Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre V

Louis-Michaud (p. 53-69).
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V



Le buron du vieux Lerminia était situé à mi-côte d’un hameau très pauvre, juché sur une butte pelée, et qu’en dérision de la misère de ses habitants, presque tous des mineurs, on appelait dans la contrée la Californie. Un semblant de rue, coupée d’une rigole où coulaient les eaux ménagères, les pissats des porcs et les déjections humaines, zigzaguait à travers l’agglomération, relié par des sentiers à la grand’route pavée filant, vers la droite, sur Happe-Chair, et de l’autre côté, longeant les acculs des marmenteaux d’un comte Barral de Marloies, vivant presque tout l’an dans ses terres de l’Ardenne. Les petits rentiers du Culot évitaient le hameau, prétendant qu’il était périlleux d’y passer : ils préféraient contourner la bosse, un ancien terri de charbonnage, où petit à petit, sous les engrais et la sueur de l’homme, avaient poussé un peu d’herbe à pâturer, quelques pommiers et dans les courtils clos de haies, des choux, des laitues, des haricots, des pommes de terre, l’unique nourriture, avec l’oing des verrats, de ces ménages vraiment maupiteux. Une centaine de maisonnettes, les unes hourdies en torchis, les autres bâties en briques sans badigeon, toutes également sales, délabrées, les toits défoncés, s’épaulaient là de guingois sur les cabossements du sol, comme déviées la plupart en un tremblement de la montagne.

Par les portes ouvertes s’apercevaient des intérieurs puants et noirs, tout grouillants de marmaille pouilleuse et de revêches maritornes, dépoitraillées, la tignasse croulante. Les hommes, occupés à la bure, aux carrières, à l’usine, quelquefois étaient vus dans leur champ, derrière la maison, avec des figures mâchurées de houille ou grasses de cambouis, remuant la terre grièche, de leurs bras lourds de douze heures de fardeaux maniés. Ils passaient pour querelleurs et pillards, robant le gibier au bois et les poules aux censes, maraudant de nuit dans les campagnes, l’eustache toujours aux doigts pour se défendre. Et, farouche, solitaire, réprouvée, avec son renom de scélératesse, la sombre bourgade, comme une maladrerie, croupissait dans la crasse et la sauvagerie, grillée l’été, sur son coupeau sans ombre par des soleils de plomb, femelles, mâles et gosses vautrés alors au long de la boueuse rigole dans l’humidité fétide des suins et des urines, puis, l’hiver, crevassée par le gel, battue par les neiges et fouettée par le vent qui à travers les portes soufflait sur les familles grelottantes, tassées dans la fumée d’un maigre feu de brandes. Aucune pitié ne montait jusque là, comme si l’endroit eût été maudit : les maladies, la male mort, la misère, une ou deux fois le mois le garde champêtre pour verbaliser, et régulièrement tous les samedis le collecteur des loyers pour toucher la huitaine, étaient à peu près les seuls hôtes qui visitassent ce ramassis de crève-la-faim.

Après les scandales et les déboires de sa vie conjugale, le passeur était venu échouer à la Californie, n’emportant de son ménage à vau-l’eau que des restes de mobilier laissés par Félicité et une fillette de dix ans, la petite Clara, poussée à travers les ignominies du mariage d’un jet de jolie fleur saine sur un fumier. Elle avait grandi dans la débauche et le désordre maternels, sous les injures à pleine gueule d’un père ivrogne et violent qui la battait, battait la mère, cassait tout dans la maison, lâché comme une bête fauve. À neuf ans seulement, on l’avait mise à l’école, la Félicité l’ayant employée jusque là à toutes les basses besognes du logis, pendant qu’elle se payait du bon temps, godaillant aux ducasses ou, tout allumée de feux lubriques, courant à ses adultères. L’enfant balayait, lessivait, cuisait la soupe, payée, au retour de la marâtre, par des taloches et des gourmades ; mais comme elle la surprenait souvent avec des hommes, elle avait fini par se rebiffer, hurlant des mots ignobles sous la main qui la châtiait et menaçant d’ébruiter les visites des larrons d’amour, malgré les poignées de sous dont ceux-ci payaient son silence.

Lerminia quelquefois lui trouvant de larges plaques rouges aux joues et des pochons sur les tempes, elle avouait qu’elle avait été battue ; et il la vengeait en tapant à tour de bras sur Célestin, de quatre ans plus âgé qu’elle, lui tannant les reins et les omoplates au risque de le massacrer. Puis la rixe continuait avec la Félicité qui prenait le parti de son garçon, tous deux souvent se culbutant dans un corps à corps où la femme n’avait pas toujours le dessous. Un peu de sa passion du mâle s’était reporté sur l’enfant masculin sorti de son ventre, et elle le mijotait, le gâtait de sucreries, lui collait toutes chaudes ses lèvres à la peau, aimant déjà en lui l’homme, tandis qu’elle détestait en la petite Clara son sexe à la fois et le père qui la lui avait engendrée.

Le passeur parti pour l’usine et la mère roulant son vice dehors, les deux enfants demeuraient seuls, dans le silence de la maison, à se quereller, et d’autres fois polissonnaient sur le seuil, couraient manger des mûres au bois du comte, saccageaient les pommiers des vergers à coups de briques. Un jour, ayant été battus tous les deux, ils ne voulurent plus rentrer, marchèrent toute la nuit à l’aventure, et ramassés par les gendarmes tandis que Célestin tordait le cou à un poulet, ils furent ramenés dans l’après-midi du lendemain seulement.

Comme l’un et l’autre couchaient dans les mêmes draps, près du lit des parents, ils s’écarquillaient les yeux à regarder dans le sombre, sous les chemises levées, s’accoler des silhouettes vagues. Petit à petit ils s’excitèrent à les imiter, se montrant leur nudité curieusement, avec le trouble d’un mystère qu’ils ne pénétraient pas, vierges à la fois et déflorés. Lerminia, lui, eût voulu tirer profit de Célestin, déjà grand garçon et en âge d’entrer à l’usine ; mais Félicité s’y refusait acrimonieusement ; et c’était, entre les deux époux, un nouveau sujet d’incessantes chamailleries.

Elle l’envoya à l’école, eût désiré en faire un employé, et en même temps le soutenait dans sa guerre contre le barbacole qu’elle injuria un soir à l’issue des classes, pour une retenue infligée à l’élève rebelle. À douze ans, il but et fuma comme un homme, jamais à court d’argent, qu’elle lui donnait ou qu’il volait, se guédant de bière et de genièvre au point de rouler, vomissant, dans le ruisseau ; il connut aussi les guenipes qui, postées aux portes des usines les jours de paye, se prostituent pour six sous. Et dès ce moment il eut le dégoût de sa petite sœur, la battit quand elle s’approchait de lui, câline, avec des étirements de jeune chatte. Il finit d’ailleurs par déserter tout à fait l’école, buissonna des jours entiers en quête de nids, gaulant pommes et noix dans les enclos, s’amusant à tuer les grenouilles au bord des mares, adonné à des goûts de maraude et de braconnage.

Puis un jour, la Félicité avait planté là son ménage, emmenant avec elle son clampin de fils, pour suivre une connaissance faite à la ville dans une ribote, ce gros homme de Gilpiat qu’elle avait littéralement subjugué. Le marchand de bœufs possédant une petite ferme à une couple d’heures du Culot, ils étaient allés vivre là publiquement, dans une modeste aisance. Tout de suite elle avait pris la direction des affaires et de la maison, après avoir chassé une servante-maîtresse, vieillie au service du maître ; et petit à petit, de ses ruses de femme experte en amour, elle avait limé les énergies du paillard dont la santé, dégonflée comme un ballon, sembla à mesure remonter au torse de la femme, dans une plénitude de vie largement nourrie. Quant à Lerminia, l’épaule déchargée du faix de cette existence à deux, il n’eut pas un instant la pensée de faire valoir sa condition de mari outragé. C’était un débarras, et un fameux ! que cette envolée de la mégère et de sa portée. De joie, il chopina pendant une semaine, disant à qui voulait l’entendre qu’il brûlait une fière chandelle à l’homme qui lui avait pris sa femme. Et, pour dix francs le mois, ils allèrent occuper, Clarinette et lui, le cabanon de la Californie, une masure avec un petit champ, dans la solitude pelée de la butte.

Pendant un peu de temps, il parut prendre goût à la terre, bêchant jusqu’à la nuit tombée ; sa dure écorce de vieil ouvrier s’amollissant dans la détente de cette vie tranquille, il eut même des douceurs pour la fillette, renouvela ses frusques, voulut que son salaire servît à leur donner à tous deux un peu de bien-être. Mais Clarinette, toute au jour présent, sans notion d’ordre ni d’économie, fit de telles dépenses que leur maigre budget en demeura grevé pour longtemps. Alors les querelles, les injures, les violences recommencèrent ; il la cognait, de ses énormes poings lui fonçait les côtes ou la bourrait de coups de pieds au derrière, redevenu la La Californiebrute d’autrefois. À onze ans il la retira de l’école et la fit entrer à l’usine comme trieuse d’escarbilles. De l’aube à la nuit, sous le soleil, les gelées et le givre, elle trima dans la fumée brûlante des fours à coke, les pieds nus dans ses sabots, une mince jaquette sur la gorge, sa tête coiffée d’un bonnichon où, par coquetterie, elle piquait toujours un nœud de rubans rouges. Les mains rêches et gercées, quelquefois saignantes l’hiver, avec des crevasses irritées par la poussière du charbon, elle remuait les tas de résidus, grattant dans les dures et coupantes scories, remplissant des vagonnets qu’il fallait manœuvrer ensuite, le corps arc-bouté pour les faire mouvoir. Elles étaient là une vingtaine à peu prés, constamment piétinant les fumerons à peine froidis, enfoncées jusqu’aux genoux dans la houille qui leur montait aux cuisses, noires dessus et dessous ; et les unes véhiculaient aux laminoirs de pleines charretées de coke, avec un tour de reins qui leur cassait le dos et leur déjetait l’épaule ; les autres, grimpées comme elle sur des monts d’escarbilles, fouillaient et triaient, cassées en deux, le derrière en l’air.

Elle gagna vingt sous à la journée, douze heures à rôtir dans les cours sans ombre, avec le double incendie du soleil et des fours sur ses petits membres maigres, moulés dans une pelure de cotonnette. L’hiver était presque une délivrance, malgré les claques de la brise, les pincements du gel, la chair de poule de sa nudité horripilée par les chatouilles de la neige, les flux d’acres mucosités suintées des narines et qu’elle ravalait pour ne pas se moucher avec ses doigts sales, et encore les toux petit à petit changées en rauques abois qui la déchiraient. Avec cela, jamais de congé et une fois le jour seulement, à midi, un répit d’une heure pendant lequel on dévorait son briquet, les dents toutes crissantes de charbon, derrière un vagon, à plat ventre dans l’horrible cendre noire.

Quelquefois, avec Dédèle et Phrasie, ses intimes, elle se glissait jusqu’aux palissades qui fermaient les établissements du côté de la rivière ; ou bien toutes trois ensemble se hissaient sur le terri. De là, sans être vues, elles s’amusaient à regarder les hommes baignant, pareils à des singes avec leurs pectoraux velus et leur ceinture de crins rudes qui leur descendaient le long des jambes. La promiscuité de l’usine amenait d’ailleurs çà et là des rapprochements avec des manœuvres, d’affreux petits drôles déjà cyniques et qui les prenaient par les seins, les renversaient, essayaient de les forcer. Cependant tout se bornait à des jeux et à des rires, le gibier ainsi traqué finissant toujours par se dérober. Au surplus, le sexe les travaillait peu, remuant en elles des curiosités de tête plutôt que des appétences charnelles, érenées qu’elles étaient par des besognes qui les changeaient en bêtes de somme et de trait.

Clarinette atteignit ainsi ses seize ans, graduellement pervertie par la fréquentation et l’habitude de l’homme, avec la souillure en dedans de toute cette humanité rude, fermentée, glissée à l’animalité. Une ducasse où son père l’avait menée la mit en présence de Huriaux, garçon tranquille, moins grossier que les autres, à qui le sang flamand de l’ascendance maternelle avait coulé une paix naturelle. Ils eurent ensemble des rendez-vous, les soirs où Lerminia quittait la maison pour ses corvées de nuit, errant alors à deux à travers champs, les mains enlacées dans l’ombre où montait le bruit lointain des établissements.

Ce fut pour Clarinette, précocement éveillée au mal, comme la douceur d’une trêve dans sa vie d’abandon et de misère. Quelque chose de la droiture et de la bonté de ce grand garçon pacifique, d’une force sereine qui ne se démentait pas, se communiqua à elle, poussée dans des commencements mauvais, à travers la crapule parentale. Avec sa moutonnerie de gros chien docile, l’acceptant telle qu’elle lui arrivait, sans récriminer contre son humeur variable et quinteuse, il lui fit goûter la mansuétude des affections sérieuses, au sortir des grossièretés violentes de la maison. Elle l’aima d’abord comme un ami qui lui apportait une détente et un changement dans sa condition de fille battue, puis, quand elle se fut donnée, pour le plaisir qui la révéla femme, dans la secousse de ses moelles et l’étourdissement de tout son être. Enfin elle le connaissait, ce gros bonheur pâmé qu’elle avait senti monter obscurément à sa peau, toute petite, dans ses polissonneries avec Célestin, et plus tard dans ses frottements aux petits salauds de l’usine. Il lui sembla que le passé, les coups, les outrages de sa première jeunesse s’en allaient dans cet oubli de tout, qui était la possession du mâle ; et goulue, exigeante, avec les rages d’amour de la Félicité en son corps adulte, elle eût voulu être mordue de son baiser, constamment.

Lui, cependant, ne disait rien de ses projets, placide, un peu sournois, l’ayant prise par besoin d’une jolie fille et par goût de sa saine jeunesse, épanouie comme une plante rare parmi les gaguis épaisses et les graisseuses souillons où les autres cherchaient leurs maîtresses.

Quand le père Lerminia fut de sept jours dans sa fosse, Clarinette s’en alla un matin au buron de la Californie, accompagnée du cousin François-Ange, le Crompire, chez lequel elle avait passé cette première semaine. — De la chambre vide montait une odeur âcre de vieilles sueurs ; le lit avait gardé la forme d’un corps couché ; un rideau remua dans le coup de vent de la porte ouverte. Alors elle s’affola, s’imagina que son père allait se dresser du milieu de cette poussière noire amassée partout, avec son horrible trou à la jambe ; et le Crompire eut grand’peine à l’empêcher de se sauver à la rue. Une remarque qu’elle fit tout à coup l’occupa à d’autres idées. Des robes, des hardes d’hommes, une friperie de linges sales gisaient à terre, souillés de sang séché, de houille et de boue, dans un désordre de pillage. En outre, une armoire dont elle se souvenait avoir emporté la clef, à présent béait, la serrure détraquée.

Dans sa peur des revenants, elle cria qu’elle ne remettrait plus jamais les pieds dans cette baraque, où sûrement le vieux revenait la nuit. Mais François-Ange lui ayant montré, dans la petite pièce longeant le courtil, la fenêtre restée demi-ouverte et l’une des vitres brisée, ils s’expliquèrent tout. Quelqu’un était entré dans la maison par la fenêtre, avait saccagé le linge, forcé l’armoire, finalement était sorti par la porte après avoir défait le tour de clef. Elle s’aperçut ensuite de la disparition d’une dizaine d’ustensiles de ménage, de deux paires de draps de lits bons comme neufs et d’un coffret en bois de chêne où Lerminia serrait quelques objets qui avaient du prix seulement pour lui, une prière à saint Hubert contre la rage, deux bélières dépareillées de son jeune temps, et racorni, presque sans forme, pareil à une relique, le doigt de sa main droite, scié par la machine. On avait aussi éventré la paillasse des couchettes, sans doute avec l’espoir d’y trouver un magot ; et après s’être un instant désolée à l’idée que le meilleur de sa chevance avait été dérobé, Clarinette, toujours mobile en ses sensations, maintenant riait de la déception des voleurs qui avaient cru mettre la main sur de l’argent. Y avait beau temps que le dernier écu avait été mangé ! Et même on devait toujours au vieux Malchair un mois de pétrole, de beurre, de lard, et d’autres choses encore !

Ils entendirent tout à coup un claquement de sabots sur le seuil et une voix appela Clarinette. C’était une voisine, le Chameau, un sobriquet sous lequel son nom véritable avait été étouffé, qui les ayant vus entrer, venait leur dire que la veille, à la vesprée, étant sur le pas de sa porte à regarder son petit qui menait paître le cochon, elle avait aperçu la grande Félicité et son garçon qui emportaient, par la porte de derrière, chacun sa pleine charge. Ils avaient pris ensuite à travers champs, et de loin, elle leur avait crié des injures qui leur avaient fait hâter le pas. Du coup, le sac de la bicoque s’expliquait : comme les corbeaux sur une charogne, ils s’étaient abattus sur la maison toute chaude encore du mort : et Clarinette, pâle de colère, courait par les chambres, recommençant le compte des objets volés, avec des invectives contre cette mère qui la dépouillait :

— L’molin à café, l’marmite à cuire el cabolée, et tô, elle a tô pris, la sale crapule ! J’la vouleu pu pou m’mère ! J’seu pu sa fille ! La rosse ! J’crache dessus !

Dès le lendemain de l’enterrement, Clarinette avait repris le travail à l’usine, le règlement n’accordant que vingt-quatre heures pour pleurer les morts. Tous les matins, sa musette à la main, elle quittait les vieux Lerminia, blanche de peau et de linge, avec cette coquetterie de jolie fille qu’elle n’avait jamais résignée. Le corsage étoilé d’une grosse rose, cueillie par-dessus une haie ou mendiée au passage avec une agacerie de l’œil, elle allait, se balançant sur ses hanches, à travers le froissement des grands blés bordant le sentier, quelquefois accostée en chemin par un gars en bourgeron bleu pâle et qui démarrait, lui aussi, pour la turbine.

Cependant, depuis ses idées de mariage, elle tenait les hommes à distance, les rembarrait d’un haussement d’épaules quand ils bêtisaient, avec une lippe dédaigneuse de fille qui a son idée et rêve d’une grasse vie, toujours nippée à neuf, du linge dans les armoires, un chapeau à fanfioles pour les dimanches sur la tête. Maintenant surtout qu’elle était seule, sans père ni mère, ce désir la tentalisait. Quelquefois, en pleine besogne, elle s’arrêtait, les mains inoccupées, regardant de ses yeux fixes, dilatés dans le vide, marcher devant elle une petite femme que tout le monde jalousait et qui était elle-même. Au fond cependant le silence de Jacques l’inquiétait : il en prenait vraiment trop à son aise ; et la nuit, dans le lit, elle consultait ses cartes, les rois, les reines et les valets étalés sur les draps. Mais les cartes ne lui disant rien, un matin elle partit consulter à deux lieues du Culot une vieille maugrabine qui passait pour jeter des sorts et disait la bonne aventure. La sorcière lui fit le grand jeu pour deux francs, versa du marc de café à terre, amena finalement une réussite ; elle aurait son homme, grâce à l’enfant qu’elle portait en elle. Toute pâle, secouée d’une grande émotion. Clarinette se souvint alors du conseil de Zébédé. Elle eut une colère contre Huriaux. Qu’est-ce qu’elle ferait du petit quand il lui viendrait gnangnan après les neuf mois de son ballon à rouler sous les moqueries de toute l’usine, si d’ici là le greffier ne les avait déjà couchés sur ses registres ? Même mariée d’ailleurs, il lui faudrait allaiter, coudre la layette, laver les langes, ébrener l’enfant, un tas de saletés qui lui gâtaient son fameux rêve.

Elle s’attarda dans la campagne, ayant toujours devant les yeux cette déformation de son corps et se tâtant par moment les lombes avec la terreur de les sentir bouger. Quant au reste, la petite honte du péché rendu public, elle n’en était pas touchée, ayant grandi dans l’instinct que le sexe était un outil de plaisir et que l’homme et la femme étaient faits pour s’accoler. Après tout, elle était bête de s’alarmer avant le temps : son flanc n’avait pas enflé ; elle en palpait toujours la rondeur lisse et naturelle. Et qui sait si cette méquenne du diable ne lui avait pas menti pour lui agripper ses deux francs ? Puis il y avait des drogues ; elle se souvenait d’histoires de filles grosses qui tout à coup étaient redevenues plates comme des saurets ; et des femmes mariées avaient jaboté, disant qu’elles avaient foiré leur mioche dans une caquesangue.

La nuit étant tombée sur les champs, elle doubla le pas, agaillardie, finissant, en son éternelle versatilité, par s’amuser de tout ce plaisir de trois mois qui se mettait inopinément à fleurir en elle. Personne ne la vendrait, d’ailleurs : elle serait la seule à savoir qu’une vie remuait là, dans sa ceinture ; et elle jouissait à l’avance de duper le monde quand, le front haut, comme une baucelle sans reproches, elle continuerait à blasonner les poulettes mises à mal par le coq. Caillette comme elle l’était, elle ne sut toutefois se taire à la Zébédé et chaud lui conta sa grossesse, le rire aux dents, avec son impudeur naïve de femelle vouée à l’homme. La vieille finaude, à cet aveu si peu déguisé, s’éjouit maternellement. Bien manœuvré, la crapaude ! Du coup c’était la brebis qui mangerait le loup ! Et, loin de l’engager à se cacher, elle la travailla pour qu’elle étalât son ventre dans toute son ampleur, comme elle l’avait fait elle-même, afin que tout le monde connût qu’elle avait enfanté des œuvres du puddleur.

— Pour ça, non, déclara nettement Clarinette.

D’abord Huriaux ignora tout ; le cœur mangé à la fois d’espérance et d’ennui, elle attendit la fin de sa lune pour lui parler avec certitude. Néanmoins elle lui gardait une rancune, arrivait maussade à leurs rendez-vous, lui marchandait le plaisir ; et il secouait la tête, très calme toujours, lui disant seulement :

— T’as quelque chose qui t’remue la cervelle. C’est-y que tu ne m’crois plus brave pour toi !

Elle eut peur de le perdre avec une froideur trop constante, l’amignarda sans toutefois lui rendre les privautés anciennes, et quand il l’accolait d’un peu près, touché aux moelles par un bout de sa chair qui passait à dessein sous son jupon, ou irrité par les pointes de sa gorge qu’elle lui frottait contre le bras, elle se reculait brusquement, lui jetait un : Bas les pattes ! qui le déroutait. Un soir, agacé, il jura un bon coup, déclara qu’il en avait assez de ses manigances, et la planta dans le chemin, en pleine bruyère. Elle le laissa partir, sûre qu’il reviendrait. Mais il la bouda pendant trois jours. Alors elle craignit d’avoir été trop loin, redouta la rivalité des tapées de guenuches qui n’auraient pas demandé mieux que de lui manger son homme dans la main, et elle lui rendit un peu de sa personne, pour le tenir en haleine.

Huriaux, comme tous les ouvriers du laminoir, avait sa semaine de travail de nuit et sa semaine de travail de jour, alternées. Pendant le temps de la pause de nuit, le gars se couchant au plein soleil et ne s’éveillant quasi qu’à la lune, on se voyait moins, par courtes échappées. Mais on se dédommageait les jours suivants. Au coup de cloche des six heures, chacun tirait de son côté ; elle rentrait souper chez les Lerminia qui l’hébergeaient toujours moyennant son franc de salaire ; lui, prenait le chemin de son logis, une maison paisselée de vignes qu’il habitait tout seul depuis la mort de sa mère, là-bas, à l’orée d’un hameau, dans un abandon de friche et qu’on appelait le Saut-du-Leu. Il en avait pour dix minutes d’arpentées sur le versant qui faisait face aux établissements, coupait droit à travers le plateau, et au bout de dix autres minutes pénétrait dans son petit champ, une vingtaine de verges qu’il louait à un voisin, ne s’étant gardé, lui, qu’un coin pour y planter ses canadas. C’était son patrimoine, une petite joie de propriétaire dans sa vie de travail ; une fois l’an, il badigeonnait lui-même les murs, et tous les samedis passait à l’eau ses trois chambres, avec la régularité et le goût de propreté d’une ménagère.

Rentré chez lui, il faisait à la hâte son fricot, une tranche de lard à la poêle avec une platelée de pommes de terre, le tout arrosé d’un pot de bière, se décrassait dans un seau, puis filait à la rencontre de Clarinette. Le rendez-vous, toujours le même, était un trou de carrière à mi-chemin ; elle venait d’en bas, lui d’en haut ; tous deux se rencontraient après un petit temps de marche ; mais, comme elle tardait souvent à présent, il descendait le versant, la voyait arriver de loin, débarbouillée, dans le coup de sang joli de ses joues.

Puis ils se promenaient côte à côte, les bras autour des hanches, ou simplement la main dans la main, très lentement, avec des mollesses de flânerie, sous le bleuissement des étoiles. Des étendues de blé ondulaient aux deux côtés du sentier, claires dans le soir comme des taches d’argent pâle, et la lune montait, noyant le paysage dans une vapeur blanche, pareille à l’haleine de la terre. Ils finissaient presque toujours par s’asseoir à mi-côte en deçà les champs de céréales, les reins tassés dans l’herbe courte de cette butte pelée, comme du poil poussé à travers des croûtes de teigne. Là cessait la contrée agricole, la terre arable de ce pays mangé partout ailleurs par le feu, avec ses monts d’escarbilles, ses terris de caillasses, de scories et de minerais, ses taupinières de houille fraîchement tirée des fosses, grosses échauboulures poussées à la surface du sol, comme aux secousses d’un bouillonnement intérieur. Dans un turbulement de fumées bleues, ils apercevaient tout le déroulement des ateliers de Happe-Chair, à gauche la chaudronnerie, le montage, les machines-outils, les magasins, à droite les laminoirs, et plus rapprochés de la chaussée, les hauts fourneaux et la ligne des fours à coke.

À cette heure, les grands bâtiments de gauche chômaient. Dans un silence d’abandon, un seul bruit montait, l’essoufflement continu des machines sous feu ; et un crépuscule vague noyait cette partie des cours, piquetée d’endroit en endroit par l’étoile des lanternes accrochées aux murs. En revanche, les laminoirs grondaient ; quand le vent venait de l’est, ils entendaient distinctement le cahotement des wagons sur les plaques de tôle, le claquement des portes des fours, le stridement de la scie mécanique, les coupetées sourdes des petits marteaux-pilons battant les loupes ; et d’autres fois, toutes ces rumeurs se fondaient dans une grosse basse roulante, comme le ronflement d’un tonnerre sous bois. À leurs pieds, les fours à coke tordaient leurs spires roses et bleues, et du gueulard des hauts fourneaux s’exhalaient des gaz, un tremblement de fluides pâles, comme la respiration visible du monstre. Plus bas, des flots de lumière électrique ; épanchés par les embrasures, traînaient jusque sur le pavé des cours, éclairant de projections blêmes le fourmillement des scories qui avaient l’air de s’agiter sous cette illusion de lune comme des poulpes monstrueux, et ailleurs éclaboussaient de miroitements brusques les monts de minerai, les files de haquets, de charrettes et de vagonnets, çà et là les bandes parallèles du railway. Le hall s’illuminant la nuit d’immenses lampes à réflecteurs, irradiées en jets phosphoreux, comme des chevelures de flammes vertes, un soleil livide semblait brûler sous les toits en tôle, presque noirs dans la paix froide des clartés sidérales. Brusquement des tourbillons rouges, une pourpre furieuse d’incendie dardaient des creusets, avec des paquets de fumée qui un instant obscurcissaient l’aveuglante réverbération des réflecteurs ; et un pullulement de petites silhouettes humaines s’agitait sur cette ignescence de brasier, avec des gestes incohérents, une démence d’attitudes, des galopées de singes surpris par le feu dans une ménagerie. Puis la meute des flammes écarlates replongeait aux gueules des fours, ne laissant de son passage qu’une traînée rose, furtive, qui allait mourir dans les fonds apaisés, tout baignés de la bleue lueur des lampes.

C’était pour Huriaux, comme un peu de sa vie qui remuait là-bas dans l’espace, sous les sérénités profondes du ciel : tout petit, il avait respiré les haleines de la fournaise ; il avait grandi dans la flamme ; il ne se souvenait que de jours pareils entre eux, tous consumés dans l’effort haletant et l’éternel labeur de l’usine. L’atmosphère des laminoirs était devenue comme l’air naturel de ses poumons, celui qui donnait à son torse la vigueur et distribuait la vitalité à ses membres : il ne s’était jamais senti mieux vivre que dans le coup de feu du travail, ses ringards aux poings, à travers l’effroyable brasement des fours qui le rôtissaient, lui pompaient en sueurs les sèves du corps, le lâchaient après la journée de travail exténué et pantelant. Et il ne pouvait détacher ses yeux de ce champ de bataille où chaque jour il luttait corps à corps avec le rouge élément, comme un ennemi qui tôt ou tard le dévorerait. De ses fixes prunelles de puddleur, dilatées dans la direction de son creuset, il suivait en pensée, sans les voir, les manœuvres de son copain de nuit, le borgne Capitte.

À deux l’un près de l’autre, ils avaient là une détente d’une heure ou deux dans le coup de force de leurs corps surmenés, avec le vague de leurs âmes inoccupées d’elles-mêmes, retournées aux habitudes de la vie matérielle. Quelquefois, une brusque chaleur de sang les tenait embrassés dans les fraîcheurs de la nuit, par-dessus les flammes et les fumées du paysage.

Petit à petit les bruits de l’usine ne leur arrivaient plus qu’à travers une somnolence, comme un ronflement parti de dessous terre, une lointaine musique qui les berçait. Tantôt l’un, tantôt l’autre bâillait, s’étirait les bras, dans un désir du lit, ou bien penchait la tête sous le coup de maillet d’un sommeil invincible. Et enfin, ils se quittaient, avec un bonsoir détaché, trébuchant contre les pierres, stupides.