Han d’Islande/Chapitre XXXIII

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 230-233).
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XXXIII

Est-ce là le chef ? ses regards m’effraient, je n’oserais lui parler.
Maturin, Bertram.



Aux cris qui annonçaient le fameux chasseur Kennybol, Hacket s’élança précipitamment au-devant de lui, en laissant Ordener avec les deux autres chefs.

— Vous voilà enfin, mon cher Kennybol ! Venez que je vous présente à votre formidable chef, Han d’Islande.

À ce nom, Kennybol, qui arrivait pâle, haletant, les cheveux hérissés, le visage inondé de sueur et les mains teintes de sang, recula de trois pas.

— Han d’Islande !

— Allons, dit Hacket, rassurez-vous ! il vient pour vous seconder. Ne voyez en lui qu’un ami, qu’un compagnon.

Kennybol ne l’entendait pas.

— Han d’Islande ici ! répéta-t-il.

— Eh oui, dit Hacket, en réprimant un rire équivoque ; allez-vous en avoir peur ?

— Quoi ! interrompit pour la troisième fois, le chasseur, vous m’affirmez… Han d’Islande dans cette mine !…

Hacket se tourna vers ceux qui l’entouraient :

— Est-ce que notre brave Kennybol est fou ?

Puis, s’adressant à Kennybol :

— Je vois que c’est la crainte de Han d’Islande qui vous a retardé.

Kennybol leva la main au ciel :

— Par Étheldera, la sainte martyre norvégienne, ce n’est pas la crainte de Han d’Islande, seigneur Hacket, mais bien Han d’Islande lui-même, je vous jure, qui m’a empêché d’être ici plus tôt.

Ces paroles firent éclater un murmure d’étonnement parmi la foule de montagnards et de mineurs qui entouraient les deux interlocuteurs, et jetèrent sur le front de Hacket le même nuage que l’aspect et le salut d’Ordener y avaient déjà fait naître un moment auparavant.

— Comment ! que dites-vous ? demanda-t-il en baissant la voix.

— Je dis, seigneur Hacket, que sans votre maudit Han l’Islandais j’aurais été ici avant le premier cri de la chouette.

— En vérité ! Que vous a-t-il donc fait ?

— Oh ! ne me le demandez pas ; je veux seulement que ma barbe blanchisse en un jour, comme le poil d’une hermine, si l’on me surprend de ma vie, puisqu’il est vrai que je vis encore, à la chasse d’un ours blanc.

— Est-ce que vous avez failli être dévoré par un ours ?

Kennybol haussa les épaules en signe de mépris :

— Un ours ! voilà un redoutable ennemi ! Kennybol dévoré par un ours ? Pour qui me prenez-vous, seigneur Hacket ?

— Ah ! pardon, dit Hacket en souriant.

— Si vous saviez ce qui m’est arrivé, mon brave seigneur, interrompit le vieux chasseur en baissant la voix, vous ne me répéteriez point que Han d’Islande est ici.

Hacket parut de nouveau un moment déconcerté. Il arrêta brusquement Kennybol par le bras, comme s’il craignait qu’il n’approchât davantage du point de la place souterraine où l’on apercevait, au-dessus des têtes des mineurs, la tête énorme du géant.

— Mon cher Kennybol, dit-il d’une voix presque solennelle, contez-moi, je vous prie, ce qui a causé votre retard. Vous pensez qu’au moment où nous sommes, tout peut être d’une haute importance.

— Cela est vrai, dit Kennybol après un moment de réflexion.

Alors cédant aux instances réitérées de Hacket, il lui raconta comment il avait, le matin même, aidé de six compagnons, poussé un ours blanc jusqu’aux environs de la grotte de Walderhog, sans s’apercevoir, dans l’ardeur de la chasse, qu’il était si près de ce lieu redoutable ; comment les plaintes de l’ours aux abois avaient attiré un petit homme, un monstre, un démon, qui, armé d’une hache de pierre, s’était jeté sur eux à la défense de l’ours. L’apparition de cette espèce de diable, qui ne pouvait être autre que Han, le démon islandais, les avait glacés tous sept de terreur ; enfin, ses six malheureux camarades avaient été victimes des deux monstres, et lui, Kennybol, n’avait dû son salut qu’à une prompte fuite, qui n’avait pas été entravée, grâce à son agilité, à la fatigue de Han d’Islande, et, avant tout, à la protection du bienheureux patron des chasseurs, saint Sylvestre.

— Vous voyez, seigneur Hacket, dit-il en terminant son récit encore plein de son épouvante, et orné de toutes les fleurs de la rhétorique des montagnes, vous voyez que si je viens tard, ce n’est pas moi qu’il faut accuser, et qu’il est impossible que le démon d’Islande, que j’ai laissé ce matin avec son ours, s’acharnant sur les cadavres de mes six pauvres camarades dans la bruyère de Walderhog, soit maintenant, comme notre ami, dans cette mine d’Apsyl-Corh, à notre rendez-vous. Je vous proteste que cela ne se peut. Je le connais, à présent, ce démon incarné ; je l’ai vu !

Hacket, qui avait tout écouté attentivement, prit la parole et dit d’une voix grave :

— Mon brave ami Kennybol, quand vous parlez de Han d’Islande ou de l’enfer, ne croyez rien impossible. Je savais tout ce que vous venez de me dire.

L’expression de l’extrême étonnement et de la plus naïve crédulité se peignit sur les traits sauvages du vieux chasseur des monts de Kole.

— Comment ?

— …Oui, poursuivit Hacket, sur le visage duquel un observateur plus adroit eût peut-être démêlé quelque chose de triomphant et de sardonique, je savais tout, excepté pourtant que vous fussiez le héros de cette triste aventure. Han d’Islande me l’avait contée en me suivant ici.

— Vraiment ! dit Kennybol ; et son regard attaché sur Hacket venait de prendre un air de crainte et de respect.

Hacket continua avec le même sang-froid :

— Sans doute ; mais maintenant, soyez tranquille, je vais vous conduire à ce formidable Han d’Islande.

Kennybol poussa un cri d’effroi.

— Soyez tranquille, vous dis-je, reprit Hacket. Voyez en lui votre chef et votre camarade ; gardez-vous seulement de lui rappeler en rien ce qui s’est passé ce matin. Vous comprenez ?

Il fallut céder, mais ce ne fut pas sans une vive répugnance intérieure qu’il consentit à se laisser présenter au démon. Ils s’avancèrent vers le groupe où étaient Ordener, Jonas et Norbith.

— Mon bon Jonas, mon cher Norbith, dit Kennybol, que Dieu vous assiste !

— Nous, en avons besoin, Kennybol, dit Jonas.

En ce moment le regard de Kennybol s’arrêta sur celui d’Ordener, qui cherchait le sien.

— Ah ! vous voilà, jeune homme, dit-il en s’approchant vivement de lui et lui tendant sa main ridée et rude, soyez le bienvenu. Il paraît que votre hardiesse a eu bon succès ?

Ordener, qui ne comprenait pas que ce montagnard parût le comprendre si bien, allait provoquer une explication, quand Norbith s’écria :

— Vous connaissez donc cet étranger, Kennybol ?

— Par mon ange gardien, si je le connais ! Je l’aime et je l’estime. Il est dévoué comme nous tous à la bonne cause que nous servons.

Et il lança vers Ordener un second regard d’intelligence, auquel celui-ci se préparait à répondre, lorsque Hacket, qui était allé chercher son géant, que tous ces bandits semblaient fuir avec effroi, les aborda tous quatre en disant :

— Mon brave chasseur Kennybol, voici votre chef, le fameux Han de Klipstadur !

Kennybol jeta sur le brigand gigantesque un coup d’œil où il y avait plus de surprise encore que de crainte, et se pencha vers l’oreille de Hacket :

— Seigneur Hacket, le Han d’Islande que j’ai laissé ce matin à Walderhog était un petit homme.

Hacket lui répondit à voix basse :

— Vous oubliez, Kennybol ! un démon !

— Il est vrai, dit le crédule chasseur, il aura changé de forme.

Et il se détourna en tremblant pour faire furtivement un signe de croix.