Paul Ollendorff (p. 367-399).

XVI

les derniers louis



En s’éveillant, un matin, le vicomte Henri de Valterre constata qu’il lui restait pour toute fortune juste cinquante mille francs, et il se sentit plein de mépris pour l’humanité. Il se leva, s’assit devant le tiroir du secrétaire qui contenait les derniers vestiges de sa splendeur passée et, méditativement, rêva dans la clarté douce tamisée par les vitraux.

La funèbre échéance qu’il s’était assignée approchait. Quelques jours encore et il serait complètement ruiné. Alors, que ferait-il ? Un instant il eut devant les yeux la vision lugubre de ces décavés de la Grande Vie qui, incapables de gagner leur existence en travaillant, trop lâches pour trancher le nœud gordien du suicide, se font parasites et subsistent misérablement en utilisant leurs anciennes relations, accueillis par les uns, repoussés par les autres, méprisés par tous, payant d’humiliations amèrement sanglantes les louis raccrochés à droite et à gauche. Il se rappela des princes échoués devant la police correctionnelle, des barons faméliques, des comtes pensionnaires des tripots. Raffermi alors dans sa résolution, Valterre se jura à lui-même d’éviter cette chute finale. Mourir ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe après tout ? L’important est de ne point survivre à une fortune disparue, à des plaisirs devenus impossibles.

Comme il aboutissait à cette conclusion mélancolique, François, le valet de chambre, lui remit une carte. Il lut :

Louis Defermont,
Carrossier,
Avenue d’Eylau.

Un gros homme, vêtu avec une recherche exagérée, entra délibérément. Il portait sur sa physionomie l’empreinte de résolutions énergiques prises par avance. Valterre étonné se leva, fit un pas :

— Monsieur.

— Louis Defermont ; voyez sur la carte.

— J’ai bien lu, mais j’ignore…

— Ah ! oui, je vais vous dire…

Il souriait d’un air entendu. Le vicomte, pour couper court, interrompit :

— Que désirez-vous ?

— Je désire être payé, dit l’autre assez brutalement.

— Mais… monsieur, je ne vous connais pas, et je me demande…

— Laissez-moi expliquer… Ce n’est pas vous qui me devez, c’est Madame de Barrol.

— Ah ! c’est madame…

— Parfaitement… Il y a plus d’un an qu’on remet de jour en jour le règlement… J’ai vu madame la comtesse ce matin. Elle m’a adressé à vous. Voilà pourquoi je suis venu. Vous comprenez, je suis las d’attendre.

— Très bien, répondit le vicomte.

Il cherchait la clef de son secrétaire.

— Oui, continua l’autre insolemment, on est exigeant quand il s’agit de la livraison des marchandises, mais pour le paiement, c’est autre chose… Lorsqu’on veut rouler carrosse…

— François ! appela froidement Valterre.

Et quand le valet de chambre fut entré, il continua :

— Mettez monsieur à la porte. Vous le paierez dans l’antichambre.

Le carrossier devint rouge de colère. Mais l’espoir de recouvrer sa créance l’empêcha de résister. Il sortit en roulant des yeux irrités. Valterre lui fit remettre l’argent, puis il retomba dans sa méditation.

Cet incident ne l’avertissait-il pas qu’il fallait se hâter ? Certes, c’était la première fois qu’un fournisseur se permettait de lui réclamer le montant de sa facture avec une pareille insolence. Mais cela se renouvellerait d’un moment à l’autre, et sa ruine, encore ignorée, serait connue de tous. Alors les trente mille francs, épave du passé, disparaîtraient ainsi qu’une paille dans un gouffre insondable, et le désastre se précipiterait. Or, cette somme, si faible qu’elle fût, lui offrait une dernière chance de salut. Il pouvait la risquer au jeu, gagner une fortune peut-être et recommencer ensuite, avec de nouvelles forces, la terrible lutte pour la vie. Sinon, il serait toujours temps de faire comme la Moule. Du moins, il aurait lutté jusqu’au bout…

Se hâter ? Et pourquoi pas le jour même ?… Ainsi, il éviterait de prolonger une incertitude cruelle. Justement, il y avait des courses à Auteuil. S’il tentait la chance, là d’abord, puis le soir au Young-Club, il résoudrait en vingt-quatre heures le problème de sa destinée.

Souriant amèrement du sombre sourire de Werther, il tira du meuble où étaient enfermés ses louis un mignon revolver dont il remplaça les cartouches et fit jouer les ressorts, qui résonnèrent avec un bruit d’acier. Puis il regarda l’heure et d’autres pensées l’assiégèrent. Ce matin-là, Madame de Lunel devait venir. Il ferma le secrétaire machinalement, songeant à des femmes…

Dans son existence, semée d’amours passagères, deux affections avaient survécu à la possession des femmes aimées, et le sacrifice de ces affections était l’unique chose qui pût lui causer un regret, lorsqu’il pensait à la mort. La vicomtesse de Lunel, une véritable grande dame, jusqu’alors insoupçonnée, n’avait répondu qu’après de longs mois de cour discrète aux désirs de Valterre. Unie à un mari jaloux, fort épris d’elle, elle était obligée, afin de se rendre chez le vicomte, d’inventer des combinaisons extravagantes dont l’attrait, pour son esprit aventureux, constituait les trois quarts au moins de son amour. Très intelligente, très fine, elle soupçonnait depuis longtemps, pourtant sans certitude absolue, la liaison de Valterre avec Madame de Barrol. Marguerite, elle, ne cherchait point tant de complications. Le vicomte lui plaisait et, lorsqu’elle se trouva libre, elle devint tout de suite sa maîtresse, prenant juste assez de précautions pour ne pas afficher ses sentiments dans la société sévère qu’elle fréquentait. Au contraire de Madame de Lunel, elle était tendre, simple, bonne, quoique un peu étourdie, et malgré son ton persifleur, croyait très volontiers que Valterre l’aimait uniquement.

Or, songeant à ses maîtresses charmantes, le vicomte, décidé à mourir, se sentait envahi par un involontaire regret. Il n’hésitait pas, non ; mais il se demandait, au cas où la veine le favoriserait et lui rendrait une partie de sa fortune, s’il ne serait pas plus sage d’inaugurer une nouvelle existence, moins déséquilibrée, dont Marguerite ou Madame de Lunel deviendrait le centre attrayant. Dégoûté de la Grande Vie, il rêvait à des mois et des mois d’amour reposé, une manière d’idylle… Mais quoi ! il savait fort bien que cet échafaudage de projets était un songe, un amusement de l’esprit, et qu’une heure de déveine pouvait l’effacer comme disparaît un mirage… N’importe, sa pensée s’acharnait à concevoir cet avenir impossible… Pourquoi même fonder tous ces châteaux en Espagne, sur l’espoir d’un gain hasardeux, et jouer sa vie sur une carte ? Il était ruiné, oui ; mais cet accident arrive à tant d’autres qui ne se tuent pas ! Pourquoi se punirait-il lui même d’avoir manqué sa destinée ? Par un faux point d’honneur, pour que les cerveaux fêlés du cercle, les têtes creuses du Bois pensassent après :

— C’était un crâne !

Mais n’y a-t-il donc que ces gens-là sur terre ? Avec les relations qu’il avait conservées, il pouvait encore se créer une existence en travaillant, ou seulement en faisant semblant de travailler, dans la diplomatie, par exemple. Serait-il tant à plaindre ? Cela, pour bien d’autres, constituerait le bonheur. Est-il mieux de recommencer courageusement la lutte ou de s’y soustraire par la mort ?

Eh bien ! non, ce n’était pas par vanité de gommeux qu’il se condamnait lui-même, mais par dégoût, par découragement, parce qu’aucun lien assez fort ne le retenait sur terre. Sincèrement, froidement, il ne croyait pas laisser après lui des regrets. Ah ! sans cela… Mais en fin de compte, peut-être se trompait-il. L’idée lui vint d’éprouver l’amour de ses maîtresses…

Madame de Lunel entrait sans se faire annoncer. Valterre lui prit les mains vivement, l’embrassa, et tandis qu’elle relevait sa voilette, il la pria de s’asseoir.

— Non, dit-elle, je n’ai pas le temps. Je n’ai pas voulu manquer à ma parole, c’est pourquoi je suis venue. Mais je suis très pressée… Je vends des fleurs à la Kermesse ce soir, et j’ai un mal !… Croiriez-vous que mon chapeau n’est pas prêt !… C’est bien ennuyeux, ces fêtes, et pourtant on ne peut pas refuser. Mais qu’avez-vous donc ? Vous ne semblez pas d’une gaîté folle… Si j’avais su trouver cet accueil…

— Pardonnez-moi, répondit le vicomte. Je viens d’apprendre une terrible nouvelle. Un de mes amis, ruiné, s’est fait sauter la cervelle.

— Ah ! il a eu tort.

— Oui, cela s’est passé dans des circonstances particulièrement tristes… Il était entré dans les ambassades pour vivre. Mais une grande dame qu’il aimait l’a abandonné… C’est ce qui l’a désespéré.

— Dam ! vous m’avouerez… On ne peut guère aimer un employé… Mais ce n’était pas une raison pour se tuer… Il y a, m’a-t-on dit, des bourgeoises très bien avec lesquelles il eut pu se consoler…

— Ah ! voilà, il n’aimait pas les bourgeoises.

— Alors, pourquoi s’est-il ruiné ? dit en riant la jeune femme.

Elle tendit à Valterre son gant pour qu’il rattachât le bouton.

— Vous êtes d’une logique effrayante, conclut le vicomte. Mais parlons de choses plus gaies… Vous allez aux courses.

— Oui.

— On vous y verra ?

— Oh ! je ferai à peine une apparition. Vous comprenez, avec cette maudite fête, je suis horriblement tenue. Vous viendrez ce soir, m’acheter des fleurs ?

— Je n’y manquerai pas.

— D’ailleurs, il y aura Marguerite, reprit-elle avec un sourire demi-moqueur, demi-hautain. Elle vend du lait. C’est une fort belle laitière… Elle semble née pour cela.

— Vous êtes très méchante, ce matin.

— Non… énervée… Aussi, je me sauve…

Il l’embrassa encore longuement, et elle s’envola sans bruit.

L’expérience commençait bien, vraiment. Si maintenant il lui demeurait encore un doute, c’est sûrement qu’il possédait une belle dose d’optimisme… Il marcha. Au bout de l’hôtel, dans un boudoir toujours fermé, était un portrait de Madame de Barrol, par Dillon. Longtemps, il le regarda. Le beau visage ovale de Marguerite, saillant du cadre, lui souriait. Il lui sembla que la comtesse l’appelait. À cette heure, la paresseuse ne devait pas être sortie. S’il allait la voir ? Vite, il se décida et fit atteler sa voiture.

La comtesse habitait, sur le boulevard Beauséjour, un véritable nid de jolie parisienne, un petit hôtel enfoui sous des lierres qui laissaient voir seulement l’encadrement fouillé des baies. Un perron monumental montait au premier, allongeant ses rampes ornées de balustres et de vases polychromes en faïence de l’Inde. Des fenêtres du salon, par dessus les rails du chemin de fer de ceinture où les locomotives passaient en sifflant, se voyaient la file des hôtels et les verdures du Bois rayées par les troncs des grands arbres du Ranelagh. La chambre à coucher de Marguerite occupait toute l’aile droite. Elle était dans une note sombre : des murs couverts de tapisseries modernes en couleurs pâlies, un immense lit à colonnes et, dans tous les coins, des consoles, des meubles délicats, inutiles, disparaissant sous les bibelots d’ivoire, les dessins japonais, les ciselures antiques. La comtesse collectionnait, non par goût, mais par mode. Vers la gauche, deux portes-fenêtres faisaient une trouée lumineuse et donnaient de plain pied sur la serre, adaptée pour se découvrir et se transformer en terrasse aux jours chauds de l’été. Cette serre était la passion de Marguerite. Elle passait la moitié de ses journées parmi ses feuillages immobiles, dans son atmosphère capiteuse. Dès l’entrée, on voyait un fouillis, une profusion de verdures, par dessus lesquelles retombaient les palmes des lataniers et montaient droit vers le vitrage les troncs élancés des diplogottis et des quercus. Il y avait encore, mêlant leurs feuilles, des ficus métalliques, des cycas semblables à des fougères gigantesques, avec un tronc de palmier, un dracæna de Madagascar dont les tiges serpentines s’entortillaient sous les folioles lancéolées. Et dans toute cette verdure, sous les vanilles grimpantes, entre les feuilles en velours rayé des calathea, des begonias et des rhododendrons fleurissaient tendrement. À gauche, était une autre serre circulaire, plus petite, à température élevée. Là, autour d’un bassin où nageaient des poissons multicolores, les plantes aquatiques poussaient dans l’air attiédi, laissant pendre leurs feuilles, comme énervées par cette chaleur. Des tornelias étalaient leurs feuilles découpées sur le fouillis inextricable des racines et, par endroits les corolles délicates des lœlia et des anthurium plaquaient des taches vives rutilantes. Au milieu du bassin, sous les traînées de quisquelis, un jet d’eau jaillissait et dans tous les coins des rochers factices, de mignonnes fougères dentelées blottissaient peureusement leur verdure délicate.

Marguerite, adorable dans son peignoir rose, vint joyeusement à la rencontre de Valterre :

— Quelle surprise ! Comme c’est aimable à vous.

Et gaiement, elle se mit à babiller, passant d’un sujet à l’autre, sans transition, parlant de ses robes, de sa couturière, du Théâtre-Français, puis des fleurs de la vérandah, dont elle inclinait la corolle pour les faire admirer. Valterre, distrait, répondait par monosyllabes.

… Non, décidément, pas plus que Madame de Lunel, Marguerite ne pouvait demeurer sa maîtresse lorsqu’il se trouverait ruiné. Avec sa frivolité gamine, son insouciance, ses goûts de luxe, c’est à peine si sa fortune, pourtant considérable, lui suffisait, et deux fois même, elle l’avait délibérément compromise. Faire de Marguerite sa femme ? C’était accepter une lourde responsabilité, et d’ailleurs, on l’accuserait de conclure un marché… Autrefois, cela eût été possible encore. Aujourd’hui, il n’y fallait pas songer. Assurément, quelle que fût l’affection de la comtesse pour lui, elle ne pourrait ni ne voudrait, peut-être, changer sa manière de vivre. Alors, à quoi leur mariage servirait-il ? À causer leur chute commune.

Sa résolution était prise. Pourtant, par curiosité, il voulut tenter l’épreuve qui avait si mal réussi avec Madame de Lunel. De nouveau, il conta son histoire de suicide :

— Le pauvre garçon ! dit la comtesse le visage apitoyé… aussi, pourquoi se désespérer… Sa maîtresse ne valait vraiment pas qu’on se tuât…

Puis, passant à d’autres idées, elle continua :

— Mais je vais être horriblement en retard. Vous savez que je suis laitière ce soir à la Kermesse… J’aurai votre visite ?

— Assurément.

— Bien sûr… J’y compte, vous savez.

Valterre reprit :

— Pourtant, que vouliez-vous qu’elle fît, sa maîtresse ? Partager sa fortune avec lui… Au cas même où il eût accepté, cela n’eut pas suffi… à moins qu’elle ne se résignât à aller à pied.

— Oh ! non… Je n’en demanderais pas tant. Dans ce cas-là, on s’enfuit ensemble ; on va au bout du monde… à Batignolles… On emporte ses diamants…

— Et après ! Lorsque les diamants sont fondus ?

— Dam ! après, il est toujours temps de se tuer ensemble.

En lançant cette conclusion résolue, Marguerite cueillit une rose et la tendit au vicomte. Elle avait l’air le plus indifférent du monde, comme si elle eut parlé de la Chine… Elle se baissa encore pour prendre un camélia… Par l’échancrure de la robe de chambre apparaissait le satin mat de sa carnation ravissante. Une tristesse aiguë serra le cœur de Valterre.

— Mais, reprit la jeune femme, tout cela n’est pas gai… Je veux vous montrer mon costume… Regardez…

Elle indiquait, étalée sur une chaise longue, une robe rustique, en drap bleu-marine, barrée de broderies bretonnes rouges et jaunes, coupant les plissés en satin de la jupe. Par dessus, un immense chapeau Reynolds, en grosse paille de même teinte que la robe, étalait le rouge vif d’une plume frisée.

— Hein ? Comment le trouvez-vous ?

Il s’extasia. Franchement, c’était délicieux. Alors, elle continua :

— Elle est assez bien, n’est ce pas ? Il est dommage que ce soit horriblement cher. Ces couturières me ruinent… C’est égal, je pense que ce costume fera bon effet… Je sais bien quelqu’un qui ragera… surtout si j’ai une grosse recette… Je compte sur vous… Vous m’amènerez vos amis, n’est-ce pas ?

Il promit solennellement.

— L’an dernier, lors des Incendiés d’Amsterdam, c’est Berthe qui a eu tout le succès en vendant des mirlitons… avec sa toilette Directoire… C’était hardi, mais aussi, il faut dire que les autres… Ah ! à propos, je vous ai adressé mon carrossier… J’ai horreur de ces gens-là… Ils sont d’un commun ! Vous réglerez cette bagatelle, n’est-ce pas ? Vous me le direz ensuite…

Le vicomte s’inclina et prit congé. Il ne voulait pas abuser plus longtemps… Il la laissait à sa toilette.

— Oui, c’est cela… partez… j’oublierais la Kermesse… Pourtant, monsieur, je devrais être très sévère, très grondeuse… Il court des bruits… On m’a assuré que Mme de Lunel vous voyait d’un trop bon œil.

— Quelle idée ! Qui a pu vous dire cette folie ?

— Ce n’est pas M. de Lunel… Mais faites attention, Henri, je suis jalouse…

— Vraiment ?

— Horriblement, dit Marguerite en souriant d’un air tranquille.

— Tant que cela !… Pourtant, je ne songe pas à vous trahir, je vous assure…

— Bien vrai ?

— Vous n’en douterez plus demain, répondit rapidement Valterre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le temps étant très beau, la foule affluait vers l’hippodrome d’Auteuil, où devait être couru le grand Steeple-Chase de la Ville de Paris. Incessamment, la file des voitures de maîtres, des fiacres, des breaks et des mail-coaches déversait devant les tourniquets les promeneurs, qui se précipitaient par peur d’arriver en retard.

La lutte promettait d’être intéressante. Les Anglais, régulièrement battus depuis longtemps, devaient prendre cette fois leur revanche. Des paris énormes s’engageaient. Sur la pelouse grouillait une fourmilière humaine, houleuse, bruyante, où perçaient les appels criards des bookmakers, beuglant sans relâche. Les tribunes disparaissaient sous un gigantesque tapis vivant, auquel les coiffures, les habits sombres des hommes et les toilettes claires des femmes donnaient l’aspect bariolé d’un vaste châle des Indes, mobile et changeant.

Valterre chercha le major Hatt qui lui fournissait parfois de bonnes indications. Tandis qu’il traversait le pesage, salué par des exclamations et des poignées de main, il cueillait au vol les pronostics. Il ne comptait pas jouer dans le grand steeple : c’était trop hasardeux ; les chevaux, nombreux, couraient sérieusement, pour gagner. En consultant le programme, Valterre remarqua le second engagement où figuraient, à côté de sept ou huit poulains notoirement médiocres, deux bêtes fort estimées, appartenant au major. Il prit l’avis de plusieurs sportsmen. Tous pensaient que cette course était entièrement à la disposition de Hatt, dont l’écurie, très mal représentée dans les courses plates, remportait au contraire de constants succès sur Les hippodromes de courses d’obstacles, Il gagnerait comme il lui plairait.

Un instant après, Valterre rencontra le major. Il le questionna. Le gros homme, très affairé, causait avec son entraîneur. Il répondit, rapidement :

— Cette course paraît à peu près sûre. Aucun des autres poulains n’est de la force de mon premier cheval, Tunis… Quant au second, Boulet, il devra lutter contre Gargouille, au haras de la Flandrie. Je pense qu’il le battra mais ce n’est pas absolument certain. Du reste, Boulet est à huit. Vous voulez jouer sur eux ?

— Oui.

— Alors, je vous conseille de prendre Tunis gagnant et Boulet placé. Vous avez de grandes chances de ramasser une jolie somme. Mais dépêchez-vous, si vous voulez trouver Tunis à deux.

— J’y vais… Merci…

— Au revoir… je vous retrouverai tout à l’heure.

Valterre fit une fois encore le tour du pesage. Tout ce qu’il entendit répéter à droite et à gauche confirma l’opinion du major Hatt. À la cote, Tunis était à deux, Gargouille à six, Boulet à huit, tous les autres à douze et au-dessus. Le vicomte mit cinq cents louis sur Tunis gagnant, et deux cent cinquante sur Boulet placé. Si les prévisions du sportsman se réalisaient, il empocherait ainsi la jolie somme de trente-cinq mille francs. Il ne put se défendre, en payant le bookmaker, de ressentir une certaine émotion. C’était la moitié de ce qui lui restait, qu’il risquait ainsi, délibérément. Mais bah ! de l’avis unanime, il jouait à peu près à coup sûr, et le pis qui pouvait lui arriver, c’était de ne rien gagner.

Déjà la première course était terminée, et, sur la pelouse, la foule, dispersée pour suivre les péripéties, refluait vers les bookmakers qui recommençaient leur concert de vociférations, hurlant avec un accent anglais :

— Voyez la cô-ote !… voyez la cô-ote !…

Un à un, les numéros des chevaux courants étaient affichés aux poteaux, avec les noms des jockeys qui les montaient. Tout auprès, on se pressait, on se poussait pour voir. Autour des petites poules, les mains fiévreuses se tendaient frénétiquement vers les numéros. La cloche retentit. Tous les regards se tournèrent vers la piste, où Tunis faisait son entrée, accompagné des exclamations admiratives des connaisseurs.

— Quelle belle forme !

— Il est superbe !

— Et c’est Shandy qui le monte, Shandy l’invincible.

— Il gagnera comme il voudra…

Le succès probable de l’écurie Hatt s’affirmait de plus en plus. D’ailleurs, les journaux, unanimement, avaient été dithyrambiques. Les feuilles spéciales s’extasiaient sur la monte de Shandy, la gloire du turf, un artiste incomparable, d’un style absolument correct et irréprochable.

Les chevaux se mirent en ligne, tant bien que mal. La foule se précipitait. Les femmes, en toilettes voyantes, grimpaient sur leurs voitures et braquaient des lorgnettes pour distinguer la ligne de casaques de soie dont les couleurs claires barraient d’un trait éclatant le feuillage vert sombre du Bois. Au signal du starter, abaissant son drapeau, ils partirent au galop. Puis, on vit les jockeys scier la bouche de leurs montures, les retenir à grand’peine. Le départ était mauvais. La troisième fois seulement, il réussit.

Dès que la première barrière eut été franchie, on vit un cheval lancé à toute vitesse, prendre rapidement les devants, précédant de plusieurs longueurs le lot de poulains qui suivait, faisant trembler la terre sous les chocs des pieds. Il allait d’un train d’enfer, gagnant du terrain à chaque pas. Le vent, s’engouffrant dans la casaque violet-clair du jockey, la gonflait comme un ballon. Une exclamation intense, répétée par plusieurs milliers de voix, s’élevait de la foule enthousiasmée, délirante, pareille à une vaste assemblée de fous :

Tunis !… Tunis tout seul !

Valterre, rassuré, sentait une joie involontaire l’envahir, comme s’il eût joué pour la première fois. Mais, s’étant retourné, il aperçut le major Hatt qui, tout pâle, murmurait :

— Qu’a donc Shandy ?… Il est fou, je crois… Il va éreinter le cheval en allant de ce train-là…

Une colère anxieuse se peignait sur son visage. Justement, les poulains passaient devant l’enceinte. Il se précipita, hurlant :

— Ménagez ! ménagez ! sans que le jockey eût l’air de l’apercevoir. Le trajet était long : six mille mètres. Il était impossible que le cheval pût résister longtemps à une pareille allure. Le major Hatt avait raison : la tactique de Shandy devenait incompréhensible. Dès le premier tour, Tunis, essoufflé, fut obligé de ralentir son galop. Les autres poulains, sagement ménagés, regagnaient du terrain insensiblement. Maintenant, Boulet menait le train derrière son compagnon d’écurie, suivi de près par Gargouille. À la distance, après le dernier tournant, il n’y avait plus aucun doute : Tunis était battu. Le jockey de Gargouille porta son cheval au poteau d’un élan désespéré, malgré les efforts du favori, qui, semblant reprendre des forces nouvelles, s’allongeait sous la cravache de Shandy, faisant des bonds démesurés, automatiques. Boulet arrivait troisième, battu d’une longueur.

Une bordée d’injures accueillit Shandy à sa rentrée au pesage. Le public de la pelouse, plus violent encore dans l’expression de sa colère, lui lançait des mottes de terre et des cailloux, l’accusant de s’être laissé battre exprès. Le cordon d’agents avait toutes les peines du monde à le protéger. Le major Hatt était hors de lui. Sa grosse face rougeaude prenait des tons cramoisis, ses yeux brillaient fiévreusement. Il s’élança vers Shandy et lui dit à demi-voix entre les dents, se maîtrisant un peu, par peur du scandale :

— Vous êtes une canaille !… Vous me payerez cela… Vous avez parié sur Gargouille !

Le jockey, couvert de sueur, piteux, épuisé par sa course furibonde, roulait de gros yeux hébétés. Pourtant, Valterre l’entendit répondre au major, d’une voix haletante, un peu ironique :

— Pas plus que vous n’avez joué sur Boulet.

Le vicomte perdait quinze mille francs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Palais de l’Industrie avait été aménagé pour la grande Kermesse des Inondés de Carpentras. On comptait sur un immense succès. En attendant, les frais s’élevaient à quatre-vingt mille francs. Il est vrai que l’installation était splendide : Dans la nef centrale, transformée en jardin, avec des bosquets, des arbres, des parterres de fleurs, l’eau jaillissait partout et répandait la fraîcheur. Çà et là plantées au hasard, réservant à l’œil des surprises renouvelées, s’élevaient les baraques foraines : un cirque miniature, des carrousels, des loteries, des massacres d’innocents, des tirs aux pigeons. Sur le devant, les boutiques tenues par les dames organisatrices formaient une rue, et mêlaient aux verdures le rouge des velours et les étincellements des crépines d’or.

Ce soir là, c’était l’ouverture de la fête, qui devait durer trois jours. Le prix d’entrée fixé à un louis, empêchait que le public de cette première fut trop mélangé. Aussi la Kermesse, dans certains coins, avait-elle l’aspect d’une réunion intime.

Valterre arriva un peu tard. Partout, les lumières allumées faisaient resplendir les boules de verre, éparpillant des milliers de rayons sous les ombres des feuillages. Le Palais retentissait des détonations de carabines et des appels qui tranchaient sur l’harmonie des musiques entendues de loin formant une sorte d’accompagnement avec les sons criards des cuivres en parade devant le cirque et les sautillantes rengaines de l’orgue des carrousels. Sur une voiture toute dorée, des acteurs costumés en charlatans vendaient des crayons et débitaient des boniments. Plusieurs actrices connues, exerçant des métiers baroques, poursuivaient la même chasse aux louis, sans oublier néanmoins leurs propres affaires. L’une d’elles, costumée en facteur, vendait à des prix fabuleux des lettres-horoscopes, dans lesquelles, parfois, on trouvait sa photographie et les jeunes gens, allumés par le décolleté de son costume, se pressaient autour d’elle, mettant aux enchères un baiser, proposant d’acheter des tas de choses. Sur une baraque en toile, une immense affiche en lettres bleues s’étalait :

KOLA-MILLA, la Femme-Torpille

Et, pour un louis, on était admis à contempler la blonde Claire Rosalt, la chanteuse d’opérette, très court-vêtue d’un maillot collant, qui laissait voir ses formes entièrement. Sous prétexte de secousses électriques, on se permettait de fortes privautés et les louis pleuvaient. Monsieur Rosalt, le mari de Claire, veillait à la batterie électrique — et tenait la caisse. Tout à coup, dans un renfoncement, Valterre s’entendit appeler. C’était Cora, costumée en magicienne, avec un grand bonnet pointu.

— Vous savez, je ne vous en veux pas, dit-elle. Vous avez tué Pavergi, mais il y a encore d’autres Roumains sur la terre… Que faites-vous du fameux prince Ko-Ko ?

— Rien, et vous ?

— Oh ! il y a longtemps que j’ai perdu le désir d’en faire quelque chose… J’étais folle, autrefois… Je le laisse à sa mère noble qui le mène bon-train, paraît-il… Entrez, je vais vous dire la bonne aventure.

— Volontiers…

Le vicomte apprit, moyennant deux louis — le grand jeu — qu’une femme blonde l’aimait follement, mais que des raisons fort graves l’empêchaient de le faire savoir… que du reste tout, dans les cartes, disait « bonheur » pour Valterre… Avant peu, il hériterait d’un oncle d’Amérique…

— Voilà un oncle qui fera bien de se dépêcher, dit le jeune homme.

Il songeait mélancoliquement aux quinze mille francs qui lui restaient, après sa déconfiture des courses. Impatiemment il consulta sa montre. L’heure du baccarat sérieux, au cercle, n’était pas encore sonnée. Il entra dans la grande rue de la Kermesse. Toutes les dames organisatrices étaient à leur poste, dans les boutiques, étalant de splendides costumes qui juraient avec les misérables bibelots qu’elles vendaient : des écrans japonais, des toupies, des cigares. Beaucoup avaient devant elles des monceaux de fleurs. L’une minaudait derrière un comptoir de marchand de vin et débitait des canons de malaga, de sa main blanche effilée où brillaient de gros diamants. Mme de Lomérie tenait un éventaire de chinoiseries. Elle avait beaucoup de succès avec sa robe de satin mousse dorée, miroitant comme des élytres d’insecte et laissant voir, par un coin relevé sur le genou, les magnifiques broderies de point de Venise gris-cendré qui ornaient la jupe. Les plumes bleu de ciel de son chapeau Directoire remplissaient la boutique. Auprès d’elle, Levrault, vêtu à la dernière mode, très gommeux, coquetait et payait fort cher les gracieusetés de la jeune femme. Valterre fit un détour pour l’éviter. Machinalement, il regardait les toilettes, où étaient employés avec un art merveilleux les velours, les satins, les peluches, les plissés et les dentelles. Des filets d’or rayaient toutes les robes et c’était sur les chapeaux un luxe, une prodigalité de plumes rares. Certes, l’or qui avait payé ces riches habillements aurait largement suffi à l’œuvre de bienfaisance. Brusquement, le vicomte se trouva nez à nez avec Sosthène Poix.

— Avez-vous secouru beaucoup d’inondés ? demanda le chroniqueur en lui serrant la main.

— Mais… suffisamment…

— Et moi, beaucoup trop. Je me sauve, ces sinistrés me ruinent… Ah ! à propos, Mme de Barrol m’a demandé si je vous avais rencontré. Elle est là-bas, au bout de la rue…

— Bien… Où allez-vous ?

— Au Young-Club.

— Alors attendez-moi. Nous partirons ensemble… Je veux seulement saluer Mme de Lunel et la comtesse de Barrol…

Ils marchèrent côte à côte.

— Avez-vous vu Levrault ? reprit Sosthène Poix.

— Oui.

— Vous savez qu’il n’est plus avec Léa ?… Oh ! il va bien… Il en est à son second héritage…

— L’argent va vite, dit lugubrement Valterre.

Il songeait à son incroyable déveine. Désormais, son existence dépendait d’une carte retournée. Tout à l’heure, au cercle, son sort allait se décider irrémédiablement. Il n’éprouvait rien autre chose, d’ailleurs, qu’une impatience. La vie le dégoûtait, l’attente le fatiguait. Il voulait en finir. D’abord, il avait hésité à venir à cette fête, en quittant le champ de courses. Puis, ne sachant que faire, machinalement, il s’était, décidé…

Sosthène et Valterre parvinrent à l’extrémité de la grande rue. Presque en même temps ils aperçurent Marguerite de Barrol et Mme de Lunel. La jolie comtesse, toute gracieuse dans son costume de laitière, distribuait des tasses de lait et des sourires, s’amusant franchement d’être ainsi transformée, jouant au naturel son rôle de fermière adorable. La marquise, en face, trônait dédaigneusement entre deux autres jeunes femmes, grande dame jusqu’au bout des ongles avec son air royal, en dépit du commerce de fleurs et de bouquets. Vêtue d’une toilette harmonieusement sévère, satin loutre et peluche, chapeau Rembrandt encadrant fièrement son hautain visage, elle adressait à peine aux gens qu’elle connaissait un léger signe et remerciait les autres avec une raideur pleine de morgue. On lisait dans ses regards un souverain mépris pour cette pitoyable comédie de la charité.

Marguerite appela joyeusement Valterre :

— Vicomte !

Il s’approcha, salua gravement. Sosthène l’imita. Justement la laiterie n’était pas entourée en ce moment. La jeune femme offrit une tasse. Valterre la prit, trempa ses lèvres dans le lait :

— Pour les pauvres inondés !

Il sourit, et, cherchant dans sa poche, laissa tomber quelques louis dans l’aumônière que lui tendait la comtesse. Marguerite commençait à babiller. Du coin de l’œil, le vicomte aperçut Mme de Lunel qui les surveillait. Il s’inclina galamment.

— Tiens ! dit-il, madame de Lunel… Il faut que j’aille la saluer.

Il s’éloigna. Marguerite lui lança un regard empreint de malicieuse colère et tendit avec une moue légère, une tasse à Sosthène Poix :

— Pour les pauvres inondés de Carpentras, mon bon monsieur !

— J’en aurais besoin, moi, d’être inondé, répondit le journaliste moitié gouaillant, moitié sérieusement. Je suis complétement à sec.

Il prit pourtant la tasse et jeta dans la bourse de soie des pièces qui tombèrent avec un bruit argentin.

Mme de Lunel attendit, avant de parler, que le vicomte l’eût saluée. Un sourire ironique plissait sa lèvre, pleine de morgue :

— Vous vous rangez, vicomte, dit-elle. Je vous félicite de votre goût extraordinaire pour le lait. C’est une passion… Je vous croyais plutôt amateur de champagne.

— Oh ! une passion…

— Le fait est que c’est un peu fade…

— Soit, interrompit Valterre, je deviens pastoral… sylvestre, même. J’adore la belle nature… Aussi vous demanderai-je un bouquet…

— Choisissez.

Il prit, au hasard, une jolie touffe de roses blanches.

— Pas celui-ci, s’écria la marquise, railleusement. Au prix où est le lait, cela vous ruinerait.

Il sourit amèrement et, sans mot dire, jeta sur le plateau une poignée de louis.

— Est-ce assez ?

La vicomtesse, rougissant un peu, s’inclina.

Valterre échangea encore avec elle quelques mots. Puis montrant Sosthène Poix qui l’attendait à la laiterie, il prit congé.

De la façon dont les choses marchaient, il ne pourrait tenir longtemps. Les quinze mille francs étaient déjà fortement écornés. Ces femmes, indifférentes à sa ruine, pour la satisfaction d’un caprice vaniteux, lui enlevaient à chaque coup une parcelle de son existence.

Marguerite n’avait pas perdu le vicomte de vue. Au moment où il prenait le bras de Sosthène Poix, elle le rappela, écartant du geste Levrault, Gontran de Maubourg et deux autres jeunes gens qui s’empressaient autour d’elle.

— Monsieur de Valterre, dit-elle, ces messieurs m’ont défiée de faire une vente aux enchères… J’accepte… Voulez-vous y prendre part ?

Et ajoutant d’un ton délibéré :

— La fin justifie les moyens.

Elle trempa ses lèvres roses dans une tasse. À peine avait-elle achevé de parler, que le jeune Gontran de Maubourg criait :

— Cent louis !

L’invitation était directe. Valterre ne pouvait véritablement s’excuser. Pourtant, il s’agissait de sacrifier ses dernières chances de salut. Il entrevit dans une vision rapide, la mort venant à lui sous la forme d’une jolie femme qui lui tendait, avec un sourire, une tasse de lait… Son hésitation dura une seconde, puis il eut un geste signifiant :

— Qu’importe ?

Et, négligemment, il cria :

— Cent cinquante !

Marguerite avait obtenu ce qu’elle désirait ; ne voulant pas pousser plus loin cette folie, elle lança un regard de triomphe du côté de Mme de Lunel et dit, avant qu’un autre pût surenchérir :

— Adjugé !

Le vicomte but la tasse.

— Ce lait est délicieux, quoique un peu cher peut-être.

Il prit le bras du journaliste et s’éloigna en adressant au groupe un salut de grand seigneur.

— Fichtre ! s’écria Sosthène Poix lorsqu’ils se furent éloignés. Vous allez bien, vous… On voit que cela vous coûte peu.

— Ça ne me coûte que la vie, murmura Valterre.

Sosthène ne comprit pas. Le vicomte reprit :

— Si nous partions pour le Young-Club ?

— Je ne demande pas mieux. J’ai crânement besoin de me refaire…

Au cercle, la partie était engagée. Partisane, très beau, très digne, tenait la banque et faisait danser une sarabande inconnue aux écus de feu M. Trognon. Estourbiac, reçu depuis peu, donnait des poignées de main à tout le monde et pontait ferme, criant de temps à autre qu’il avait gagné vingt mille francs avec Gargouille.

Le vicomte et Sosthène Poix jouèrent sur le même tableau. Tandis que le journaliste hasardait seulement quelques plaques, pour tâter la veine, Valterre, d’un coup, jetait cinq louis sur le tapis, résolu à doubler toujours en cas de perte de façon à gagner peu, mais sûrement. Il connaissait cette tactique, suivie par la plupart des joueurs, pour lesquels le baccarat est une profession. Le tableau sur lequel pontait Estourbiac gagnait effroyablement. Au contraire, la banque passa six fois de suite contre Valterre et Sosthène Poix. Le vicomte perdait plus de six mille francs. La razzia opérée par Marguerite et Mme de Lunel l’empêcha de doubler une fois encore la mise précédente. Il jeta sur le tapis seulement vingt-cinq louis. Il gagna. Immédiatement la pensée lui vint que sans l’avidité de ses maîtresses, il eût pu se refaire. Ainsi, indirectement, elles seraient les causes de sa mort. Cette idée lui procura une sorte d’intime et douloureuse satisfaction. Désormais, il ne pouvait plus suivre sa tactique. Il joua d’inspiration et, une heure après, il avait tout perdu.

— Je suis à sec, dit-il. Je vais vous faire mes adieux…

On le regarda d’un air étonné. Comment ! Il reculait. Pour si peu, cinq cents louis, une misère ! Lui, le joueur impassible, le viveur étonnant ! Partait-il en voyage ?

— Oui, en voyage…

Il pouvait s’adresser au gérant, emprunter. On ne lui eût certes pas refusé. Il n’y songea pas une minute. Sa résolution était irrévocablement prise. Comme il redemandait sa canne, dans l’antichambre, Sosthène Poix, totalement décavé, le rejoignit :

— Cet animal d’Estourbiac gagne des sommes folles, grommelait le chroniqueur. C’est toujours comme ça…

Le vicomte souriait.

— Vous êtes heureux, vous, d’avoir ce tempérament, reprit Sosthène. Moi, ça m’ennuie de perdre.

Ils montèrent dans la voiture de Valterre.

— Voulez-vous que nous fassions un tour avant de rentrer ? demanda celui-ci. Le temps est superbe et j’ai envie de prendre l’air.

— Volontiers, répondit Sosthène, assez étonné.

Par la lumière des becs de gaz et le bruit de la foule glissant sur les deux trottoirs, ils allaient réfléchissant, ennuyés, bercés par le mouvement de la voiture. Une même mélancolie les avait pris, mêlée d’un involontaire attendrissement. À la hauteur de la Madeleine, ils rencontrèrent Otto Wiener et Manieri, qui les saluèrent bruyamment en levant leur chapeau. Sosthène, presque aussitôt, parla, semblant donner la conclusion d’un raisonnement longtemps débattu dans son esprit :

— La vie est une fichue institution… Il y en a qui croient à la morale. Or, la morale, la voici : Otto Wiener et Manieri, qui sont des artistes honnêtes, crèvent de faim, ou bien sont obligés, pour vivre de faire des machines commerciales… Estourbiac qui est un coquin sans talent, roule sur l’or… Il arrivera… Il y aurait moyen de se consoler si notre époque ne voyait que le triomphe de la canaillerie.. J’admire les bandits intelligents. Mais ce n’est pas ça du tout… La bêtise plane, énorme, toute puissante. Le génie est une tare ; le talent, un défaut. Pour vivre, il faut en faire abstraction et imiter les autres… J’aurais pu être un grand écrivain, créer des choses… Je suis un chroniqueur, un tripoteur de banalités idiotes… Je porte en moi la tristesse d’œuvres nébuleusement conçues et jamais exécutées. Je m’embête et l’humanité me dégoûte… Il n’y a qu’une chose qui soit vraie, c’est l’argent… Il y a des moments où l’on assassinerait plusieurs banquiers…

— Vous chroniquez, mon cher, dit Valterre. L’argent n’est rien qu’une douleur de plus lorsqu’on l’a dépensé — ce qui est inévitable. Quand l’humanité vous embête ou qu’on s’embête dans l’humanité… on la quitte…

— Comment ?

— On se tue.

— Oui, conclut Sosthène, j’y ai pensé. Mais ce n’est pas moderne ça. C’était le vieux jeu. Ça ne se fait plus.