Hegel et la Philosophie allemande/Avant-propos

AVANT-PROPOS.





La philosophie allemande tend à prendre en France une autorité de plus en plus grande. C’est sans doute parce qu’elle n’y est que très-imparfaitement connue. Si l’enveloppe mystérieuse qui la dérobe encore aux regards de la plus grande partie de nos concitoyens était levée, le prestige qui l’environne tomberait bien vite, et il serait possible d’apprécier à leur juste valeur ces idées que tant de personnes prônent sans les avoir suffisamment étudiées. Cet ouvrage a pour but d’en donner une notion plus véritable, et de mettre le public français à même de les juger en pleine connaissance de cause.

Notre intention n’est donc pas de propager parmi nous la philosophie allemande, mais seulement de la faire connaître. Nous ne voulons nullement ravaler les travaux scientifiques de l’Allemagne, ni méconnaître la puissance de ses penseurs. Mais autre chose est d’admirer la hardiesse d’un système, l’effort intellectuel qui l’a engendré, l’enchaînement rigoureux des parties dont il se compose ; autre chose est d’en accepter le point de départ ; la méthode et les résultats. La philosophie allemande n’est pas un fait isolé dans l’histoire moderne ; elle est l’expression de l’esprit même du peuple allemand, de ses croyances religieuses, de ses tendances morales. Ces tendances ne sont pas celles de la France. La France est une nation catholique ; chez elle, prédominent les sentiments d’unité, les idées sociales ; dans les croyances françaises, l’individu est subordonné à la société, le moi n’est qu’un point de la circonférence, la raison de chacun doit se soumettre à la raison de tous. L’Allemagne, au contraire, est la patrie du protestantisme, de l’esprit de division et de séparation ; chez elle le moi s’est fait centre, la raison individuelle ne reconnaît aucune autorité supérieure, le point de vue individuel domine le point de vue social. À ces deux tendances répondent deux philosophies, mais deux philosophies opposées, contradictoires, que jamais on ne parviendra à concilier. Or c’est à l’avenir de décider quelle tendance prévaudra, de la tendance française ou de la tendance allemande. Ce sera l’une ou l’autre, mais certainement pas toutes les deux. Pour nous, qui croyons notre patrie dans la bonne voie, nous lui souhaitons d’y persister et de rester fidèle à sa tradition, dont l’abandon serait une renonciation au principe même de sa nationalité.

Pour initier le lecteur à la philosophie allemande, quelle était la meilleure méthode ? Fallait-il écrire une histoire de cette philosophie et analyser avec le même soin tous les systèmes qui ont paru depuis Kant ? nous ne le pensons pas. La plupart de ces systèmes, après avoir brillé un moment, ont disparu et n’offrent plus aujourd’hui qu’un intérêt purement historique. Les maîtres de la philosophie allemande, ceux qui l’ont conduite au point où elle se trouve, sont en petit nombre : chacun les a nommés, c’est Kant, Fichte, Schelling et Hegel. Or, la valeur personnelle de ces hommes étant mise de côté, leurs doctrines n’ont plus, à l’époque actuelle, une importance égale. De Kant et de Fichte, il n’est resté que les principes généraux, les données qui ont servi à leurs successeurs. Schelling a soumis son système à une refonte complète. Hegel est le seul qui soit debout aujourd’hui ; il est le seul aussi dont l’école manifeste encore de la vie et de l’activité et dont les idées exercent une influence directe sur le mouvement actuel de la philosophie. C’est donc le système de Hegel qui forme le sujet principal de notre travail.

D’autres considérations encore nous ont porté à exposer ce système aussi complètement que possible. Pour bien se pénétrer de la philosophie allemande et en saisir l’esprit, il ne suffit pas de connaître les affirmations générales de chaque système, la manière dont il a résolu les questions les plus importantes. Il faut entrer dans le détail même des raisonnements, il faut s’approprier la méthode des auteurs, il faut poursuivre leurs déductions jusque dans les plus petits détails. Or, pour cela, une monographie était nécessaire ; et une seule monographie suffisait ; car le terrain sur lequel se meuvent toutes ces doctrines est le même, et en connaissant bien l’une d’elles, il est facile de se rendre compte des autres.

Voici donc la méthode que nous avons suivie :

Dans une introduction, divisée en deux chapitres, nous exposons d’abord la partie substantielle des doctrines de Kant, de Fichte et de Schelling, ce qui en est resté dans la philosophie allemande ; nous examinons ensuite l’ensemble des principes de Hegel, de manière à donner en même temps une idée générale du système et à prépara le lecteur à l’analyse proprement dite des ouvrages de l’auteur. De là, nous passons à cette analyse même, en suivant l’ordre et les divisions adoptées par Hegel dans son Encyclopédie. Nous terminons enfin par un coup d’œil général sur la situation présente de la philosophie en Allemagne.

Dans la partie analytique nous nous sommes efforcé de rendre aussi exactement que possible la pensée et les expressions de notre auteur. Pour atteindre ce but, nous avons été obligé le plus souvent de faire violence à la langue française. Nous en demandons pardon. À moins de renoncer à donner une idée vraie des raisonnements de Hegel, nous n’avons pu éviter ce défaut, la plupart des déductions de ce philosophe reposant sur de purs artifices de langage. Nous n’avons fait d’ailleurs que reproduire en français des formes également barbares en allemand.

Afin de nous assurer parfaitement du sens de l’auteur et de nous mettre à l’abri de toute chance d’erreur, nous nous sommes aidé des principaux travaux relatifs à notre sujet qui ont été publiés dans ces derniers temps en Allemagne[1].

Nous avons accompagné notre exposé de remarques, en partie critiques, en partie explicatives. Dans l’introduction, elles sont mêlées à l’exposition même, de manière cependant qu’il soit toujours facile de distinguer nos propres affirmations de celles de nos auteurs ; dans l’exposé de la Logique de Hegel, elles sont nettement séparées de la partie analytique ; le reste, à l’exception de la Philosophie du droit, n’est pas accompagné de remarques. Nous avons eu pour but, dans cette partie critique, d’un côté, de rendre plus intelligible la pensée des auteurs, en la mettant en regard de l’opinion commune, et de la compléter par certains détails déplacés dans l’analyse ; de l’autre, de combattre des doctrines qui ne sont pas les nôtres, et dont nous ne voulions pas nous faire l’interprète sans protester en même temps contre elles.

On nous taxera peut-être de présomption, d’avoir osé nous attaquer corps à corps au plus profond penseur de l’Allemagne moderne. Je serais bien audacieux, en effet, si je ne cherchais mes forces qu’en moi-même. Mais dans ma critique, comme dans mon exposition, je ne suis que l’interprète d’idées qui ne m’appartiennent pas en propre, qui forment le bien commun d’une école, à laquelle mes convictions sont acquises, et dont je ne suis qu’un des plus faibles organes. Qu’il me soit permis, en terminant ces lignes, d’exprimer au chef de cette école, à M. Buchez, ma vive reconnaissance pour l’instruction que j’ai puisée auprès de lui, et pour l’amitié qu’il n’a cessé de me témoigner.




  1. Notamment de l’Histoire des derniers Systèmes philosophiques en Allemagne, de Kant à Hegel, par M. C. L. Michelet, professeur à l’Université de Berlin, l’un des chefs de l’école hégélienne. Berlin, 1837-38, 2 vol. in-8e ; et de l’ouvrage intitulé : Développement historique de la Philosophie spéculative de Kant à Hegel, par H. M. Chalybœus. 2e édit. Dresde, 1839, 1 vol. in-8e.