Calmann-Lévy (p. 96-100).

XXIV


Un après-midi, j’attendais madame de Nébriant et Maurice. Ils avaient découvert, à Auteuil, un petit hôtel qui leur plaisait beaucoup, et que je devais visiter avec eux.

Nous ne pouvions plus faire un pas maintenant, sans l’indispensable baronne, dont Maurice acceptait bénévolement l’intrusion dans tous nos projets. Depuis que nous étions fiancés, il s’apercevait que ma situation de jeune fille à peine majeure, vivant seule, sortant librement, recevant des célibataires — pauvres Lampérier et Grosjean ! — pouvait paraître singulière. Il n’osait sortir avec moi, de peur de me compromettre, et mesdames Marboy et de Nébriant, approuvant ses scrupules, se mettaient sans cesse entre nous. J’avais eu beau leur expliquer que je me moquais du préjugé français, que je ne dépendais que de moi-même et que j’avais l’âge de raison, elles s’efforçaient de me reconquérir à leurs idées, elles essayaient de combattre le fâcheux et choquant effet d’une éducation anormale. Leurs petites critiques, à travers moi, atteignaient mon oncle, et souvent j’étais prête à riposter en citant l’exemple des jeunes filles du monde, élevées selon les communs principes, et qui conciliaient les convenances avec des curiosités sournoises et des flirts à peine cachés. Ma vie était claire et franche comme mon âme, et je supportais mal l’injure de la surveillance qu’on m’imposait

Depuis que j’avais été présentée à la marquise de X… et à la comtesse de Z…, il m’avait fallu bouleverser toutes mes habitudes. Mon humeur, mon amour même en souffraient. J’étais comme une plante de plein air transportée dans une atmosphère factice, dans un sol artificiel. Et j’avais envie de dire à Clairmont : « Ce n’est point ici ma place. Je vous épouse, mais je n’épouse pas ces gens qui semblent inséparables de vous. Nous perdons les plus beaux de nos jours à écouter des fadaises, à nous composer une attitude guindée devant des indifférents. Vivons à notre guise, laissons jaser ceux qui n’ont rien à faire de plus important, et soyons nous-mêmes, et non ce monsieur et cette demoiselle quelconques que nous sommes devenus. »

Je ne réussissais pas toujours à cacher mon impatience. Maurice s’en étonnait : il réclamait des explications ; l’entretien, gaiement commencé, finissait par une querelle. Nous nous quittions presque brouillés. La réconciliation ne tardait guère ; mais, chaque jour, je m’attristais de découvrir en Maurice une certaine faiblesse de caractère, des opinions flottantes, une répugnance à déclarer son sentiment et à prendre parti. S’il n’avait pas eu le charme inexprimable, l’esprit, la grâce câline, le prestige de sa jeune renommée et de son talent, n’aurais-je pas entrevu, déjà, l’abîme qui séparait nos âmes, l’abîme où notre amour pourrait sombrer ?

Maurice m’avait annoncé qu’il précéderait madame de Nébriant. Il arriva de bonne heure rue Palatine et me fit une longue description de l’hôtel que nous devions visiter.

— Je suis certain que votre futur logis vous plaira, me dit-il. Imaginez un bijou de pierre blanche et de brique rose, dans un bouquet de verdure. Deux étages seulement. En bas, le grand et le petit salon, la salle à manger ouvrant sur la serre en rotonde. Au premier, les chambres, le billard, mon cabinet de travail. Plus haut, un certain nombre de petites pièces dont vous déterminerez la destination… La semaine prochaine, nous commencerons à nous occuper du mobilier.

— Vous me permettrez de garder quelques-uns de ces meubles que votre cousine appelle des vieilleries ?

— Quelques-uns, oui. Ce secrétaire, par exemple, et le salon Empire dont on renouvellera les étoffes. L’Empire est fort à la mode, aujourd’hui. Vous enverrez le reste à la campagne…

— Mais la bibliothèque…

— La bibliothèque aussi. Elle est composée d’ouvrage trop spéciaux. Ce serait un encombrement… Que cherchez-vous ?

— Je regarde ces choses aimées, familières, qui contiennent un peu de ma vie. Pourquoi ne voulez-vous pas garder ce pavillon ? Nous y serions très bien.

— Êtes-vous assez bizarre, Hellé ! Vous avez des goûts de janséniste… Pourquoi ne pas me proposer un logement comme celui de Genesvrier, dans une maison de petits rentiers et d’employés, dans un quartier mort ?

— Le logis d’Antoine Genesvrier n’a rien de déplaisant, et je m’en contenterais si vous y deviez faire des chefs-d’œuvre.

Il songea un instant.

— Vous êtes allée souvent chez Antoine Genesvrier ?

— Mais oui.

— Avant la mort de votre oncle ?

— Avant et après.

— Seule, alors ?

— Oui, seule. Quel mal y voyez-vous ?

— Aucun mal, répondit-il avec sincérité. Mais dites, Hellé, pourquoi Genesvrier ne vient-il plus ici depuis nos fiançailles ?

— Il craint d’être importun… Et puis il est très occupé. Il va organiser des conférences populaires.

— Pour répandre ses utopies ! Si ses conférences ressemblent à ses articles, elles auront un succès d’ennui.

— Vous êtes sévère !

— Oh ! je connais votre sympathie pour Genesvrier.

— Je ne la cache point.

— Quand nous serons mariés, Hellé, et que vous aurez vu le monde et acquis plus d’expérience, vous sentirez la vanité de ces beaux rêves et le ridicule de ces grands mots.

— Je ne crois pas.

— Est-ce que… mais vous ne me répondrez point franchement.

— Je ne mens jamais.

— Eh bien… est-ce que Genesvrier n’a pas été… n’est pas encore amoureux de vous ?

Je rougis.

— Ah ! vous êtes déconcertée, Hellé !

— Je ne vous comprends pas, répondis-je en relevant la tête. Je n’ai rien à me reprocher. Il est vrai que monsieur Genesvrier avait songé à moi… Oui, il m’avait exprimé ses sentiments de respectueuse tendresse. Mais je ne m’étais pas engagée à lui. Vous êtes entré dans ma vie… Antoine a compris que j’étais attirée vers vous, et il s’est retiré spontanément. Mon amitié pour lui demeure intacte. Comme vous êtes sombre, Maurice ! Il n’y a, dans cette confidence, rien qui puisse vous offenser.

— Elle vient trop tard.

— Maurice, dis-je avec douceur, la jalousie que vous laissez percer est tout à fait puérile, indigne de vous et de moi. Si je n’ai pas parlé plus tôt, c’est que cet aveu me paraissait inutile. Je croyais avoir votre confiance comme vous avez la mienne. Vous ai-je demandé compte de vos actions passées, de vos anciennes amours ? Il y a un nom de femme sur la première page de vos poèmes. Je ne vous en ai point parlé par un sentiment de délicatesse discrète.

— Ce n’est pas la même chose.

— C’est pire. Cette… Madeleine était votre maîtresse, tandis que Genesvrier n’était pour moi qu’un ami.

— Une maîtresse compte peu ou pas dans la vie d’un homme ; la moindre imprudence compromet une jeune fille. Vous receviez Genesvrier, vous alliez chez lui, seule.

— Maurice, vous saviez que j’étais libre et indifférente aux préjugés. Vous m’avez aimée et choisie en connaissance de cause. Si vous êtes à ce point respectueux des conventions, il fallait chercher une fiancée dans votre monde, une ingénue moderne, habile au flirt qui ne compromet point.

Il ne répondit pas. Babette entrait.

— Mademoiselle… Marie est là, avec son bébé. Pouvez-vous la recevoir ?

— Certainement.

Marie Lamirault, toute vêtue de noir, montra son fin visage qu’un sourire timide éclairait.

Elle portait le petit Pierre, brun comme elle, frais et fort.

J’embrassai l’enfant, que je n’avais pas vu depuis plusieurs semaines. Marie m’annonça qu’elle avait achevé les broderies que je lui avais commandées pour mon trousseau. J’ouvris le secrétaire et j’y pris quelques pièces d’or que je lui remis.

— Je prierai mademoiselle de penser à moi, reprit-elle après m’avoir remerciée. Mademoiselle devait parler à une dame… C’est que l’ouvrage ne va pas fort en ce moment.

— Comptez sur moi, ma bonne Marie… J’ai encore du travail à vous donner.

Elle me tendit un petit paquet enveloppé de papier gris.

— Je suis allée chez monsieur Genesvrier ce matin. Il m’a prié de porter ce livre à mademoiselle.

— Est-ce qu’il y a une réponse ?

— Je ne sais pas.

Sous l’œil inquiet Maurice, je déchirai le papier gris. Il contenait un livre, le Pauvre, tout fraîchement imprimé.

— Dites à monsieur Genesvrier que je le remercie et que je lui écrirai.

Maurice tapotait la table, du bout de ses doigts nerveux.



ELLE PORTAIT LE PETIT PIERRE…

— Qu’est-ce que cette femme ? dit-il quand Marie fut partie.

— C’est une excellente ouvrière que je fais travailler… Je vous ai parlé d’elle…

— Je ne me souviens pas.

— Marie Lamirault.

— Cette fille qui est toujours chez votre ami Genesvrier ?

— Cette fille, elle-même, dis-je, blessée du ton agressif de Clairmont. Elle est très courageuse et très estimable.

— Elle a un enfant naturel.

— Oui.

— Étrange compagnie pour vous, une jeune fille.

— Maurice, dis-je avec fermeté, vous êtes acerbe et malveillant. Je vous prie de m’épargner des réflexions qui m’affligent.

Il se mit à feuilleter le volume que j’avais laissé à la portée de sa main ; puis, d’un air dégoûté et dédaigneux, il le referma. La voix aiguë de madame de Nébriant résonnait dans l’antichambre…

L’hôtel d’Auteuil était charmant, en effet, et le babillage de la baronne, la discussion des divers modes d’aménagement dissipèrent les nuages accumulés sur le front de mon fiancé. C’était une claire journée de février, et nos yeux s’enchantaient de l’azur pâle du ciel, du glauque azur du fleuve aperçu derrière les jardins et les villas qui bordent l’avenue de Versailles. Dans cette lumière à peine vibrante, les lointains apparaissent plus nets, le gris violacé des coteaux de Meudon semblait tout proche, et l’arcade blanche du viaduc, les coques mobiles des bateaux, les vêtements bleus et les ceintures rouges des ouvriers qui travaillaient sur l’autre berge, près des petits peupliers grêles, formaient mille taches colorées, amusantes, qui distrayaient le regard. Maurice y trouva l’occasion d’une tirade sur ce qu’il appelait « le pittoresque industriel ». Mais je souriais péniblement ; j’avais un poids sur le cœur.

Nous revînmes tout droit chez la baronne, et jusqu’au dîner, elle m’assourdit de ses propos. Une dizaine de personnes arrivèrent avant huit heures, et durant tout le repas, puis toute la soirée, on parla modes, sports, scandales, menus potins du Tout-Paris.

J’écoutais, je regardais. Que faisais-je parmi ces gens qui n’avaient avec moi aucune idée, aucune sympathie commune ? Maurice, élevé parmi eux, pareil à eux sous certains rapports, pouvait ne pas sentir, comme moi, leur médiocrité brillante. Ah ! le jardin de la Châtaigneraie, les calmes soirs de la rue Palatine, la bibliothèque paisible, les heures de causerie et de lecture avec Antoine… C’était le passé, tout cela. J’étais vouée à la vie des salons, prise dans l’engrenage imprévu où Maurice m’avait jetée, dont il ne me sauverait pas. Et pour la première fois la terreur d’un malentendu entra dans mon âme.

J’observai mon fiancé. Malgré ses qualités aimables, qu’il était différent du Clairmont que j’avais entrevu naguère, et qui n’existait sans doute que dans mon imagination ! Il m’avait séduite par une attitude héroïque qui était une attitude seulement. C’était un bon garçon, un peu snob et très habile, que toutes les femmes adoraient… Il m’aimait, je l’aimais. Que demandais-je de plus ? Avais-je le droit de me montrer si difficile ?

Je rentrai chez moi plus triste encore. Avant de m’endormir, j’écrivis ce billet :

« J’ai reçu votre livre, mon cher Antoine. Je ne veux pas le lire tout de suite, car tout loisir me manque, et je tiens à lire le Pauvre attentivement, pieusement. Je vous écrirai ensuite.

» Il y a presque deux mois que je ne vous ai vu. Pourquoi ? Mon amitié pour vous reste la même. Croyez-vous donc que l’amour et le mariage feront une ingrate de votre

» hellé ? »