Hania (1876)
Traduction par Henri Chirol.
Calmann Lévy (p. 17-36).
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II


Les funérailles de Nikolaï eurent lieu trois jours après sa mort. Beaucoup de nos voisins assistèrent à la triste cérémonie ; car bien que le vieillard fût un serviteur, il jouissait de l’estime et de l’amitié universelles. On l’enterra dans notre caveau, à côté de mon grand-père, le colonel. Pendant toute la cérémonie, je ne perdis pas Hania des yeux ; elle était venue dans mon traîneau, et je voulais la ramener de même ; mais le prêtre Ludvig me pria d’aller inviter les voisins à venir chez nous se réchauffer et se réconforter. Durant ce temps, Hania fut remise aux soins de mon collègue et ami Mirza-Davidovicz, fils de Mirza-Davidovicz, voisin de mon père, de race tatare et mahométane, mais appartenant à une vieille famille noble, qui vivait ici depuis très longtemps. Je dus donc m’asseoir dans mon traîneau avec les Oustchitsky, et Hania voyagea avec madame d’Ives et le jeune Davidovicz dans une autre voiture. Je vis alors le bon garçon après avoir recouvert Hania de sa pelisse, prendre les rênes des mains du cocher, exciter les chevaux de la voix, et conduire son traîneau avec la rapidité d’une flèche.

De retour à la maison, Hania alla pleurer dans la chambre de son grand-père, et je ne pus la suivre malgré mon désir, car je dus recevoir mes hôtes. Ils partirent enfin tous, sauf Mirza-Davidovicz, qui devait passer chez nous le reste des fêtes de Noël, un peu pour travailler avec moi, car nous étions en septième, et un examen important nous attendait, mais surtout pour monter à cheval ensemble, tirer au pistolet, faire de l’escrime et chasser — ce que nous préférions tous deux aux Annales de Tacite et à la Cyropédie de Xénophon. Mirza était un garçon joyeux, endiablé, emporté comme la poudre, mais d’une très grande sympathie.

Tout le monde chez nous l’aimait, à l’exception de mon père, mécontent de ce que le jeune Tatar était meilleur tireur et escrimeur que moi. Au contraire, madame d’Ives le louait beaucoup, parce qu’il parlait le français comme un Parisien, jasait, faisait de l’esprit et amusait tellement la vieille Française, que nous croyions parfois rêver. Le prêtre Ludvig, de son côté, nourrissait un petit espoir de le convertir un jour au catholicisme, d’autant plus que le jeune garçon plaisantait parfois sur Mahomet et aurait sûrement abandonné le Koran, sans la crainte de son père, qui, en vertu des traditions de sa famille, tenait à sa religion et répétait souvent que, en sa qualité de vieux noble, il préférait un ancien mahométan à un catholique de fraîche date.

En général, il n’y avait chez le vieux Davidovicz aucune sympathie pour les Turcs ou les Tatars. Ses ancêtres s’étaient fixés là aux temps de Vitold ; et une partie de ses biens avait été donnée par Jean Sobieski à un Mirza-Davidovicz, colonel de cavalerie légère, qui avait accompli, sous les murs de Vienne, des prodiges de valeur, et dont le portrait existait depuis lors à Khojéli.

Je me souviens de l’étrange impression que ce portrait produisait sur moi. Le colonel Mirza était un homme terrible ; son visage était balafré de coups de sabre, et les cicatrices ressemblaient aux lettres mystérieuses du Koran ; il avait le teint d’un gris basané ; des touffes de cheveux saillaient aux tempes ; les yeux un peu de travers brillaient d’un éclat sauvage et rébarbatif, et jouissaient de cette particularité de sembler toujours vous regarder, de quelque côté que vous fussiez. Mais mon collègue Sélim ne ressemblait pas du tout à ce portrait. Sa mère, avec qui le vieux Davidovicz s’était marié en Crimée, n’était pas une Tatare, mais une Géorgienne, paraît-il ; je ne me souviens pas d’elle, mais je sais qu’on en parlait comme d’une beauté exceptionnelle, et que Sélim lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.

Oh ! quel beau garçon qu’était ce Sélim ! Ses yeux possédaient encore un défaut à peine perceptible, mais ce n’étaient pas des yeux tatars : c’étaient de ces grands yeux, noirs, pensifs et mélancoliques, qui distinguent les Géorgiens. Je n’ai rien vu de ma vie de plus beau. Lorsque Sélim demandait quelque chose et regardait quelqu’un, il semblait le pénétrer jusqu’au cœur. Les traits de son visage étaient réguliers, nobles, comme dessinés par un burin d’artiste ; la couleur en était basanée, mais tendre ; les lèvres, un peu saillantes, étaient d’un rouge vif, et les dents comme une rangée de perles.

Quand, par exemple, Sélim se disputait avec un camarade, — et cela arrivait assez fréquemment, — alors cette grâce disparaissait comme un mirage trompeur ; il devenait effrayant : ses yeux se replaçaient de travers et brillaient comme ceux d’un loup ; sur son front rougissaient les veines ; la peau de la figure brunissait, — en lui se réveillait le vrai Tatar, tel que ceux avec qui eurent affaire nos ancêtres. Par bonheur, cela ne durait pas. Au bout d’une minute, Sélim pleurait, demandait pardon, embrassait son adversaire, et tout le monde lui pardonnait. Son cœur était bon et enclin aux nobles actions ; mais sa légèreté et sa turbulence atteignaient le plus haut degré.

Il montait à cheval, tirait et faisait des armes d’une façon incomparable ; mais il apprenait médiocrement, parce que sa paresse annihilait en partie ses grandes aptitudes. Nous nous aimions l’un l’autre comme des frères, nous disputant parfois, mais faisant la paix aussitôt, sans que jamais notre amitié eût à en souffrir. Il passait la moitié des vacances et des fêtes chez nous et l’autre moitié chez lui, à Khojéli. Et cette fois il devait demeurer à la maison jusqu’à la fin des fêtes de Noël.

Les hôtes partirent de bonne heure après le repas, sur les quatre heures. La courte journée d’hiver finissait, et le clair crépuscule éclairait la chambre et les arbres, qui s’élevaient devant les fenêtres, d’un rayon rougeâtre, tandis que des corneilles maladroites venaient battre de leurs ailes sur les vitres.

On voyait des bandes entières de ces oiseaux voler au-dessus de l’étang, et comme se baigner dans les reflets sanglants du soleil couchant. Dans la pièce, où nous étions passés après le repas, régnait le silence ; madame d’Ives était allée dans sa chambre combiner des patiences, selon son habitude ; d’un pas tranquille le prêtre Ludvig arpentait la pièce d’un coin à l’autre en prisant du tabac ; mes petites sœurs étaient sous la table, où, installées sur le tapis, elles s’amusaient à tresser leurs cheveux blonds ; Hania, Sélim et moi, nous étions assis sur un divan près de la fenêtre et regardions l’étang, le bois et la lueur chaude du crépuscule. Enfin tout s’assombrit ; le prêtre Ludvig alla dire ses prières et une de mes sœurs pourchassa la seconde dans une autre pièce. Sélim se mit à bavarder, mais tout à coup Hania se rapprocha de moi et murmura :

— Jeune maître, cela m’effraye… j’ai peur.

— N’aie pas peur, Hania, lui dis-je — et je la serrai contre moi. — Approche-toi de moi, comme cela. Quand tu es auprès de moi, tu n’as rien à craindre, il ne t’arrivera aucun mal. Regarde, je ne crains rien, et je saurai toujours te protéger.

C’était là un mensonge. Était-ce à cause de l’obscurité régnant dans la salle, étaient-ce les paroles de Hania, ou bien la mort récente ? J’étais, à vrai dire, sous une impression étrange.

— Veux-tu que je fasse apporter de la lumière ?

— Oui, jeune maître.

— Mirza, dis à Francis d’apporter de la lumière.

Mirza sauta du divan, et nous entendîmes bientôt derrière la porte un bruit inaccoutumé et un piétinement. La porte s’ouvrit avec fracas et Francis pénétra en tourbillon, tenu à l’épaule par Mirza. Le visage du petit Kosak était ahuri et effrayé, parce que mon ami le faisait tourner comme une toupie, tout en tournoyant lui-même ; et c’est ainsi qu’il l’amena jusqu’au divan, et lui dit :

— Le seigneur t’ordonne d’apporter de la lumière, parce que la demoiselle a peur. Qu’est-ce que tu demandes ? Apporte de la lumière, ou je t’arrache la tête !

Francis revint au bout d’une minute avec une lampe, dont la lueur sembla blesser les yeux pleins de larmes de Hania. Mirza l’éteignit bientôt ; nous nous retrouvâmes dans l’obscurité, et le silence régna de nouveau parmi nous.

— Mirza va nous conter une histoire, proposai-je. Il conte à merveille. Veux-tu, Hania ?

— Oui, répondit la jeune fille.

Mirza leva les yeux au ciel et réfléchit une minute, tandis que la lune éclairait vivement son beau profil ; au bout d’un instant, il commença son récit de sa voix merveilleuse :


« Au delà des forêts, au delà des montagnes, vivait en Crimée une bonne sorcière, appelée Lala. Un jour, un sultan passa près de sa cabane ; il portait le nom de Garoun et était immensément riche : il avait un château de corail aux colonnes de brillants, au toit de perles, et si grand qu’il fallait une année pour le parcourir d’un bout à l’autre. Le sultan portait à son turban de véritables étoiles ; le turban était fait de rayons de soleil, et un croissant de la lune le surmontait, car un sorcier l’avait coupé à l’astre des nuits pour le donner au sultan. Celui-ci s’approcha de la sorcière Lala et pleura, pleura, pleura tellement, que ses larmes coulèrent sur la route ; et là où tombait une larme, un lis blanc poussait aussitôt.

» — Pourquoi pleures-tu, sultan Garoun ? lui demanda la sorcière.

» — Comment pourrais-je ne pas pleurer ? répondit le sultan Garoun ; j’ai une fille unique, belle comme l’aurore, et je suis forcé de la donner au noir Diévetz aux yeux de feu qui…

Mirza s’arrêta soudain et se tut.

— Hania dort ? me chuchota-t-il au bout d’une minute.

— Non, je ne dors pas, répondit la voix ensommeillée de la jeune fille.

« — Ne pleure pas, sultan, dit Lala, monte sur un cheval ailé et va au repaire du voleur. De méchants nuages te pourchasseront en route, mais jette-leur ces graines de pavot et aussitôt ils s’évanouiront… »


Et Mirza continua ainsi longtemps ; puis il s’arrêta de nouveau et regarda Hania. Celle-ci dormait bien cette fois. Elle était horriblement fatiguée et avait beaucoup pleuré, c’est pourquoi elle dormait à poings fermés. Sélim et moi, nous n’osions plus souffler de peur de la réveiller ; Hania respirait paisiblement, en cadence. Sélim appuya sa tête sur la main et réfléchit profondément ; je levai les yeux en l’air et il me sembla que je volais sur les ailes des anges vers le ciel. Je ne puis exprimer le doux sentiment qui me saisit quand je vis ce petit être qui m’était si cher, dormir paisiblement et avec tant de confiance sur mon sein. Un frisson me parcourut le corps, des voix nouvelles, inconnues, célestes, s’éveillèrent en mon âme et y formèrent un chœur harmonieux ! Oh ! comme j’aimais Hania ! Comme je l’aimais, de l’amour d’un frère et d’un protecteur, sans limites ni mesures !

Sans bruit, j’approchai mes lèvres d’une mèche de cheveux et la baisai. En cet acte, il n’y avait rien de terrestre car mon baiser était aussi pur qu’elle.

Mirza tressaillit soudain et sortit de sa rêverie.

— Que tu es heureux, Henri ! chuchota-t-il.

— Oui, Sélim.

Hania ne pouvait cependant pas rester dans une telle position.

— Ne la réveillons pas, mais portons-la dans sa chambre, me dit Mirza.

— Je la porterai seul ; toi, ouvre seulement la porte, répondis-je.

Je pris avec précaution Hania dans mes bras. Bien que je fusse encore jeune, j’étais très vigoureux ; de plus, la jeune fille était si petite et si faible que je l’enlevai comme une plume. Mirza ouvrit la porte de la chambre voisine qui était éclairée, et nous gagnâmes ainsi le cabinet vert que j’avais désigné comme chambre à coucher de Hania. Le lit était tout préparé ; dans la cheminée flambait un bon feu, et tout auprès, la vieille Viengrovska, assise, arrangeait les bûches ; elle poussa un cri en me voyant avec ma charge :

— Ah ! mon Dieu ! Le jeune seigneur apporte la petite fille ! Il fallait la réveiller, et elle serait venue elle-même.

— Silence, s’il te plaît ! dis-je avec colère, c’est ta maîtresse, et non une petite fille… comprends-tu ? Ta maîtresse était fatiguée. Je te prie de ne pas la réveiller. Il faut la déshabiller et la placer avec soin dans le lit. Et souviens-toi qu’elle est orpheline, et qu’il faut la consoler de la mort de son grand-père.

— C’est une orpheline, la pauvre petite… c’est vrai, une orpheline, dit Viengrovska en s’apitoyant.

Mirza l’embrassa pour cette parole et nous sortîmes prendre le thé.

Ensuite Mirza se mit à folâtrer et à causer sur tout, mais je ne lui répondis pas, d’abord parce que j’étais triste, et ensuite parce que je trouvais indigne d’un homme respectable — un tuteur !, — de se conduire comme un enfant. Ce soir-là, Mirza s’attira encore une réprimande du prêtre Ludvig, parce que, pendant notre prière à la chapelle, il avait grimpé sur le petit toit de la glacière et s’était mis à hurler ; aussitôt, les chiens étaient accourus de toutes parts et, accompagnant mon ami, avaient fait un tel vacarme que nous ne pûmes achever nos prières.

— Est-ce que tu es devenu fou, Sélim ? demanda le prêtre.

— Excusez, je priais à la façon des mahométans.

— Tu n’es qu’un mauvais garnement ! Ne te moque donc d’aucune religion.

— Mais si je veux devenir catholique, ce que je ferais sans la crainte de mon père, que m’importe Mahomet ?

Le prêtre Ludvig, pris par son côté faible, se tut, et nous allâmes nous coucher.

Sélim et moi avions la même chambre, parce que le prêtre savait que nous aimions bavarder et ne voulait pas nous en empêcher. Tout en me déshabillant, je remarquai que Sélim s’apprêtait à se coucher sans faire de prières. Je lui demandai :

— Est-ce que véritablement tu ne pries pas, Sélim ?

— Comment donc ? Je vais le faire tout de suite.

Il alla à la fenêtre, leva les yeux vers la lune, les bras étendus, et se mit à psalmodier d’une voix chantonnante :

— Ô Allah ! Akbar Allah ! Allah Kérim !

Tout en blanc, avec ses yeux levés au ciel, il était si beau, que je ne pus détacher mes regards de lui.

Il se mit ensuite à me parler :

— Que fais-je là ? Je ne crois pas en notre prophète, qui ne permet pas aux autres d’avoir plus d’une femme, et qui lui-même en eut autant qu’il voulait. De plus, tu sais, j’aime le vin. Il m’est donc impossible d’être mahométan ; mais, comme pourtant je crois en Dieu, alors parfois je prie à ma façon. D’ailleurs, est-ce que je sais quelque chose ? Je sais que Dieu existe et c’est tout.

Au bout d’une minute, il me parla de tout autre chose.

— Veux-tu que je te dise quelque chose, Henri ?

— Quoi ?

— J’ai des cigares exquis. Nous ne sommes plus des enfants, nous pouvons fumer.

— Donne !

Mirza sauta du lit, tira un paquet de cigares et nous fumâmes, étendus sur notre lit.

Au bout d’un instant, Sélim reprit :

— Veux-tu que je te dise encore quelque chose, Henri ? Je t’envie. Car tu es un homme maintenant.

— Je le pense aussi.

— C’est que tu es tuteur. Ah ! si on me donnait quelqu’un en tutelle !

— Cela n’est pas si facile, et puis, où trouver une autre Hania ?… Mais voilà, continuai-je d’une voix tout à fait convaincue, je pense que je n’irai plus au collège. L’homme à qui sont dévolues de telles obligations ne peut plus aller à l’école.

— Eh !… tu rêves. Est-ce que tu ne vas plus étudier du tout ? Et la Faculté ?

— Tu me connais, tu sais que j’aime étudier, mais le devoir avant tout. Peut-être mon père laissera-t-il Hania venir avec moi à Varsovie…

— Il n’y songera même pas.

— Tant que je serai au collège, non ; mais quand je serai devenu étudiant, on me donnera Hania. Ne sais-tu pas que çà se passe ainsi pour les étudiants ?

— Oui, oui… Et peut-être qu’après l’avoir longtemps gardée, tu te marieras ensuite avec elle.

Je sursautai sur mon lit.

— Mirza, perds-tu la tête ?

— Et pourquoi donc ? Au collège, on ne peut se marier ; mais un étudiant en a le droit. Un étudiant peut avoir non seulement une femme, mais même des enfants. Ha ! ha ! ha !

À cette époque, les prérogatives et les privilèges attachés à la qualité d’étudiant ne m’intéressaient pas du tout. La réponse de Mirza, tel un éclair, éclaira cette partie de mon âme, qui était restée jusque-là sombre pour moi. Mille pensées, comme mille oiseaux, babillèrent dans ma tête. Me marier avec ma chère orpheline ! Oui, c’était là un éclair, un nouvel éclair, dans mon cerveau. Il me sembla que quelqu’un avait allumé une lumière dans les ténèbres de mon cœur. L’amour profond, mais jusqu’alors fraternel, se teinta à cette lumière d’une couleur rosée et s’embrasa d’une chaleur encore inconnue. Me marier avec elle, avec Hania, avec cet ange de lumière, avec ma chérie, mon adorée !… Et d’une voix faible, imperceptible comme un écho, je répétai ma dernière question :

— Mirza, as-tu perdu la tête ?

— Je fais le pari que tu en es déjà amoureux, répliqua Mirza.

Je ne répondis pas ; mais j’éteignis la lampe et saisissant ensuite un coin de mon oreiller, je le couvris de baisers.

Oui, j’aimais déjà Hania.