Hector Servadac/I/24
CHAPITRE XXIV
« Formentera ! » s’écrièrent presque à la fois le comte Timascheff et le capitaine Servadac.
Ce nom était celui d’une petite île du groupe des Baléares, situé dans la Méditerranée. Il indiquait d’une façon précise le point qu’occupait alors l’auteur des documents. Mais que faisait là ce Français, et, s’il y était, vivait-il encore ?
C’était évidemment de Formentera même que ce savant avait lancé les diverses notices, dans lesquelles il indiquait les positions successives de ce fragment du globe terrestre qu’il nommait Gallia.
En tout cas, le document, apporté par le pigeon, prouvait qu’à la date du 1er avril, soit quinze jours auparavant, il était encore à son poste. Mais, entre cette dépêche et les documents antérieurs, il existait cette différence importante que tout indice de satisfaction y manquait. Plus de « Va bene », d’ « all right », de « nil desperandum ! » En outre, la dépêche, uniquement rédigée en français, contenait un appel suprême, puisque les vivres allaient manquer à Formentera.
Ces observations furent faites en quelques mots par le capitaine Servadac. Puis :
« Mes amis, ajouta-t-il, nous allons immédiatement courir au secours de cet infortuné…
— Ou de ces infortunés, ajouta le comte Timascheff. — Capitaine, je suis prêt à partir avec vous.
— Il est évident, dit alors le lieutenant Procope, que la Dobryna a passé près de Formentera, lorsque nous avons exploré l’emplacement des anciennes Baléares. Si donc nous n’avons eu connaissance d’aucune terre, c’est que, comme à Gibraltar, comme à Ceuta, il ne reste plus qu’un étroit îlot de tout cet archipel.
— Si petit qu’il soit, cet îlot, nous le retrouverons ! répondit le capitaine Servadac. — Lieutenant Procope, quelle distance sépare la Terre-Chaude de Formentera ?
— Cent vingt lieues environ, capitaine. Vous demanderai-je comment vous comptez faire ce trajet ?
— À pied, évidemment, répondit Hector Servadac, puisque la mer n’est plus libre, mais sur nos patins ! N’est-ce pas, comte Timascheff ?
— Partons, capitaine, dit le comte, que les questions d’humanité ne trouvaient jamais ni indifférent ni irrésolu.
— Père, dit vivement le lieutenant Procope, je voudrais te faire une observation, non pour t’empêcher d’accomplir un devoir, mais, au contraire, pour te mettre à même de l’accomplir plus sûrement.
— Parle, Procope.
— Le capitaine Servadac et toi, vous allez partir. Or, le froid est devenu excessif, le thermomètre est à vingt-deux degrés au-dessous de zéro, et il règne une violente brise du sud qui rend cette température insoutenable. En admettant que vous fassiez vingt lieues par jour, il vous faudra six jours pour atteindre Formentera. En outre, des vivres sont nécessaires, non-seulement pour vous, mais pour ceux ou celui que vous allez secourir…
— Nous irons le sac au dos, comme deux soldats, répondit vivement le capitaine Servadac, qui ne voulait voir que les difficultés, non les impossibilités d’un pareil voyage.
— Soit, répondit froidement le lieutenant Procope. Mais il faudra nécessairement, à plusieurs reprises, vous reposer en route. Or, le champ de glace est uni, et vous n’aurez pas la ressource de pouvoir tailler une hutte dans un glaçon, à la manière des Esquimaux.
— Nous courrons jour et nuit, lieutenant Procope, répondit Hector Servadac, et, au lieu de six jours, nous n’en mettrons que trois, que deux à atteindre Formentera !
— Soit encore, capitaine Servadac. J’admets que vous arriviez dans ce délai de deux jours, — ce qui est matériellement impossible. Que ferez-vous de ceux que vous trouverez sur l’îlot, succombant au froid et à la faim ? Si vous les emportez mourants avec vous, ce sont des morts que vous ramènerez à la Terre-Chaude ! »
Les paroles du lieutenant Procope produisirent une impression profonde. Les impossibilités d’un voyage fait dans de telles conditions apparurent clairement aux yeux de tous. Il était évident que le capitaine Servadac et le comte Timascheff, sans abri sur cet immense ice-field, au cas où il surviendrait quelque chasse-neige qui les envelopperait dans ses tourbillons, tomberaient pour ne plus se relever.
Hector Servadac, entraîné par un vif sentiment de générosité, par la pensée du devoir à accomplir, voulait résister à l’évidence. Il s’entêtait contre la froide raison du lieutenant Procope. D’autre part, son fidèle Ben-Zouf n’était pas éloigné de le soutenir, se déclarant prêt à faire signer sa feuille de route avec celle de son capitaine, si le comte Timascheff hésitait à partir.
« Eh bien, comte ? demanda Hector Servadac.
— Je ferai ce que vous ferez, capitaine.
— Nous ne pouvons pas abandonner nos semblables, sans vivres, sans abri peut-être !
— Nous ne le pouvons pas, » répondit le comte Timascheff. Puis, se retournant vers Procope :
« S’il n’existe pas d’autre moyen d’atteindre Formentera que celui que tu repousses, lui dit-il, c’est celui-là que nous emploierons, Procope, et Dieu nous viendra en aide ! »
Le lieutenant, absorbé dans sa pensée, ne répondit pas à la demande du comte Timascheff.
« Ah ! si nous avions seulement un traîneau ! s’écria Ben-Zouf.
— Un traîneau serait facile à construire, répondit le comte Timascheff, mais où trouver des chiens ou des rennes pour le traîner ?
— N’avons-nous pas nos deux chevaux, que l’on pourrait ferrer à glace ? s’écria Ben-Zouf.
— Ils ne supporteraient pas cette température excessive et tomberaient en route ! répondit le comte.
— N’importe, dit alors le capitaine Servadac. Il n’y a pas à hésiter. Faisons le traîneau…
— Il est fait, dit le lieutenant Procope.
— Eh bien, attelons-y…
— Non, capitaine. Nous avons un moteur plus sûr et plus rapide que vos deux chevaux, qui ne résisteraient pas aux fatigues de ce voyage.
— Et c’est ?… demanda le comte Timascheff.
— Le vent, » répondit le lieutenant Procope.
Le vent, en effet ! Les Américains ont su merveilleusement l’utiliser pour leurs traîneaux à voile. Ces traîneaux rivalisent maintenant avec les express des railways dans les vastes prairies de l’Union, et ont obtenu des vitesses de cinquante métres à la seconde, soit cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Or, le vent, en ce moment, soufflait du sud en grande brise. Il pouvait donc imprimer à ce genre de véhicule une vitesse de douze à quinze lieues à l’heure. Il était donc possible, entre deux levers de soleil sur l’horizon de Gallia, d’atteindre les Baléares, ou, du moins, le seul îlot de l’archipel qui eût survécu à l’immense désastre.
Le moteur était prêt à agir. Bien. Mais Procope avait ajouté que le traîneau était aussi prêt à partir. En effet, le you-you de la Dobryna, long d’une douzaine de pieds, et pouvant contenir cinq à six personnes, n’était-ce pas un traîneau tout fait ? Ne suffisait-il pas de lui ajouter deux fausses quilles en fer, qui, soutenant ses flancs, formeraient deux patins sur lesquels il glisserait ? Et quel temps fallait-il au mécanicien de la goëlette pour ajuster ces deux quilles ? Quelques heures au plus. Alors, sur cet ice-field si parfaitement uni, sans un obstacle, sans une bosse, sans même une éraillure, la légère embarcation, enlevée par sa voile et courant vent arrière, ne filerait-elle pas avec une incomparable vitesse ? De plus, ce you-you pourrait être recouvert d’une sorte de toit en planche, doublé de forte toile. Il abriterait ainsi ceux qui le dirigeraient à l’aller et ceux qu’il ramènerait au retour. Garni de fourrures, de provisions diverses, de cordiaux, d’un petit fourneau portatif alimenté à l’esprit-de-vin, il serait dans les plus favorables conditions pour atteindre l’îlot et rapatrier les survivants de Formentera.
On ne pouvait rien imaginer de mieux et de plus pratique. Une seule objection était à faire.
Le vent était bon pour pointer au nord, mais quand il faudrait revenir au sud…
« N’importe, s’écria le capitaine Servadac, ne pensons qu’à arriver ! Ensuite, nous songerons à revenir ! »
D’ailleurs, ce you-you, s’il ne pouvait courir au plus près comme fait une embarcation soutenue contre la dérive par son gouvernail, arriverait peut-être à biaiser avec le vent dans une certaine mesure. Ses quilles de fer, mordant la surface glacée, devaient lui assurer au moins l’allure du largue. Il était donc possible, si le vent ne changeait pas au retour, qu’il pût louvoyer pour ainsi dire et gagner dans le sud. Cela, on le verrait plus tard.
Le mécanicien de la Dobryna, aidé de quelques matelots, se mit aussitôt à l’œuvre. Vers la fin de la journée, le you-you, muni d’une double armature de fer recourbée à l’avant, protégé par un léger toit en forme de roufle, pourvu d’une sorte de godille métallique qui devait le maintenir tant soit peu contre les embardées, garni de provisions, d’ustensiles et de couvertures, était prêt à partir.
Mais, alors, le lieutenant Procope demanda à remplacer le comte Timascheff près du capitaine Servadac. D’une part, le you-you ne devait pas prendre plus de deux passagers, pour le cas où il aurait à ramener plusieurs personnes, et, d’autre part, la manœuvre de la voile aussi bien que la direction à suivre exigeaient la main et les connaissances d’un marin.
— Le comte Timascheff insista, cependant, mais, le capitaine Servadac l’ayant instamment prié de le remplacer auprès de ses compagnons, il dut se rendre. Le voyage était plein de périls, en somme. Les passagers du you-you allaient être exposés à mille dangers. Il suffisait d’une tempête un peu violente pour que le fragile véhicule ne pût résister, et, si le capitaine Servadac ne devait pas revenir, le comte Timascheff pouvait seul être le chef naturel de la petite colonie… Il consentit donc à rester.
Quant à céder sa place, le capitaine Servadac ne l’eût pas voulu. C’était, à n’en pas douter, un Français qui réclamait secours et assistance, c’était donc à lui, officier français, de l’assister et de le secourir.
Le 16 avril, au soleil levant, le capitaine Servadac et le lieutenant Procope s’embarquèrent dans le you-you. Ils dirent adieu à leurs compagnons, dont l’émotion fut grande à les voir prêts à se lancer sur l’immense plaine blanche par un froid qui dépassait vingt-cinq degrés centigrades. Ben-Zouf avait le cœur gros. Les matelots russes et les Espagnols voulurent tous serrer la main du capitaine et du lieutenant. Le comte Timascheff étreignit sur sa poitrine le courageux officier et embrassa son fidèle Procope. Un bon baiser de la petite Nina, dont les grands yeux avaient peine à retenir de grosses larmes, termina cette touchante scène d’adieux. Puis, sous sa voile déployée, le you-you, emporté comme par une immense aile, disparut en quelques minutes au delà de l’horizon.
La voilure du you-you se composait d’une brigantine et d’un foc. Celui-ci fut « traversé » de manière à porter vent arrière. La vitesse du léger véhicule fut donc excessive, et ses passagers ne l’estimèrent pas à moins de douze lieues à l’heure. Une ouverture ménagée à l’arrière du roufle permettait au lieutenant Procope de passer sa tête bien encapuchonnée, sans trop s’exposer au froid, et, au moyen de la boussole, il pouvait se diriger en droite ligne sur Formentera.
L’allure du you-you était d’une douceur extrême. Il n’éprouvait même pas ce désagréable frémissement, dont les trains ne sont pas exempts sur les chemins de fer les mieux établis. Moins pesant à la surface de Gallia qu’il ne l’eût été à la surface de la terre, il glissait sans éprouver ni roulis ni tangage, et dix fois plus vite qu’il ne l’avait jamais fait dans son élément naturel. Le capitaine Servadac et le lieutenant Procope se croyaient parfois enlevés dans l’air, comme si un aérostat les eût promenés au-dessus de l’ice-field. Mais ils ne quittaient point ce champ glacé, dont la couche, supérieure se pulvérisait sous l’armature métallique du you-you, et ils laissaient derrière eux tout un nuage de poussière neigeuse.
Il fut alors aisé de reconnaître que l’aspect de cette mer congelée était partout le même. Pas un être vivant n’animait cette vaste solitude. L’effet était particulièrement triste. Cependant il s’en dégageait une sorte de poésie qui impressionna, chacun suivant son caractère, les deux compagnons de route. Le lieutenant Procope observait en savant, le capitaine Servadac en artiste, ouvert à toute émotion nouvelle. Quand le soleil vint à se coucher, lorsque ses rayons, frappant obliquement le you-you, projetèrent sur sa gauche l’ombre démesurée de ses voiles, lorsqu’enfin la nuit eut brusquement remplacé le jour, ils se rapprochèrent l’un de l’autre, mus par une involontaire attraction, et leurs mains se pressèrent silencieusement.
La nuit fut entièrement obscure, car la lune était nouvelle depuis la veille, mais les constellations brillaient d’un admirable éclat sur le ciel assombri. À défaut de boussole, le lieutenant Procope eût pu certainement se guider sur la nouvelle polaire, qui resplendissait près de l’horizon. On comprend bien que, quelle que fût la distance qui séparait actuellement Gallia du soleil, cette distance était absolument insignifiante par rapport à l’incommensurable éloignement des étoiles.
Quant à cette distance de Gallia, elle était déjà considérable. La dernière notice l’établissait nettement. C’est à quoi pensait le lieutenant Procope, tandis que le capitaine Servadac, suivant un autre courant d’idées, ne songeait qu’à celui ou à ceux de ses compatriotes auxquels il portait secours.
La vitesse de Gallia le long de son orbite avait diminué de vingt millions de lieues du 1er mars au 1er avril, conformément à la seconde loi de Kepler. En même temps, sa distance au soleil s’était accrue de trente-deux millions de lieues. Elle se trouvait donc à peu près au milieu de la zone parcourue par les planètes télescopiques qui circulent entre les orbites de Mars et de Jupiter. C’est ce que prouvait, d’ailleurs, la prise de ce satellite qui, suivant la notice, était Nérina, l’un des derniers astéroïdes récemment découverts. Ainsi donc, Gallia s’éloignait toujours de son centre attractif, suivant une loi parfaitement déterminée. Or, ne pouvait-on espérer que l’auteur des documents arriverait à calculer cette orbite et à trouver mathématiquement l’époque à laquelle Gallia serait à son aphélie, si toutefois elle suivait un orbe elliptique ? Ce point marquerait alors son éloignement maximum, et, à compter de cet instant, elle fendrait à se rapprocher de l’astre radieux. On connaîtrait alors exactement la durée de l’année solaire et le nombre des jours galliens.
Le lieutenant Procope réfléchissait à tous ces inquiétants problèmes, lorsque le retour du jour le surprit brusquement. Le capitaine Servadac et lui tinrent alors conseil. Après calcul, estimant à cent lieues, au moins, la route qu’ils avaient parcourue en droite ligne depuis leur départ, ils résolurent de diminuer la vitesse du you-you. Les voiles furent donc en partie serrées, et, malgré le froid excessif, les deux explorateurs examinèrent la plaine blanche avec la plus scrupuleuse attention.
Elle était absolument déserte. Pas une surélévation de roches n’en altérait la superbe uniformité.
« Ne sommes-nous pas un peu trop dans l’ouest de Formentera ? dit le capitaine Servadac, après avoir consulté la carte.
— C’est probable, répondit le lieutenant Procope, car, ainsi que je l’eusse fait en mer, je me suis tenu au vent de l’île. Nous n’avons plus maintenant qu’à laisser porter.
— Faites donc, lieutenant, répondit le capitaine Servadac, et ne perdons pas un instant ! »
Le you-you fut manœuvré de manière à présenter le cap au nord-est. Hector Servadac, bravant la bise aiguë, se tenait debout à l’avant. Tout ce qu’il avait de force se concentrait dans son regard. Il ne cherchait pas à apercevoir dans l’air une fumée qui pût trahir la retraite de l’infortuné savant, auquel, très-probablement, le combustible manquait comme les vivres. Non ! c’était, le sommet de quelque îlot émergeant de l’ice-field, qu’il essayait de découvrir sur la ligne de l’horizon.
Soudain l’œil du capitaine Servadac s’anima, et sa main se tendit vers un point de l’espace.
« Là ! là ! » s’écria-t-il.
Et il montrait une sorte de construction en charpente qui faisait saillie sur la ligne circulaire tracée entre le ciel et le champ de glace.
Le lieutenant Procope avait saisi sa lunette.
« Oui ! répondit-il, là !… là !… C’est un pylône qui servait à quelque opération géodésique ! »
Le doute n’était plus possible ! La voile fut éventée, et le you-you, qui ne se trouvait pas à plus de six kilomètres du point signalé, s’enleva avec une prodigieuse vitesse.
Le capitaine Servadac et le lieutenant Procope, dominés par l’émotion, n’auraient pu prononcer une seule parole. Le pylône grandissait rapidement à leurs yeux, et bientôt ils virent un amas de roches basses que ce pylône dominait, et dont l’agglomération faisait tache sur le tapis blanc de l’ice-field.
Ainsi que l’avait pressenti le capitaine Servadac, aucune fumée ne s’élevait de l’îlot. Or, par ce froid intense, il ne fallait plus se faire d’illusion. C’était, sans doute, un tombeau vers lequel le you-you courait à toutes voiles.
Dix minutes après, un kilomètre environ avant d’arriver, le lieutenant Procope serra sa brigantine, car l’élan du you-you devait suffire à le porter jusqu’aux roches.
Alors, une émotion, plus vive encore, serra au cœur le capitaine Servadac.
Au sommet du pylône, le vent tordait un lambeau d’étamine bleue… C’était tout ce qui restait du pavillon de la France !
Le you-you vint heurter les premières roches. L’îlot n’avait pas un demi-kilomètre de tour. De Formentera, de l’archipel des Baléares, il n’existait pas d’autres vestiges.
Au pied du pylône s’élevait une misérable cabane de bois, dont les volets étaient hermétiquement fermés.
S’élancer sur les roches, escalader les pierres glissantes, atteindre la cabane, le capitaine Servadac et le lieutenant Procope ne mirent à cela que la durée d’un éclair.
Hector Servadac heurta du poing la porte de la cabane, qui était barrée intérieurement.
Il appela. Pas de réponse.
« À moi, lieutenant ! » dit le capitaine Servadac.
Et tous deux, appuyant vigoureusement de l’épaule, firent sauter la porte à demi vermoulue.
Dans l’unique chambre de la cabane, l’obscurité était complète, le silence absolu.
Ou le dernier habitant de cette chambre l’avait abandonnée, ou il y était, mais mort.
Les volets furent repoussés et le jour se fit.
Dans l’âtre froid de la cheminée, il n’y avait rien, si ce n’est la cendre d’un feu éteint.
Dans un coin, un lit. Sur ce lit, un corps étendu.
Le capitaine Servadac s’approcha, et un cri s’échappa de sa poitrine.
« Mort de froid ! Mort de faim ! »
Le lieutenant Procope se pencha sur le corps de l’infortuné.
« Il vit ! » s’écria-t-il.
Et, ouvrant un flacon que remplissait un énergique cordial, il en introduisit quelques gouttes entre les lèvres du mourant.
Un léger soupir se fit entendre, et il fut presque aussitôt suivi de ces quelques mots, dits d’une voix faible :
« Gallia ?
— Oui !… oui !… Gallia !… répondit le capitaine Servadac, et c’est…
— C’est ma comète, à moi, ma comète ! »
Puis, ce mot prononcé, le moribond retomba dans un profond engourdissement, tandis que le capitaine Servadac se disait :
« Mais je connais ce savant ! Où l’ai-je donc rencontré déjà ? »
Le soigner, le sauver de la mort, dans cette cabane où toute ressource manquait, il n’y fallait pas songer. La décision d’Hector Servadac et du lieutenant Procope fut rapidement prise. En quelques instants, le moribond, ses quelques instruments de physique et d’astronomie, ses vêtements, ses papiers, ses livres, et une vieille porte qui lui servait de tableau noir pour ses calculs, eurent été transportés dans le you-you.
Le vent, qui avait heureusement tourné de trois quarts, était presque favorable. On en profita, on mit à la voile, et le seul roc qui restât des îles Baléares fut abandonné.
Le 19 avril, trente-six heures après, sans que le savant eût ouvert les yeux ou dit une parole, il était déposé dans la grande salle de Nina-Ruche, et les colons accueillaient par des hurrahs les deux hardis compagnons, dont ils avaient attendu si impatiemment le retour.