Han d’Islande/Chapitre XXX

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 215-220).
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XXX

Pierre le bon enfant aux dés a tout perdu[1].
Régnier



Le régiment des arquebusiers de Munckholm est en marche à travers les défilés qui se trouvent entre Drontheim et Skongen. Tantôt il côtoie un torrent, et l’on voit la file des bayonnettes ramper dans les ravines comme un long serpent dont les écailles brillent au jour ; tantôt il tourne en spirale à l’entour d’une montagne, qui ressemble alors à ces colonnes triomphales autour desquelles montent des bataillons de bronze.

Les soldats marchent, les armes basses et les manteaux déployés, d’un air d’humeur et d’ennui, parce que ces nobles hommes n’aiment que le combat ou le repos. Les grosses railleries, les vieux sarcasmes qui faisaient hier leurs délices ne les égayent pas aujourd’hui ; l’air est froid, le ciel est brumeux. Il faut au moins, pour qu’un rire passager s’élève dans les rangs, qu’une cantinière se laisse tomber maladroitement du haut de son petit cheval barbe, ou qu’une marmite de fer-blanc roule de rocher en rocher jusqu’au fond d’un précipice.

C’est pour se distraire un moment de l’ennui de cette route que le lieutenant Randmer, jeune baron danois, aborda le vieux capitaine Lory, soldat de fortune. Le capitaine marchait, sombre et silencieux, d’un pas pesant, mais assuré ; le lieutenant, leste et léger, faisait siffler une baguette qu’il avait arrachée aux broussailles dont le chemin était bordé.

— Eh bien, capitaine, qu’avez-vous donc ? vous êtes triste.

— C’est qu’apparemment j’en ai sujet, répondit le vieil officier sans lever la tête.

— Allons, allons, point de chagrin ; regardez-moi, suis-je triste ? et pourtant je gage que j’en aurais au moins autant sujet que vous.

— J’en doute, baron Randmer ; j’ai perdu mon seul bien, j’ai perdu toute ma richesse.

— Capitaine Lory, notre infortune est précisément la même. Il n’y a pas quinze jours que le lieutenant Alberick m’a gagné d’un coup de dé mon beau château de Randmer et ses dépendances. Je suis ruiné ; me voit-on moins gai pour cela ?

Le capitaine répondit d’une voix bien triste :

— Lieutenant, vous n’avez perdu que votre beau château ; moi, j’ai perdu mon chien.

À cette réponse, la figure frivole du jeune homme resta indécise entre le rire et l’attendrissement.

— Capitaine, dit-il, consolez-vous ; tenez, moi qui ai perdu mon château…

L’autre l’interrompit.

— Qu’est-ce que cela ? D’ailleurs, vous regagnerez un autre château.

— Et vous retrouverez un autre chien.

Le vieillard secoua la tête.

— Je retrouverai un chien ; je ne retrouverai pas mon pauvre Drake.

Il s’arrêta ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux et tombaient une à une sur son visage dur et rude.

— Je n’avais, continua-t-il, jamais aimé que lui ; je n’ai connu ni père ni mère ; que Dieu leur fasse paix, comme à mon pauvre Drake ! — Lieutenant Randmer, il m’avait sauvé la vie dans la guerre de Poméranie ; je l’appelai Drake pour faire honneur au fameux amiral. — Ce bon chien ! il n’avait jamais changé pour moi, lui, selon ma fortune. Après le combat d’Oholfen, le grand général Schack l’avait flatté de la main en me disant : Vous avez là un bien beau chien, sergent Lory ! — car à cette époque je n’étais encore que sergent.

— Ah ! interrompit le jeune baron en agitant sa baguette, cela doit paraître singulier d’être sergent.

Le vieux soldat de fortune ne l’entendait pas ; il paraissait se parler à lui-même, et l’on entendait à peine quelques paroles inarticulées s’échapper de sa bouche.

— Ce pauvre Drake ! être revenu tant de fois sain et sauf des brèches et des tranchées pour se noyer, comme un chat, dans le maudit golfe de Drontheim ! — Mon pauvre chien ! mon brave ami ! tu étais digne de mourir comme moi sur le champ de bataille.

— Brave capitaine, cria le lieutenant, comment pouvez-vous rester triste ? nous nous battrons peut-être demain.

— Oui, répondit dédaigneusement le vieux capitaine, contre de fiers ennemis !

— Comment, ces brigands de mineurs ! ces diables de montagnards !

— Des tailleurs de pierres, des voleurs de grands chemins ! des gens qui ne sauront seulement pas former en bataille la tête de porc ou le coin de Gustave-Adolphe ! voilà de belle canaille en face d’un homme tel que moi, qui ai fait toutes les guerres de Poméranie et de Holstein ! les campagnes de Scanie et de Dalécarlie ! qui ai combattu sous le glorieux général Schack, sous le vaillant comte de Guldenlew !

— Mais vous ne savez pas, interrompit Randmer, qu’on donne à ces bandes un redoutable chef, un géant fort et sauvage comme Goliath, un brigand qui ne boit que du sang humain, un démon qui porte en lui tout Satan.

— Qui donc ? demanda l’autre.

— Eh ! le fameux Han d’Islande !

— Brrr ! je gage que ce formidable général ne sait seulement pas armer un mousquet en quatre mouvements ou charger une carabine à l’impériale !

Randmer éclata de rire.

— Oui, riez, poursuivit le capitaine. Il sera fort gai en effet de croiser de bons sabres avec de viles pioches, et de nobles piques avec des fourches à fumier ! voilà de dignes ennemis ! mon brave Drake n’aurait pas daigné leur mordre les jambes !

Le capitaine continuait de donner un cours énergique à son indignation, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée d’un officier qui accourait vers eux tout essoufflé.

— Capitaine Lory ! mon cher Randmer !

— Eh bien ? dirent-ils tous deux à la fois.

— Mes amis, je suis glacé d’horreur ! — D’Ahlefeld ! le lieutenant d’Ahlefeld ! le fils du grand-chancelier ! vous savez, mon cher baron Randmer, ce Frédéric… si élégant… si fat !…

— Oui, répondit le jeune baron, très élégant ! Cependant, au dernier bal de Charlottenbourg, mon déguisement était d’un meilleur goût que le sien. — Mais que lui est-il donc arrivé ?

— Je sais de qui vous voulez parler, disait en même temps Lory, c’est Frédéric d’Ahlefeld, le lieutenant de la troisième compagnie, qui a les revers bleus. Il fait assez négligemment son service.

— On ne s’en plaindra plus, capitaine Lory.

— Comment ? dit Randmer.

— Il est en garnison à Walhstrom, continua froidement le vieux capitaine.

— Précisément, reprit l’autre, le colonel vient de recevoir un messager… Ce pauvre Frédéric !

— Mais qu’est-ce donc ? capitaine Bollar, vous m’effrayez.

Le vieux Lory poursuivit :

— Brrr ! notre fat aura manqué aux appels, comme à son ordinaire ; le capitaine aura envoyé en prison le fils du grand-chancelier ; et voilà, j’en suis sûr, le malheur qui vous décompose le visage.

Bollar lui frappa sur l’épaule.

— Capitaine Lory, le lieutenant d’Ahlefeld a été dévoré tout vivant.

Les deux capitaines se regardèrent fixement, et Randmer, un moment étonné, se mit tout à coup à rire aux éclats.

— Ah ! ah ! capitaine Bollar, je vois que vous êtes toujours mauvais plaisant. Mais je ne donnerai pas dans celle-là, je vous en préviens.

Et le lieutenant, croisant ses deux bras, donna un libre essor à toute sa gaieté, en jurant que ce qui l’amusait le plus, c’était la crédulité avec laquelle Lory accueillait les amusantes inventions de Bollar. Le conte, disait-il, était vraiment drôle, et c’était une idée tout à fait divertissante que de faire dévorer tout cru ce Frédéric qui avait de sa peau un soin si tendre et si ridicule.

— Randmer, dit gravement Bollar, vous êtes un fou. Je vous dis que d’Ahlefeld est mort. Je le tiens du colonel ; — mort !

— Oh ! qu’il joue bien son rôle ! reprit le baron toujours en riant ; qu’il est amusant !

Bollar haussa les épaules, et se tourna vers le vieux Lory, qui lui demanda avec sang-froid quelques détails.

— Oui vraiment, mon cher capitaine Bollar, ajouta le rieur inextinguible, contez-nous donc par qui ce pauvre diable a été ainsi mangé. A-t-il fait le déjeuner d’un loup, ou le souper d’un ours ?

— Le colonel, dit Bollar, vient de recevoir en route une dépêche, qui l’instruit d’abord que la garnison de Walhstrom se replie vers nous, devant un parti considérable d’insurgés.

Le vieux Lory fronça le sourcil.

— Ensuite, poursuivit Bollar, que le lieutenant Frédéric d’Ahlefeld, ayant été, il y a trois jours, chasser dans les montagnes, du côté de la ruine d’Arbar, y a rencontré un monstre, qui l’a emporté dans sa caverne et l’a dévoré.

Ici le lieutenant Randmer redoubla ses joyeuses exclamations.

— Oh ! oh ! comme ce bon Lory croit aux contes d’enfants ! C’est bien, gardez votre sérieux, mon cher Bollar. Vous êtes admirablement drôle. Mais vous ne nous direz pas quel est ce monstre, cet ogre, ce vampire qui a emporté et mangé le lieutenant comme un chevreau de six jours !

— Je ne vous le dirai pas, à vous, murmura Bollar avec impatience ; mais je le dirai à Lory, qui n’est pas follement incrédule. — Mon cher Lory, le monstre qui a bu le sang de Frédéric, c’est Han d’Islande.

— Le colonel des brigands ! s’écria le vieux officier.

— Eh bien, mon brave Lory, reprit le railleur Randmer, a-t-on besoin de savoir l’exercice à l’impériale, quand on fait si bien manœuvrer sa mâchoire ?

— Baron Randmer, dit Bollar, vous avez le même caractère que d’Ahlefeld ; prenez garde d’avoir le même sort.

— J’affirme, s’écria le jeune homme, que ce qui m’amuse le plus, c’est le sérieux imperturbable du capitaine Bollar.

— Et moi, répliqua Bollar, ce qui m’effraie le plus, c’est la gaieté intarissable du lieutenant Randmer.

En ce moment un groupe d’officiers, qui paraissaient s’entretenir vivement, se rapprocha de nos trois interlocuteurs.

— Ah ! pardieu, s’écria Randmer, il faut que je les amuse de l’invention de Bollar. — Camarades, ajouta-t-il en s’avançant vers eux, vous ne savez pas ? ce pauvre Frédéric d’Ahlefeld vient d’être croqué tout vivant par le barbare Han d’Islande.

En achevant ces paroles, il ne put réprimer un éclat de rire, qui, à sa grande surprise, fut accueilli des nouveaux-venus presque avec des cris d’indignation.

— Comment ! vous riez ! — Je ne croyais pas que Randmer dût répéter de cette manière une semblable nouvelle. — Rire d’un pareil malheur !

— Quoi ! dit Randmer troublé, est-ce que cela serait vrai ?

— Eh ! c’est vous qui nous le répétez ! lui cria-t-on de toutes parts. Est-ce que vous n’avez pas foi en vos paroles ?

— Mais je croyais que c’était une plaisanterie de Bollar.

Un vieux officier prit la parole.

— La plaisanterie eût été de mauvais goût ; mais ce n’en est malheureusement pas une. Le baron Vœthaün, notre colonel, vient de recevoir cette fatale nouvelle.

— Une affreuse aventure ! c’est effrayant ! répétèrent une foule de voix.

— Nous allons donc, disait l’un, combattre des loups et des ours à face humaine !

— Nous recevrons des coups d’arquebuse, disait l’autre, sans savoir d’où ils partiront ; nous serons tués un à un, comme de vieux faisans dans une volière.

— Cette mort de d’Ahlefeld, cria Bollar d’une voix solennelle, fait frissonner. Notre régiment est malheureux. La mort de Dispolsen, celle de ces pauvres soldats trouvés à Cascadthymore, celle de d’Ahlefeld, voilà trois tragiques événements en bien peu de temps.

Le jeune baron Randmer, qui était resté muet, sortit de sa rêverie.

— Cela est incroyable, dit-il ; ce Frédéric qui dansait si bien !

Et après cette réflexion profonde, il retomba dans le silence, tandis que le capitaine Lory affirmait qu’il était très affligé de la mort du jeune lieutenant, et faisait remarquer au second arquebusier, Toric Belfast, que le cuivre de sa bandoulière était moins brillant qu’à l’ordinaire.


  1. L’édition originale contient, au lieu de la citation de Régnier, l’épigraphe suivante :
    C’est que… voyez-vous, mon capitaine, depuis que ce pauvre Rask, votre beau chien, s’est perdu, je me suis bien aperçu, avec votre permission, monsieur, qu’il vous manquait quelque chose.
    Les Contes sous la tente, Bug-Jargal.