Hetzel (p. 17-29).
◄  I
III  ►

CHAPITRE II


DONT LE DERNIER MOT APPREND AU LECTEUR CE QUE, SANS DOUTE, IL AVAIT DÉJÀ DEVINÉ.


Ainsi s’acheva cette journée du 19 avril. Pendant que leurs chefs discutaient de cette façon, les colons vaquaient à leurs affaires habituelles. L’introduction inattendue du professeur sur la scène gallienne n’était pas pour les préoccuper à ce point. Les Espagnols, insouciants par nature, les Russes, confiants dans leur maître, s’inquiétaient peu des effets et des causes. Si Gallia devait revenir un jour à la terre ou s’ils devaient y vivre, c’est-à-dire y mourir, ils ne se préoccupaient guère de l’apprendre ! Aussi, pendant la nuit qui vint, ne perdirent-ils pas une heure de sommeil et reposèrent-ils comme des philosophes que rien ne peut émouvoir.

Ben-Zouf, métamorphosé en infirmier, ne quitta pas le chevet du professeur Rosette. Il en avait fait sa chose. Il s’était engagé à le remettre sur pied. Son honneur était en jeu. Aussi, comme il le dorlotait ! À la moindre occasion, quelles puissantes gouttes de cordial il lui administrait ! Comme il comptait ses soupirs ! Comme il guettait les paroles qui s’échappaient de ses lèvres ! La vérité oblige à dire que le nom de Gallia revenait souvent dans le sommeil agité de Palmyrin Rosette, les intonations variant de l’inquiétude à la colère. Le professeur rêvait-il donc qu’on voulait lui voler sa comète, qu’on lui contestait la découverte de Gallia, qu’on le chicanait sur la priorité de ses observations et de ses calculs ? c’était vraisemblable. Palmyrin Rosette était de ces gens qui ragent, même en dormant.

Mais, si attentif que fût le garde-malade, il ne surprit rien, dans ces paroles incohérentes, qui fût de nature à résoudre le grand problème. D’autre part, le professeur dormit toute la nuit, et ses soupirs, légers au début, se changèrent bientôt en ronflements sonores, du meilleur augure !

Lorsque le soleil se leva sur l’horizon occidental de Gallia, Palmyrin Rosette reposait encore, et Ben-Zouf jugea cependant convenable de respecter son sommeil. D’ailleurs, à ce moment, l’attention de l’ordonnance fut détournée par un incident.

Plusieurs coups retentirent à la grosse porte qui fermait l’orifice de la galerie principale de Nina-Ruche. Cette porte servait, sinon à se défendre contre les visites importunes, du moins contre le froid du dehors.

Ben-Zouf allait quitter un instant son malade ; mais, après réflexion, il se dit qu’il avait mal entendu, sans doute. Il n’était pas portier, après tout, et, d’ailleurs, il y en avait d’autres moins occupés que lui pour tirer le cordon. Il ne bougea donc pas.

Tout le monde dormait encore d’un profond sommeil à Nina-Ruche. Le bruit se répéta. Il était évidemment produit par un être animé, au moyen d’un instrument contondant.

« Nom d’un Kabyle, c’est trop fort ! se dit Ben-Zouf. Ah çà ! qu’est-ce que cela peut être ? »

Et il se dirigea à travers la galerie principale.

Arrivé près de la porte :

« Qui est là ? demanda-t-il d’une voix accentuée, qui n’avait rien d’absolument aimable.

— Moi, fut-il répondu d’un ton doucereux.

— Qui, vous ?

— Isac Hakhabut.

— Et qu’est-ce que tu veux, Astaroth ?

— Que vous m’ouvriez, monsieur Ben-Zouf.

— Que viens-tu faire ici ? Vendre ta marchandise ?

— Vous savez bien qu’on ne veut pas me la payer !

— Eh bien, va au diable !

— Monsieur Ben-Zouf, reprit Isac avec un humble accent de supplication, je voudrais parler à Son Excellence le gouverneur général.

— Il dort.

— J’attendrai qu’il soit réveillé !

— Eh bien, attends où tu es, Abimélech ! »

Ben-Zouf allait s’en aller sans plus de façon, lorsqu’arriva le capitaine Servadac, que le bruit venait d’éveiller.

« Qu’y a-t-il, Ben-Zouf ?

— Rien ou à peu près. C’est ce chien d’Hakhabut qui demande à vous parler, mon capitaine.

— Eh bien, ouvre, répondit Hector Servadac. Il faut savoir ce qui l’amène aujourd’hui.

— Son intérêt, pardieu !

— Ouvre, te dis-je ! »

Ben-Zouf obéit. Aussitôt Isac Hakhabut, enveloppé de sa vieille houppelande, se précipita vivement dans la galerie. Le capitaine Servadac revint vers la salle centrale, et Isac le suivit en le poursuivant des qualifications les plus honorifiques.

« Que voulez-vous ? demanda le capitaine Sarvadac, en regardant bien en face Isac Hakhabut.

— Ah ! monsieur le gouverneur, s’écria celui-ci, est-ce que vous ne savez rien de nouveau depuis quelques heures ?

— Ce sont des nouvelles que vous venez chercher ici ?

— Sans doute, monsieur le gouverneur, et j’espère que vous voudrez bien m’apprendre…

— Je ne vous apprendrai rien, maître Isac, parce que je ne sais rien.

— Cependant un nouveau personnage est arrivé dans la journée d’hier à la Terre-Chaude ?..

— Ah ! vous savez déjà ?

— Oui, monsieur le gouverneur ! De ma pauvre tartane j’ai vu le you-you partir pour un grand voyage, puis revenir ! Et il m’a semblé qu’on en débarquait avec précaution…

— Eh bien ?

— Eh bien, monsieur le gouverneur, n’est-il pas vrai que vous avez recueilli un étranger…

— Que vous connaissez ?

— Oh ! je ne dis pas cela, monsieur le gouverneur, mais, enfin, j’aurais voulu… j’aurais désiré…

— Quoi ?

— Parler à cet étranger, car peut être vient-il ?…

— D’où ?

— Des côtes septentrionales de la Méditerranée, et il est permis de croire qu’il apporte…

— Qu’il apporte ?…

— Des nouvelles d’Europe ! » dit Isac, en jetant un regard avide sur le capitaine Servadac.

Ainsi, l’obstiné en était là encore, après trois mois et demi de séjour sur Gallia ! Avec son tempérament, il lui était certes plus difficile qu’à tout autre de se dégager moralement des choses de la terre, bien qu’il le fût matériellement ! S’il avait été forcé de constater, à son grand regret, l’apparition de phénomènes anormaux, l’accourcissement des jours et des nuits, la désorientation de deux points cardinaux par rapport au lever et au coucher du soleil, tout cela, dans son idée, se passait sur la terre ! Cette mer, c’était toujours la Méditerranée ! Si une partie de l’Afrique avait certainement disparu dans quelque cataclysme, l’Europe subsistait tout entière, à quelques centaines de lieues dans le nord ! Ses habitants y vivaient comme devant, et il pourrait encore trafiquer, acheter, vendre, en un mot commercer ! La Hansa ferait le cabotage du littoral européen, à défaut du littoral africain, et ne perdrait peut-être pas au change ! C’est pourquoi Isac Hakhabut était accouru sans retard pour apprendre à Nina-Ruche des nouvelles de l’Europe.

Chercher à désabuser Isac, à confondre son entêtement, c’était peine inutile. Le capitaine Servadac ne songea même pas à l’essayer. Il ne tenait pas, d’ailleurs, à renouer des relations avec ce renégat qui lui répugnait, et, devant sa requête, il se contenta de hausser les épaules.

Quelqu’un qui les haussait encore plus haut que lui, c’était Ben-Zouf. L’ordonnance avait entendu la demande formulée par Isac, et ce fut lui qui répondit aux instances d’Hakhabut, auquel le capitaine Servadac venait de tourner, le dos.

« Ainsi, je ne me suis pas trompé ? reprit le trafiquant, dont l’œil s’allumait. Un étranger est arrivé hier ?

— Oui, répondit Ben-Zouf.

— Vivant ?

— On l’espère,

— Et puis-je savoir, monsieur Ben-Zouf, de quel endroit de Europe arrive ce voyageur ?

— Des îles Baléares, répondit Ben-Zouf, qui voulait voir où en viendrait isac Hakhabut.

— Les îles Baléares ! s’écria celui-ci. Le joli point de la Méditerranée pour commercer ! Que j’y ai fait de bonnes affaires autrefois ! La Hansa était bien connue dans cet archipel !

— Trop connue !

— Mais ces îles ne sont pas à vingt-cinq lieues de la côte d’Espagne, et il est impossible que ce digne voyageur n’ait pas reçu et apporté des nouvelles d’Europe.

— Oui, Manassé, et il t’en donnera qui te feront plaisir !

— Vrai, monsieur Ben-Zouf ?

— Vrai.

— Je ne regarderais pas… reprit Isac en hésitant… non… certainement… bien que je ne sois qu’un pauvre homme… je ne regarderais pas à quelques réaux pour causer avec lui…

— Si ! tu y regarderais !

— Oui !… mais je les donnerais tout de même… à la condition de lui parler sans délai !

— Voilà ! répondit Ben-Zouf. Malheureusement, il est très-fatigué, notre voyageur, et il dort !

— Mais en le réveillant.

— Hakhabut ! dit alors le capitaine Servadac, si vous vous avisez de réveiller qui que ce soit ici, je vous fais mettre à la porte.

— Monsieur le gouverneur, répondit Isac d’un ton plus humble, plus suppliant, je voudrais pourtant savoir…

— Et vous saurez, répliqua le capitaine Servadac. Je tiens même à ce que vous soyez présent, lorsque notre nouveau compagnon nous donnera des nouvelles de l’Europe !

— Et moi aussi, Ezéchiel, ajouta Ben-Zouf, car je veux voir la réjouissante figure que tu feras ! »

Isac Hakhabut ne devait pas longtemps attendre. En ce moment, Palmyrin Rosette appelait d’une voix impatiente.

À cet appel, tous de courir au lit du professeur, le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope et Ben-Zouf, dont la main vigoureuse avait quelque peine à retenir Hakhabut.

Le professeur n’était qu’à demi éveillé, et probablement, sous l’influence de quelque rêve, il criait : « Eh ! Joseph ! Le diable emporte l’animal ! Viendras-tu, Joseph ? »

Joseph était évidemment le domestique de Palmyrin Rosette ; mais il ne pouvait venir, par la raison, sans doute, qu’il habitait encore l’ancien monde. Le choc de Gallia avait eu pour résultat de séparer brusquement et à jamais, sans doute, le maître et le serviteur.

Cependant, le professeur s’éveillait peu à peu, tout en criant :

« Joseph ! Satané Joseph ! Où est ma porte ?

— Voilà ! dit alors Ben-Zouf, et votre porte est en sûreté ! »

Palmyrin Rosette ouvrit les yeux et regarda fixement l’ordonnance en fronçant le sourcil.

« Tu es Joseph ? dit-il.

— Pour vous servir, monsieur Palmyrin, répondit imperturbablement Ben-Zouf.

— Eh bien, Joseph, dit le professeur, mon café, et plus vite que cela !

— Le café demandé ! » répondit Ben-Zouf, qui courut à la cuisine. Pendant ce temps, le capitaine Servadac avait aidé Palmyrin Rosette à se relever à demi.

« Cher professeur, vous avez donc reconnu votre ancien élève de Charlemagne ? lui dit-il.

— Oui, Servadac, oui ! répondit Palmyrin Rosette. J’espère que vous vous êtes corrigé depuis douze ans ?

— Tout à fait corrigé ! répondit en riant le capitaine Servadac.

— C’est bien ! c’est bien ! dit Palmyrin Rosette. Mais mon café ! Sans café pas d’idées nettes, et il faut des idées nettes aujourd’hui ! »

Fort heureusement, Ben-Zouf arriva, apportant le breuvage en question, — une énorme tasse pleine de café noir, bien chaud.

La tasse vidée, Palmyrin Rosette se leva, quitta son lit, entra dans la salle commune, regarda d’un œil distrait, et, finalement, se campa dans un fauteuil, le meilleur de ceux qu’avait fournis la Dobryna.

Alors, bien que son air fût encore rébarbatif, le professeur, d’un ton satisfait qui rappelait les « all right », les « va bene », les « nil desperandum » des notices, entra en matière par ces paroles :

« Eh bien, messieurs, que dites-vous de Gallia ? »

Le capitaine Servadac, avant toutes choses, allait demander ce que c’était que Gallia, lorsqu’il fut devancé par Isac Hakhabut.

À la vue d’Isac, les sourcils du professeur se froncèrent de nouveau, et, avec l’accent d’un homme auquel on manque d’égards :

« Qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il, en repoussant Hakhabut de la main.

— Ne faites pas attention, » répondit Ben-Zouf.

Mais il n’était pas facile de retenir Isac, ni de l’empêcher de parler. Il revint donc obstinément à la charge, sans aucunement se soucier des personnes présentes.

« Monsieur, dit-il, au nom du Dieu d’Abraham, d’Israël et de Jacob, donnez-nous des nouvelles de l’Europe ! »

Palmyrin Rosette bondit de son fauteuil, comme s’il eût été mû par un ressort.

« Des nouvelles de l’Europe ! s’écria-t-il. Il veut avoir des nouvelles de l’Europe !

— Oui… oui… répondit Isac, qui s’accrochait au fauteuil du professeur pour mieux résister aux poussées de Ben-Zouf.

— Et pourquoi faire ? reprit Palmyrin Rosette.

— Pour y retourner !

— Y retourner !

— À quelle date sommes-nous aujourd’hui ? demanda le professeur en se retournant vers son ancien élève.

— Au 20 avril, répondit le capitaine Servadac.

— Eh bien, aujourd’hui 20 avril, reprit Palmyrin Rosette, dont le front sembla rayonner, aujourd’hui, l’Europe est à cent vingt-trois millions de lieues de nous ! »

Isac Hakhabut se laissa aller comme un homme auquel on viendrait d’arracher le cœur.

« Ah çà ! demanda Palmyrin Rosette, on ne sait donc rien ici ?

— Voici ce qu’on sait ! » répondit le capitaine Servadac.

Et, en quelques mots, il mit le professeur au courant de la situation. Il raconta tout ce qui s’était passé depuis la nuit du 31 décembre, comment la Dobryna avait entrepris un voyage d’exploration, comment elle avait découvert ce qui restait de l’ancien continent, c’est-à-dire quelques points de Tunis, de la Sardaigne, de Gibraltar, de Formentera, comment, à trois reprises, les documents anonymes étaient tombés entre les mains des explorateurs, comment enfin l’île Gourbi avait été abandonnée pour la Terre-Chaude, et l’ancien poste pour Nina-Ruche.

Palmyrin Rosette avait écouté ce récit, non sans donner quelques signes d’impatience. Lorsque le capitaine Servadac eut achevé :

« Messieurs, demanda-t-il, où croyez-vous donc être en ce moment ?

— Sur un nouvel astéroïde qui gravite dans le monde solaire, répondit, le capitaine Servadac.

— Et, suivant vous, ce nouvel astéroïde serait ?

— Un énorme fragment arraché au globe terrestre.

— Arraché ! Ah ! vraiment, arraché ! Un fragment du globe terrestre ! Et par qui, par quoi arraché ?…

— Par le choc d’une comète, à laquelle vous avez donné le nom de Gallia, cher professeur.

— Eh bien, non, messieurs, dit Palmyrin Rosette en se levant. C’est mieux que cela !

— Mieux que cela ! répondit vivement le lieutenant Procope. :

— Oui, reprit le professeur, oui ! Il est bien vrai qu’une comète inconnue a heurté la terre dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, à deux heures quarante-sept minutes et trente-cinq secondes six dixièmes du matin, mais elle n’a fait que l’effleurer pour ainsi dire, en enlevant ces quelques parcelles que vous avez retrouvées pendant votre voyage d’exploration !

— Et alors, s’écria le capitaine Servadac, nous sommes ?…

— Sur l’astre que j’ai appelé Gallia, répondit Palmyrin Rosette d’un ton triomphant. Vous êtes sur ma comète ! »