Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XVI

Louis-Michaud (p. 140-146).
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XVI



Dans les commencements. Clarinette avait assez bien supporté la désertion de Gaudot et de sa clique. Son amour-propre se cabrait à l’idée d’un dommage sérieux, résulté de ce lâchage général. Du haut de sa tête, elle avait déclaré à qui voulait l’entendre qu’elle se souciait de la clientèle de la jeunesse du Culot comme un chat d’une maronne. Au fond, elle croyait à une bouderie momentanée, se berçait de l’espérance d’une réconciliation. Puis, sa liaison avec Ginginet lui ayant donné l’orgueil de son corps, elle pensait vaguement à s’en servir quelque jour comme d’un enjeu de raccommodement irrésistible. Gaudot reconquis et maté, tous les autres lui emboîteraient le pas, et la Réunion des fanfares, du coup se trouverait renflouée. Elle n’était plus éloignée d’admettre qu’une femme, même mariée, mît son sexe dans la circulation, ainsi qu’une marchandise courante dont le rapport s’ajoutait naturellement aux autres gains d’un commerce.

Au bout de trois semaines, Gaudot n’apparaissant toujours pas, sa superbe tourna au dépit. C’était inutilement qu’elle s’astiquait chaque soir, s’asseyait dans le rayon de la lampe, les fenêtres ouvertes pour être vue de chez Patraque. Les flambarts tablés à La Marcotte ne tournaient même plus la tête de son côté. Quelquefois ils étaient là en si grand nombre que le café semblait trop petit, et leurs rires, leurs parlotes, leurs calembredaines battaient les plafonds jusqu’avant dans la nuit. Tandis que Huriaux soufflait sa lampe au coup de dix heures, de l’autre côté de la rue on veillait tard ; un filet de lumière coulait encore à minuit par la fente des contrevents.

Un soir que, contrairement à leur habitude, ni Simonard ni Piéfert n’étaient venus et que la lampe brûlait piteusement dans le vide du cabaret, elle fut prise d’une telle rage qu’elle ferma brusquement portes et fenêtres en invectivant le cabaretier qui, sur son trottoir et, par manière de réponse, très tranquille, expuma un long jet de salive à travers la rue.

— Crache todis, canaille ! rébéqua-t-elle, ça t’retombera d’sus l’nez.

Personne ne les achalandant plus, la caisse où les gros sous tintaient si mirifiquement au début, béait toute vide, dans le comptoir. Par surcroît de malheur, il fallut payer des arriérés toujours accumulés, régler le tapissier, solder à Malchair l’acompte convenu ; et ils connurent un retour de laide misère, vécurent pendant quinze jours de pommes de terre cuites à l’eau sans beurre et sans graisse.

L’idée d’un billard anglais alors commença de la hanter ; Malchair leur en trouverait un dans les prix doux ; mais c’était de nouveaux engagements ; et Jacques refusa net, ne voulant du reste plus entendre parler de La Confiance. Leurs querelles s’envenimèrent ; quelquefois, la nuit, ils se réveillaient pour se jeter des horions à la tête, et leurs voix revêches montaient dans le silence de la maison, toujours plus hautes. Un des locataires, pionceur déterminé, et que ces ritournelles nocturnes empêchaient de dormir, renonça à sa chambre. L’autre parla de suivre l’exemple de son camarade. Et cette fois encore, Jacques, pour avoir la paix, se contraignit au silence, mâchant sa rancune contre la pécore qui derechef changeait la maison en enfer.

Gaudot cependant tenait bon ; une fois, comme il passait, elle s’était risquée, du pas de la porte lui avait décoché un sourire, mais il lui avait répondu d’un bonjour froid, du bout des dents. Tout, du reste, tournait contre elle. Ginginet aussi la délaissait : il n’avait plus reparu depuis l’orageuse soirée où s’était joué le sort du café. Et dans la colère et l’humiliation de sa chair impuissante à les retenir, Jacques la surprit un soir pleurant à rouges larmes, affalée en sa chaise comme une Madeleine. Cette douleur le toucha : il alla pour lui prendre la tête ; mais brusquement elle se dégagea avec cette rebuffade grossière :

— Imbécile !

Une exaspération lui tournait le cœur à présent contre cet amant, à qui elle s’était livrée sans condition et qui la dédaignait ; et par vengeance, elle pensa à s’offrir crûment à l’autre, qui ne la dédaignerait peut-être pas. On était bien bête de se tourmenter à propos des hommes ; aucun d’eux ne valait seulement la peine qu’on lui accordât un regret ; et les rouleuses du pavé avaient raison, elles qui changeaient d’hommes comme de chemises et qui ne les prenaient que pour ce qu’ils avaient dans la poche.

Le Culot apprit un matin que Patraque était allé acheter à la ville un billard. Clarinette crut d’abord à un faux bruit ; mais à quelques jours de là, elle assista de derrière son rideau au déchargement du meuble, qu’un messager avait véhiculé dans sa carriole. La Marcotte lui volait son idée ! Elle eut un saisissement qui la cloua sur place, toute pâle, s’enfonçant dans les yeux la vulgarité radieuse de cette lourde machine qu’elle n’avait pas cessé de convoiter pour son débit et qui allait, comme le succès, le plaisir, la clientèle et tout, à la concurrence détestée. Cela encore, d’ailleurs, cette ironie amère, c’était la faute à ce jean-jean de mari, toujours hésitant et qui se laissait prendre le morceau dans le bec. Triple coïon ! Quoi donc pourrait-elle inventer maintenant qui pût contre-balancer l’éclat du billard et disputer la pratique à ce vieux grigou de Patraque ?

Tout le village bientôt put queuter à La Marcotte. Matin et soir elle voyait se dessiner sur les rideaux des galopées de silhouettes, gambillant autour du fameux billard, comme une gigue d’ombres chinoises. Simonard et Piéfert avaient suivi le mouvement ; poussés par la curiosité, ils étaient allés jouer une partie. Au retour, Simonard avait dit à Huriaux :

— V’là ce qui t’aurait fallu, fieu !

À ce mot qui lui donnait raison. Clarinette se remit à piailler contre la chiennerie de Jacques. S’il l’avait laissée faire, il y a beau temps qu’elle aurait imaginé mieux qu’un billard ; Malchair l’aurait aidée à trouver son affaire ; elle les aurait dégotés tous. Et il haussait les épaules, lui demandait de quel argent elle aurait payé l’échéance. Mais elle répliqua : De l’argent, ça se trouvait toujours, elle connaissait assez de gens qui se feraient un plaisir de lui en prêter, et sans intérêt encore. À la fin poussé à bout, il lui jeta cette moquerie :

— Pour sûr, pas le calicot à Malchair, hein ?

Une flamme lui passa dans les joues, elle fut sur le point de lui mettre le nez dans les saletés de son adultère. Ben quoi ! qu’est-ce qu’il avait à dire contre son Ginginet ? Il n’était pas encorné, lui, du moins. Simonard, sur ce mot, ayant bornoyé de son côté d’un air drôle, elle retint le flux qui lui montait à la bouche, et la tête droite, cria :

— Lui comm’ un aut’, pou’ quoi pas ?

Cependant Ginginet semblait décidément l’avoir oubliée. Elle avait pensé un instant à le relancer à la ville ; mais les ennuis de la vie et sa colère contre La Marcotte avaient pris le dessus.

L’exécration qu’elle nourrissait contre le vis-à-vis avait encore grandi depuis le soir où Piéfert et Simonard avaient à l’envi vanté le billard. Elle se mangeait le sang à imaginer des ruses pour enrayer la vogue de cette Marcotte ; mais toujours elle se butait contre des difficultés. La boule et le palet, il n’y fallait point songer : le courtil était trop peu spacieux pour une pareille installation ; et d’ailleurs, quantité d’autres cafés au Culot étaient nantis de ce genre d’amusement.

La grande Bique lui avait bien soufflé l’idée d’un jeu de tonneau : seulement un jeu de tonneau lui semblait maigre comme concurrence au billard ; elle eût voulu de la piaffe, de l’esbroufe, une machine qui raflât toute la clientèle d’alentour. Les orchestrions commençaient alors déjà, dans les grands centres, à infester les abords des gares. Un jour Huriaux l’avait menée dans une brasserie de la ville, où un orgue mécanique moulait de la musique ; et ils y étaient restés deux heures, délicieusement sourds, battus par la volée des cuivres et des cymbales. C’est ça qui aurait fait du tralala dans le village ; mais Simonard, qu’elle avait vaguement consulté, l’avait effrayée par des chiffres. Alors elle rêva de s’accointer à un vieux richard qui lui eût baillé les fonds. Sa mère, au temps qu’elle était mariée avec Lerminia, avait bien déniché le marchand de bœufs ! Pourquoi n’aurait-elle pas eu la même chance ?

Patraque, de son vrai nom Créquion, gardait, lui, son air énigmatique. Le lustre tout neuf de sa Marcotte n’avait rien dérangé à ses allures de furet. Impossible de soupçonner ce qui se cachait sous cette carapace sournoise derrière laquelle on sentait une ruse toujours active, mais patiente, au guet du moment. C’était un petit homme quinquagénaire et toussoteux, d’un étroit profil de chèvre avalé par une paire de longues côtelette gris-tourdille, le geste lent et comme engourdi par un vieil asthme dont il tirait habilement parti. Quand il voulait s’esquicher, il avait un bredouillement confus qui se perdait dans des crachotements de quinte, graillonnait des mots sans suite à travers ses pituites et ses biles, puis, tout pantois, bouche bée, soufflait comme une tuyère, pendant un temps variable selon la gravité de la situation. Tout le monde, au Culot, se souvenait d’un « tribunal » où il avait comparu comme témoin, et où, pour ne pas charger un client, son ami, accusé d’avoir quasi assommé à La Marcotte, en suite d’une querelle, un pauvre diable de charbonnier, il avait été secoué d’un si formidable accès de son asthme, ânonnant, bredouillant, raclant, vomissant une bave de glaires, que ni le président, ni les juges, ni les avocats, ni le public n’avaient rien compris à sa déposition.

— En v’là une patraque ! avait grommelé le brigadier de gendarmerie.

Le mot, entendu des gens du village tassés dans le prétoire, puis colporté au dehors, avait pris petit à petit la solidité d’un sobriquet, étouffant sous son adhérence le nom patronymique.

Il y avait une huitaine d’années qu’il avait emménagé au Culot, avec sa femme et ses deux enfants, après avoir banquerouté quelque part. Et successivement boisselier, menuisier, garçon brasseur, soutireur de vin, regrattier, il avait ouvert un matin son café de La Marcotte, presque en tapinois, sans que personne en eût été avisé à l’avance. Comme Anne-Josèphe, sa conjointe, une grande brune, pouvait encore, en ce temps, passer pour belle femme, les mauvaises langues avaient attribué à ses complaisances l’achalandise rapide du début. Créquion, toujours dehors, la laissait maîtresse au logis, labourant, hersant ou ensemençant pendant ce temps un lopin de terre qu’il avait loué aux acculs d’un bois, à une lieue de la maison ; et deux ou trois fois par semaine il détalait, en outre, de grand matin pour la ville, un sac en travers des épaules. Des bouchons, déclarait-il en laissant croire qu’il était employé par des caviers dans des chais. Mais un jour on avait su la vérité sur son travail aux champs : des gardes forestiers, mis en éveil par la dévastation des terriers et la découverte d’une vingtaine de collets, l’avaient surpris dans un fourré avec deux lapins sous sa blouse.

Patraque alla siffler six mois en prison. La peine expiée, on le retrouva un matin à son comptoir, sa pipette vissée dans son éternel rire en dedans, raclant ses phlegmes et crachotant ses quintes, avec son air de mal-en-point, doucereux et paterne.

Comme à cinq mois de là naissait le second enfant, il l’avait accepté d’une bonasse invariable pour le petit bien-être sournois entré par chape-chute dans la maison.

— Une bénédiction du ciel, pour sûr, que c’môme-là ! toussotait-il quand on lui en parlait, en louchant du côté du poupon qui suçait à même la mamelle dans le large giron d’Anne-Josèphe, non moins calme et impénétrable que lui.

À quelque temps de là, le gosse ayant été trouvé une après-midi la tête en bas dans le purot, sans qu’on eût jamais su comment il y avait chu, le couple avait geint aigrement pendant quinze jours devant la galerie, rasséréné de suite après que les talons étaient tournés.

Puis une misère leur arriva : Anne-Josèphe attrapa la variole ; sa face se troua comme une écumoire ; les galants, mis en fuite par cette peau persillée et rugueuse, désertèrent en masse le débit, qui dès ce moment avait moisi dans l’abandon.

Tout d’un coup la bêtise de Clarinette leur avait lâché dans les jambes une clientèle neuve, jeune, bruyante, qui ne tournait plus comme l’autre autour des jupes de la Josèphe, mais s’abattait là pour rigoler, en vidant des chopes et quelquefois les cassant sur les tables.

La vogue rentrée au logis avec les balochards, la femme ne s’était pas endormie sur l’aubaine, gaillardement s’était remise à la besogne, torchonnant à pleins poings soir et matin le carreau, bouchonnant les cuivres, écurant les tables, reprisant les culottes de son vieux et ses propres chiffes par décence pour le public, retapant chiquet à chiquet le délabrement d’incurie et de pauvreté qui régnait dans la maison. Depuis la triomphante entrée du billard, c’était d’ailleurs chaque jour des améliorations nouvelles ; on avait remis des rideaux aux fenêtres ; le comptoir avait été repeint ; Patraque lui-même avait passé tout un jour à échauder le plafond.

Un matin Clarinette l’aperçut qui, monté sur une échelle, badigeonnait aussi sa façade. Jacques étant de nuit cette semaine-là à Happe-Chair, elle se leva une heure avant l’aube, ouvrit la porte doucement, et, en chemise, alla vider sur le seuil ennemi un pot de chambre bréneux. L’ordure ayant glué en longs filets poisseux, Créquion, le jour levé, vit son travail au diable, soupçonna d’où le coup était parti et sans geindre ni barguiner, lava la souillure d’une eau de chaux fraîche, tranquillement. Elle laissa passer un peu de temps, puis recommença, vida cette fois tout un seau, dans une des fenêtres. Mais comme elle déguerpissait, une bourbe fétide, lancée d’en haut, l’inonda des pieds à la tête : furibonde, le nez en l’air, elle vit Créquion qui refermait sa fenêtre, sans un mot. Il y avait cinq nuits qu’il la guettait, son baquet de purin empli à plein bord.

Alors, la colère de Clarinette tourna à une haine aveugle. Elle l’injuria en plein midi, jetait des cendres à toute volée jusque dans le café, éclaboussait son trottoir de lessives grasses. Et son exaspération grandissait de la débonnaireté de Créquion qui, son éternel rictus aux dents, avait l’air de ne se douter de rien, balayait les crasses, muet et patient, dans l’attente de cette vengeance qu’il sentait imminente et qui entamerait la voisine comme un coup de cognée.