Han d’Islande/Chapitre XXXIX

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 258-265).
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XXXIX


Cent bannières flottaient sur les têtes des braves, des ruisseaux de sang coulaient de toutes parts, et la mort paraissait préférable à la fuite. Un barde saxon aurait appelé cette nuit la fête des épées ; le cri des aigles fondant sur leur proie, ce bruit de guerre, aurait été plus flatteur à son oreille que les chants joyeux d’un festin de noces.
Walter Scott, Ivanhoë.



On n’entreprendra pas de décrire ici l’épouvantable confusion qui rompit les colonnes déjà désordonnées des rebelles, quand le fatal défilé leur montra soudain toutes ses cimes hérissées, tous ses antres peuplés d’ennemis inattendus. Il eût été difficile de distinguer si le long cri, formé de mille cris, qui s’échappa de leurs rangs ainsi inopinément foudroyés, était un cri de désespoir, d’épouvante ou de rage. Le feu terrible que vomissaient sur eux de toutes parts les pelotons démasqués des troupes royales s’accroissait de moment en moment ; et, avant qu’il fût parti de leurs lignes un autre coup de mousquet que le funeste coup de Kennybol, ils ne voyaient déjà plus autour d’eux qu’un nuage étouffant de fumée embrasée à travers lequel volait aveuglément la mort, où chacun d’eux, isolé, ne reconnaissait que soi-même, et distinguait à peine de loin les arquebusiers, les dragons, les hulans, qui se montraient confusément au front des rochers et sur la lisière des taillis, comme des diables dans une fournaise.

Toutes ces bandes, ainsi éparses dans une longueur d’environ un mille, sur un chemin étroit et tortueux, bordé d’un côté d’un torrent profond, de l’autre d’une muraille de rochers, ce qui leur ôtait toute facilité de se replier sur elles-mêmes, ressemblaient à ce serpent que l’on brise en le frappant sur le dos, lorsqu’il a déroulé tous ses anneaux, et dont les tronçons vivants se roulent longtemps dans leur écume, cherchant encore à se réunir.

Quand la première surprise fut passée, le même désespoir parut animer, comme une âme commune, tous ces hommes naturellement farouches et intrépides. Furieux de se voir ainsi écraser sans défense, cette foule de brigands poussa une clameur comme un seul corps, une clameur qui couvrit un moment tout le bruit des ennemis triomphants ; et quand ceux-ci les virent sans chefs, sans ordre, presque sans armes, gravir sous un feu terrible des rochers à pic, s’attacher des dents et des poings à des ronces au-dessus des précipices, en agitant des marteaux et des fourches de fer, ces soldats si bien armés, si bien rangés, si sûrement postés, et qui n’avaient pas encore perdu un seul des leurs, ne purent se défendre d’un mouvement d’effroi involontaire.

Il y eut plusieurs fois de ces barbares qui parvinrent, tantôt sur des ponts de morts, tantôt en s’élevant sur les épaules de leurs camarades, appliqués aux pentes des rocs comme des échelles vivantes, jusqu’aux sommets occupés par les assaillants ; mais à peine avaient-ils crié : Liberté ! à peine avaient-ils élevé leurs haches ou leurs massues noueuses ; à peine avaient-ils montré leurs noirs visages, tout écumants d’une rage convulsive, qu’ils étaient précipités dans l’abîme, entraînant avec eux ceux de leurs hasardeux compagnons qu’ils rencontraient dans leur chute suspendus à quelque buisson ou embrassant quelque pointe de roche.

Les efforts de ces infortunés pour fuir et se défendre étaient vains ; toutes les issues du défilé étaient fermées ; tous les points accessibles étaient hérissés de soldats. La plupart de ces malheureux rebelles expiraient en mordant le sable de la route, après avoir brisé leurs bisaiguës ou leurs coutelas sur quelque éclat de granit ; quelques-uns, croisant les bras, l’œil fixé à terre, s’asseyaient sur des pierres au bord du chemin, et là ils attendaient, en silence et immobiles, qu’une balle les jetât dans le torrent. Ceux d’entre eux que la prévoyance de Hacket avait armés de mauvaises arquebuses dirigeaient au hasard quelques coups perdus vers la crête des rochers, vers l’ouverture des cavernes d’où tombaient sans cesse sur eux de nouvelles pluies de balles. Une rumeur tumultueuse, où l’on distinguait les cris furieux des chefs et les commandements tranquilles des officiers, se mêlait incessamment au fracas intermittent et fréquent des décharges, tandis qu’une sanglante vapeur montait et fuyait au-dessus du lieu de carnage, jetant au front des montagnes de grandes lueurs tremblantes ; et que le torrent, blanchi d’écume, passait comme un ennemi entre ces deux troupes d’hommes ennemis, emportant avec lui sa proie de cadavres.

Mais, dès les premiers moments de l’action, ou plutôt de la boucherie, c’étaient les montagnards de Kole, commandés par le brave et imprudent Kennybol, qui avaient le plus souffert. On se souvient qu’ils formaient l’avant-garde de l’armée rebelle, et qu’ils étaient engagés dans le bois de pins qui termine le défilé. À peine le malencontreux Kennybol eut-il armé son arquebuse, que ce bois, peuplé soudain, en quelque sorte par magie, de tirailleurs ennemis, les enferma d’un cercle de feu ; tandis que, du sommet d’une hauteur en esplanade dominée par quelques grandes roches penchées, un bataillon entier du régiment de Munckholm, formé en équerre, les foudroyait sans relâche d’une mousqueterie épouvantable. Dans cette horrible crise, Kennybol, éperdu, jeta les yeux vers le mystérieux géant, n’attendant plus de salut que d’un pouvoir surhumain, tel que celui de Han d’Islande ; mais il ne vit point le formidable démon déployer soudain deux ailes immenses, et s’élever au-dessus des combattants en vomissant des flammes et des foudres sur les arquebusiers ; il ne le vit point grandir tout à coup jusqu’aux nuages, et renverser une montagne sur les assaillants, ou frapper du pied la terre, et ouvrir un abîme sous le bataillon embusqué. Ce formidable Han d’Islande recula comme lui dès la première bordée d’arquebusades, et vint à lui d’un visage presque troublé, demandant une carabine, attendu, disait-il avec une voix assez ordinaire, qu’en un pareil moment sa hache lui était aussi inutile que la quenouille d’une vieille femme.

Kennybol, étonné, mais toujours aussi crédule, remit son propre mousqueton au géant avec un effroi qui lui faisait presque oublier la crainte des balles qui pleuvaient autour de lui. Espérant toujours un prodige, il s’attendit encore à voir son arme fatale devenir entre les mains de Han d’Islande aussi grosse qu’un canon, ou se métamorphoser en un dragon ailé lançant du feu par les yeux, la gueule et les narines. Il n’en fut rien, et l’étonnement du pauvre chasseur fut au comble quand il vit le démon charger comme lui la carabine de poudre et de plomb ordinaire, la mettre en joue à sa manière, et lâcher tout simplement son coup, sans même ajuster aussi bien que lui, Kennybol, aurait pu le faire. Il le regarda avec une morne stupeur répéter cette opération toute machinale plusieurs fois de suite ; et, convaincu enfin qu’il fallait renoncer à un miracle, il songea à tirer ses compagnons et lui-même du mauvais pas où ils se trouvaient, par quelque moyen humain. Déjà son pauvre vieux camarade Guldon Stayper était tombé à ses côtés, criblé de blessures ; déjà tous les montagnards, épouvantés et ne pouvant fuir, cernés de toutes parts, se serraient les uns contre les autres, sans songer à se défendre, avec de lamentables clameurs. Kennybol comprit et vit combien cet amas d’hommes donnait de sûreté aux coups de l’ennemi, dont chaque décharge lui enlevait une vingtaine des siens. Il ordonna à ses malheureux compagnons de s’éparpiller, de se jeter dans les taillis qui longent le chemin, beaucoup plus large en cet endroit que dans le reste de la gorge du Pilier-Noir, de se cacher sous les broussailles, et de riposter de leur mieux au feu de plus en plus meurtrier des tirailleurs et du bataillon. Les montagnards, pour la plupart bien armés, parce qu’ils étaient tous chasseurs, exécutèrent l’ordre de leur chef avec une soumission qu’il n’eût peut-être pas obtenue dans un moment moins critique ; car, en face du danger, les hommes en général perdent la tête, et alors ils obéissent assez volontiers à celui qui se charge d’avoir du sang-froid et de la présence d’esprit pour tous.

Cette mesure sage était loin cependant d’être la victoire, ou seulement le salut. Il y avait déjà plus de montagnards étendus hors de combat qu’il n’en restait debout, et, malgré l’exemple et les encouragements de leur chef et du géant, plusieurs d’entre eux, s’appuyant sur leurs mousquets inutiles, ou s’étendant auprès des blessés, avaient pris obstinément le parti de recevoir la mort sans avoir la peine de la donner. On s’étonnera peut-être que ces hommes, accoutumés tous les jours à braver la mort en courant de glaciers en glaciers à la poursuite des bêtes féroces, eussent si tôt perdu courage ; mais, qu’on ne s’y trompe pas, dans les cœurs vulgaires, le courage est local ; on peut rire devant la mitraille, et trembler dans les ténèbres ou au bord d’un précipice ; on peut affronter chaque jour les animaux farouches, franchir des abîmes d’un bond, et fuir devant une décharge d’artillerie. Il arrive souvent que l’intrépidité n’est qu’habitude, et que, pour avoir cessé de craindre la mort sous telle ou telle forme, on ne l’en redoute pas moins.

Kennybol, entouré des monceaux de ses frères expirants, commençait lui-même à désespérer, quoiqu’il n’eût encore reçu qu’une légère atteinte au bras gauche, et qu’il vît le diabolique géant continuer son office de mousquetaire avec l’impassibilité la plus rassurante. Tout à coup il aperçut, dans le fatal bataillon rangé sur la hauteur, se manifester une confusion extraordinaire, et qui ne pouvait être certainement causée par le peu de dommage que lui faisait éprouver le très faible feu de ses montagnards. Il entendit d’affreux cris de détresse, des imprécations de mourants, des paroles d’épouvante, s’élever de ce peloton victorieux. Bientôt la mousqueterie se ralentit, la fumée s’éclaircit, et il put voir distinctement d’énormes quartiers de granit tomber sur les arquebusiers de Munckholm du haut de la roche élevée qui dominait le plateau où ils étaient en bataille. Ces éclats de rocs se suivaient dans leur chute avec une horrible rapidité ; on les entendait se briser à grand bruit les uns sur les autres, et rebondir parmi les soldats, qui, rompant leurs lignes, se hâtaient de descendre en désordre de la hauteur, et fuyaient dans toutes les directions.

À ce secours inattendu, Kennybol tourna la tête ; — le géant était pourtant encore là ! Le montagnard resta interdit, car il avait pensé que Han d’Islande avait enfin pris son vol et s’était placé au haut de ce rocher d’où il écrasait l’ennemi. Il éleva les yeux vers le sommet d’où tombaient les formidables masses, et ne vit rien. Il ne pouvait donc supposer qu’une partie des rebelles étaient parvenus à ce redoutable poste, puisqu’on ne voyait point briller d’armes, puisqu’on n’entendait point de cris de triomphe.

Cependant le feu du plateau avait entièrement cessé ; l’épaisseur des arbres cachait les débris du bataillon qui se ralliait sans doute au bas de la hauteur. La mousqueterie des tirailleurs était même devenue moins vive. Kennybol, en chef habile, profita de cet avantage bien inespéré ; il ranima ses compagnons, et leur montra, à la sombre lueur qui rougissait toute cette scène de carnage, le monceau de cadavres entassés sur l’esplanade parmi les quartiers de rocs qui continuaient de tomber d’intervalle en intervalle. Alors les montagnards répondirent à leur tour par des clameurs de victoire aux gémissements de leurs ennemis ; ils se formèrent en colonne, et, bien que toujours incommodés par les tirailleurs épars dans les halliers, ils résolurent, pleins comme d’un courage nouveau, de sortir de vive force de ce funeste défilé.

La colonne ainsi formée allait s’ébranler ; déjà Kennybol donnait le signal avec sa trompe, au bruit des acclamations Liberté ! liberté ! Plus de tutelle ! quand le son du tambour et du cor, sonnant la charge, se fit entendre devant eux ; puis le reste du bataillon de l’esplanade, grossi de quelques renforts de soldats frais, déboucha à portée de carabine d’un tournant de la route, et montra aux montagnards un front hérissé de piques et de bayonnettes, soutenu de rangs nombreux dont l’œil ne pouvait sonder la profondeur. Arrivé ainsi à l’improviste en vue de la colonne de Kennybol, le bataillon fit halte, et celui qui paraissait le commander agita une petite bannière blanche en s’avançant vers les montagnards, escorté d’un trompette.

L’apparition imprévue de cette troupe n’avait point déconcerté Kennybol. Il y a un point, dans le sentiment du danger, où la surprise et la crainte sont impossibles. Aux premiers bruits du cor et du tambour, le vieux renard de Kole avait arrêté ses compagnons. Au moment où le front du bataillon se déploya en bon ordre, il fit charger toutes les carabines et disposa ses montagnards deux par deux, afin de présenter moins de surface aux décharges de l’ennemi. Il se plaça lui-même en tête, à côté du géant, avec lequel, dans la chaleur de l’action, il commençait presque à se familiariser, ayant osé remarquer que ses yeux n’étaient pas précisément aussi flamboyants que la fournaise d’une forge, et que les prétendues griffes de ses mains ne s’éloignaient pas autant qu’on le disait de la forme des ongles humains.

Quand il vit le commandant des arquebusiers royaux s’avancer ainsi comme pour capituler, et le feu des tirailleurs s’éteindre tout à fait, bien que leurs cris d’appel, qui retentissaient de toutes parts, décelassent encore leur présence dans le bois, il suspendit un instant ses préparatifs de défense.

Cependant l’officier à la bannière blanche était parvenu au milieu de l’espace qui divisait les deux colonnes ; il s’arrêta, et le trompette qui l’accompagnait sonna trois fois la sommation. Alors l’officier cria d’une voix forte, que les montagnards entendirent distinctement, malgré le fracas toujours croissant dont le combat remplissait derrière eux les gorges de la montagne :

— Au nom du roi ! la grâce du roi est accordée à ceux des rebelles qui mettront bas les armes, et livreront leurs chefs à la souveraine justice de sa majesté !

Le parlementaire avait à peine prononcé ces paroles qu’un coup de feu partit d’un taillis voisin. L’officier frappé chancela ; il fit quelques pas en élevant sa bannière, et tomba en s’écriant : — Trahison !

Nul ne sut de quelle main venait le coup fatal.

— Trahison ! lâcheté ! répéta le bataillon des arquebusiers avec des frémissements de rage.

Et une effroyable salve de mousqueterie foudroya les montagnards.

— Trahison ! reprirent à leur tour les montagnards, furieux de voir leurs frères tomber à leurs côtés.

Et une décharge générale répondit à la bordée inattendue des soldats royaux.

— Sur eux ! camarades ! mort à ces lâches ! Mort ! crièrent les officiers des arquebusiers.

— Mort ! mort ! répétèrent les montagnards.

Et les combattants des deux partis s’élancèrent les sabres nus, et les deux colonnes se rencontrèrent presque sur le corps du malheureux officier, avec un horrible bruit d’armes et de clameurs.

Les rangs enfoncés se mêlèrent. Chefs rebelles, officiers royaux, soldats, montagnards, tous, pêle-mêle, se heurtèrent, se saisirent, s’étreignirent, comme deux troupeaux de tigres affamés qui se joignent dans un désert. Les longues piques, les bayonnettes, les pertuisanes étaient devenues inutiles ; les sabres et les haches brillaient seuls au-dessus des têtes ; et beaucoup de combattants, luttant corps à corps, ne pouvaient même plus employer d’autres armes que le poignard ou les dents.

Une égale fureur, une pareille indignation animait les montagnards et les arquebusiers ; le même cri trahison ! vengeance ! était vomi par toutes les bouches. La mêlée en était arrivée à ce point où la férocité entre dans tous les cœurs, où l’on préfère à sa vie la mort d’un ennemi que l’on ne connaît pas, où l’on marche avec indifférence sur des amas de blessés et de cadavres parmi lesquels le mourant se réveille, pour combattre encore de sa morsure celui qui le foule aux pieds.

C’est dans ce moment qu’un petit homme, que plusieurs combattants, à travers les fumées et les vapeurs du sang, prirent d’abord, à son vêtement de peaux de bêtes, pour un animal sauvage, se jeta au milieu du carnage, avec d’horribles rires et des hurlements de joie. Nul ne savait d’où il venait, ni pour quel parti il combattait, car sa hache de pierre ne choisissait pas ses victimes, et fendait également le crâne d’un rebelle et le ventre d’un soldat. Il paraissait néanmoins massacrer plus volontiers les arquebusiers de Munckholm. Tout s’écartait devant lui ; il courait dans la mêlée comme un esprit ; et sa hache sanglante tournoyait sans cesse autour de lui, faisant jaillir de tous côtés des lambeaux de chair, des membres rompus, des ossements fracassés. Il criait vengeance ! comme tous les autres, et prononçait des paroles bizarres, parmi lesquelles le nom de Gill revenait souvent. Ce formidable inconnu était dans le carnage comme dans une fête.

Un montagnard sur lequel son regard meurtrier s’était arrêté vint tomber aux pieds du géant dans lequel Kennybol avait placé tant d’espérances déçues, en criant :

— Han d’Islande, sauve-moi !

— Han d’Islande ! répéta le petit homme.

Il s’avança vers le géant.

— Est-ce que tu es Han d’Islande ? dit-il.

Le géant pour réponse leva sa hache de fer. Le petit homme recula, et le tranchant, dans sa chute, s’enfonça dans le crâne même du malheureux qui implorait le secours du géant.

L’inconnu se mit à rire.

— Ho ! ho ! par Ingolphe ! je croyais Han d’Islande plus adroit.

— C’est ainsi que Han d’Islande sauve qui l’implore ! dit le géant.

— Tu as raison.

Les deux formidables champions s’attaquèrent avec rage. La hache de fer et la hache de pierre se rencontrèrent ; elles se heurtèrent si violemment, que les deux tranchants volèrent en éclats avec mille étincelles.

Plus prompt que la pensée, le petit homme désarmé saisit une lourde massue de bois, laissée à terre par un mourant, et, évitant le géant qui se courbait pour le saisir entre ses bras, il asséna, à mains jointes, un coup furieux de massue sur le large front de son colossal adversaire.

Le géant poussa un cri étouffé et tomba. Le petit homme triomphant le foula aux pieds, en écumant de joie.

— Tu portais un nom trop lourd pour toi, dit-il.

Et, agitant sa massue victorieuse, il alla chercher d’autres victimes.

Le géant n’était pas mort. La violence du coup l’avait étourdi, il était tombé presque sans vie. Il commençait à rouvrir les yeux et à faire quelques faibles mouvements, lorsqu’un arquebusier l’aperçut dans le tumulte, et se jeta sur lui en criant :

— Han d’Islande est pris ! victoire !

— Han d’Islande est pris ! répétèrent toutes les voix avec des accents de triomphe ou de détresse.

Le petit homme avait disparu.

Il y avait déjà quelque temps que les montagnards se sentaient succomber sous le nombre ; car aux arquebusiers de Munckholm s’étaient joints les tirailleurs de la forêt, et des détachements de hulans et de dragons démontés, qui arrivaient de moment en moment de l’intérieur des gorges, où la reddition des principaux chefs rebelles avait arrêté le carnage. Le brave Kennybol, blessé au commencement de l’action, avait été fait prisonnier. La capture de Han d’Islande acheva d’abattre tout le reste du courage des montagnards. Ils mirent bas les armes.

Quand les premières blancheurs de l’aube éclairèrent la cime aiguë des hauts glaciers encore à demi submergés dans l’ombre, il n’y avait plus dans les défilés du Pilier-Noir qu’un morne repos, qu’un affreux silence parfois entremêlé de faibles plaintes dont se jouait le vent léger du matin. De noires nuées de corbeaux accouraient vers ces fatales gorges de tous les points du ciel ; et quelques pauvres chevriers, ayant passé pendant le crépuscule sur la lisière des rochers, revinrent effrayés dans leurs cabanes, affirmant qu’ils avaient vu, dans le défilé du Pilier-Noir, une bête à face humaine, qui buvait du sang, assise sur des monceaux de morts.