Hetzel (p. 84-96).
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CHAPITRE VI


DANS LEQUEL ON VERRA QUE PALMYRIN ROSETTE EST FONDÉ À TROUVER INSUFFISANT LE MATÉRIEL DE LA COLONIE.


Cependant, Gallia continuait à circuler dans les espaces interplanétaires sous l’influence attractive du soleil. Rien jusqu’alors n’avait gêné ses mouvements. La planète Nérina, qu’elle avait prise à son service en traversant la zone des astéroïdes, lui restait fidèle et accomplissait consciencieusement sa petite révolution bi-mensuelle. Il semblait que tout dût aller sans encombre pendant la durée de l’année gallienne.

Mais la grande préoccupation des habitants involontaires de Gallia était toujours celle-ci : reviendrait-on à la terre ? L’astronome ne s’était-il pas trompé dans ses calculs ? Avait-il bien déterminé la nouvelle orbite de la comète et la durée de sa révolution autour du soleil ?

Palmyrin Rosette était si ombrageux qu’on ne pouvait lui demander de revoir le résultat de ses observations.

Donc, Hector Servadac, le comte Timascheff et Procope ne laissaient pas d’être inquiets à cet égard. Quant aux autres colons, c’était bien le moindre de leurs soucis. Quelle résignation à leur sort ! Quelle philosophie pratique ! Les Espagnols surtout, pauvres gens en Espagne, n’avaient de leur vie été si heureux ! Negrete et ses compagnons ne s’étaient jamais trouvés dans de telles conditions de bien-être ! Et que leur importait la marche suivie par Gallia ? Pourquoi se seraient-ils préoccupés de savoir si le soleil la maintiendrait dans son cercle d’attraction ou si elle lui échapperait pour aller parcourir d’autres cieux ? Ils chantaient, ces indolents, et, pour des majos, quel temps mieux employé que celui qui se passe en chansons ?

Les deux êtres les plus heureux de la colonie, c’étaient, à n’en pas douter, le jeune Pablo et la petite Nina ! Quelles bonnes parties ils faisaient ensemble, en courant à travers les longues galeries de Nina-Ruche, en grimpant les roches du littoral ! Un jour, ils patinaient jusqu’à perte de vue sur la longue surface glacée de la mer. Un autre, ils s’amusaient à pêcher aux bords du petit lagon que la cascade de feu maintenait à l’état liquide. Cela n’empêchait pas les leçons que leur, donnait Hector Servadac. Ils se faisaient parfaitement comprendre déjà, et, surtout, ils se comprenaient l’un l’autre !

Pourquoi ce jeune garçon, cette petite fille se seraient-ils préoccupés de l’avenir ? Pourquoi auraient-ils regretté le passé ?

Un jour, Pablo avait dit :

« Est-ce que tu as des parents, Nina ?

— Non, Pablo, répondit Nina, je suis toute seule. Et toi ?

— Je suis tout seul aussi, Nina. — Et que faisais-tu là-bas ?

— Je gardais mes chèvres, Pablo.

— Moi, répondit le jeune garçon, je courais nuit et jour devant l’attelage des diligences !

— Mais, maintenant, nous ne sommes plus seuls, Pablo.

— Non, Nina, pas du tout seuls !

— Le gouverneur est notre papa, et le comte et le lieutenant sont nos oncles.

— Et Ben-Zouf est notre camarade, reprit Pablo.

— Et tous les autres sont très-gentils, ajouta Nina. On nous gâte, Pablo ! Eh bien, il ne faut pas nous laisser gâter. Il faut qu’ils soient contents de nous… toujours !

— Tu es si sage, Nina, qu’à côté de toi on est obligé de l’être aussi.

— Je suis ta sœur, et tu es mon frère, dit Nina gravement.

— Bien sûr, » répondit Pablo.

La grâce et la gentillesse de ces deux êtres les faisaient aimer de tous. On ne leur épargnait ni les bonnes paroles, ni les bonnes caresses, dont la chèvre Marzy avait un peu sa part. Le capitaine Servadac et le comte Timascheff éprouvaient pour eux une sincère et paternelle affection. Pourquoi auraient-ils regretté Pablo les brûlantes plaines de l’Andalousie, Nina les roches stériles de la Sardaigne ? Il leur semblait, en vérité, que ce monde avait toujours été le leur !

Juillet arriva. À cette époque, et pendant ce mois, Gallia n’avait que vingt-deux millions de lieues à parcourir le long de son orbite, sa distance du soleil équivalant à cent soixante-douze millions de lieues. Elle se trouvait donc éloignée de l’astre attractif quatre fois et demie plus que la terre, dont elle égalait à peu près la vitesse. En effet, la moyenne de la vitesse du globe terrestre en parcourant l’écliptique est environ de vingt et un millions de lieues par mois, soit vingt-huit mille huit cents lieues par heure.

Le 62 avril gallien, un billet laconique fut adressé par le professeur au capitaine Servadac. Palmyrin Rosette comptait commencer ce jour même les opérations qui devaient lui permettre de calculer la masse, la densité de sa comète et l’intensité de la pesanteur à sa surface.

Hector Servadac, le comte Timascheff et Procope n’eurent garde de manquer au rendez-vous qui leur était donné. Cependant, les expériences qui allaient être faites ne pouvaient les intéresser au même degré que le professeur, et ils auraient bien préféré apprendre quelle était cette substance qui semblait uniquement composer la charpente gallienne.

Dès le matin, Palmyrin Rosette les avait rejoints dans la grande salle. Il ne semblait pas encore être de trop mauvaise humeur ; mais la journée ne faisait que de commencer.

Tout le monde sait ce qu’on entend par l’intensité de la pesanteur. C’est la force attractive qu’exerce la terre sur un corps de masse égale à l’unité, et l’on se rappelle combien cette attraction s’était trouvée amoindrie sur Gallia, — phénomène qui avait naturellement accru les forces musculaires des Galliens : Mais dans quelle proportion, ils l’ignoraient.

Pour la masse, elle est formée par la quantité de matière qui constitue un corps, et cette masse est représentée par le poids même du corps. Quant à la densité, c’est la quantité de matière que contient un corps sous un volume donné.

Donc, première question à résoudre, quelle était l’intensité de la pesanteur à la surface de Gallia ?

Deuxième question, quelle était la quantité de matière contenue dans Gallia, c’est-à-dire quels étaient sa masse et, par suite, son poids ?

Troisième question, quelle était la quantité de matière que renfermait Gallia, son volume étant connu, autrement dit quelle était sa densité ?

« Messieurs, dit le professeur, c’est aujourd’hui que nous allons terminer l’étude des divers éléments qui constituent, ma comète. Lorsque nous connaîtrons l’intensité de la pesanteur à sa surface, sa masse et sa densité par mesure directe, elle n’aura plus de secrets pour nous. Nous allons donc, en somme, peser Gallia ! »

Ben-Zouf, qui venait d’entrer dans la salle, entendit les dernières paroles de Palmyrin Rosette. Il sortit aussitôt sans mot dire et revint quelques instants après, disant d’un ton narquois :

« J’ai eu beau fouiller le magasin général, je n’ai point trouvé de balances, et, d’ailleurs, je ne sais vraiment pas où nous aurions pu les accrocher ! »

Et, en parlant ainsi, Ben-Zouf regardait au dehors, comme s’il eût cherché un clou dans le ciel.

Un regard du professeur et un geste d’Hector Servadac firent taire le mauvais plaisant.

« Messieurs, reprit Palmyrin Rosette, il faut que je sache, tout d’abord, ce que pèse sur Gallia un kilogramme terrestre. Par suite de la moindre masse de Gallia, son attraction est moindre, et la conséquence de ce fait est que tout objet pèse moins à sa surface qu’il ne pèserait à la surface de la terre. Mais quelle est la différence des deux poids, voilà ce qu’il faut connaître.

— Rien de plus juste, répondit le lieutenant Procope, et des balances ordinaires, — si nous en avions eu, — n’auraient pu servir à cette opération, puisque leurs deux plateaux étant également soumis à l’attraction de Gallia, elles ne pourraient donner le rapport entre un poids gallien et un poids terrestre.

— En effet, ajouta le comte Timascheff, le kilogramme par exemple, dont — vous vous serviriez, aurait autant perdu de son poids que l’objet qu’il servirait à peser, et…

— Messieurs, répondit Palmyrin Rosette, si vous dites cela pour mon instruction particulière, vous perdez votre temps, et je vous prie de me laisser continuer mon cours de physique. »

Le professeur professait plus que jamais ex cathedrâ.

« Avez-vous un peson et un poids d’un kilo ? demanda-t-il. Tout est là. Avec un peson, le poids est indiqué par une lame d’acier ou par un ressort qui agissent en raison de leur flexibilité ou de leur tension. L’attraction ne l’influence donc en aucune manière. En effet, si je suspends un poids d’un kilogramme terrestre à mon peson, l’aiguille marquera exactement ce que pèse ce kilogramme à la surface de Gallia. Je connaîtrai donc l’écart qui existe entre l’attraction de Gallia et l’attraction de la terre. Je réitère donc ma demande : Avez-vous un peson ? »

Les auditeurs de Palmyrin Rosette s’interrogèrent du regard. Puis, Hector Servadac se retourna vers Ben-Zouf, qui connaissait à fond tout le matériel de la colonie.

« Nous n’avons ni peson, ni poids d’un kilo, » dit-il.

Le professeur marqua la déconvenue qu’il éprouvait par un vigoureux coup de pied dont il frappa le sol.

— Mais, répondit Ben-Zouf, mais je crois savoir où il y a un peson, sinon un poids.

— Où ?

— À la tartane d’Hakhabut.

— Il fallait le dire tout de suite, imbécile ! répliqua le professeur en haussant les épaules.

— Et, surtout, il faut aller le chercher ! ajouta le capitaine Servadac.

— J’y vais, dit Ben-Zouf.

— Je t’accompagne, reprit Hector Servadac, car Hakhabut pourra bien faire quelque difficulté, lorsqu’il s’agira de prêter quoi que ce soit !

— Allons tous ensemble à la tartane, dit le comte Timascheff. Nous verrons comment Isac est installé à bord de la Hansa. »

Ceci convenu, tous allaient sortir, lorsque le professeur dit :

« Comte Timascheff, est-ce que l’un de vos hommes ne pourrait pas tailler dans cette substance rocheuse du massif un bloc, mesurant exactement un décimètre cube ?

— Mon mécanicien le fera sans peine, répondit le comte Timascheff, mais à une condition : c’est qu’on lui fournisse un mètre pour obtenir des mesures exactes.

— Est-ce que vous n’auriez pas plus de mètre que de peson ? » s’écria Palmyrin Rosette.

Il n’y avait aucun mètre dans le magasin général. Ben-Zouf dut faire cet aveu pénible.

« Mais, ajouta-t-il, il est très-possible qu’il s’en trouve un à bord de la Hansa.

— Partons donc ! » répondit Palmyrin Rosette, qui s’enfonça dans la grande galerie d’un pas rapide.

On le suivit. Quelques instants plus tard, Hector Servadac, le comte Timascheff, Procope et Ben-Zouf débouchaient sur les hautes roches qui dominaient le littoral. Ils descendirent jusqu’au rivage et se dirigèrent vers l’étroite crique où la Dobryna et la Hansa étaient emprisonnées dans leur croûte de glace.

Bien que la température fût extrêmement basse, — trente-cinq degrés au-dessous de zéro, — bien vêtus, bien encapuchonnés, bien serrés dans leur houppelande de fourrures, le capitaine Servadac et ses compagnons pouvaient l’affronter sans trop d’inconvénient. Si leur barbe, leurs sourcils, leurs cils se couvrirent instantanément de petits cristaux, c’est que les vapeurs de leur respiration se congelaient à l’air froid. Leurs figures, hérissées d’aiguilles blanches, fines, aiguës comme des piquants de porc-épic, eussent été comiques à voir. La face du professeur, qui, dans sa petite personne, ressemblait à un ourson, était plus rébarbative encore.

Il était huit heures du matin. Le soleil marchait rapidement vers le zénith. Son disque, considérablement réduit par l’éloignement, offrait l’aspect de la pleine lune en culmination. Ses rayons arrivaient au sol, sans chaleur et singulièrement affaiblis dans leurs propriétés lumineuses. Toutes les roches du littoral au pied du massif et le massif volcanique lui-même montraient la blancheur immaculée des dernières neiges, tombées avant que les vapeurs eussent cessé de saturer l’atmosphère gallienne. En arrière, jusqu’au sommet du cône fumant qui dominait tout ce territoire, se développait l’immense tapis que ne souillait aucune tache. Sur le versant septentrional se déversait la cascade des laves. Là, les neiges avaient fait place aux torrents de feu qui serpentaient au caprice des pentes jusqu’à la baie de la caverne centrale, d’où ils tombaient perpendiculairement à la mer.

Au-dessus de la caverne, à cent cinquante pieds en l’air, se creusait une sorte de trou noir au-dessus duquel se bifurquait l’épanchement éruptif. De ce trou sortait le tuyau d’une lunette astronomique. C’était l’observatoire de Palmyrin Rosette.

La grève était toute blanche et se confondait avec la mer glacée. Aucune ligne de démarcation ne les séparait. Opposé à cette immense blancheur, le ciel paraissait être d’un bleu pâle. Sur cette grève étaient empreints les pas des colons, qui s’y promenaient journellement, soit qu’ils vinssent récolter la glace, dont la fusion produisait l’eau douce, soit qu’ils s’exerçassent au patinage. Les courbes des patins s’entre-croisaient à la surface de la croûte durcie, comme ces cercles que les insectes aquatiques dessinent à la surface des eaux.

Des empreintes de pas se dirigeaient aussi du littoral à la Hansa. C’étaient les dernières qu’eût laissées Isac Hakhabut avant la tombée des neiges Les bourrelets qui limitaient ces empreintes avaient acquis la dureté du bronze sous l’influence de froids excessifs.

Un demi-kilomètre séparait les premières assises du massif de cette crique dans laquelle hivernaient les deux navires.

En arrivant à la crique, le lieutenant Procope fit observer combien la ligne de flottaison de la Hansa et de la Dobryna s’était progressivement surélevée. La tartane et la goélette dominaient maintenant la surface de la mer d’une vingtaine de pieds.

« Voilà un curieux phénomène ! dit le capitaine Servadac

— Curieux et inquiétant, répondit le lieutenant Procope. Il est évident qu’il se fait sous la coque des navires, là où il y a peu de fond, un énorme travail de congélation. Peu à peu la croûte s’épaissit et soulève tout ce qu’elle supporte avec une force irrésistible.

— Mais ce travail aura une limite ? fit observer le comte Timascheff.

— Je ne sais, père, répondit le lieutenant Procope, car le froid n’a pas encore atteint son maximum.

— Je l’espère bien, s’écria le professeur. Ce ne serait pas la peine de s’en aller à deux cents millions de lieues du soleil pour n’y trouver qu’une température égale à celle des pôles terrestres !

— Vous êtes bien bon, monsieur le professeur, répondit le lieutenant Procope.

Fort heureusement, les froids de l’espace ne dépassent pas soixante à soixante-dix degrés, ce qui est déjà fort acceptable.

— Bah ! dit Hector Servadac, du froid sans vent, c’est du froid sans rhume, et nous n’éternuerons même pas de tout l’hiver ! »

Cependant, le lieutenant Procope faisait part au comte Timascheff des craintes que lui inspirait la situation de la goëlette. Grâce à la superposition des couches glacées, il n’était pas impossible que la Dobryna ne fût enlevée à une hauteur considérable. Dans ces conditions, à l’époque du dégel, quelque catastrophe serait à redouter, du genre de celles qui détruisent souvent les baleiniers hivernant dans les mers arctiques. Mais qu’y faire ?

On arriva près de la Hansa, enfermée dans sa carapace de glace. Des marches, nouvellement taillées par Isac Hakhabut, permettaient de monter à bord. Comment ferait-il, si sa tartane s’élevait à une centaine de pieds en l’air ? Cela le regardait.

Une légère fumée bleuâtre s’échappait du tuyau de cuivre qui sortait des neiges durcies, accumulées sur le pont de la Hansa. L’avare brûlait son combustible avec une extrême parcimonie, cela était évident, mais il devait peu souffrir du froid. En effet, les couches de glace qui enveloppaient la tartane, par cela même qu’elles conduisaient mal la chaleur, devaient conserver une température supportable à l’intérieur.

« Ohé ! Nabuchodonosor ! » cria Ben-Zouf.