Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XXI

Louis-Michaud (p. 197-203).
◄   XX
XXII  ►



XXI



Une hécatombe s’entassait à présent sur un coin du pavement à la hâte déblayé. Cinq cadavres, y compris celui du Spirou, avaient été successivement apportés. Pêle-mêle, ces restes humains s’épaulaient dans la camaraderie de la mort. Tant bien que mal, une jambe déchiquetée, d’une pâleur exsangue de mou de veau échaudé, avec des filoches de charnure et un lourd soulier de cuir demeuré lacé sur le pied, avait été adaptée à une carcasse sans tête, hachée en haut des cuisses. Un bras, dans une manche de chemise lignée de bleu, et qui semblait avoir été découpé au coutelas sur un tronchet de boucher, tant la scission était égale, ensuite s’apparia, grêle, avec son poignet d’éphèbe au bout duquel une petite main noire se tordait, à un biceps musculeux, encore attaché à un fragment d’humérus, un horrible quartier de viande pareil à une éclanche s’égouttant d’un pendoir. À chaque instant, on déterrait de dessous les gisements d’informes détritus, une charcuterie de téguments, de moelles et de viscères, comme la balayure d’un abattoir, où la forme humaine, tailladée et dépecée, ne parvenait plus à se recomposer. Les hommes, quelquefois, avec d’horribles nausées, étaient obligés de ramasser, dans le creux de leurs paumes, une boue de cervelles qui leur coulait à travers les doigts, et leurs visages en demeuraient barbouillés d’éclaboussures rouges.

Ils en étaient maintenant à leur neuvième blessé, Malplaquet, un jeune crocheteur, qui était allé rouler, avec une poussée de briques sur les reins, contre un chiot dont le laitier heureusement était figé. La face en terre et les doigts enfoncés dans les oreilles, celui-là se mit à ruer et à hurler comme un forcené aussitôt qu’on voulut le dégager.

— Foutez le camp, lâchez-moi ! vociférait-il.

Et il crispait ses mains autour de sa tête avec l’épouvante de ce coup de foudre qui l’avait emporté et qui lui crevait toujours le tympan. Il avait une épaule démise, des contusions dans le dos, et pourtant se démenait avec une frénésie de bête enragée. À quatre on eut de la peine à l’asseoir sur la civière, et là-même, il fallut le ligoter pour lui faire traverser les cours.

À chaque découverte nouvelle, des jurons, des apitoiements éclataient. On les appelait par leurs noms : Monard, le Rouchat, Elie Blampain, Casserole, Ransart, le Crollé, Taburiau, avec des tendresses rudes, une fraternité bourrue pour les réconforter. À travers leur âpre écorce, ces cœurs d’ouvriers trouvaient des mots doux de garde-malade dorlotant un grabataire, parlaient aux maris de leurs femmes qu’ils allaient revoir, coulaient un nom de maîtresse aux autres, tâchaient de remonter les bravaches en les piquant dans leur amour-propre. Nom de Dieu, hein ? ils n’allaient pas continuer à gueuler comme des femmes ! Une belle jambe que ça leur foutait ! Une semaine de lit et leur bobo serait guéri, on les renverrait retapés chez eux ! Blampain, le passeur de loupes, demeuré veuf avec quatre enfants, constamment vagissait leurs noms : Tata, Zénon, Mimi, Ursmer, un lamento vague, traînant, aux syllabes avalées, et qui soudain, au coup de lance de la douleur, devenait aigu, s’entremêlait de cris déchirants. Le Rouchat, son ventre béant, rugissait, la bouche tordue, tournant vers les camarades des yeux révulsés, tout blancs dans son masque barbouillé, et suppliait qu’on l’achevât. D’horribles hoquets, des râles étranglés, des meuglements de bête assommée leur éraillaient à tous la gorge, disloquaient leurs mâchoires qu’on entendait crisser, rauquaient à travers leurs dents serrées, desquelles coulaient des filets de bave.

L’un après l’autre, on les déposait sur les brancards, et les calleuses mains des porteurs se faisaient caressantes et molles sous leurs reins martyrisés pour leur éviter les froissements et les secousses. Puis Jamioul étendait sur eux des couvertures, donnait un ordre bref, et les convois partaient. Poncelet ayant quitté le laminoir pour aller surveiller l’infirmerie, il était demeuré avec Colet et Beru, les deux autres ingénieurs. Lui-même aidait les hommes à soulever les blessés, bourrelé d’une peine lourde, infinie, ne trouvant pas un mot à placer dans la controverse qui s’était élevée entre ses collègues au sujet des causes possibles de l’accident. Ses vieilles attaches avec le prolétaire se renouant, il se sentait, lui, l’auxiliaire et le bras droit de l’administration, presque complice, à cette heure, des détresses de toute nature qui oppriment l’ouvrier. Des rancunes grondaient en lui contre l’inégalité des chances qui toujours met du même côté la mort ; et il pensait aussi à l’éternelle hostilité de ce tragique monde noir des machines, complotant traîtreusement derrière leur apparente impassibilité le massacre et la destruction, comme des monstres animés de sournoises colères.

Tout à coup les travailleurs tumultuèrent dans le cercle des torches. Un gémissement sourd venait de les avertir qu’il y avait une vie d’homme enfouie sous un éboulement, prés des fours. Deux jambes s’apercevaient, sortant d’un enchevêtrement de pièces de fer et de bois, sans qu’on pût voir le corps, littéralement englouti sous une charge de briques. Au premier essai qui fut tenté pour dégager le pauvre diable enseveli, une oscillation fit bouger la masse empilée au-dessus de lui. Alors une panique s’empara des sauveteurs ; un mouvement mal combiné risquait de tout renverser et d’écraser net la victime sous le poids de l’écroulement ; et ils se regardaient, ne sachant par où entamer le déblaiement, consternés. Heureusement une poutrelle s’était mise en travers de l’énorme tas : tout le poids de l’échafaudage portait dessus, à l’endroit même où devait se trouver la tête. Et la même voix qu’on avait entendue se lamenter, de nouveau s’éleva caverneuse, comme venue du fond d’un puits :

— J’suis foutu si ça m’tombe dessus.

Un sursaut les prit : ils avaient reconnu l’homme.

— Simonard ! c’est Simonard, cria Huriaux, le premier.

On hêla du renfort. Bietlot appela Jamioul. D’un coup d’œil celui-ci se rendit compte du danger, vit le chauffeur perdu si seulement la poutrelle bougeait d’un centimètre.

— Confiance, mon brave Simonard ! Et tenez ferme. Nous sommes là !

Puis se tournant vers les compagnons, mornes, bouche bée et bras ballants :

— Vous, les amis, du sang-froid. Pas un mouvement inutile. Et que personne ne bouge, hormis ceux que je désignerai.

Il en fit sortir huit des rangs, leur communiqua son plan. On devait d’abord, des deux côtés de l’éboulement, amonceler des matériaux jusqu’au niveau de la poutrelle, de manière à former deux appuis solidement calés ; sur ces appuis viendraient ensuite se fixer des traverses qu’on glisserait dans la masse surplombante : ces traverses fortement assurées, on procéderait alors à l’enlèvement des matériaux et on déferait pièce à pièce le tas.

Huriaux, Colonval, Bietlot, Gaudot et les quatre autres ouvriers choisis se mirent aussitôt a l’œuvre, lis commencèrent par superposer des piles de gueuses à l’élévation voulue, introduisirent par les interstices de l’éboulement neuf ringards, étayèrent ceux-ci parallèlement sur les piles.

— Sauvé ! cria Jamioul qui avait assisté à ces préliminaires de la délivrance avec un atroce battement de cœur.

Et derrière lui, un frémissement passa dans le groupe des ouvriers regardant, eux aussi, l’œil dilaté, muet, torturés par l’attente.

Le plus difficile de la besogne était fait, on n’avait plus à redouter de danger immédiat. En supposant que cette montagne de débris chavirât, elle s’abattrait sur les ringards, assez puissants pour soutenir le double du faix. Par bonheur, cette éventualité ne se réalisa pas ; tout le monde s’y mettant à la fois, en quelques instants la place fut déblayée ; on enleva alors les ringards ; et la longue carcasse de Simonard émergea de dessous le pan de maçonnerie qui le murait vivant. Vivant, oui, mais une côte défoncée, l’échine rompue, estropié probablement pour le reste de ses jours. Il n’avait pas perdu la boussole, d’ailleurs, serra énergiquement la main à Jamioul, à Huriaux, à tous les camarades, et aussitôt après demanda un verre de péquet. Le cantinier, envoyé par Poncelet avec mission d’arroser largement les hommes, se tenait là, la bouteille de genièvre à la main. Il lui coula dans les dents une rasade, et Simonard l’avala d’un trait, réconforté à cette chaleur de l’alcool comme à un baume.

— Ça va mieux ! mais cré Dié, il était tout jus’ temps. Je m’en allais, dit-il à Jamioul.

Sur l’ordre de l’ingénieur, Huriaux, Colonval et Gaudot le prirent par les aisselles et les pieds ; Bietlot lui soutenait les reins. Mais à l’instant où ils l’enlevaient du sol, une douleur si aiguë lui mordit le bas de l’épine dorsale qu’il se mit à vociférer une litanie de jurons et d’injures, la bouche tordue et remontée jusque prés de l’oreille.

— Cor une minute d’courage, cria Jacques, raidi sous l’effort et qui, les lèvres à présent toutes bleues parmi la pâleur des joues, sentait soudainement ses bras s’en aller dans une défaillance du cœur.

— Heu ! heu ! qué j’ crève plutôt, tonnerre dé Dié ! beuglait le chauffeur.

Comme les porteurs s’abaissaient ensemble d’un même mouvement, tout à coup Huriaux et Colonval se sentirent empoignés aux cheveux par une main terrible. C’était Simonard qui de toutes ses forces se pendait à eux. Colonval, hurlant de rage, essaya de lui abattre le poing. Jacques, lui, comme cédant à une force plus grande que la sienne, se laissa aller, s’écroula sur le mari de la Bique, les doigts de fer de celui-ci toujours emmêlés aux broussailles rudes de son crâne. Et Simonard s’y accrochait avec une fureur aveugle d’agonisant se rattrapant à la vie, les yeux démesurément ouverts, n’ayant plus maintenant à la bouche qu’un râle sourd, continu, où se mouraient ses coups de gueule. Soudain Huriaux, la face sur le ventre du camarade, cessa de bouger. Jamioul alors lui secoua l’épaule, pendant que Colonval, s’aidant des deux mains, s’arrachait enfin aux effroyables tenailles qui lui emportaient le cuir. Mais tout de suite le corps de Jacques s’abandonna, avec un roulement mou de la tête sur l’épaule. Le pauvre garçon, à la fin assommé, venait de perdre connaissance.

— Bon ! dit un des hommes, d’e c’ coup-ci, y a pu personne à l’ mouson.

Quelqu’un au même instant fendit le cercle et une grosse voix beugla :

— L’pauv’ fieu ! em’ frérot ! Ah ben nom dé Dié ! qué malheur ! On reconnut Capitte. Le piétinement des foules couraillant par la nuit l’avait arraché à son puissant sommeil de brute, là-bas dans son appentis. Repoussé des grilles par la Jambe-de-Bois, il avait sauté par-dessus le mur, étreint à la gorge, dans sa bonté de colosse, par la pensée que des camarades avaient sombré dans ce désastre dont lui, le Berlu, n’avait pas eu sa part. Et justement il arrivait pour voir couler bas son copain, cette moitié de lui qui vivait en dehors de lui et que pourtant il considérait comme son intelligence et son âme visibles. Ses immenses bras tournoyèrent un instant par-dessus le groupe avec une gesticulation consternée ; des rauquements lui raclaient le gosier ; et tout à coup on le vit se pencher, enlever Huriaux à la force des bras, comme s’il eût déplacé un simple lingot de fonte.

— Boute-le d’su’ l’brancard, criait de loin Bodart, t’auras pus facile.

Mais il ne voulait pas, préférait le porter dans ses bras, s’accrochait à ce corps qu’on voulait lui disputer. Il fallut le laisser faire. Et derrière le brancard qui emmenait le mari de la Philomène, il se mit à marcher, secoué par les sanglots, ses deux mains autour de la ceinture de Jacques dont la tête lui pendait par-dessus l’épaule, scrutant la blanche nuit du sol, de son œil qui roulait désorbité, pour ne point heurter les jonchées de matériaux épars sous les neiges.

Un porte-falot les précédait, rouge dans l’échevèlement de la résine qu’il maintenait en l’air et qui crépitait dans la volée des flocons. Quand leur groupe passa à une portée de fusil des grilles, dans son coup de vent écarlate, des cris s’élevèrent pour la vingtième fois du misérable grouillis dont Luchon maintenait toujours les poussées. À chaque passage des brancardiers, les prunelles se dilataient lamentablement, pointées sur cette traversée lugubre des cours qui lentement allait se perdre sous la porte grande ouverte de l’infirmerie. Des mères appelaient d’une voix grelottante :

— Est-ce toé, m’ fils ?

Et des femmes, des épouses jetaient à la nuit des noms de maris, auxquels par moments répondaient d’animales plaintes inarticulées montées de dessous les couvertures et que secouait la marche rythmée des porteurs pareils à des spectres.

Le Berlu fut tout de suite reconnu à sa taille athlétique. De loin, la face contre les barreaux, des gens l’interpellaient, suppliants, pour savoir le nom de celui qu’il emportait ainsi sur le dos, chacun croyant que c’était un des siens. Mais, perdu dans ses idées, il continuait d’avancer sans répondre, remontant parfois d’un léger sursaut d’épaules son faix qui glissait. Subitement une clarté tranquille l’enveloppa. Deux grosses lampes illuminaient devant lui les murs blancs d’un couloir où s’agitait du monde, des hommes, des femmes, un grand gaillard aux bras nus, et qui passait son tablier d’infirmier. Puis sœur Angélina doucement le poussa dans une salle ; et dans un bruit assourdissant de cris, de râles et de hurlements, déchaîné comme un ouragan, il entendit Malardié, l’homme aux bras nus, qui lui montrait un matelas, disant :

— Pose là ton paquet.