Hania (1876)
Traduction par Henri Chirol.
Calmann Lévy (p. 1-16).
II  ►

HANIA



I


Quand le vieux Nikolaï, sur le point de mourir, me confia Hania, j’avais alors seize ans, et ma protégée, plus jeune que moi d’une année, sortait à peine de l’enfance.

Je dus l’arracher presque de force d’auprès du lit de son grand-père ; après quoi, nous allâmes ensemble à la chapelle privée de notre maison.

Les portes en étaient ouvertes ; devant la vieille image byzantine de la Mère de Dieu brûlaient deux cierges, dont la lueur chassait mal l’obscurité qui régnait au fond de l’autel. Nous nous agenouillâmes tous les deux. Abattue par le chagrin, fatiguée par une longue insomnie, la jeune fille appuya sa pauvre petite tête sur mon épaule et nous restâmes ainsi silencieux. La nuit était avancée ; dans la salle contiguë à la chapelle, un vieux coucou de Dantzig sonna plaintivement deux coups ; partout régnait un calme profond, rompu seulement par le bruit lointain d’un ouragan et par les sanglots convulsifs de Hania. Je n’osais lui dire un mot d’encouragement et me contentais de la presser contre moi, comme l’eût fait un tuteur ou un frère aîné. Et je ne pouvais prier, tellement je subissais d’impressions diverses ; des tableaux de toutes sortes défilaient devant mes yeux ; mais enfin et lentement se dégagea de ce chaos une seule pensée, se fit jour un seul sentiment : à savoir que cette petite tête aux yeux clos, penchée sur mon épaule, que cet être pauvre et sans défense, que tout cela me devenait cher, comme une sœur véritable pour laquelle je donnerais ma vie et, si c’était nécessaire, je défierais le monde entier.

Cependant, Kaz était venu s’agenouiller près de moi, puis le prêtre Ludvig, en compagnie des serviteurs. Nous lûmes les prières, selon l’usage établi chez nous. Le visage obscurci de la Mère de Dieu nous regarda doucement, comme si elle prenait part à nos chagrins, nos soucis, notre chance et notre malheur, et bénissait tous ceux agenouillés à ses pieds. Lorsque le prêtre Ludvig commença à citer les noms de nos défunts, pour chacun desquels nous répondions : « Mémoire éternelle ! », et qu’il ajouta à la liste le nom de Nikolaï, Hania éclata de nouveau en sanglots, et je fis le serment de remplir les obligations que le défunt m’avait léguées, dussé-je le faire au prix des plus grands sacrifices. C’était là le vœu d’un garçon exalté, n’ayant pas pleine conscience de l’importance de sa responsabilité, ni de l’étendue des sacrifices qu’il pourrait avoir à accomplir, mais non dépourvu de nobles impulsions.

Les prières terminées, nous allâmes dormir. J’ordonnai à Viengrovska, notre vieille économe, de conduire Hania dans la chambre qu’elle devait dorénavant habiter ; j’embrassai la pauvre orpheline, et, accompagné de Kaz et du prêtre Ludvig, je me dirigeai vers mon logement ; là, je restai seul et m’étendis sur le lit.

Malgré la pensée de la mort du pauvre Nikolaï, que j’aimais de tout mon cœur, je me sentais fier et presque heureux de mon rôle de tuteur. Me voir ainsi, moi, garçon de seize ans, le soutien d’un être faible et malheureux, cela me relevait à mes propres yeux, et je me sentais plus homme.

« Tu ne t’es pas trompé, bon vieillard, pensais-je, sur ton jeune maître ; tu as remis en mains sûres l’avenir de ta petite fille, et tu peux dormir en paix dans ta tombe.

En effet, j’étais tranquille sur l’avenir de Hania. La pensée qu’elle allait grandir et que je devrais la marier ne me vint pas à l’idée ; je me figurai qu’elle resterait toujours auprès de moi, entourée de soins, comme une sœur aimée, comme une sœur triste mais paisible.

Selon l’usage établi depuis longtemps dans notre famille, l’aîné recevait en héritage cinq fois plus que tous les autres membres ; les fils cadets et les filles respectaient cette coutume et ne s’élevaient jamais contre, bien qu’il n’y eût pas de majorat. En qualité de fils aîné, la plus grande partie de la fortune devait donc me revenir ; et bien qu’encore collégien, je la regardais déjà comme ma propriété. Mon père était un des plus notables habitants des environs. À la vérité, notre famille ne se distinguait pas par une fortune digne de magnats, mais nous étions suffisamment riches pour mener une existence paisible de vieux nobles, dans le nid paternel. Je pouvais donc me considérer comme à mon aise, aussi envisageais-je avec sérénité mon avenir et celui de Hania, sachant que, quelque sort qui l’attendît, elle trouverait toujours auprès de moi paix et secours, si elle en avait besoin.

Je m’assoupis dans ces pensées, et, au matin, je m’apprêtai à exercer mes fonctions de tuteur. De la part d’un enfant, c’était peut-être risible, mais je ne puis encore m’en souvenir sans en éprouver de l’émotion. Quand je vins avec Kaz au déjeuner, les autres commensaux étaient déjà à table : c’étaient le prêtre Ludvig, madame d’Ives, notre gouvernante, et mes deux petites sœurs, installées, selon leur habitude, sur de hautes chaises cannées. Je m’assis avec importance sur le siège de mon père, regardai la table d’un air de dictateur, et, me tournant vers le petit Kosak qui nous servait, je lui dis d’un ton sec et impérieux :

— Un couvert pour mademoiselle Hania !

J’appuyai à dessein sur le mot : « Mademoiselle », car jusqu’alors il n’en était pas ainsi. Hania mangeait toujours dans la chambre de toilette ; et, comme ma mère ne souhaitait pas lui voir prendre place au milieu de nous, Nikolaï s’en fâchait et répétait ordinairement :

— À quoi cela ressemble-t-il ? A-t-on peur qu’elle manque de respect ?

Mais à présent j’établissais un nouvel usage. Le bon prêtre Ludvig sourit, en cachant sa figure dans les plis d’un gros foulard ; madame d’Ives fronça les sourcils, car, malgré son cœur d’or, elle s’enorgueillissait de son origine aristocratique ; le petit Kosak, Francis, ouvrit la bouche et me regarda avec étonnement.

— Un couvert pour mademoiselle Hania, entends-tu ? répétai-je.

— J’entends, noble seigneur, répondit Francis, sur qui mon ton fit visiblement un grand effet.

J’avoue maintenant que je ne pus qu’avec peine retenir un sourire de satisfaction, à ce nom de « noble seigneur » dont il me gratifia, car c’était la première fois qu’on me le donnait. Mais l’importance de sa position empêcha le noble seigneur de sourire.

Cependant le couvert fut placé, les portes s’ouvrirent, et Hania entra, vêtue d’une robe noire, que la femme de chambre et Viengrovska lui avaient arrangée pendant la nuit. Hania était pâle ; ses yeux gardaient encore des traces de larmes, et ses boucles blondes étaient retenues par un ruban de crêpe noir.

Je m’élançai de ma place, courus à sa rencontre et la conduisis à sa chaise. Mes attentions et toute cette cérémonie l’interdirent encore plus et la tourmentèrent ; je ne comprenais pas alors qu’aux heures de tristesse, la solitude paisible et le repos sont plus chers que les prévenances bruyantes des amis, bien que faites avec les meilleures intentions du monde. Je la tourmentais donc, par la conscience avec laquelle je remplissais mes fonctions de protecteur et par ma façon majestueuse d’accomplir mes devoirs. Que désirait-elle ? Manger quelque chose, ou boire ? Hania se taisait, et seulement par instants me répondait :

— Rien du tout, si vous le voulez bien, seigneur.

Ce « si vous le voulez bien, seigneur » m’enorgueillit d’autant plus que Hania n’était pas ordinairement si cérémonieuse avec moi, et m’appelait simplement « jeune maître ». Mais le rôle que je jouais depuis la veille et la nouvelle situation que j’imposais à Hania, la rendaient moins hardie et plus humble.

Aussitôt le repas terminé, je la pris à part et lui dis :

— Hania, souviens-toi qu’à partir de ce moment, tu es ma sœur. Ne me dis donc plus jamais : « si vous le voulez bien ».

— Bien, si telle est votre… non ! bien, jeune maître.

Ma situation était assez étrange. J’allais avec Hania à travers la pièce et ne savais que lui dire. J’aurais voulu la consoler, mais pour cela il eût fallu rappeler les souvenirs de la veille, la mort de Nikolaï, et cela eût été l’occasion de nouvelles larmes et n’eût pu que réveiller son chagrin. Il s’ensuivit que nous nous assîmes sur un petit divan, qui occupait un angle de la salle ; la jeune fille replaça sa tête sur mon épaule et je me mis à contempler ses cheveux dorés.

Elle se pressait près de moi, comme près d’un frère, et ce doux sentiment de confiance, qui naissait en son cœur, ramena les larmes à ses yeux. Elle pleura longtemps, et je la consolai comme je pus.

— Tu pleures encore, Hania, lui dis-je. Ton grand-père est au ciel, et je ferai tout mon possible…

Je ne pus en dire plus long, car ma gorge se serrait aussi. Je savais qu’en ce moment on apportait le cercueil et qu’on y déposait Nikolaï, et je ne voulais pas laisser Hania aller vers le corps de son grand-père avant que tout fût terminé. C’est pourquoi je m’y rendis moi-même. En route, je rencontrai madame d’Ives et la priai de m’attendre, car j’avais à lui parler d’une chose grave.

Ayant prié près du cercueil de Nikolaï et pris quelques dispositions au sujet des funérailles, je revins vers la gouvernante, et, après quelques mots d’entrée en matière, je lui demandai si elle ne voudrait pas, quand seraient passées les semaines de grand deuil, donner à Hania des leçons de langue française et de musique.

— Monsieur Henri ! répondit la vieille Française, un peu fâchée de mes façons impératives, je le ferais avec plaisir, d’autant plus que j’aime beaucoup la pauvre fille ; mais je ne sais ce qu’en penseront vos parents ; j’ignore s’ils approuveront la situation dans laquelle vous voulez placer l’orpheline, au milieu de votre famille. Pas trop de zèle, monsieur Henri.

— Elle est sous ma tutelle, répondis-je d’un air important, et je suis répondant d’elle.

— Mais moi, je ne suis pas sous votre tutelle, reprit madame d’Ives, et c’est pourquoi vous me permettrez d’attendre le retour de vos parents.

L’obstination de la Française me mit en colère ; par bonheur, l’affaire s’arrangea sans difficultés avec le prêtre Ludvig. Le bon prêtre, qui avait instruit jusqu’alors Hania, non seulement consentit à élargir le programme d’enseignement, mais encore me loua de mon zèle.

— Je vois, dit-il, que tu prends à cœur l’accomplissement de ton devoir. Tu es jeune, mon enfant, mais je te loue ; souviens-toi seulement d’être constant.

Je vis que le prêtre était content de moi. Le rôle de maître de maison, que je remplissais, l’amusait et ne le fâchait pas. Le vieillard distinguait en tout cela beaucoup d’enfantillage, mais il était fier et heureux de voir croître en moi le bon grain semé par ses mains. Il m’aimait beaucoup ; d’abord, dans ma jeunesse, il m’avait inspiré quelque crainte, mais à présent, que je commençais à grandir, il se soumettait peu à peu à mes volontés. Il aimait aussi Hania, et était prêt à tout faire pour améliorer son sort ; et mes propositions ne rencontrèrent aucune opposition de son côté. Madame d’Ives, essentiellement bonne, bien qu’un peu susceptible, entoura Hania de tous les soins possibles, et l’orpheline ne put se plaindre de manquer autour d’elle de cœurs aimants. Nos domestiques commencèrent aussi à la considérer autrement ; — non comme une égale, mais comme une jeune maîtresse. Les désirs du fils aîné, fût-il encore enfant, étaient toujours respectés chez nous ; on pouvait en appeler auprès du maître et de la maîtresse, mais on ne se serait pas permis de s’y opposer sans ordre supérieur ; l’aîné était considéré comme « jeune seigneur » depuis sa naissance ; et les domestiques, de même que les cadets de la famille, lui devaient le respect, et il en jouissait durant toute sa vie. « Ainsi se maintient la famille », disait souvent mon père ; et, en effet, grâce à cet usage, le consentement de bon gré, bien que fondé sur aucun acte légal, qui donnait à l’aîné la plus grande partie de l’héritage, s’était conservé depuis les anciens temps. C’était une tradition, léguée de génération en génération. Les domestiques s’étaient habitués à me regarder comme le futur seigneur, et le défunt Nikolaï lui-même, à qui tout était permis et qui pouvait m’appeler par mon nom, ne pouvait s’opposer à l’usage établi.

Maman tenait dans la maison une petite pharmacie, et soignait elle-même les malades. Lors de l’épidémie de choléra, elle passa des nuits entières dans les cabanes de paysans avec le docteur, s’exposa à de grands dangers, et mon père qui tremblait à cette seule idée, n’osa pourtant s’y opposer et ne put que répéter :

— Que faire ? c’est son devoir !

Mon père lui-même, malgré son apparente sévérité, la démentit souvent ; il abolit les corvées, excusa facilement les coupables, paya les dettes des paysans, fit célébrer les noces et baptiser les enfants, nous enseigna à respecter les gens, à répondre aux saluts des vieillards, et en fit venir parfois pour prendre leurs conseils. Aussi les paysans s’attachèrent-ils à nous et nous prouvèrent-ils par la suite plus d’une fois leur reconnaissance. Je dis cela, d’abord pour montrer comment se passaient les choses chez nous, et ensuite pour expliquer comment je pus, sans grandes difficultés, élever Hania au rang de « noble ». Où je rencontrai la plus grande opposition, — bien que passive, d’ailleurs, — ce fut chez la jeune fille elle-même, parce qu’elle était un peu timide et que Nikolaï lui avait inculqué le respect « des maîtres », et qu’il lui était ainsi difficile de se faire à sa nouvelle condition.