Hetzel (p. 62-74).
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CHAPITRE VII


DANS LEQUEL BEN-ZOUF CROIT DEVOIR SE PLAINDRE DE LA NÉGLIGENCE DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL À SON ÉGARD.


Dix minutes après, le gouverneur général et la « population » dormaient profondément dans une des chambres du poste, le gourbi ne s’étant pas encore relevé de ses ruines. Cependant, le sommeil de l’officier fut légèrement troublé par cette pensée que, s’il avait constaté tant d’effets nouveaux, les causes premières lui étaient toujours inconnues. Sans être autrement cosmographe, un effort de sa mémoire lui rappela certaines lois générales qu’il croyait avoir oubliées. Il se demanda donc si un changement dans l’inclinaison de l’axe terrestre sur l’écliptique n’avait pas engendré ces phénomènes.

Mais, si un pareil changement eût expliqué le déplacement des mers et peut-être celui des points cardinaux, il n’avait pu produire raccourcissement des jours, ni la diminution de l’intensité de la pesanteur à la surface du globe. Hector Servadac dut bientôt renoncer à cette hypothèse, — ce qui ne laissa pas de le tracasser fort, car il était, comme on dit, au bout de son rouleau. Mais, sans doute, la série des singularités n’était pas close, et il était possible que quelque autre étrangeté le mît sur la voie. Il l’espérait, du moins.

Le lendemain, le premier soin de Ben-Zouf fut de préparer un bon déjeuner. Il fallait se refaire, que diable ! Lui avait faim comme trois millions d’Algériens. C’était le cas ou jamais d’en finir avec une douzaine d’œufs, que le cataclysme qui avait « cassé le pays » avait cependant respectés. Avec un bon plat de ce couscoussou que l’ordonnance savait préparer remarquablement, cela ferait un excellent repas.

Or, le fourneau était là, dans le poste, la casserole de cuivre luisait comme si elle sortait des mains du fourbisseur, l’eau fraîche attendait dans une de ces grandes alcarazas dont l’évaporation perlait la surface. Avec trois minutes d’immersion dans l’eau bouillante, Ben-Zouf se chargeait d’obtenir d’excellents œufs à la coque.

Le feu fut allumé en un tour de main, et, suivant sa coutume, l’ordonnance entonna le refrain militaire :


Y a-t-il du sel
Dans la gamelle ?
Y a-t-il du veau
Pour le fricot ?


Le capitaine Servadac, allant et venant, observait d’un œil curieux ces préparatifs culinaires. À l’affût de nouveaux phénomènes qui pussent le tirer d’incertitude, il se demandait si quelque singularité n’allait pas encore se produire. Le fourneau fonctionnerait-il comme d’habitude ? L’air, modifié, lui apporterait-il son contingent d’oxygène ?

Oui, le fourneau s’alluma, et, sous le souffle un peu haletant de Ben-Zouf, une belle flamme se dégagea des brindilles mêlées aux morceaux de charbon. Donc, à cet égard, rien d’extraordinaire.

La casserole fut mise sur le fourneau, l’eau remplit la casserole, et Ben-Zouf attendit que le liquide entrât en ébullition pour y plonger ses œufs, qui paraissaient vides, tant ils pesaient peu à sa main.

La casserole n’était pas depuis deux minutes sur le fourneau, que l’eau bouillait déjà.

« Diable ! comme le feu chauffe à présent ! s’écria Ben-Zouf.

— Ce n’est pas le feu qui chauffe davantage, répondit le capitaine Servadac, après avoir réfléchi, c’est l’eau qui bout plus vite. »

Et, prenant un thermomètre centigrade suspendu au mur du poste, il le plongea dans l’eau bouillante.

L’instrument ne marqua que soixante-six degrés.

« Bon ! s’écria l’officier, voilà l’eau qui bout à soixante-six degrés au lieu de cent !

— Eh bien, mon capitaine ?

— Eh bien, Ben-Zouf, je te conseille de laisser tes œufs un bon quart d’heure dans ta casserole, et encore seront-ils à peine cuits !

— Mais ils seront durs ?

— Non, mon ami, et c’est tout au plus s’ils seront assez cuits pour colorer nos mouillettes ! »

La cause de ce phénomène était évidemment une diminution de hauteur de la couche atmosphérique, ce qui concordait avec la diminution de densité de l’air déjà observée. Le capitaine Servadac ne s’y trompa pas. La colonne d’air, au-dessus de la surface du globe, avait décru d’un tiers environ, et c’est pourquoi l’eau, soumise à une moindre pression, bouillait à soixante-six degrés au lieu de cent. Un phénomène identique se fût produit au sommet d’une montagne dont l’altitude aurait été de onze mille mètres, et si le capitaine Servadac avait possédé un baromètre, il eût déjà constaté cette décroissance de la colonne atmosphérique. C’est même cette circonstance qui avait provoqué chez Ben-Zouf et chez lui cet affaiblissement de la voix, cette aspiration plus vive, et cette décompression des vaisseaux sanguins, à laquelle ils étaient faits déjà.

« Et cependant, se dit-il, il me paraît difficile d’admettre que notre campement ait été transporté à une telle hauteur, puisque la mer est là, qui baigne les falaises ! »

Mais si, en cette occasion, Hector Servadac avait tiré des conséquences justes, il ne pouvait encore dire quelle en était la cause. Inde iræ.

Cependant, grâce à une immersion plus longue, les œufs furent presque cuits. Il en fut de même pour le couscoussou. Ben-Zouf observa justement qu’il en serait quitte, à l’avenir, pour commencer ses opérations culinaires une heure plus tôt, et il servit son capitaine.

Et pendant que celui-ci mangeait de grand appétit, en dépit de ses préoccupations :

« Eh bien, mon capitaine ? dit Ben-Zouf, qui n’entrait jamais en matière sans employer cette formule interrogative.

— Eh bien, Ben-Zouf ? répondit l’officier, suivant l’invariable habitude qu’il avait de répondre ainsi à son ordonnance.

— Qu’allons-nous faire ?

— Nous allons attendre.

— Attendre ?…

— Que l’on vienne nous chercher.

— Par mer ?

— Par mer, nécessairement, puisque nous sommes maintenant campés dans une île.

— Alors, mon capitaine, vous pensez que les camarades…

— Je pense, ou du moins j’espère que la catastrophe a limité ses ravages à quelques points de la côte algérienne, et que, par conséquent, nos camarades sont sains et saufs.

— Oui, mon capitaine, il faut l’espérer.

— Il n’est donc pas douteux que le gouverneur général ne veuille avoir le cœur net de ce qui s’est passé. Il a dû expédier d’Alger quelque bâtiment pour explorer le littoral, et j’ose croire qu’il ne nous aura pas oubliés. Surveille donc la mer, Ben-Zouf, et, dès qu’un navire sera en vue, nous lui ferons des signaux.

— Et s’il ne vient pas de navire ?

— Alors nous construirons une embarcation, et nous irons à ceux qui ne seront pas venus à nous.

— Bon, mon capitaine. Vous êtes donc marin ?

— On est toujours marin quand il est nécessaire de l’être, » répondit imperturbablement l’officier d’état-major.

Et voilà pourquoi Ben-Zouf, une longue-vue aux yeux, ne cessa d’interroger l’horizon pendant les jours qui suivirent. Mais aucune voile n’apparut dans le champ de sa lunette.

« Nom d’un Kabyle ! s’écriait-il, Son Excellence le gouverneur général met quelque négligence à notre endroit ! »

Au 6 janvier, la situation des deux insulaires ne s’était aucunement modifiée. Ce 6 janvier était la date vraie, c’est-à-dire celle du calendrier, avant que les anciens jours terrestres eussent perdu douze heures sur vingt-quatre. Le capitaine Servadac, non sans raison et dans le but de mieux s’y reconnaître, avait préféré s’en tenir à l’ancienne méthode. Aussi, bien que le soleil se fût levé et couché douze fois sur l’horizon de l’île, ne comptait-il que six jours depuis le 1er janvier à minuit, commencement du jour de l’année civile. Sa montre lui servait à noter exactement les heures écoulées. Bien évidemment, une horloge à balancier, dans les circonstances où il se trouvait, ne lui eût donné que des indications fausses, par suite de la diminution de la pesanteur ; mais une montre, mue par un ressort, n’est pas soumise aux effets de l’attraction, et, si la montre du capitaine Servadac était bonne, elle devait marcher régulièrement, même après tant de trouble apporté à l’ordre physique des choses. C’est ce qui arriva en cette occasion.

« Bigre ! mon capitaine, dit alors Ben-Zouf, qui avait quelque littérature, il me semble que vous tournez au Robinson et que je frise le Vendredi ! Est-ce que je suis nègre ?…

— Non, Ben-Zouf, répondit le capitaine Servadac, tu es encore d’un joli blanc… foncé !

— Un Vendredi blanc, reprit Ben-Zouf, ça n’est pas complet, mais j’aime mieux ça ! »

Donc, le 6 janvier, n’ayant rien vu venir, le capitaine jugea convenable de faire ce qu’ont fait tous les Robinsons avant lui, c’est-à-dire d’inventorier les ressources végétales et animales de son domaine.

L’île Gourbi — il lui donna ce nom — avait une contenance superficielle de trois mille kilomètres carrés environ, soit trois cent mille hectares. Bœufs, vaches, chèvres et moutons s’y trouvaient en assez grand nombre, mais le chiffre ne pouvait en être fixé. Le gibier abondait, et il n’y avait plus à craindre qu’il abandonnât le territoire. Les céréales ne manquaient pas. Trois mois plus tard, les récoltes de blé, de maïs, de riz et autres seraient bonnes à engranger. Donc, la nourriture du gouverneur, de la population, des deux chevaux était assurée et bien au delà. Si même de nouveaux habitants atterrissaient sur l’île, leur existence s’y trouverait complètement garantie.

Du 6 au 13 janvier, la pluie tomba avec une extrême abondance. Le ciel était constamment couvert d’épais nuages, que leur condensation ne parvenait pas à diminuer. Plusieurs gros orages éclatèrent aussi, — météores rares à cette époque de l’année. Mais Hector Servadac n’avait pas été sans observer que la température avait une tendance anormale à s’élever. Été singulièrement précoce que celui-là, car il commençait au mois de janvier ! Remarque encore plus étonnante, cet accroissement de température était non-seulement constant, mais progressif, comme si le globe terrestre se fût rapproché du soleil d’une manière régulière et continue.

En même temps que la chaleur, la lumière devenait aussi plus intense, et, sans cet épais écran de vapeurs que les nuages interposaient entre le ciel et la surface de l’île, l’irradiation solaire eût éclairé les objets terrestres avec une vivacité tout à fait nouvelle.

Ce qu’était la rage d’Hector Servadac de ne pouvoir observer ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles, ni aucun point de ce firmament qui eût peut-être répondu à ses questions si la brume se fût dissipée, on le comprend de reste. Ben-Zouf essaya une ou deux fois de calmer son capitaine en lui prêchant cette résignation qu’il poussait, lui, jusqu’à l’indifférence ; mais il fut si mal reçu, qu’il ne se hasarda plus à rien dire. Il se bornait donc à remplir convenablement ses fonctions de vigie. Malgré la pluie, malgré le vent, malgré l’orage, il montait sa garde, jour et nuit, au sommet de la falaise : ne donnant que quelques heures au sommeil. Mais c’était vainement qu’il parcourait des yeux cet horizon invariablement désert. D’ailleurs, quel navire eût pu tenir par ce mauvais temps et sous de telles bourrasques ? La mer soulevait ses lames à une inconcevable hauteur, et l’ouragan s’y déchaînait avec une fureur incomparable. Certes, à la seconde période de formation, lorsque les premières eaux, volatilisées par la chaleur interne, s’élevaient en vapeurs dans l’espace pour retomber en torrents sur la terre, les phénomènes de l’époque diluvienne n’avaient pu s’accomplir avec une plus surprenante intensité.

Mais, le 13, ce déluge cessa comme par enchantement. Les dernières violences du vent dissipèrent les derniers nuages dans la nuit du 13 au 14. Hector Servadac, depuis six jours confiné dans le poste, le quitta dès qu’il vit la pluie cesser et le vent calmir. Il courut se poster, lui aussi, sur la falaise. Qu’allait-il lire dans les astres ? Ce gros disque, un instant entrevu dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, reparaîtrait-il à ses yeux ? Le secret de sa destinée lui serait-il révélé enfin ?

Le ciel resplendissait. Aucune vapeur ne voilait les constellations. Le firmament se tendait au regard comme une immense carte céleste, et quelques nébuleuses se dessinaient là où l’œil d’un astronome n’eût pu autrefois les distinguer sans télescope.

Le premier soin de l’officier fut d’observer la polaire, car observer la polaire, c’était son fort.

Elle était là, mais très-abaissée sur l’horizon, et il était probable qu’elle ne servait plus de pivot central à tout le système stellaire. En d’autres termes, l’axe de la terre, indéfiniment prolongé, ne passait plus par le point fixe que cette étoile occupait ordinairement dans l’espace. Et en effet, une heure après, elle s’était sensiblement déplacée déjà et s’abaissait sur l’horizon, comme si elle eût appartenu à quelque constellation zodiacale.

Restait donc à trouver quelle était l’étoile qui la remplaçait, c’est-à-dire par quel point du ciel passait maintenant l’axe prolongé de la terre. Ce fut à cette observation que, pendant plusieurs heures, Hector Servadac s’attacha uniquement. La nouvelle polaire devait être immobile comme l’était l’ancienne, au milieu des autres étoiles qui, dans leur mouvement apparent, accomplissent autour d’elle leur révolution diurne.

Le capitaine Servadac reconnut bientôt que l’un de ces astres, très-rapproché de l’horizon septentrional, remplissait ces conditions d’immobilité et semblait être stationnaire entre tous. C’était l’étoile Wéga de la Lyre, — celle-là même qui, par suite de la précession des équinoxes, doit remplacer la polaire dans douze mille ans. Or, comme il ne s’était pas écoulé douze mille ans depuis quatorze jours, il fallait bien en conclure que l’axe de la terre avait été brusquement changé.

« Et alors, observa le capitaine, non-seulement l’axe aurait été changé, mais, puisqu’il passe par un point si rapproché de l’horizon, il faudrait admettre que la Méditerranée se trouverait reportée à l’équateur. »

Et il tomba dans un abîme de réflexions, pendant que ses regards erraient de la Grande-Ourse, devenue une constellation zodiacale et dont la queue seule sortait alors des eaux, jusqu’à ces nouvelles étoiles de l’hémisphère austral, qui, pour la première fois, se levaient à ses yeux.

Un cri de Ben-Zouf le ramena sur la terre.

« La lune ! s’écria l’ordonnance.

— La lune ?

— Oui ! la lune ! » répliqua Ben-Zouf, enchanté de revoir « la compagne des nuits terrestres », comme on dit en langage poétique.

Et il montrait un disque qui s’élevait à l’opposé de la place que devait occuper le soleil en ce moment.

Était-ce la lune ou quelque autre planète inférieure, grossie par le rapprochement ? Le capitaine Servadac eût été fort embarrassé de se prononcer. Il prit une assez forte lunette, dont il se servait habituellement dans ses opérations géodésiques, et il la braqua sur l’astre signalé.

« Si c’est la lune, dit-il, il faut avouer qu’elle s’est considérablement éloignée de nous ! Ce ne serait plus par milliers, ce serait par millions de lieues qu’il faudrait maintenant évaluer sa distance ! »

Après une minutieuse observation, il crut pouvoir affirmer que ce n’était point la lune. Il ne reconnaissait pas sur ce disque pâli ces jeux de lumière et d’ombre qui lui donnent en quelque sorte l’apparence d’une face humaine. Il n’y retrouvait aucune trace des plaines ou mers, ni de cette auréole de rainures qui rayonnent autour du splendide mont Tycho.

« Eh non ! Ce n’est pas la lune ! dit-il.

— Pourquoi n’est-ce pas la lune ? demanda Ben-Zouf, qui tenait particulièrement à sa découverte.

— Parce que cet astre-là possède lui-même une petite lune, qui lui sert de satellite ! »

En effet, un point lumineux, tel qu’apparaissent les satellites de Jupiter au foyer des instruments de médiocre puissance, se montrait assez nettement dans le champ de la lunette.

« Mais, si ce n’est pas la lune, qu’est-ce donc alors ? s’écria le capitaine Servadac en frappant du pied. Ce n’est pas Vénus, ce n’est pas Mercure, puisque ces deux planètes n’ont pas de satellites ! Et, cependant, il s’agit là d’une planète dont l’orbite est contenue dans celle de la terre, puisqu’elle accompagne le soleil dans son mouvement apparent ! Mais, mordioux ! si ce n’est ni Vénus ni Mercure, ce ne peut être que la lune, et, si c’est la lune, où diable a-t-elle volé ce satellite-là ? »