Calmann-Lévy (p. 100-103).

XXV


Antoine répondit aussitôt :

« Je ne vous oublie point, chère petite amie, et bien souvent j’ai souhaité vous voir. Mille impérieuses raisons me retiennent loin de vous pour le moment. N’attendez pas que je vous les expose : vous les devinerez en réfléchissant un peu.

» Je suis très occupé et par ma Revue et par les conférences dont je vous ai parlé. Un groupe de jeunes gens, écrivains, artistes, s’est pris d’un bel enthousiasme pour mon projet et s’offre à me seconder généreusement. J’espère que nous aurons plusieurs salles de mairies à notre disposition. Notre public sera tout populaire, et notre programme, très beau, très simple, aura, je crois, grand succès. Il s’agit de faire des lectures, de réciter des vers, de jouer et de chanter des fragments d’opéras et de symphonies célèbres, en les accompagnant d’un commentaire bref, clair et intéressant. Cela peut contribuer à la future éducation esthétique du peuple, trop négligée aujourd’hui. Votre oncle, assurément, eût encouragé notre initiative.

» Je suppose que l’époque de votre mariage approche. Marie m’a dit que vous alliez beaucoup dans le monde et que vos devoirs de fiancée vous laissent peu de loisirs. Pourtant, n’oubliez pas, dans votre vie nouvelle, les autres devoirs que vous remplissiez si bien. Restez généreuse et compatissante, avec ces belles facultés d’enthousiasme et d’indignation que le mondain réprouve, et qu’il tentera de détruire en vous. Je sais que votre influence sera excellente sur Clairmont : vous le rendrez meilleur et plus grand.

» Je vous parle sans amertume, Hellé. Si j’ai souffert par vous, j’ai tâché que ma peine me fût bonne et ne déposât point dans mon cœur l’ignoble lie d’un injuste ressentiment. Je garde l’espoir de ne pas vous avoir été inutile en vous révélant des aspects de la vie que vous eussiez toujours ignorés. Si vous demeurez digne de vous-même, je ne me plaindrai pas.

» Nous nous reverrons, plus tard, quand le temps aura achevé son œuvre — non de destruction, mais d’apaisement. Adieu. Hellé, soyez heureuse, soyez aimée, comme vous méritez de l’être, et pensez quelquefois à votre fidèle

» antoine genesvrier »

La lettre d’Antoine tremblait dans ma main…

« Il a souffert par moi, me disais-je, et il l’avoue sans aigreur. Sa grande âme ne connaît point la rancune ni la jalousie, et l’unique souci qui le tourmente est ce qui hanta mon oncle au lit de mort. Tous deux, qui m’ont tant aimée, formèrent en me quittant le même vœu : Reste toi-même, garde haut ton cœur, Hellé !

» Je comprends maintenant la sympathie qui les rapprocha, eux, si différents. Ils plaçaient au-dessus de tout la beauté, non la beauté plastique, non pas même la beauté artistique, mais la beauté morale, le juste, le bien. Tous deux également tentèrent d’incarner leur rêve en moi. Mon oncle, dans l’exaltation de sa tendresse, me vouait à l’amour d’un héros, « celui qui a su vivre une vie supérieure et créer en soi-même un demi-dieu… » Hélas ! il n’y a plus de héros, et je n’ai pu aimer qu’un homme. C’est peut-être parce qu’une éducation exceptionnelle a préparé mon cœur pour une passion dont l’objet n’existe pas que je méconnais les bienfaits de la vie. Le fruit délicieux de l’amour, à peine goûté, me laisse aux lèvres un goût de cendre.

Pourquoi ne suis-je point pareille aux jeunes filles de mon âge et de mon temps ? Ce qui fait leur orgueil a peu de prix pour moi, et j’ai des exigences, des ambitions qu’elles trouveraient inouïes. J’étouffe dans l’air qui suffit à leurs délicats poumons. En pleine fête d’amour, j’ai le vertige du vide. J’avais cru que l’amour contenait l’infini, qu’il mettait en action toutes les énergies de l’âme. Mon âme est inerte et glacée. Suis-je donc incapable d’aimer ? J’ai un cœur, pourtant. J’ai compati, j’ai pleuré devant la douleur des autres. Je me suis émue en pressant le petit enfant de Marie dans mes bras. Je ne suis pas une froide statue. »

Des larmes mouillaient mes cils. Vainement j’évoquais le souvenir de Maurice, perpétué autour de moi par les corbeilles où, chaque matin, s’épanouissaient de nouvelles fleurs. Vainement je voulais revivre la minute du premier baiser, le chœur des acclamations saluant nos fiançailles dans l’ombre de la petite loge. Que Maurice, alors, me semblait grand ! Mais un maléfice paraissait le diminuer chaque jour, le ravalant au niveau banal des autres hommes. Et j’avais l’atroce sensation de l’erreur, de l’isolement. Je me sentais seule au monde.

« Je vaincrai cette ridicule nervosité ! pensai-je en essuyant mes yeux. Il y a deux jours que je n’ai vu madame Marboy. Je vais aller chez elle. La marche et la conversation changeront mon humeur. »

Ma vieille amie, un peu souffrante, venait de se mettre au lit, elle me reçut dans sa chambre qu’emplissait une odeur d’éther. Je m’assis à son chevet, et j’essayai de causer de choses indifférentes. Ma mélancolie se trahissait malgré moi.

— Madame de Nébriant sort d’ici, me dit madame Marboy. Elle était venue pour m’inviter au grand dîner qu’elle donnera, la semaine prochaine, en votre honneur. Mais je n’y pourrai assister, ma petite Hellé. Le docteur m’interdit formellement les veilles.

— Quel dommage ! Je serai seule.

— Seule, avec Maurice et madame de Nébriant, sans compter les convives ?

Je ne répondis pas.

— Approchez votre joli visage… Mais qu’y a-t-il ? Vous avez pleuré, Hellé ?

Elle sourit.

— Une querelle d’amoureux, une pluie de printemps. Je m’en doute.

— Vous avez vu Maurice ?

— Ce matin.

— Il s’est plaint de moi ?

— Mais non, mais non, il ne s’est pas plaint de vous. Il a seulement exprimé son chagrin de vous voir nerveuse et susceptible, vous dont le caractère égal nous enchantait.

— Il m’a affligée.

— Comment ?

Je ne voulais pas parler d’Antoine. Je racontai seulement notre discussion à propos de Marie Lamirault.

— Je suppose que vous m’approuvez ?

Elle hésita et répondit enfin :

— Je vous comprends, mais je comprends aussi Maurice. Il n’a pu voir dans votre intimité, sans répugnance, une personne dont vous excusez trop aisément la vie irrégulière et la maternité illégitime.

— Marie Lamirault est une honnête femme, et monsieur Genesvrier…

— Antoine a eu grand tort d’introduire cette fille chez vous. Mademoiselle de Riveyrac peut secourir Marie Lamirault : elle ne doit point la recevoir. Vous méprisez l’opinion ; vous raillez les convenances mondaines ; et vous oubliez que vous n’êtes plus libre ! Vous avez mené, jusqu’à présent, une existence anormale et tout exceptionnelle. N’espérez pas continuer cette existence en y associant votre fiancé. S’il vous faut sacrifier des habitudes, des préférences, des affections même que Maurice ne saurait approuver, n’hésitez pas, ma petite amie : sacrifiez le passé à l’avenir.



MA VIEILLE AMIE…

— Maurice me connaissait. Il devait prévoir…

— Eh ! ma fille, vous connaissait-il tant que cela, et le connaissiez-vous vous-même ? Votre cas, que j’ai observé, est identique à celui de tous les fiancés. On s’éprend, on s’engage, on s’épouse, et c’est après le mariage que les âmes s’éclairent, s’expliquent et que naît le véritable amour.

— Alors, vous pensez que notre affection n’est pas l’amour ?

— C’est la promesse de l’amour, ma chérie.

— Et si nous nous apercevons, après, que nous avons commis une irréparable erreur ?

— Il n’y a pas, entre honnêtes gens, d’erreurs irréparables. Quelques petits sacrifices réciproques, la bonne nature et l’habitude arrangent tout. Mais je vous en prie, Hellé, au nom de votre bonheur futur, défaites-vous de ces idées qui, amusantes, excusables chez la jeune fille, seraient intolérables chez la jeune femme. On vous a élevée comme un garçon très intelligent, dans une liberté qui convient au caractère viril et ne s’allie pas avec la réserve et la soumission féminines. Vous êtes capable de profondes affections, mais vous n’êtes pas sentimentale. Votre oncle s’en faisait gloire. Maurice en souffrira.

— Ce qui prouve que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre !

— Mais si. Seulement, Hellé, vous êtes trop chimérique. Antoine Genesvrier a eu une mauvaise influence sur vous.

— Vous aussi, vous le blâmez ?

— J’estime ses qualités, mais je trouve qu’il est un étrange directeur moral pour une jeune fille. Il vous souffle son mépris des usages, son esprit de révolte, son indomptable orgueil. J’ai été charmée que Maurice vous épousât : c’est le salut pour vous.

— En vérité, chère madame, je ne vous comprends pas.

— Hellé, j’ose vous parler franchement, parce que je vous aime. Eh bien, croyez-moi, vous êtes mal préparée à la vie conjugale. L’existence de la femme est toute de douceur, de sacrifice, de soumission. Plierez-vous votre fierté à ces abaissements ? Saurez-vous effacer votre personnalité dans l’amour ?

— Mais à quoi bon ? m’écriai-je. Et quel étrange idéal d’amour propose-t-on à la femme ? Pourquoi doit-elle plutôt que l’homme se briser, se sacrifier ? Pourquoi effacerai-je ma personnalité dans l’amour ? Celui qui méconnaîtrait la justice au point de m’imposer un suicide intellectuel serait un tyran ou un imbécile : en aucun cas, je ne saurais l’aimer. Je ne veux ni me sacrifier, ni sacrifier mon mari. Nous devons nous efforcer de réaliser ensemble une vie harmonieuse en nous respectant, en nous aidant, en nous complétant. Je hais l’effroyable égoïsme qui se cache sous la galanterie hyperbolique de certains hommes, et je plains les femmes qui le subissent par vanité ou par lâcheté.

— Ah ! vous êtes bien la femme des temps nouveaux ! Vous parlez comme parlait Antoine.

— Je mets au-dessus de tout l’héroïsme volontaire, mais le sacrifice s’ennoblit par son but. Je risquerais ma santé, ma beauté, ma vie pour sauver d’un danger l’homme que j’aime. Mais sans autre nécessité que celle de ménager le monde et de flatter les préjugés de mon mari, j’irais mentir à mes croyances, approuver l’injuste et le médiocre ?… Non, cela n’est pas mon devoir.

— Vous êtes une révoltée, ma pauvre fille. La vie vous pliera et vous brisera.

— Maurice vous a fait des confidences ? Il est inquiet, il est déçu… Je vous en supplie, dites-moi la vérité !

— Maurice pense absolument comme moi.

— Eh bien, je m’en expliquerai avec lui. Il le faut.