettrait une mesure du temps indépendante du système de référence, admettant par là même implicitement que la comparaison, sur un même système, entre ce procédé hypothétique et ceux qui sont basés sur les phénomènes électromagnétiques permettrait de mettre en évidence le mouvement d’ensemble du système, de différencier des systèmes en mouvement uniforme les uns par rapport aux autres. Il résultait encore de cette conservation du temps absolu que les transformations du groupe ne se présentaient pas sous une forme entièrement symétrique.

M. Einstein rendit les choses plus claires et mit en évidence l’opposition entre les notions nouvelles de l’espace et du temps et celles qui correspondent au groupe tout différent dont les transformations conservent les équations de la mécanique rationnelle, en affirmant la généralité du principe de relativité, en admet tant que par aucun procédé expérimental on ne pourrait mettre en évidence le mouvement de translation d’ensemble d’un système par des observations et des mesures faites à son intérieur. Il réussit à donner sa forme définitive au groupe de Lorentz, à indiquer les relations qui existent entre les mesures d’une même grandeur de nature quelconque faites à la fois sur deux systèmes en mouvement relatif.

Henri Poincaré arrivait en même temps aux mêmes équations en suivant une voie différente, son attention ayant été attirée surtout par la forme imparfaite sous laquelle se présentaient les formules de transformation telles que les avait données Lorentz. Familier avec la théorie des groupes, il se préoccupa en même temps de trouver les invariants de la transformation, les éléments qu’elle laisse inaltérés et grâce auxquels il est possible d’énoncer toutes les lois de la physique sous une forme indépendante du système de référence ; il chercha la forme que ces lois doivent avoir pour satisfaire au principe de relativité.

Il trouva un premier invariant dans l’intégrale d’action hamiltonienne, mise sous la forme qui permet de résumer dans un principe de moindre action plus général que celui de la mécanique ordinaire, l’ensemble des lois de l’électromagnétisme et de la dynamique nouvelle. Ce caractère d’invariance augmentait encore l’importance du principe ; la pression en général, et la pression de Poincaré en par ticulier, fournissait un second exemple d’élément invariant.

La loi de gravitation, sous sa forme habituelle, ne possède pas la propriété de conserver cette forme quand on passe des mesures faites sur un système de référence aux mesures faites sur un autre système en mouvement uniforme par rapport au premier. Poincaré cherche comment il convient de la modifier pour la rendre conforme au principe de relativité, pour réussir à l’exprimer en fonction d’éléments invariants. Il trouve plusieurs solutions possibles qui présentent toutes ce caractère commun que la gravitation se propage avec la vitesse de la lumière, du corps attirant au corps attiré, et que la loi nouvelle permet de représenter les mouvements des astres mieux encore que la loi ordinaire puisqu’elle atténue les divergences existant encore entre celle-ci et les faits, dans le mouvement du périhélie de Mercure, par exemple.

VIII. — La thermodynamique et la mécanique statistique.

Attiré comme il l’était par la joie de faire la lumière dans les questions les plus difficiles et les plus obscures, Poincaré ne pouvait manquer de s’intéresser aux efforts tentés pour pénétrer la signification profonde des principes de la thermodynamique et particulièrement du principe de Carnot.

Dès la seconde année de son enseignement de physique mathématique, il consacra un semestre à l’étude de ces principes et de leurs conséquences. Dans la préface qu’il écrivit pour le volume où ce cours fut publié, il fait une critique du principe d’équivalence, qui atteint plutôt la forme que le fond, qui met en évidence le défaut de précision des énoncés ordinaires sans mettre en doute la validité du principe. Il est possible, ainsi que l’a montré en particulier M. Perrin, de trouver une expression générale et concrète sur laquelle ne portent pas des objections de ce genre. La discussion du principe de Carnot a beaucoup plus d’importance et de profondeur. On était alors en pleine période énergétique, et, sauf quelques rares exceptions, nul ne songeait à mettre en doute la validité absolue de ce principe. On le considérait comme une loi naturelle fondamentale et on se préoccupait beaucoup plus d’en déduire les conséquences, singulièrement riches d’ailleurs, que de le concilier avec les autres parties de la science, avec la dynamique et les théories moléculaires, par exemple.

L’opinion générale considérait ces dernières théories comme trop fantaisistes et trop hypothétiques pour qu’on pût songer à fonder sur elles une démonstration d’un principe déduit directement de l’expérience et en si parfait accord avec elle. Le succès de la démonstration eût semblé tout au plus apporter un argument en faveur des hypothèses faites, et toute contradiction entre elles et le principe, fût-ce dans un domaine inaccessible à l’expérience, eût entraîné leur condamnation. Aussi bien étaient-elles excommuniées déjà au nom des saines doctrines philosophiques. Nous sommes aujourd’hui bien loin de ce point de vue puisque l’expérience elle-même est venue limiter la validité du principe de Carnot et en même temps élever les hypothèses moléculaires au rang de véritables principes.

Il avait été fait cependant, à cette époque, une remarquable tentative par Helmholtz pour fonder une démonstration du principe de Carnot, non directement sur les idées atomistiques, trop discréditées, mais sur des raisonnements généraux de dynamique. L’illustre physicien imaginait des systèmes, qu’il appelait monocycliques, dans lesquels certaines parties étaient animées de mouvements rapides qui se poursuivaient sans altérer la configuration du système, analogues par exemple à des rotations de volants ou des circulations de fluide en tourbillons. Il montrait qu’on pouvait, pour de pareils systèmes, définir mécaniquement une fonction jouissant des mêmes propriétés que l’entropie et où le rôle de la température était joué par la force vive de ces mouvements rapides. Mais, puisque le système monocyclique peut, par renversement de toutes les vitesses, parcourir indifféremment dans un sens ou dans l’autre une même série d’états, il ne pouvait servir de modèle que pour les transformations thermodynamiques réversibles, pour les cas où l’entropie demeure constante quand on envisage un système fermé. Helmholtz avait bien tenté, par l’introduction de mouvements cachés dont les vitesses ne pouvaient être renversées au moyen d’actions extérieures, d’obtenir des modèles mécaniques pour les transformations irréversibles, mais il n’avait pas réussi à définir mécaniquement une fonction de l’état de tels systèmes qui, comme l’entropie, allât toujours en croissant au cours des transformations spontanées.

Henri Poincaré, en s’appuyant sur les propriétés des formes quadratiques, démontre qu’une telle recherche ne peut pas aboutir, qu’aucune fonction de l’état d’un système régipar les équations hamiltoniennes ne peut aller constamment en croissant au cours du temps, que les deux principes de l’accroissement de l’entropie et de la moindre action sont inconciliables. Ce résultat est à rapprocher du théorème si important qu’il démontrait à peu près en même temps dans son grand Mémoire sur le problème des trois corps et d’après lequel un système dynamique abandonné à lui-même vient toujours, au bout d’un temps suffisamment long, repasser aussi près qu’on le veut de toute configuration déjà traversée. Il n’existe donc aucune fonction uniforme et continue de l’état de ce système qui ne doive, au cours du temps, reprendre aussi exactement qu’on le veut toute valeur déjà prise par elle. Aucune par conséquent ne peut aller constamment en croissant.

À la fin de la Préface du Cours de Thermodynamique, la conclusion est énoncée sous une forme qui dut paraître aux énergétistes marquer définitivement leur triomphe et condamner sans retour la doctrine adverse. Poincaré dit : le mécanisme est inconciliable avec le théorème de Clausius.

L’affirmation est parfaitement exacte, mais c’est le théorème de Clausius qui a tort. Il n’a que la valeur d’une loi de statistique, d’une vérité moyenne autour de laquelle des écarts sont possibles et d’autant plus marqués que le système est plus simple, composé d’un moindre nombre d’éléments moléculaires. Seule la complexité des systèmes sur lesquels l’expérience porte habituellement fait l’exactitude du principe de Carnot.

C’est seulement par l’emploi du calcul des probabilités qu’on peut espérer justifier une telle loi : la dynamique pure est en contradiction avec elle ; on la démontre en mécanique statistique par l’association du calcul des probabilités et de la dynamique. Ce fait paradoxal d’une loi qui, fausse dans chaque cas particulier, devient exacte en moyenne, devait éveiller l’attention d’un esprit subtil et profond comme celui de Poincaré, familier avec les aspects étranges que présentent souvent les lois du hasard.

La théorie cinétique des gaz avait apporté les premiers exemples d’application des raisonnements de probabilité à un système complexe dans lequel les actions élémentaires telles que les chocs entre molécules sont régies par les lois de la dynamique. On n’arriva que progressivement à réaliser cette application avec quelque rigueur, à mêler intimement deux disciplines aussi profondément différentes, les lois rigides de la mécanique rationnelle avec les notions en apparence toujours un peu flottantes des probabilités.

Des résultats remarquables avaient cependant été obtenus, des relations qu’il était impossible d’atteindre par une autre voie avaient été prévues et vérifiées expérimentalement entre les phénomènes de viscosité, de conductibilité calorifique et de diffusion des gaz. Maxwell avait réussi, par une analyse géniale, mais difficile, à poursuivre très loin la théorie d’un gaz dont les molécules étaient supposées se repousser en raison inverse de la cinquième puissance de la distance. Poincaré, qui voyait les moindres fautes de raisonnement aussi rapidement que nous corrigeons les fautes d’impression, eut l’occasion de relever deux erreurs contenues dans le Mémoire de Maxwell, l’une à propos de la loi de détente adiabatique, l’autre dans le calcul de la conductibilité calorifique du gaz.

Pour établir la loi statistique suivant laquelle les diverses molécules d’un gaz en équilibre thermique se distribuent entre les diverses vitesses, Maxwell avait été conduit à énoncer pour la première fois un théorème devenu fondamental en mécanique statistique : celui qui affirme l’équipartition en moyenne de l’énergie cinétique d’agitation moléculaire entre les différents degrés de liberté du système, entre les différents modes de mouvement possible, translation, rotation, vibration des molécules, quelle que soit la nature de celles-ci, lorsqu’il s’agit d’un gaz ou d’un mélange de gaz en équilibre thermique. C’est le premier et peut-être le plus important exemple de ces lois statistiques dont j’ai dit le caractère souvent paradoxal, et qui constituent une famille nouvelle à laquelle appartient le principe de Carnot.

Lord Kelvin, dynamiste puissant et irréductible, refusa toujours d’admettre ce genre de compromis : il lui répugnait de mélanger l’or pur de la mécanique rationnelle et le métal grossier des probabilités. Il éleva contre l’affirmation de Maxwell des objections basées sur l’examen de cas particuliers ingénieusement choisis où le théorème d’équipartition semblait être en défaut.

Henri Poincaré en reprit l’examen et trouva le point faible du raisonnement de Kelvin : l’énoncé de Maxwell n’était pas en défaut.

À cette même époque, le développement de la théorie cinétique des gaz conduisait Boltzmann et Gibbs à en généraliser et en préciser les modes nouveaux de raisonnement : leurs efforts aboutirent à la constitution d’une mécanique statistique d’où devait résulter la véritable interprétation du principe de Carnot.

La notion fondamentale est celle de probabilité d’une configuration donnée d’un système dynamique doué d’un nombre quelconque de degrés de liberté. Sa définition est intimement liée à un résultat donné autrefois par Liouville, à la découverte du premier de ces invariants intégraux d’un système d’équations différentielles dont Poincaré devait généraliser la notion et faire un emploi si remarquable dans son travail sur le problème des trois corps.

Cette notion de probabilité est précisément celle dont il fit usage lui-même, dans ce travail, en distinguant les trajectoires exceptionnelles dont les propriétés correspondent à une probabilité nulle par rapport à celles de l’ensemble des trajectoires possibles.

En prenant pour coordonnées les paramètres qui représentent la configuration d’un système dynamique et les moments correspondants, on obtient un espace généralisé, l’extension en phase de Gibbs, où chaque état possible du système est représenté par un point et chaque mouvement par une ligne ou trajectoire. En vertu du théorème de Liouville, de l’existence du premier invariant intégral, cet espace possède, comme l’espace ordinaire, la propriété que des éléments d’égale extension doivent y être regardés comme équivalents au point de vue de la présence possible à leur intérieur du point qui représente l’état du système.

Si l’on considère un ensemble composé d’un grand nombre de systèmes identiques dont chacun pourra être une molécule unique ou contenir lui-même beaucoup d’éléments, les états simultanés des divers systèmes de l’ensemble seront représentés par un nombre égal de points distribués dans notre espace généralisé. On définit aisément à partir de ce qui précède la probabilité au sens de Boltzmann pour une distribution déterminée de ces points. Le logarithme de cette probabilité est représenté par une intégrale étendue au domaine que les points occupent : elle est d’autant plus petite que les points représentatifs sont plus ramassés au voisinage les uns des autres, plus groupés dans certaines régions, qu’il y a plus d’ organisation dans la distribution des divers états entre les systèmes. Elle est maximum pour une distribution particulière analogue à ce qu’est la distribution des vitesses de Maxwell lorsque les systèmes représentent les diverses molécules d’un gaz homogène. Nous allons voir que son logarithme possède des propriétés analogues à celles de l’entropie.

Il résulte du théorème de Liouville que si chaque système évolue indépendamment des autres sous l’action de forces extérieures données, les points représentatifs se déplacent au cours du temps de manière que ceux initiale ment contenus dans un certain domaine d’extension en phase occupent toujours un domaine d’étendue constante, mais de forme variable. L’ensemble des points se déplace à la façon d’un fluide incompressible. La forme de chaque élément, si elle est primitivement simple, se complique en général de plus en plus, elle s’amincit, s’allonge, se replie sur elle-même comme cela se passerait pour les éléments de volume d’un fluide constamment agité.

Si nos procédés de mesure étaient assez précis pour que nous puissions suivre dans tous ses détails le mouvement de chaque système et distinguer l’un de l’autre des états infini ment voisins, nous pourrions, malgré la pénétration en général de plus en plus intime de leurs replis, reconnaître constamment, distinguer les uns des autres les éléments primitifs comme pourrait le faire un puissant microscope pour le mélange mécanique obtenu par brassage de divers fluides non miscibles et de couleurs différentes. La conservation du volume de chaque élément à travers cette complication croissante de la forme a pour conséquence que le logarithme de la probabilité, l’entropie fine de Poincaré, reste constante au cours du temps, de même que l’entropie thermodynamique reste constante dans une transformation réversible. La détermination de cette entropie fine exigerait que nous sachions pousser la décomposition de l’extension en phase jusqu’à des éléments de plus en plus petits.

Mais la grossièreté de nos moyens de mesure limite la petitesse des éléments physiquement discernables ; les replis d’éléments primitivement distincts nous paraîtront se fondre les uns dans les autres, le brassage des fluides de couleurs différentes nous paraîtra bientôt donner un mélange de couleur uniforme. Le logarithme de la probabilité tel que nous pourrons la calculer par la décomposition en éléments physiquement discernables, l’entropie grossière de Poincaré, ira en croissant au lieu de rester constante comme l’entropie fine. Nous avons l’analogue du théorème de Clausius sur l’accroissement spontané d’entropie et une image de l’irréversibilité. Cet accroissement de l’entropie prend ainsi la signification concrète de l’évolution spontanée d’un ensemble vers des configurations sensibles de plus en plus probables.

Autrement dit, l’irréversibilité n’existerait pas pour nous si nous pouvions suivre individuellement, comme on le fait pour les astres en mécanique céleste, le mouvement de chacun des atomes dont la matière se compose. Le fait que nous atteignons seulement des grandeurs moyennes, comme la pression ou la température par exemple, a pour résultat que nous devons compléter la dynamique moléculaire par des calculs de probabilités et fondre les caractères individuels des systèmes, comme nos éléments d’extension en phase se fondent les uns dans les autres par suite de la complication croissante de leur forme. L’entropie grossière nous est seule accessible et va d’ordinaire en croissant constamment comme la thermodynamique le prévoit sous une forme absolue.

Dans ses Réflexions sur la théorie cinétique des gaz, Poincaré montre, conformément aux résultats généraux qu’il avait obtenus antérieurement sur la forme des trajectoires de la dynamique, que cette conclusion peut devenir inexacte si l’on attend suffisamment : au bout d’un temps de retour d’autant plus long que l’ensemble est plus complexe ou nos moyens d’investigation plus grossiers, la distribution des points peut s’éloigner de l’homogénéité, les fluides colorés peuvent se ramasser de nouveau et les conclusions de la thermodynamique se trouver en défaut.

Ainsi peut se manifester, dans un système parvenu à la configuration d’équilibre thermodynamique, à la distribution d’entropie ou de probabilité maximum, une organisation latente provenant de ce que l’ensemble des points représentatifs avait eu, à une époque antérieure, une distribution de moindre probabilité.

Sur un exemple particulier, celui de la distribution en longitude des petites planètes, exemple qu’il avait développé déjà dans son cours de calcul des probabilités, Poincaré met en évidence ces phénomènes de retour et d’organisation latente, qui éclairent profondément la notion d’irréversibilité, en montrent le véritable caractère ainsi que les limites, et donnent une excellente image des écarts à partir des prévisions rigides de la thermodynamique, écarts que la théorie des probabilités pouvait seule annoncer, et que l’expérience atteint, en particulier dans les phénomènes de mouvement brownien.

Les raisonnements de probabilités font non seulement prévoir ce frémissement universel autour des configurations rigides imposées par la thermodynamique, mais permettent encore d’en calculer l’importance et rendent compte par là de phénomènes aussi considérables que celui du bleu céleste, impossible à comprendre par une autre voie.

Poincaré fit beaucoup pour rendre entièrement clairs les raisonnements relatifs aux ensembles de Gibbs en traitant complètement un cas particulier simple, celui d’un ensemble qu’il appelle gaz à une dimension pour lequel il réussit à pousser les calculs jusqu’au bout.

On ne peut d’ordinaire prendre une molécule isolée pour en faire l’un des systèmes indépendants dont nous avons parlé. Dans le cas le plus simple, celui des gaz, les diverses molécules ne se meuvent pas indépendamment les unes des autres puisque leurs chocs mutuels viennent constamment modifier les conditions individuelles du mouvement. Aussi prend-on d’habitude le gaz tout entier comme système avec son nombre énorme de degrés de liberté et utilise-t-on, pour l’établissement des analogies thermodynamiques, les propriétés particulières des espaces généralisés ou extensions en phase à un nombre énorme de dimensions. L’inconvénient de cette méthode, avantageuse à d’autres points de vue, c’est qu’elle permet seulement des raisonnements dynamiques très généraux, sans qu’il soit possible de suivre les détails sur un exemple particulier.

Poincaré imagine un gaz composé de molécules qui, soumises d’ailleurs à des actions extérieures quelconques, ne peuvent se déplacer que sur une droite de longueur limitée, aux extrémités de laquelle elles se réfléchissent en changeant simplement le sens de leur vitesse. Ces extrémités de la droite jouent le rôle des parois qui limitent l’espace occupé par le gaz. Si deux molécules en mouvement sur la droite viennent se rencontrer, elles échangent simplement leurs vitesses pendant le choc de sorte que chacune d’elle continue le mouvement de l’autre ; tout se passe comme si elles s’étaient traversées sans agir l’une sur l’autre, et comme si les diverses molécules étaient autant de systèmes indépendants possédant un seul degré de liberté. On peut aisément suivre leurs mouvements et la manière dont varie au cours du temps la distribution des vitesses entre elles, soit lorsque les actions extérieures restent constantes, soit lorsqu’on fait varier ces actions de manière arbitraire. On peut calculer et suivre dans leurs variations les moyennes relatives à l’ensemble, force vive moyenne analogue à la température de ce gaz à une dimension ou échange moyen de quantité de mouvement avec les extrémités de la droite si l’on veut obtenir l’analogue d’une pression.

Poincaré montre d’abord l’analogie complète entre ce problème et celui des petites planètes. Les énoncés relatifs aux moyennes sont soumis aux mêmes restrictions provenant des mêmes possibilités de retour des configuration exceptionnelles, par exemple d’une accumulation des molécules dans une région limitée de la droite. Mais ces écarts deviennent pratiquement insensibles quand le nombre de molécules est grand et la question est de voir dans chaque cas particulier d’action extérieure comment l’ensemble prend progressivement, quand il en est écarté, la distribution d’équilibre, la distribution la plus probable compatible avec les conditions qui lui sont imposées et comment évoluent les valeurs moyennes pendant ce retour. Le fait que les vitesses des molécules ne sont pas modifiées par les chocs donne à ce gaz à une dimension des propriétés paradoxales et permet à Poincaré de montrer le rôle que jouent, dans les gaz ordinaires, ces chocs grâce auxquels s’établit spontanément la distribution des vitesses de Maxwell. Les propriétés paradoxales disparaissent quand on suppose donnée initialement au gaz à une dimension cette distribution particulière qui ne s’y établit pas spontanément.

Par exemple, Gibbs avait montré par des raisonnements statistiques que, conformément aux prévisions de la thermodynamique, un gaz ordinaire s’échauffe quand on produit une série de changements brusques des actions extérieures ramenant finalement ces actions à leurs valeurs primitives. Il supposait d’ailleurs qu’après chaque variation brusque on attendait avant d’en produire une autre que le gaz ait atteint l’état d’équilibre nouveau, la configuration la plus probable compatible avec les conditions nouvelles. Il montrait que l’entropie doit aller constamment en croissant par suite des phénomènes irréversibles qui se produisent dans le gaz après chaque variation des conditions extérieures.

Poincaré montre que les gaz à une dimension, pour des distributions convenablement choisies des vitesses entre les molécules, peuvent donner le résultat opposé : la force vive totale peut avoir diminué après qu’on a parcouru le cycle de changements, mais dans tous les cas l’entropie grossière augmente. La diminution de force vive qui se produit progressivement pendant l’établissement du régime permanent est d’ailleurs précédé par un accroissement initial après chaque variation brusque des conditions extérieures. Si la distribution des vitesses est initialement celle de Maxwell il y a, comme pour les gaz ordinaires, accroissement de la force vive une fois le cycle terminé.

On comprend mieux la signification et la portée d’un résultat quand on peut dissocier les éléments qui s’y combinent. C’est ce que fit Poincaré en analysant les propriétés d’un gaz où les chocs mutuels entre molécules n’interviennent pas, où ne s’établit pas spontanément la distribution des vitesses de Maxwell.

IX. — La théorie cinétique et la cosmogonie

Sans sortir du domaine de la physique ni suivre Poincaré dans son œuvre imposante d’astronome, je dois rappeler ici, en relation avec ce qui précède, la manière dont il sut appliquer les méthodes de la théorie cinétique à certaines des questions les plus importantes et les plus actuelles de la théorie des mondes. Il me faudrait, en réalité, analyser tout ce qui lui est personnel dans l’enseignement qu’il donna pendant la dernière année de sa vie sur les hypothèses cosmogoniques. J’en veux retenir seulement deux points : le développement d’une idée de Lord Kelvin sur l’assimilation de la voie lactée à un gaz et la discussion de l’hypothèse des corpuscules ultramondains de Lesage.

Alors que dans notre système solaire le nombre des astres est assez petit pour que nous puissions espérer en prévoir les mouvements dans le détail par application des méthodes de la dynamique, le nombre des étoiles qui composent notre nébuleuse et qui peuvent agir les unes sur les autres comme le feraient les molécules d’un gaz, mais en suivant la loi de gravitation tant qu’elles n’entrent pas en collision immédiate, est tellement grand que nous ne pouvons espérer atteindre quelque loi autrement que par l’emploi des raisonnements statistiques ; ces lois devront être des lois de moyennes portant sur les mouvements individuels observés. Si la voie lactée peut être assimilée à un gaz composé d’étoiles, et si la distribution la plus probable a eu le temps de s’y réaliser grâce aux actions mutuelles, les vitesses des étoiles doivent être distribuées dans chaque région suivant la loi de Maxwell avec une énergie cinétique moyenne jouant un rôle analogue à celui d’une température et décroissante du centre à la périphérie suivant une loi comparable à celle d’une détente adiabatique.

La température centrale, dans la région où se trouve notre soleil, est liée de manière simple, du moins si l’on suppose la nébuleuse primitive sans mouvement sensible, à la masse totale de cette nébuleuse, au nombre total des étoiles supposées toutes du même ordre de grandeur. En suivant une voie différente de celle de Kelvin, Poincaré retrouve ainsi, à partir des vitesses moyennes observées pour les étoiles voisines de nous, un nombre total d’étoiles de l’ordre du milliard, tout à fait de même ordre que le nombre des étoiles visibles.

Les choses ne sont cependant pas tout à fait aussi simples. La nébuleuse n’est pas sphérique comme le voudrait l’assimilation précédente : elle est aplatie, probablement à cause d’un mouvement initial de rotation d’ensemble, et les vitesses observées sur les étoiles manifestent nettement une organisation, l’existence de courants généraux que les actions mutuelles n’ont pas eu le temps encore de détruire pour réaliser la distribution de Maxwell, d’où la possibilité de remonter à l’époque où une organisation plus complète a peut-être existé. Enfin, les distances moyennes énormes où les étoiles se trouvent les unes des autres font que les actions mutuelles interviennent très rarement avec intensité et que la nébuleuse est, plus qu’à un gaz ordinaire, comparable à ces gaz ultra-raréfiés dont l’étude a beaucoup progressé récemment et où le libre parcours des molécules est très grand par rapport aux dimensions de l’ensemble.

Le mystère de la gravitation a beaucoup préoccupé les meilleurs esprits et, parmi les hypothèses proposées pour l’éclaircir, une des plus remarquables est celle de Lesage. Il imagine l’espace empli de corpuscules se mouvant en tous sens avec d’énormes vitesses. Leurs chocs sur un corps isolé se compensent par raison de symétrie, mais si deux corps sont voisins, chacun d’eux protège l’autre contre les chocs venant du côté où il se trouve lui-même et, ceux qui viennent de l’autre côté n’étant plus compensés, les deux corps semblent s’attirer en raison inverse du carré de la distance. Mais pour que cet effet ne soit pas compensé par les réflexions des corpuscules à la surface des corps matériels, il faut que les chocs se produisent avec perte d’énergie des corpuscules. En tenant compte, d’autre part, de la résistance au mouvement que devrait éprouver la matière dans un milieu rempli de tels corpuscules et de la limite supérieure que l’astronomie nous permet d’assigner à cette résistance, Poincaré montre que l’énergie cinétique perdue par les corpuscules au moment des chocs devrait, pour que l’attraction newtonienne en résulte, produire un échauffement extraordinairement rapide de la matière, de l’ordre de 1026 degrés par seconde. La théorie de Lesage doit donc être rejetée malgré son aspect singulièrement séduisant.

X. — La théorie du rayonnement et les quanta

J’ai dit que la dernière œuvre d’Henri Poincaré en physique mathématique est relative aux difficultés capitales qu’a soulevées l’application simultanée à la théorie du rayonnement des deux disciplines électromagnétique et statistique, si fécondes chacune dans son propre domaine. On sait qu’à l’intérieur d’une enceinte vide en équilibre thermique il s’établit une distribution permanente de rayonnement dont l’expérience montre, conformément aux prévisions de Kirchoff, qu’il est indépendant, comme composition spectrale et comme intensité, de la nature des parois de l’enceinte. Il est déterminé uniquement par la température et présente dans le spectre un maximum d’énergie correspondant à des longueurs d’onde de plus en plus courtes à mesure que la température s’élève.

Le système des électrons présents dans la matière et de l’éther intérieur à l’enceinte constitue un système électromagnétique régi par les équations générales de la théorie de Lorentz et de la dynamique électromagnétique. Lorentz a montré qu’on peut mettre ces équations sous une forme telle que les raisonnements généraux de la mécanique statistique leur deviennent applicables et permettent par conséquent de prévoir la configuration la plus probable jouant pour ce système le rôle que joue pour un gaz la loi de distribution des vitesses de Maxwell. La composition spectrale que prévoit ainsi pour le rayonnement d’équilibre la combinaison de l’électromagnétisme et de la statistique est en opposition formelle avec l’expérience : il ne présente aucun maximum d’énergie dans le spectre et correspondrait à une énergie du rayonnement infinie à toute température.

M. Planck a pu retrouver une loi conforme à l’expérience par une hypothèse d’apparence singulière, mais qui semble bien être extrêmement féconde, celle des quanta. Il rejette la continuité fondamentale en électromagnétisme et en mécanique ; il admet que l’énergie d’un électron vibrant autour d’une position d’équilibre ne peut varier que par degrés discontinus, par quanta égaux entre eux et de grandeur finie proportionnelle à la fréquence du résonnateur que constitue l’électron. Le rayonnement, au lieu d’être émis par celui-ci de façon progressive, le serait de manière discontinue. La définition des probabilités continues compatible avec la forme des équations différentielles de la dynamique ou de l’électromagnétisme ne pourrait pas être conservée ; seules certaines configurations isolées et séparées les unes des autres par des intervalles finis dans l’extension en phase seraient possibles.

Henri Poincaré se demande si cette conclusion est inévitable, si aucune autre hypothèse que celle de M. Planck ne permettrait de résoudre la difficulté et de représenter les faits expérimentaux. Il montre comment on peut suivre une marche inverse à celle de M. Planck et remonter de la loi expérimentale du rayonnement d’équilibre thermique à la définition correspondante des probabilités. Il aboutit à cette conclusion qu’à toute loi de rayonnement correspond une seule définition possible et que les discontinuités sont inévitables.

Il en résulte que les mouvements des électrons intérieurs aux atomes dont les ondes lumineuses sont issues ne sauraient être régis par des équations différentielles, qui, par leur forme même, impliquent la continuité dans la distribution des probabilités. Il nous faut renoncer à ce mode d’analyse pour énoncer les lois qui régissent les phénomènes intra-atomiques. Il ne peut être utile que dans certains cas où le grand nombre des éléments en jeu suffit pour effacer toute influence des discontinuités individuelles et profondes. Dans d’autres cas, comme celui du rayonnement thermique, ces discontinuités conservent au contraire une influence prépondérante jusque sur les grandeurs moyennes accessibles à nos mesures. Aussi bien ces résultats nouveaux permettront-ils de résoudre bien des difficultés laissées dans l’ombre par la théorie cinétique ordinaire, en particulier celle de comprendre pour quoi la loi d’équipartition de Maxwell n’est pas applicable aux degrés de liberté intérieurs aux atomes et auxquels correspond l’émission des raies spectrales.

XI. — Les théories physiques et la philosophie

Après ce long exposé où j’ai cherché surtout à mettre en évidence la prodigieuse activité mentale, l’extraordinaire rapidité de compréhension, qui conduisit Poincaré à s’intéresser aux problèmes les plus difficiles et les plus variés de notre physique, à exercer sur son développement une influence de premier ordre par une collaboration quotidienne et féconde, je dois dire encore un mot de la partie plus philosophique de son œuvre, des réflexions qu’il a consacrées à la valeur de notre effort commun, à la critique des principes et des théories par lesquels la physique a tenté d’édifier une représentation du monde.

J’ai parlé plus haut du langage dont se servent les techniciens de l’électricité pour traduire les faits sous une forme rapide et suffisamment générale pour les besoins ordinaires. Henri Poincaré a montré comment, dans tous ses domaines, le but de la science est la constitution d’un semblable langage permettant d’exprimer avec précision et généralité les rapports de plus en plus complexes que l’expérience nous révèle. Nous construisons les hypothèses et les principes comme on choisit les mots et les règles, d’une langue, nous les adaptons progressivement ou les modifions s’il est nécessaire pour donner à l’expression plus de rapidité et de précision à la fois, pour lui permettre de rendre des idées nouvelles ou de nouveaux aspects de la réalité.

Comme une même idée peut être traduite en des langues différentes, plus ou moins claires d’ailleurs, des théories en apparence distinctes peuvent représenter les mêmes faits, inégalement bien peut-être, c’est-à-dire avec une inégale aptitude à s’assimiler des vérités nouvelles : seule la commodité d’emploi et la faculté d’adaptation nous donneront des raisons de préférer les unes aux autres.

Mais si la forme du langage est dans une certaine mesure arbitraire, il ne faut pas cesser, comme le firent ceux qui comprirent mal la pensée de Poincaré, de voir, à travers les symboles changeants, la réalité profonde qu’ils expriment, ces rapports révélés par l’expérience et que notre science a pour but de symboliser au moyen de notions et de liaisons établies entre elles. La possibilité de traduire un même fait d’une langue dans une autre ne doit pas faire oublier l’existence du fait, seule essentielle d’ailleurs. Et les faits ce sont les rapports entre les choses, rapports que l’expérience découvre et qui ont une valeur parce qu’ils sont les mêmes pour tous les hommes ; ce sont eux qui leur constituent une richesse commune constamment accrue. La théorie est la forme créée par nous pour les exprimer et les rendre à la fois intelligibles et utilisables.

Ô Maître, non seulement tu nous as donné le plus grand exemple d’une féconde activité d’esprit, mais encore, en nous faisant mieux comprendre le but de notre tâche, tu nous auras appris à la mieux remplir et à la mieux aimer.

P. Langevin.