Paul Ollendorff (p. 131-154).

VI

le journaliste estourbiac


Le journaliste Estourbiac n’était pas précisément de bonne humeur, lorsque Sosthène Poix lui avait fait confidence de la mésaventure arrivée à Cora. Sa situation très agréable, de reporter du high-life au Rabelais, branlait dans le manche à la suite d’une maladresse qu’il venait de commettre en fondant le Boulevard. Or, il tenait beaucoup à cette situation, non pas à cause de la place elle-même, mais parce qu’il espérait passer bientôt de là au Tout-Paris, un désir qui le tenait depuis longtemps.

Un étrange personnage, cet Estourbiac. On ne savait ni qui il était ni d’où il venait. Un beau jour, tout-à-coup, on l’avait vu promener dans les bureaux de rédaction et sur les boulevards sa tête de jeune Anglais — favoris longs, jaunes, nez pincé — ses yeux bleus et sa blague méridionale. Huit jours après, improvisé reporter, il disait : « Mon cher » aux trois quarts des journalistes de Paris et colportait des informations politiques d’un parti à l’autre, de l’Ordre à la République, avec un remarquable éclectisme. Du reste, il ne posait pas pour les convictions, ni en morale, ni en politique, admirant la vieille maxime : L’argent n’a pas d’odeur. Mais son ambition ne se bornait pas à vouloir faire du reportage anonyme, besogne dure et peu rétribuée. Il visait au grand journalisme. Afin de parvenir à son but, il s’était tracé une ligne de conduite dans laquelle la manière d’écrire tenait fort peu de place, et les relations, énormément. Il fréquentait la plupart des cercles de Paris ; et, malgré ses très maigres ressources, trouvait toujours moyen d’être vêtu à la dernière mode et de diner souvent aux bons endroits, parfois avec des actrices connues. Il avait inventé pour cela des procédés à lui, dont le journal faisait tous les frais. Ainsi, il parvint assez rapidement à entrer avec des appointements fixes au Rabelais. Il écrivait là des articles de grand reportage sur les fêtes et les cancans de la bonne société. Pourtant, il ne gagnait point encore ce qu’il aurait voulu. Le Rabelais, journal très bien posé, d’ailleurs, n’était pas extrêmement riche. Depuis longtemps Estourbiac ambitionnait d’entrer au Tout-Paris, le plus grand journal de la capitale, où les rédacteurs sont très grassement payés et acquièrent quelquefois, à la longue, une part de propriété. Il fallait l’emporter sur des concurrents nombreux. Une fois dans la place, Estourbiac, confiant en son habileté, était sûr d’arriver au pinacle. Comme il ne pouvait activer la marche des choses, il attendit patiemment, et il avait droit de se croire bientôt près du succès, lorsqu’il lui vint la malheureuse idée de tenter le lancement du Boulevard. Il trouvait le temps long, et il avait conçu le projet grandiose de faire lui-même un journal, de commander au lieu d’obéir. Après réflexion, ce projet lui paraissait non-seulement praticable, mais plein de chances de réussite. Seulement, il s’agissait de trouver les fonds nécessaires. Estourbiac déplora l’absence des capitalistes. Du reste, cette difficulté ne demeura pas longtemps insurmontable pour son esprit inventif. Un matin, très correctement vêtu, superbement ganté, le port altier, il pénétra dans la loge d’un concierge de la Chaussée-d’Antin. Il y avait, au premier, un vaste et beau local à louer. C’était fort cher, mais Estourbiac n’en était pas à cela prés. D’un air dédaigneux, il visita les chambres, adressant certaines critiques que le concierge recevait la tête basse. Puis, finalement, sans marchander, il retint l’appartement, annonçant l’intention d’y établir un journal, et sortit en jetant deux louis à son guide. Sans désemparer, il se fit conduire chez un tapissier, choisit des meubles, des étoffes, et pria le commerçant de mettre de suite en état l’appartement qu’il venait de louer. Estourbiac avait du goût. L’ameublement était tellement beau que le propriétaire n’osa rien demander d’avance à un locataire aussi cossu. De son côté, le tapissier se félicitait de posséder ce client magnifiquement logé et se promettait de garder longtemps les notes pour les grossir si faire se pouvait. Le journaliste, étonnant de tenue, ne chicana point sur les prix. Il dédaignait ces mesquineries. Par exemple, il se montra très difficile, très grincheux et tança vertement le tapissier pour quelques détails défectueux. Sur deux belles plaques de marbre, à l’entrée de l’appartement, il fit graver :

LE BOULEVARD
JOURNAL QUOTIDIEN.

Il manda ensuite trois imprimeurs dans son cabinet directorial, supérieurement agencé, et les pria de lui présenter un devis. Ils se retirèrent avec forces salutations et, sur leurs propositions, il arrêta son choix.

Le plus difficile était fait. Si maintenant le Boulevard prenait, le reporter Estourbiac devenait d’emblée directeur d’un grand journal parisien. C’était la puissance et la fortune. Malheureusement, le mérite n’est pas toujours récompensé. Et puis, la composition du journal, c’était le point faible du nouveau directeur. Le montant de la vente journalière et des abonnements suffit à peine à payer irrégulièrement les articles de tête. Pour les autres rédacteurs, Estourbiac les invitait paternellement à prendre patience, pestant du reste volontiers avec eux contre ces canailles de bailleurs de fonds qui sont assommants… C’était là son grand cheval de bataille. Toujours il parlait, avec des sous-entendus mystérieux, de ces bailleurs de fonds… puissants financiers… rois de la banque… incognito indispensable. Mais on ne les voyait jamais, et leurs capitaux pas davantage.

Les échotiers, les petits journalistes qui rédigeaient la cuisine du Boulevard étaient de ces débutants, de ces bohèmes de lettres sans emploi, comme il s’en trouve toujours des dizaines sur le pavé de Paris. Pareils à une nuée de corbeaux affamés, ils s’étaient abattus dans les bureaux du journal, à la première nouvelle de sa fondation et, sans trop croire aux éblouissantes promesses d’Estourbiac, ils vivaient d’espérances et de quelques pièces de cent sous raccrochées par-ci par-là. Les garçons de bureaux, gens grossiers et appréciateurs du positif, se montrèrent d’un accommodement moins facile. À bout de patience, ils vinrent un matin trouver Estourbiac, réclamant énergiquement leurs gages d’un ton assez peu conciliant. Vainement M. le directeur leur représenta qu’ils avaient sur le dos des livrées magnifiques — achetées à crédit — et que cela devait être considéré comme une avance. Séance tenante, ils se déshabillèrent et exigèrent leur argent. Estourbiac, à bout d’arguments, dut vider la caisse et ils partirent avec des costumes d’emprunt. Tous les bureaux de rédaction de Paris surent le fait deux heures plus tard et on en fit des gorges chaudes. Heureusement le directeur mit la main sur deux nègres, anciens esclaves amenés en France par un explorateur africain de ses amis, et leur fit endosser les livrées abandonnées.

Cette organisation invraisemblable tint pendant trois mois, Un beau jour, il y eut des tiraillements, des bruits transpirèrent, les créanciers arrivèrent avec leurs notes : l’imprimeur, le tapissier, le propriétaire. C’était un effondrement, Le Boulevard fut tué du coup.

Estourbiac réussit pourtant à se tirer à peu près intact de cette mauvaise affaire. Mais il avait perdu sa place permanente au Rabelais et il pouvait craindre que ses autres espérances fussent écroulées en même temps.

Voilà pourquoi il était d’humeur très mélancolique lorsque Sosthène Poix le rencontra, en quittant Cora. Toute sa fortune se composait alors du prix des articles qu’on acceptait encore au Rabelais mais qu’on lui payait à la ligne. Le récit de Sosthène lui donna à réfléchir. À tort ou à raison, la petite Cora passait pour avoir inspiré une passion au rédacteur en chef du Tout-Paris. Par son intermédiaire, il y aurait peut-être moyen d’entrer au journal. C’est la première pensée qui était venue à son esprit surexcité, toujours tendu fiévreusement vers le même point.

Au fond, cette affaire-là, ça pouvait être le salut.

Employer Cora, autrefois, c’eût été difficile. Estourbiac connaissait son béguin pour le prince. Mais, maintenant que le Japonais la lâchait, il y avait peut-être quelque chose à faire. En tout cas, on ne risquait rien à l’essayer, Cora n’était pas à dédaigner, et l’avenir serait si beau, s’il réussissait ! Quelle chance tout de même que cet animal de Sosthène Poix se fût laissé évincer. Il s’agissait de battre le fer pendant qu’il était chaud.

Le jour même, dans l’après-midi, Estourbiac se présentait chez Cora.

— Ma chère petite, lui dit-il, j’ai appris que cette canaille de prince Ko-Ko vous avait joué un tour abominable. Je pense bien que vous voulez vous venger ?

Elle fit un signe d’acquiescement.

— Oui…

— Eh bien ! voilà ce que je voulais vous dire : Vous savez que je vous adore depuis longtemps et qu’il n’y a point de ma faute si vous n’avez pas pris les devants sur le prince. Rien n’est perdu pour attendre… Je suis un bon garçon, je vous aime et je suis indigné de la façon dont le prince vous a lâchée. Voulez-vous que nous vous vengions ensemble ?

Cora éclata de rire :

— Vous êtes drôle, vous, dit-elle. Vous n’y allez pas par quatre chemins. À un autre moment, j’aurais peut-être accepté votre proposition, ça m’aurait amusée… mais pas maintenant.

— Alors vous voulez que le prince dise que vous le regrettez.

— Mais, reprit Cora, qui vous a si bien renseigné ? Je n’ai pas encore rompu avec le prince, mon petit, pour que vous veniez réclamer sa succession.

Au même instant, la bonne entra, apportant une lettre. Elle était cachetée aux armes du prince. Cora l’ouvrit. Voici ce qu’elle contenait :


« Ma chérie,

» Les plus belles choses ont une fin, et quand on prévoit cette fin, il vaut mieux brusquer les événements que de : les laisser traîner en longueur.

» C’est au sujet de notre liaison que je rappelle cet aphorisme.

» Nous avons passé ensemble bien des moments heureux.

» C’est pour en garder intact le souvenir que je devance l’époque où l’on perd les illusions mutuelles.

» Nous commençons à nous connaître trop. Restons-en là et demeurons bons amis.

» Voulez-vous ?

» Je débute, pour ma part, en vous envoyant une cordiale poignée de main.

Taïko-Fidé. »

Dans une enveloppe intérieure, une liasse de billets de banque était jointe sans explications. Le prince, stylé par Valterre, avait bien fait les choses.

Les yeux de Cora étincelaient, tandis qu’elle lisait la lettre. Quand elle eut fini, elle froissa rageusement le papier et s’avança vers Estourbiac, à pas saccadés, pâle de colère :

— Écoutez, dit-elle, est-ce sérieux ce que vous me proposiez tout à l’heure ?

— Quoi ?

— De m’aider à me venger de cet homme…

— Parbleu !

— Mais, là… j’entends… très sérieux ?…

— Oui.

— Eh ben ! commencez. Le jour où vous aurez payé ma dette de haine, je suis à vous. Maintenant, avisez, si vous m’aimez autant que vous le dites.

— Mais c’est une collaboration pour roman-feuilleton, ce que vous me proposez-là.

Ils causèrent encore un instant. Cora, un peu calmée, demeurait pourtant dans son idée bizarre, ridicule. Chaque fois que son regard tombait par hasard sur la lettre du prince, ses sourcils se : fronçaient. Estourbiac, habilement, détournait la conversation. Il parlait de théâtre, du père Monaïeul, un vieux roublard, de reportage, de coulisses. Petit à petit, il nomma le Tout-Paris, un journal très chic. Puis, tout à coup :

— À propos, on m’a dit que vous étiez du dernier bien avec Perrinet. Est-ce exact ?

— Du dernier, c’est beaucoup dire.

— Enfin, il en pince pour vous, sérieusement ?

— Ça, c’est vrai… Ce qu’il m’a fait de propositions, ce bonhomme-là ! Des ponts d’or… Et dire que j’étais assez bête pour ne pas vouloir, à cause de cet infâme… Oh ! il me le payera !

Estourbiac savait tout ce qu’il désirait savoir. Il renouvela encore à Cora ses assurances de dévouement, ses protestations d’amour, et sortit très joyeux.

Son plan était arrêté et il se croyait à peu près sûr de son affaire. La folle idée de Cora ne durerait pas dans cette cervelle évaporée et, en demeurant son ami, il saurait profiter de sa première faiblesse. Comme il n’était pas de taille à lui donner des voitures, un jour ou l’autre, elle serait la maîtresse de Perrinet, le rédacteur en chef du Tout-Paris. Par elle, il pourrait arriver au but tant désiré. Seulement, il s’agissait de devenir amant auparavant et surtout de ne pas se laisser devancer. Mais, voilà le diable, cette petite tête de linotte s’ancrait dans sa pensée de vengeance, elle ne démordait pas de son ultimatum. Trois jours après, Estourbiac songeait encore à cet entêtement maudit, en allant parler à Manieri du Salon, qui s’ouvrait le lendemain.

— Qu’est-ce que tu as cette année, toi ? demanda-t-il. Il y a un temps infini que je ne suis pas venu te voir.

— Oh ! je n’ai qu’un portrait… grandeur nature… Tu serais même très aimable d’en faire mettre un mot dans le Rabelais.

— Je veux bien. Seulement, on t’éreintera… Tu sais, le directeur n’aime pas ta peinture.

— Ça m’est égal, pourvu qu’on en parle…

— Qu’est-ce que c’est, ce portrait ?

— C’est celui du prince Ko-Ko ; tu sais bien, l’amant de Cora, ce Chinois…

— Ah bah ! avec le costume national et la natte obligatoire ? dit Estourbiac en riant.

— Oui, mon cher. Une idée de Valterre. C’est même très drôle de ton et je pense que ça produira un certain effet, le prince étant assez connu.

— Sacrebleu ! s’écria Estourbiac, en s’empoignant les cheveux.

Une idée lumineuse venait de lui traverser la cervelle.

— Elle est en place, ta machine ?

— Oui.

— Prête-moi ton reçu. J’entrerai la voir. Manieri, peintre de mérite, mais de très peu d’ordre, chercha dans tous les coins, sous un fouillis de croquis, derrière les pots de colle. Il finit par retrouver le bulletin. Estourbiac, qui se mordillait les lèvres avec impatience, s’empara du reçu et se sauva, tandis que Manieri, étonné criait :

— N’oublie pas de me le rapporter, au moins, pour que je puisse retirer ma carte, demain.

Le lendemain était le premier mai, jour du vernissage, au Salon. Dans l’après-midi, le prince Taïko devait visiter l’Exposition avec Valterre. En attendant, ils déjeunaient ensemble chez Brébant. Sosthène Poix vint à passer. Ils l’appelèrent.

— Eh bien ! demanda-t-il, vous avez vu l’article d’Estoubiac ? C’est une jolie coquinerie.

— Non… À propos de quoi ?

— À propos de votre portrait et de vous.

— Comment dites-vous !

— Oui, il vous arrange joliment.

— Ah ben ! c’est crevant, ça, parole d’honneur, interrompit le vicomte.

Il se fit apporter le Rabelais et le parcourut rapidement.

L’article n’était pas très fort, mais il était aussi méchant que possible. Ça commençait par la formule ordinaire : Une indiscrétion. Puis on parlait d’un personnage aussi laid qu’exotique, bien connu sur le boulevard où il se faisait passer pour prince d’un pays qui n’en avait jamais possédé. Ce prince d’aventure, dont la tête ressemblait à une noix de coco, cédant au caprice d’une vieille cocotte, sa digne maîtresse — qui le trompait, du reste, avec tout le monde — s’était fait peindre en magot, pour le Salon. On prétend que, souvent, cette beauté sur le retour exigeait qu’il se costumât ainsi, et lui faisait accomplir toutes sortes d’autres excentricités, selon son caprice. Ces bassesses étant parvenues aux oreilles de la maîtresse attitrée du prince, une de nos plus charmantes actrices, elle avait été écœurée et l’avait quitté, malgré sa générosité, ne voulant pas partager les restes d’une courtisane aussi âgée que vicieuse.

Suivait une critique méchante du portrait, qui se trouvait au Salon, à tel endroit… Cet article — un long écho — n’était pas signé.

Le vicomte de Valterre passa le journal au prince, sans rien dire, et demeura un instant pensif.

— Vous êtes sûr que c’est Estourbiac ? demanda-t-il enfin à Sosthène.

— Parbleu ! ça se reconnait tout de suite. D’ailleurs, Versay, du Rabelais, que je viens de voir, me l’a dit.

— Mais quel intérêt peut avoir cet animal-là : à écrire de pareilles sottises ? C’est, du reste, idiot.

— Ah ! voilà !…

— Et comment se fait-il qu’au journal on ait laissé passer ça ?

— Oh ! par inattention, probablement. Le fait se produit souvent. On n’a pas de raison d’en vouloir au prince.

— Ah ! j’y suis, reprit tout à coup le journaliste. Vous êtes l’amant de Juliette Saurel, maintenant ?

Le prince, interrompant sa lecture, fit un signe vaguement affirmatif.

— Elle était peut-être sa maîtresse auparavant… ou bien il travaille pour l’avenir.

— Je ne crois pas, reprit Valterre. Est-ce que ça ne serait pas plutôt une vengeance de Cora ?

— J’y pensais, mais Estourbiac ne la connaît guère… En tout cas, il doit avoir une raison sérieuse pour agir ainsi : il n’a pas coutume de commettre des étourderies.

— Bah ! dit le vicomte, cela n’a pas grande importance. C’est une méchanceté idiote. N’importe, ce petit monsieur pourrait se brûler les doigts à ce jeu-là.

Un éclair de haine avait passé dans les yeux du prince. En prenant l’extérieur aimable des Parisiens, il conservait au fond de l’âme un levain oriental. Il gardait surtout le sentiment de la vendetta, de l’expiation des insultes, si développé chez ses compatriotes. En cela, il tenait bien du vieux Taïko-Naga.

Dans cette attaque brutale et inattendue, ce qui l’indignait surtout, ce qui le remplissait de rage, c’étaient les allusions à son affection pour Juliette Saurel. Depuis cette nuit fameuse où il avait avoué son amour, il voyait tous les jours la jeune femme et il la trouvait de plus en plus charmante. À chaque instant il découvrait en elle des qualités nouvelles, des délicatesses imprévues, analogues à celle qui lui avait fait refuser de devenir sa maîtresse. Et c’était cette femme adorable, si belle, si désintéressée, qu’on salissait d’épithètes outrageantes !

Une mauvaise colère grondait en lui. Il ne répondait pas aux paroles du vicomte, qui essayait de remettre un peu de gaieté dans la conversation. Un instant après, ils sortirent pour prendre le café sur le boulevard. À peine étaient-ils assis que le vieux Partisane vint à passer et leur serra la main. Il tenait, sous son bras gauche, un numéro du Rabelais, plié. Il ne fit aucune allusion à l’article, mais on voyait clairement qu’il le connaissait. De temps à autre, il jetait sur Fidé un regard inquisiteur, comme s’il ne l’eût jamais vu, et un sourire contenu plissait fébrilement le coin de sa bouche. D’autres connaissances du Young-Club, ou du Bois, échangèrent un mot avec eux : tous allaient au Salon, presque tous avaient acheté le Rabelais. Quelques-uns, moins discrets, criaient :

— Eh bien ! vous avez vu, cet article. C’est ignoble. Ces journalistes…

Ils s’indignaient. Mais au fond ils étaient contents et disaient cela pour voir la tête du prince. Le vicomte, impatienté, fit avancer sa voiture. Ils partirent pour le palais de l’Industrie. Sosthène Poix les accompagnait.

À l’entrée ils rencontrèrent une dame assez âgée, accompagnant une jeune fille d’une beauté blonde et fine. Leur landau armorié indiquait un grand nom. Les laquais corrects, la voiture d’aspect vieux et riche, les chevaux superbes dans leur allure tranquille portaient la marque visible des écuries du faubourg Saint-Germain. Valterre fit à ces dames un grand salut. Elles s’inclinèrent.

— Qui est-ce ? demanda Taïko-Fidé.

— Mesdames de Maubourg… Un vieux nom.

Nous sommes cousins et ma famille les connaît beaucoup. Elles habitent la rue de Lille. Il faudra que je vous mène par là. C’est majestueux, très chic. Par exemple on y meurt d’ennui…

Ils entrèrent. Par la petite porte de droite, environnée d’équipages et de distributeurs de réclames, les gens s’engouffraient sous l’œil atone des sergents de ville. Dans les salles du haut, la chaleur était étouffante. Le parquet n’avait pas été arrosé, et, depuis midi, la foule se pressait. C’était, dans les vastes salles tapissées de toiles dont les tonalités crues attiraient les yeux, un va-et-vient continuel, un sourd brouhaha de paroles dîtes à voix basse, sur lesquelles tranchaient les exclamations de rapins qui s’appelaient pour se montrer des toiles. Dans la foule mélangée passaient des élèves de l’École, bruyants comme en un jour de fête, bêcheurs de réputations, admirateurs de hardiesses, des peintres arrivés, plus graves, avec des nuances de fantaisie dans la correction de leurs vêtements, des critiques d’art, solennels, pontifiant au milieu des groupes respectueux, des femmes du monde, en grande toilette comme pour une première. De temps à autre, les jolies mondaines posaient sur leur nez un binocle pour se donner l’air connaisseur, puis, bientôt, lassées de cette comédie, elles se retournaient, promenaient dans les salles un œil investigateur et échangeaient, sur le compte des toilettes, des observations accompagnées de fins sourires. Dans la cohue grouillante, les vernisseurs remuaient à grand’peine leurs lourdes échelles doubles, balayaient les toiles à larges coups de pinceau et, par instants, furieux d’être dérangés, laissaient malicieusement tomber des gouttes de vernis sur les têtes des amateurs myopes ou trop curieux.

Le vicomte de Valterre, Sosthène Poix et le prince avaient été surpris par ce grand coup de chaleur. Le journaliste, mieux avisé, proposa de descendre à la sculpture. Ils prirent l’escalier intérieur et se promenèrent dans les allées sablées où l’arrosage continu des jardinets répandait un peu de fraîcheur. Là, la foule était moins considérable. Alignés au coin des petits parterres de fleurs, des marbres et les plâtres dressaient leurs silhouettes blanches : Grecs ou Romains, tous étaient nus. Cette sculpture manquait de vêtements. Il y avait des Flore, des Pomone, des Cérès, des noms de l’antiquité très inconnus. Tout l’Olympe semblait revivre sous les mains des sculpteurs français. Par endroits, pour varier, des statues symboliques : la Foi, le Printemps, l’Aurore, la République, étalaient leur composition banale. Tout cela nageait dans un océan de bustes : têtes de jeunes femmes, de bourgeois enrichis, de comédiens ou de notoriétés quelconques constituant la seule manifestation de l’esprit moderne. Encore étaient-ils décolletés à outrance pour laisser voir l’ossature, ou fixés en des poses ridiculement théâtrales. De l’Exposition entière ressortaient une horreur du naturel, une absence complète d’originalité.

— C’est du grand art, remarqua Valterre, mais il faut avouer que c’est crânement embêtant. Pourquoi diable pas un de ces tailleurs de pierre ne s’avise-t-il de pétrir une femme ou un homme comme nous… On ne se promène généralement pas tout nu sur les boulevards, que je sache.

— Eh ! vous allez bien, vous, répondit ironiquement Sosthène Poix… Mon cher vicomte, vous n’entendez absolument rien à l’art. L’art, c’est la représentation du beau. Or, le beau, c’est, pour la femme, la Vénus de Milo, et, pour l’homme, l’Apollon du Belvédère. D’où il suit qu’il faut copier ces deux machines-là, faire des bonshommes nus, courir après l’idéal. C’est ce à quoi on s’applique consciencieusement à l’École, depuis qu’elle est créée. Voilà pourquoi nos sculpteurs qui reproduisent merveilleusement des Grecs et des Romains qu’ils n’ont jamais vus, ne sont pas capables de mettre sur pied un homme ou une femme de leur temps… Ça ne serait pas de l’art, ça. Voilà pourquoi vous n’êtes qu’un Philistin… Admirons le grand art… Le grand art, tenez, c’est cette idée sublime.

Il montrait un Ulysse s’accrochant aux rochers.

— Voilà qui est neuf, voilà qui est émouvant, voilà qui est humain… Pour sûr, le monsieur qui a trouvé ça aura au moins une mention… Ça le consolera de l’indifférence du public.

Du reste, reprit le journaliste, s’animant au son de sa voix, il est très curieux, le public. Voulez-vous savoir ce qui l’attire : Regardez, là, au milieu, à droite. C’est mièvre, c’est sucre candi, c’est un buste… mais c’est la tête d’une femme-peintre et c’est une comédienne célèbre qui l’a faite… Presque un phénomène… Aussi regardez la foule, bouche ouverte. Du reste, c’est ainsi que s’établissent les réputations. Dans un concert, l’artiste le plus acclamé est celui qui imite la clarinette avec un violon. On s’extasie devant le comédien qui fait de la peinture. Notre époque est une foire : on va dans les baraques admirer les phénomènes…

Il s’arrêta un instant, souriant de son propre emballement et il ajouta :

— Tiens, c’est très beau, ce que je vous dis là. J’en ferai une chronique demain.

— Mais, reprit-il, au bout d’un instant de silence, il y a quelque chose qu’on admire plus que l’œuvre — qui est plus phénoménal encore, — c’est l’auteur. — Tenez, voilà Dinah Samuel, la comédienne-peintre-sculpteur-aréonaute. Voyez comme on l’entoure. On fait la haie sur son passage. Elle s’avance au milieu d’une cour d’artistes dont le plus mauvais lui donnerait aisément des leçons. Elle juge les œuvres en deux mots, dédaigneusement, et on acquiesce par des sourires. Tout autour, les yeux sont braqués sur elle, et on dit avec admiration : C’est Dinah Samuel, du théâtre de l’Art idéal. Il faudrait au moins un veau à deux têtes pour détourner l’attention… Mais attendez moi.

Et Sosthène Poix, le visage souriant, s’approchant du groupe, serra deux ou trois mains et souhaita le bonjour à la comédienne. Elle lui répondit à peine, distraitement, et continua ses critiques. Le journaliste, ne se désarçonnant pas facilement, entama l’éloge du buste : C’était merveilleux de finesse, de ressemblance. Sûrement elle obtiendrait quelque chose. Rien qu’à voir l’affluence du public…

Très flattée, car Sosthène Poix possédait une certaine notoriété et pouvait la servir dans son journal, la comédienne se retourna vers lui :

— Avec qui êtes-vous donc ? demanda-t-elle.

— Avec deux de mes amis : le vicomte de Valterre…

— Ah ! je connais de nom…

— … Et un prince Japonais.

— Ah ! celui dont parle le Rabelais ?

— Justement. Voulez-vous que je vous le présente ?

— Très volontiers.

Sosthène Poix s’éloigna et revint avec ses amis. Dinah Samuel fut charmante, surtout pour le prince. Elle lui demanda son avis sur l’Exposition. Il s’excusa en quelques mots, se déclarant incompétent, sans dérider son visage toujours sombre. Puis Valterre, ne voulant pas se mêler au cortège des flatteurs, s’éloigna.

Dès qu’ils furent partis, l’actrice se pencha vers son voisin, un peintre de haute taille, très connu, très à la mode, et lui dit à l’oreille :

— Il n’est pas aimable, ce Chinois-là.

Les trois amis remontèrent aux salles de peinture. Par endroits, les gens étaient assemblés devant des toiles signées de noms célèbres ou représentant des sujets particulièrement dramatiques. Il y avait un peu moins de foule. On commençait à partir. Ils cherchèrent le portrait du prince. Tout à coup, Sosthène Poix l’aperçut à côté d’une bouquetière de Dillon, sur la cimaise, dans la salle du fond. Manieri s’étant inspiré des artistes japonais, avait obtenu une finesse de touche extrême, une richesse de nuances qui attiraient l’attention, au milieu des peintures noircies de l’école française.

Avant que le journaliste pût dire un mot, ils étaient entrés.

Devant la toile de Manieri, un cercle de gens bien mis riaient, se montrant le portrait. Tous. tenaient à la main le numéro du Rabelais. Le prince pâlit de colère. Valterre voulut l’entraîner.

En se retournant pour sortir, ils se trouvèrent face à face avec Estourbiac qui donnait le bras à Cora. Elle rôdait là depuis le matin savourant sa vengeance, espérant que son ancien amant viendrait et qu’elle jouirait de sa confusion. Estourbiac se serait bien passé de cette entrevue, mais Cora avait posé cette dernière condition avant de tenir sa parole et, il était venu, très ennuyé, comptant que le prince, connaissant l’article, ne paraîtrait pas ce jour-là au Salon.

En voyant Valterre emmener Fidé, Cora se mit à rire bruyamment avec affectation, et déployant son journal, elle dit insolemment presque à haute voix :

— Voilà l’original. Voilà le coco

Le prince passait auprès d’elle. Il regarda et vit sur les lèvres du reporter un sourire. Brusquement il dégagea son bras et, sans dire un mot, bondit sur Estourbiac. Celui-ci n’eut pas le temps de se mettre en défense. Instantanément étourdi par deux violents soufflets, il roulait à terre sous le choc du Japonais.

Alors Taïko-Fidé, blême de rage, les yeux injectés de sang, se retourna. Déjà, il levait la main sur Cora, oubliant dans sa fureur son vernis de civilisation, lorsque Valterre, l’arrêtant avec peine, lui dit de sa voix grave :

— Prince !… une femme !…

En même temps, d’autres personnes s’interposaient.

Estourbiac s’était relevé, honteux de sa chute, exaspéré.

— Ce soir, vous aurez mes témoins ! s’écria-t-il.

— Nous les attendrons, monsieur, répondit le vicomte, en lui lançant sa carte au visage.

Il prit le bras du prince et l’entraina rapidement. Déjà, de tous les coins des salles, les visiteurs accouraient, délaissant les toiles, affamés de scandale, demandant des renseignements, commentant l’affaire. Quelques reporters prenaient des notes. Pendant toute la journée, des groupes stationnèrent devant le portrait du prince, et le lendemain, Manieri, assez étonné, reçut des commandes pressantes de plusieurs marchands de tableaux.