Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre IV

Louis-Michaud (p. 41-52).
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<span title="Nombre IV écrit en chiffres romains" style="text-transform:uppercase;">IV



Lerminia comptant près de quarante ans de service à l’usine, l’administration jugea à propos d’entourer ses obsèques d’un certain appareil. Vers midi, les contremaîtres des différents ateliers annoncèrent aux ouvriers que la gérance se chargeait du service et de l’inhumation. La gérance accordait, en outre, un congé d’un quart de jour aux ouvriers du laminoir qui voudraient suivre le corps jusqu’au cimetière. La cérémonie était fixée pour le surlendemain sept heures du matin.

Dès six heures et demie, une centaine d’hommes en veston de dimanche vinrent se ranger dans la cour, devant l’infirmerie où la bière, de la nuit à l’aube, avait été veillée à tour de rôle par les deux sœurs. Les fenêtres étant demeurées ouvertes à cause de l’odeur qui s’échappait par les joints des planches de sapin, on voyait, à chaque souffle du vent dans les stores, le cercueil sur deux chaises, près d’une table où brûlaient des cierges, comme des trèfles jaunes dans les pâles demi-teintes de la salle. Et brusquement un murmure monta de la foule, tandis qu’une poussée se faisait vers les grilles d’entrée où venait d’apparaître la grande Félicité en bonnet noir, un châle de deuil sur les épaules.

« À la porte ! N’ faut pas qu’alle entre ici, » criaient des voix.

Et le flot la refoulant toujours, en un moment elle se trouva balayée à la rue, frappant des pieds et des poings dans le mur d’hommes qui lui fermait l’accès des cours. Son fils, le louche et torve Célestin Cigognier, engendré de son premier mariage, l’accompagnait ; mais dès les premiers horions, il démargea, laissant la robuste virago se débattre seule contre l’indignation publique.

Elle était demeurée un instant à retaper son bonnet, toute échevelée et rouge, des injures plein la bouche, puis de nouveau, elle avait cherché à pénétrer dans l’enceinte. Luchon, le portier à la jambe de bois, de son énorme torse qui avait fini par courber sa jambe valide, l’avait alors si rudement repoussée qu’elle était allée choir sur le pavé, les pieds en l’air : et pendant qu’elle gigotait, furibonde, ses jupons relevés jusqu’aux jarretières, sous les rires et les huées, il donna rapidement un tour de clef à la porte. Maintenant, les cheveux poudrés de terre, elle collait sa face congestionnée aux barreaux de la grille, tendant le poing vers les ouvriers et vociférant leurs noms, avec toutes sortes d’outrages.

« Hé ! vi cocu de Simonard, pendant que t’es là à grawer tes rognes, t’ chameau ed’ femme fait fristouies à l’ mouson. Et ti. sacré sale d’ Jean Potage de Leurquin, qu’as des infants tô les ans, on sait ben qui les fait, tes infants ! D’ j’ m’ fous de vo tous. Eh d’ j’ m’ fous de ti aussi, vî porcia de Lambilotte qui truïonnes avec ta sacrée garce de fille… Tas d’jean-foutres et d’ vaurins, d’ j’ vous emmerde. »

Le champêtre, en train de prendre langue chez le maréchal dont la forge flamblait à quelques pas de l’usine, accourut au bruit, et mettant la main sur l’épaule de la mégère :

« Mame Lerminia, g’ n’ i a pon d’ bon sens à faire des mannestés comm’ ça, l’ jour oùs qu’on porte vot’ deuxième en terre. Habi ! pétez évoie, ou faudra ben que j’ vo colle un tribunal. »

Un saisissement la prit devant l’habit vert à collet rouge, une peur qui lui montait de son passé louche, chaque fois que le hasard la mettait aux prises avec l’autorité. Elle lâcha une dernière bordée aux ouvriers ; puis, en apparence calmée, mais soufflant encore de colère et de mépris, elle salua ainsi le champêtre :

« Bonjour, môssieu Moineau. D’ j’ m’in vas, bé sûr, à c’ t’ heure que j’ leur eu dit ce qu’ j’aveu à leur dire, à ces tas de coïons. »

Une grêle de quolibets et de ricanements la suivit dans sa retraite, tandis que la tête haute, ses larges pieds fortement plantés en terre, sans se presser, elle gagnait un cabaret voisin où, coup sur coup, elle absorba trois verres de genièvre, s’interrompant de boire pour raconter à sa manière aux gens qui l’avaient suivie la saleté qu’on lui avait faite à l’usine. Batisse était son homme, après tout : elle avait bien le droit de lui faire un pas de conduite, à présent qu’il s’en allait ; quant à leurs affaires de ménage, ça ne regardait personne.

Luchon la jambe-de-bois venait de rouvrir sa grille à un groupe de nouveaux arrivants, une quinzaine d’hommes, tous membres de la Société des fanfares de Happe-Chair, composée uniquement des ouvriers de l’usine ; et l’un d’eux portait fièrement un drapeau de velours rouge frangé d’or, un don de Marescot. C’était encore une création de Jamioul qui, de son bureau, la fenêtre ouverte, regardait avec satisfaction reluire les instruments de cuivre, un peu inquiet toutefois pour cette première sortie en musique. Depuis deux jours, Bernimoulin, le chef, un vieux maître de chant qui râclait aussi du violon, leur avait seriné la marche funèbre de Chopin. La veille on avait répété jusqu’à minuit, dans la salle que l’administration avait mise à la disposition de la Société. À part un passage où tous les instruments s’étaient embrouillés régulièrement, bien que Bernimoulin se fût donné la peine de le solfier note par note plus de vingt fois, on était à peu près sûr de l’exécution. Et dans la cour, tout son monde rangé autour de lui, en jaquettes soigneusement brossées, de hautes casquettes sur la tête, il leur recommandait de bien suivre la mesure, sans se presser, sa petite tête à favoris gris marquant le mouvement, une, deux, trois, tandis qu’il chantonnait d’une voix éraillée le passage périlleux.

Une gloire rejaillissant de ce petit groupe de musiciens sur le personnel entier des établissements, ils étaient l’objet de la curiosité générale. Aux ouvertures des laminoirs blanchissaient des torses nus de puddleurs qui, la main sur les yeux, dans le soleil du matin, de loin s’efforçaient de reconnaître les visages. Quelquefois, un des ouvriers qui battaient la semelle devant l’infirmerie s’approchait soit du bugle, soit de l’ophicléide, étudiant cette machine compliquée, les mains dans les poches et les jambes distantes, avec le souvenir des mécaniques journellement approchées à l’usine. On en oubliait presque le mort qui, entre ses deux chandelles, attendait toujours les porteurs, au bout du couloir hâtivement débarrassé de ses plâtras et où, debout, se guindait la famille, un frère du passeur, Michel-Honoré-Félicien Lerminia, scloneur au charbonnage de Turlutaine, tout noir et ratatiné, sous ses cinquante-deux ans de fond de fosse, avec ses deux fils, grands gaillards farouches, l’un et l’autre perdus dans la contemplation de la grosse sœur Angélina, agenouillée sur une chaise près du cercueil ; puis un cousin, François-Ange Lerminia, surnommé le Crompire à cause des tubercules qui lui avaient poussé dans le nez, et sa femme, la petite Zébédé, sèche comme un cotret ; enfin Clarinette, en robe de mérinos noir, un petit bonnet blanc à rubans noirs joliment posé sur ses cheveux à la chien, épiant le moment où les musiciens attaqueraient leur morceau.

Un peu avant sept heures, les cloches sonnèrent à l’église, et un mouvement se fit dans la foule, petit à petit accrue et qui maintenant comptait bien deux cents personnes. La Société des fanfares venait de se ranger devant la porte de l’infirmerie sur quatre files, Bernimoulin faisant face à ses hommes, un cornet à piston à la main ; et quelques employés des bureaux, les cinq contremaîtres et le chef d’atelier des laminoirs, l’ingénieur Jamioul, s’étaient placés derrière, laissant un espace vide pour la famille. Puis quatre hommes du train lamineur où l’accident s’était produit pénétrèrent dans le couloir avec l’un des gardiens de l’usine, et, un grand silence s’étant fait, on entendait le bruit sourd de leurs souliers garnis de caboches de fer sur le carreau, tandis qu’ils s’agitaient autour de la bière.

Au bout d’un instant, celle-ci apparut, luisante de vernis, une croix noire peinte sur le couvercle ; et immédiatement après, s’avançaient Clarinette, un mouchoir sur les yeux, le vieux charbonnier et ses fils, puis le cousin et la cousine, indifférents et stupides. La caisse ayant été poussée sur une civière, chacun des quatre hommes se mit à l’un des bouts, puis, au commandement de : Enlevez ! Houp ! tous quatre manœuvrant en mesure, le brancard fut hissé jusqu’aux épaules. Partout, aux portes des ateliers, dans le fond des cours, des têtes s’étaient avancées, qui regardaient s’en aller le mort ; il y eut comme une détente d’une seconde dans le tapage de la chaudronnerie et du bâtiment des machines ; mais le travail ayant repris sans tarder, la sortie du corps fut saluée par le fracas des bigornes battues de tous les marteaux à la fois, le coup de canon du pilon fonçant la brame et le sourd tonnerre des laminoirs.

La grille dépassée, Bernimoulin donna le signal de l’attaque et la marche commença. Chaque musicien, les joues gonflées comme des courges et les yeux hors de tête, avec le point brillant de la prunelle dardée vers la partition, ne s’occupant que de son instrument, une confusion régna d’abord. Mais les coups de piston énergiques du chef, scandés de mouvements de tête, ramenèrent l’ordre au bout de quelques instants, et tout le village étant accouru sur le devant des portes, avec la joie de cette musique battant la rue, la fanfare marchait fièrement en marquant le pas. Cette première audition publique prenait les proportions d’un événement ; les amis et les connaissances se montraient les musiciens en les désignant par leurs noms ; et des enfants dansaient, pieds nus, sur les accotements du chemin, leurs petites chemises volantes jusqu’à leur ventre. Comme la sécheresse était grande depuis un mois, l’air, malgré l’heure matinale, ardait d’une chaleur de fournaise et, par-dessus le cortège, une poussière montait, presque noire dans le soleil éclatant.

On arriva à l’église : la fanfare se rangea sous le porche, six musiciens d’un côté, six de l’autre, soufflant sur le mort qui passait une dernière bordée de sonorités ; puis, au signal de Bernimoulin, tous s’arrêtèrent net, au milieu d’un abominable couac du bugle. Alors, des ouvriers essayèrent une poussée pour écraser contre la porte Félicité qui tout à coup avait reparu ; mais elle s’arcbouta sur ses énormes hanches, rua dans les jambes d’un chargeur qui pesait sur elle de tout son poids, en fut quitte pour un ruban de son bonnet qu’un petit manœuvre lui arracha pendant la bagarre. Et tout le temps du service, elle demeura à toiser le monde tassé derrière elle, la tête haute, sans cesser de marmotter des prières. Le curé Moulinasse, un vieil homme obèse, à massives bajoues rabattues sur son surplis, achevait de processionner autour du catafalque, le goupillon à la main, quand une sonnerie militaire, venue du parvis, retentit dans le silence de l’église. C’était Bernimoulin qui venait de commander le rappel de la fanfare. À bout de salive, les musiciens s’étaient disséminés dans les cafés d’alentour et s’y humectaient largement le lampas pour se donner des forces nouvelles, tandis que des connaissances, entrées avec eux, embouchaient leurs instruments et s’efforçaient d’en tirer des notes. On les vit traverser la place en courant et s’aligner sur trois rangs, laissant couler de leurs pavillons de cuivre inclinés vers le sol, de longs crachats blancs comme des baves ; et tout à coup, les portes s’ouvrirent, le cercueil émergea dans la clarté du porche, sur le fond noir de l’église piqueté par les rouges papillons des cierges que l’enfant de chœur éteignait un à un.

Le cortège alors se reforma, la grande Félicité en tête, à côté de Clarinette reprise d’un accès de larmes ; la fanfare recommença la marche ; on se dirigea par des sentiers filant entre les blés très hauts, vers le cimetière huché sur la montagne, à un quart de lieue de l’agglomération. À présent on finissait par rire de l’obstination de la terrible commère à vouloir accompagner son homme jusqu’au bout. Simonard seul, plus rageur, parlait de la jeter, au retour, dans une des carrières ouvertes comme des gueules parmi les champs de seigle et de froment. Et il rappelait aux autres la vie qu’elle avait faite au vieux, toute de misères et d’avanies, le plantant là avec sa fille, une crapaude de dix ans, pour aller vivre publiquement avec Gilpiat, le marchand de bœufs. Tout le monde n’était pas heureux en ménage, il en savait quelque chose, lui, mais cré Dié, sa femme n’avait jamais couché dans son lit avec personne. Alors un massier, Bietlot, qui avait possédé la grande Félicité, avec quelques autres, au temps où elle n’avait pas encore lâché Lerminia, raconta des histoires : comme quoi c’était elle qui l’avait pris, un soir que le mari, rentré saoul à la maison, cuvait sa bière dans le lit ; ils s’étaient accouplés près de lui, dans le bruit de son ronflement. Puis, mis en train par l’exemple du massier, chacun dit son mot ; le Rouchat rappela les bruits qui avaient couru lors de la mort de Gilpiat, retrouvé un matin dans le bois, le crâne fendu en deux, après une disparition de huit jours. On n’avait pu amasser des preuves contre la Félicité ; mais elle seule semblait avoir eu un intérêt à faire le coup, le marchand de bœufs l’ayant mise sur son testament. Le Rouchat avait très bien connu le premier mari de la vieille drôlesse, Cigognier, un brave cœur, mais pas de poigne du tout, qu’elle faisait toupiller sur son petit doigt, la carogne. Un beau jour, le pauvre Cigognier avait cassé sa pipe sans qu’on eût su ni comment ni pourquoi. Mais Lerminia, les fois qu’il avait bu, ne se gênait pas pour dire qu’elle lui avait fait manger de la mort-aux-rats. Malgré ses cinquante ans bien sonnés, elle avait encore des besoins d’hommes, brûlait de tous les feux de l’enfer, était soupçonnée de partager son lit avec son grand flandrin de fils.

Cependant la fanfare s’époumonnait dans la chaleur des blés. Comme le chemin était étroit, les musiciens se touchaient le coude, emboîtés l’un dans l’autre ; et Bernimoulin, tout seul devant, marquait la mesure avec la tête, quelquefois lâchait son cornet à piston pour morigéner les traînards.

Au cimetière, la fosse n’étant qu’aux trois quarts creusée, il fallut attendre que le fossoyeur sortît du trou, après les dernières pelletées. On avait déposé le cercueil à terre et des mouches bourdonnaient à l’entour, se posant çà et là sur les fronts poisseux qui se penchaient pour voir l’homme fouir. Une chèvre paissait dans l’enclos : l’herbe étant très haute, son échine seule s’apercevait, rousse parmi les graminées montées en graines. Un grand silence avait succédé au piétinement de la marche et aux rauques meuglements de la musique, et en même temps que le broutement de la bête, on entendait distinctement, sur ce coupeau battu d’une brise légère, la respiration des instrumentistes essoufflés, le crécellement d’une sauterelle près d’une vieille tombe et tout là-haut, dans le bleu de l’air, un grisollis d’alouette très doux.

Les pieds dans le déblai, un vieil ouvrier, Lambilotte, de l’atelier de chaudronnerie, la mine renfrognée, avec une tête de fleuve barbu, les paupières battantes, sous un froncement d’épais sourcils, remuait les lèvres, liant intérieurement les phrases d’un petit discours qu’il aurait voulu prononcer sur la tombe du passeur ; mais la présence des contremaîtres, ces espions des patrons, le faisait hésiter au dernier moment ; et sa barbe remuée de brusques tressauts, quelquefois il ratiocinait tout haut, s’excitant à parler.

À la fin, la tranchée se trouva prête ; les cordes furent passées sous la bière et le mort toucha lourdement le fond de sa fosse. La grande Félicité regardait cette pourriture s’abîmer en terre avec la joie de sa puissante santé demeurée inaltérée à travers ses veuvages consécutifs ; ses maris et ses amants partaient tous l’un après l’autre, la laissant debout sur le bord de leur tombe, comme un Lambilotte frappait le vide de ses bras, par-dessus le mort qu’il avait l’air d’injurierbloc indestructible. Clarinette, elle aussi, s’était penchée sur le trou, ne pensant déjà plus à son père, mais curieuse de voir s’écrouler les pelletées de terre jaune sur les planches de moment en moment plus couvertes.

Dans le groupe qui entourait le vieux chaudronnier, des voix s’élevaient : « Hardi ! Lambilotte ! Faut parler ! » Ainsi interpellé, l’homme à la grande barbe coula un regard du côté des contremaîtres : ceux-ci, après avoir défilé devant la tombe, gagnaient à petits pas la sortie du cimetière ; il attendit qu’ils eussent dépassé le mur de clôture, puis, jetant résolument sa casquette à terre, d’un geste violent, il prit l’attitude d’un orateur. Encore un qui avait succombé victime du devoir sur le champ d’honneur. Alors que les patrons s’engraissaient tous comme des cochons, eux, les ouvriers, crevaient à la peine. C’avait toujours été comme ça et ça serait toujours la même chose jusqu’au jour où les bons bougres s’entendraient pour remettre à leur place toutes ces canailles qui vivaient de la sueur du peuple. L’Internationale n’était pas morte, comme on le disait : elle attendait le moment de reparaître au grand jour, terrible ; mais d’ici là il fallait s’organiser. Et les yeux roulant comme des palets, Lambilotte frappait le vide de ses bras, par-dessus le mort qu’il avait l’air d’injurier, hérissé, furieux, aboyant sous ses flots de poils, les peaux flasques de sa face agitées d’un tremblement continuel. Comme il avait beaucoup hanté les réunions publiques autrefois, il avait pris l’habitude d’une loquèle ronflante, chevrotait pour atteindre à la vibration de la voix, appuyait emphatiquement sur certains mots : solidarité, mutualité, fraternité.

On l’écouta religieusement, tous les yeux tendus vers son crâne pointu et chauve, plaqué de soleil et dont les hochements scandaient ses effets oratoires. Quand, en manière de péroraison, il eut jeté l’adieu au compagnon Lerminia, finissant par s’attendrir lui-même à sa propre faconde, des larmes dans la gorge, tout le monde déclara qu’il avait bien parlé. Lui, cependant, ayant replanté sa casquette sur sa tête, s’en allait, la barbe encore houleuse, dans un frisson d’éloquence et de colère, comme un apôtre ; et même après quatre petits verres de genièvre que des amis lui payèrent dans un bouchon voisin, et qu’il but presque coup sur coup, encore tout froncé et frémissant, il répétait : « Voyons, c’est-il point vrai ? J’ai-t-i pas raison ? Les patrons sont tous des mangeux d’chair humaine ! »

Huriaux, aussitôt après le discours, avait cherché à entraîner Clarinette, pour lui éviter la compagnie de sa mère ; mais la grande Félicité, en qui la boisson fermentait sous cette chauffe au soleil, convia toute la famille à une tournée chez Polydore, le cabaret proche du cimetière où déjà étaient entrés Lambilotte et les amis et qui portait pour enseigne : On est mieux ici qu’en face. Elle n’était pas calmée ; mais elle eut voulu provoquer le vieux chaudronnier, un diseur de carabistouilles. Alors une dizaine de jeunes drilles, la plupart manœuvres à l’usine, qui l’avaient suivie et s’étaient assis à une table voisine, eurent l’air d’entrer dans ses idées, stimulant sa hargne pour rigoler. Et, mise en goût de largesses, elle leur paya à boire comme aux autres, se levant à tout bout de champ de sa chaise pour se mouvoir, remuer les bras, en un besoin d’action incessant, et, son énorme buste dressé par-dessus la table, avec le ballement de sa gorge qu’elle frappait à chaque instant de ses mains, déblatérer contre le sale monde de Happe-Chair.

Clarinette, entraînée par la gaieté générale, finissait par rire, s’amusait de cette fange remuée à la pelle, où roulait la mémoire paternelle. Elle eût voulu demeurer ; mais Huriaux, profitant d’une bousculade qui accompagnait la sortie de Lambilotte, l’entraîna, tandis que le charbonnier et ses garçons, allumés par l’alcool et tassés sur leurs chaises, de larges sourires immobiles à la face, s’oubliaient dans l’admiration de la rude marie-bon-bec, qui était leur parente. À bout de poumons, l’enfourneur battit en retraite, poursuivi par les invectives de la Félicité, celle-ci debout sur le seuil, le corsage ouvert, toute débraillée. Puis, le cabaret s’étant petit à petit vidé, il ne resta plus que les manœuvres, grisés d’une basse luxure au cynisme de la virago et guettant les mouvements de son grand corps brun, avec des chaleurs de mâle dans la prunelle. À la fin ils l’emmenèrent, se perdirent avec elle du côté des trous à carrières.