Han d’Islande/Chapitre XXIX

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 207-214).
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XXIX

Il y a de tels malheurs, que la présence même de l’ennemi peut devenir agréable
Calderon, le prince Constant.


Compagnon, eh ! compagnon, de quel compagnon es-tu donc né ? de quel enfant des hommes es-tu provenu pour oser ainsi attaquer Fafnir
Edda.



Le premier rayon du soleil levant rougissait à peine la plus haute cime des rochers qui bordent la mer, lorsqu’un pêcheur, qui était venu avant l’aube jeter ses filets à quelques portées d’arquebuse du rivage, en face de l’entrée de la grotte de Walderhog, vit comme une figure enveloppée d’un manteau, ou d’un linceul, descendre le long des roches et disparaître sous la voûte formidable de la caverne. Frappé de terreur, il recommanda sa barque et son âme à saint Usuph, et courut raconter à sa famille effrayée qu’il avait aperçu l’un des spectres qui habitent le palais de Han d’Islande rentrer dans la grotte au lever du jour.

Ce spectre, l’entretien et l’effroi futur des longues veillées d’hiver, c’était Ordener, le noble fils du vice-roi de Norvège, qui, tandis que les deux royaumes le croyaient livré à de doux soins auprès de son altière fiancée, venait, seul et inconnu, exposer sa vie pour celle à qui il avait donné son cœur et son avenir, pour la fille d’un proscrit.

De tristes présages, de sinistres prédictions l’avaient accompagné à ce but de son voyage ; il venait de quitter la famille du pêcheur, et en lui disant adieu, la bonne Maase s’était mise en prières pour lui devant le seuil de sa porte. Le montagnard Kennybol et ses six compagnons, qui lui avaient indiqué le chemin, s’étaient séparés de lui à un demi-mille de Walderhog, et ces intrépides chasseurs, qui allaient en riant affronter un ours, avaient longtemps attaché un œil d’épouvante sur le sentier que suivait l’aventureux voyageur.

Le jeune homme entra dans la grotte de Walderhog, comme on entre dans un port longtemps désiré. Il éprouvait une joie céleste en songeant qu’il allait accomplir l’objet de sa vie, et que dans quelques instants peut-être il aurait donné tout son sang pour son Éthel. Près d’attaquer un brigand redouté d’une province entière, un monstre, un démon peut-être, ce n’était point cette effrayante figure qui apparaissait à son imagination ; il ne voyait que l’image de la douce vierge captive, priant pour lui sans doute devant l’autel de sa prison. S’il se fût dévoué pour toute autre qu’elle, il aurait pu songer un moment, pour les mépriser, aux périls qu’il venait chercher de si loin ; mais est-ce qu’une réflexion trouve place dans un jeune cœur au moment où il bat de la double exaltation d’un beau dévouement et d’un noble amour ?

Il s’avança, la tête haute, sous la voûte sonore dont les mille échos multipliaient le bruit de ses pas, sans même jeter un coup d’œil sur les stalactites, sur les basaltes séculaires qui pendaient au-dessus de sa tête parmi des cônes de mousses, de lierre et de lichen ; assemblages confus de formes bizarres, dont la crédulité superstitieuse des campagnards norvégiens avait fait plus d’une fois des foules de démons ou des processions de fantômes.

Il passa avec la même indifférence devant ce tombeau du roi Walder, auquel se rattachaient tant de traditions lugubres, et il n’entendit d’autre voix que les longs sifflements de la bise sous ces funèbres galeries.

Il continua sa marche sous de tortueuses arcades, éclairées faiblement par des crevasses à demi obstruées d’herbes et de bruyères. Son pied heurtait souvent je ne sais quelles ruines qui roulaient sur le roc avec un son creux, et présentaient dans l’ombre à ses yeux des apparences de crânes brisés, ou de longues rangées de dents blanches et dépouillées jusqu’à leurs racines.

Mais aucune terreur ne montait jusqu’à son âme. Il s’étonnait seulement de n’avoir pas encore rencontré le formidable habitant de cette horrible grotte.

Il arriva dans une sorte de salle ronde, naturellement creusée dans le flanc du rocher. Là aboutissait la route souterraine qu’il avait suivie, et les parois de la salle n’offraient plus d’autre ouverture que de larges fentes, à travers lesquelles on apercevait les montagnes et les forêts extérieures.

Surpris d’avoir ainsi infructueusement parcouru toute la fatale caverne, il commença à désespérer de rencontrer le brigand. Un monument de forme singulière, situé au milieu de la salle souterraine, appela son attention. Trois pierres longues et massives, posées debout sur le sol, en soutenaient une quatrième, large et carrée, comme trois piliers portent un toit. Sous cette espèce de trépied gigantesque s’élevait une sorte d’autel, formé également d’un seul quartier de granit, et percé circulairement au milieu de sa face supérieure. Ordener reconnut une de ces colossales constructions druidiques qu’il avait souvent observées dans ses voyages en Norvège, et dont les modèles les plus étonnants peut-être sont, en France, les monuments de Lokmariaker et de Carnac. Édifices étranges qui ont vieilli, posés sur la terre comme des tentes d’un jour, et où la solidité naît de la seule pesanteur.

Le jeune homme, livré à ses rêveries, s’appuya machinalement sur cet autel, dont la bouche de pierre était brunie, tant elle avait bu profondément le sang des victimes humaines.

Tout à coup il tressaillit ; une voix, qui semblait sortir de la pierre, avait frappé son oreille :

— Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es venu dans ce lieu.

Il se leva brusquement, et sa main se jeta sur son sabre, tandis qu’un écho, faible comme la voix d’un mort, répétait distinctement dans les profondeurs de la grotte :

— Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es venu dans ce lieu.

En ce moment, une tête effroyable se leva de l’autre côté de l’autel druidique, avec des cheveux rouges et un rire atroce.

— Jeune homme, répéta-t-elle, oui, tu es venu dans ce lieu avec des pieds qui touchent au sépulcre.

— Et avec une main qui touche une épée, répondit le jeune homme sans s’émouvoir.

Le monstre sortit entièrement de dessous l’autel, et montra ses membres trapus et nerveux, ses vêtements sauvages et sanglants, ses mains crochues et sa lourde hache de pierre.

— C’est moi, dit-il avec un grondement de bête fauve.

— C’est moi, répondit Ordener.

— Je t’attendais.

— Je faisais plus, repartit l’intrépide jeune homme, je te cherchais.

Le brigand croisa les bras.

— Sais-tu qui je suis ?

— Oui.

— Et tu n’as point de peur ?

— Je n’en ai plus.

— Tu as donc éprouvé une crainte en venant ici ? — Et le monstre balançait sa tête d’un air triomphant.

— Celle de ne pas te rencontrer.

— Tu me braves, et tes pas viennent de trébucher contre des cadavres humains !

— Demain, peut-être, ils trébucheront contre le tien.

Un tremblement de colère saisit le petit homme. Ordener, immobile, conservait son attitude calme et fière.

— Prends garde ! murmura le brigand, je vais fondre sur toi, comme la grêle de Norvège sur un parasol.

— Je ne voudrais point d’autre bouclier contre toi.

On eût dit qu’il y avait dans le regard d’Ordener quelque chose qui dominait le monstre. Il se mit à arracher avec ses ongles les poils de son manteau, comme un tigre qui dévore l’herbe avant de s’élancer sur sa proie.

— Tu m’apprends ce que c’est que la pitié, dit-il.

— Et à moi, ce que c’est que le mépris.

— Enfant, ta voix est douce, ton visage est frais, comme la voix et le visage d’une jeune fille ; — quelle mort veux-tu de moi ?

— La tienne.

Le petit homme rit.

— Tu ne sais point que je suis un démon, que mon esprit est l’esprit d’Ingolphe l’Exterminateur.

— Je sais que tu es un brigand, que tu commets le meurtre pour de l’or.

— Tu te trompes, interrompit le monstre, c’est pour du sang.

— N’as-tu pas été payé par les d’Ahlefeld pour assassiner le capitaine Dispolsen ?

— Que me dis-tu là ? Quels sont ces noms ?

— Tu ne connais pas le capitaine Dispolsen, que tu as assassiné sur la grève d’Urchtal ?

— Cela se peut, mais je l’ai oublié, comme je t’aurai oublié dans trois jours.

— Tu ne connais pas le comte d’Ahlefeld, qui t’a payé pour enlever au capitaine un coffret de fer ?

— D’Ahlefeld ! Attends ; oui, je le connais. J’ai bu hier le sang de son fils dans le crâne du mien.

Ordener frissonna d’horreur.

— Est-ce que tu n’étais pas content de ton salaire ?

— Quel salaire ? demanda le brigand.

— Écoute : ta vue me pèse ; il faut en finir. Tu as dérobé, il y a huit jours, une cassette de fer à l’une de tes victimes, à un officier de Munckholm ?

Ce mot fit tressaillir le brigand.

— Un officier de Munckholm ! dit-il entre ses dents.

Puis il reprit, avec un mouvement de surprise :

— Serais-tu aussi un officier de Munckholm, toi ?

— Non, dit Ordener.

— Tant pis !

Et les traits du brigand se rembrunirent.

— Écoute, reprit l’opiniâtre Ordener, où est cette cassette que tu as dérobée au capitaine ?

Le petit homme parut méditer un instant.

— Par Ingolphe ! voilà une méchante boîte de fer qui occupe bien des esprits. Je te réponds que l’on cherchera moins celle qui contiendra tes os, si jamais ils sont recueillis dans un cercueil.

Ces paroles, en montrant à Ordener que le brigand connaissait la cassette dont il lui parlait, lui rendirent l’espoir de la reconquérir.

— Dis-moi ce que tu as fait de cette cassette. Est-elle au pouvoir du comte d’Ahlefeld ?

— Non.

— Tu mens, car tu ris.

— Crois ce que tu voudras. Que m’importe ?

Le monstre avait en effet pris un air railleur qui inspirait de la défiance à Ordener. Il vit qu’il n’y avait plus rien à faire que de le mettre en fureur, ou de l’intimider, s’il était possible.

— Entends-moi, dit-il en élevant la voix, il faut que tu me donnes cette cassette.

L’autre répondit par un ricanement farouche.

— Il faut que tu me la donnes ! répéta le jeune homme d’une voix tonnante.

— Est-ce que tu es accoutumé à donner des ordres aux buffles et aux ours ? répliqua le monstre avec le même rire.

— J’en donnerais au démon dans l’enfer.

— C’est ce que tu seras à même de faire tout à l’heure.

Ordener tira son sabre, qui étincela dans l’ombre comme un éclair.

— Obéis !

— Allons, reprit l’autre en secouant sa hache, il ne tenait qu’à moi de briser tes os et de sucer ton sang quand tu es arrivé, mais je me suis contenu ; j’étais curieux de voir le moineau franc fondre sur le vautour.

— Misérable, cria Ordener, défends-toi !

— C’est la première fois qu’on me le dit, murmura le brigand en grinçant des dents.

En parlant ainsi, il sauta sur l’autel de granit et se ramassa sur lui-même, comme le léopard qui attend le chasseur au haut d’un rocher pour se précipiter sur lui à l’improviste.

De là son œil fixe plongeait sur le jeune homme et semblait chercher de quel côté il pourrait le mieux s’élancer sur lui. C’en était fait du noble Ordener, s’il eût attendu un instant. Mais il ne donna pas au brigand le temps de réfléchir, et se jeta impétueusement sur lui en lui portant la pointe de son sabre au visage.

Alors commença le combat le plus effrayant que l’imagination puisse se figurer. Le petit homme, debout sur l’autel, comme une statue sur son piédestal, semblait une des horribles idoles qui, dans les siècles barbares, avaient reçu dans ce même lieu des sacrifices impies et de sacrilèges offrandes.

Ses mouvements étaient si rapides que de quelque côté qu’Ordener l’attaquât, il rencontrait toujours la face du monstre et le tranchant de sa hache. Il aurait été mis en pièces dès les premiers chocs s’il n’avait eu l’heureuse inspiration de rouler son manteau autour de son bras gauche, en sorte que la plupart des coups de son furieux ennemi se perdaient dans ce bouclier flottant. Ils firent ainsi inutilement, pendant plusieurs minutes, des efforts inouïs pour se blesser l’un et l’autre. Les yeux gris et enflammés du petit homme sortaient de leur orbite. Surpris d’être si vigoureusement et si audacieusement combattu par un adversaire en apparence si faible, une rage sombre avait remplacé ses ricanements sauvages. L’atroce immobilité des traits du monstre, le calme intrépide de ceux d’Ordener contrastaient singulièrement avec la promptitude de leurs mouvements et la vivacité de leurs attaques.

On n’entendait d’autre bruit que le cliquetis des armes, les pas tumultueux du jeune homme, et la respiration pressée des deux combattants, quand le petit homme poussa un rugissement terrible. Le tranchant de sa hache venait de s’engager dans les plis du manteau. Il se roidit ; il secoua furieusement son bras, et ne fit qu’embarrasser le manche avec le tranchant dans l’étoffe, qui, à chaque nouvel effort, se tordait de plus en plus à l’entour.

Le formidable brigand vit le fer du jeune homme s’appuyer sur sa poitrine.

— Écoute-moi encore une fois, dit Ordener triomphant ; veux-tu me remettre ce coffre de fer que tu as lâchement volé ?

Le petit homme garda un moment le silence, puis il dit au milieu d’un rugissement :

— Non, et soit maudit !

Ordener reprit, sans quitter son attitude victorieuse et menaçante :

— Réfléchis !

— Non ; je t’ai dit que non, répéta le brigand.

Le noble jeune homme baissa son sabre.

— Eh bien ! dit-il, dégage ta hache des plis de mon manteau, afin que nous puissions continuer.

Un rire dédaigneux fut la réponse du monstre.

— Enfant, tu fais le généreux, comme si j’en avais besoin !

Avant qu’Ordener surpris eût pu tourner la tête, il avait posé son pied sur l’épaule de son loyal vainqueur, et d’un bond il était à douze pas dans la salle.

D’un autre bond il était sur Ordener. Il s’était suspendu à lui tout entier, comme la panthère s’attache de la gueule et des griffes aux flancs du grand lion. Ses ongles s’enfonçaient dans les épaules du jeune homme ; ses genoux noueux pressaient ses hanches, tandis que son affreux visage présentait aux yeux d’Ordener une bouche sanglante et des dents de bête fauve prêtes à le déchirer. Il ne parlait plus ; aucune parole humaine ne s’échappait de son gosier pantelant ; un mugissement sourd, entremêlé de cris rauques et ardents, exprimait seul sa rage. C’était quelque chose de plus hideux qu’une bête féroce, de plus monstrueux qu’un démon ; c’était un homme auquel il ne restait rien d’humain.

Ordener avait chancelé sous l’assaut du petit homme, et serait tombé à ce choc inattendu, si l’un des larges piliers du monument druidique ne se fût trouvé derrière lui pour le soutenir. Il resta donc à demi renversé sur le dos, et haletant sous le poids de son formidable ennemi. Qu’on pense que tout ce que nous venons de décrire s’était passé en aussi peu de temps qu’il faut pour se le figurer, et l’on aura quelque idée de ce que présentait d’horrible ce moment de la lutte.

Nous l’avons dit, le noble jeune homme avait chancelé, mais il n’avait pas tremblé. Il se hâta de donner une pensée d’adieu à son Éthel. Cette pensée d’amour fut comme une prière ; elle lui rendit des forces. Il enlaça le monstre de ses deux bras ; puis, saisissant la lame de son sabre par le milieu, il lui appuya perpendiculairement la pointe sur l’épine du dos. Le brigand atteint poussa une clameur effrayante, et d’un soubresaut, qui ébranla Ordener, il se dégagea des bras de son intrépide adversaire et alla tomber à quelques pas en arrière, emportant dans ses dents un lambeau du manteau vert qu’il avait mordu dans sa fureur.

Il se releva, souple et agile comme un jeune chamois, et le combat recommença pour la troisième fois, d’une manière plus terrible encore. Le hasard avait jeté près du lieu où il se trouvait un amas de quartiers de rochers, entre lesquels les mousses et les ronces croissaient paisiblement depuis des siècles. Deux hommes de force ordinaire auraient à peine pu soulever la moindre de ces masses. Le brigand en saisit une de ses deux bras et l’éleva au-dessus de sa tête en la balançant vers Ordener. Son regard fut affreux dans ce moment. La pierre, lancée avec violence, traversa lourdement l’espace ; le jeune homme n’eût que le temps de se détourner. Le quartier de granit s’était brisé en éclats au pied du mur souterrain avec un bruit épouvantable, que se renvoyèrent longtemps les échos profonds de la grotte.

Ordener étourdi avait à peine eu le temps de reprendre son sang-froid, qu’une seconde masse de pierre se balançait dans les mains du brigand. Irrité de se voir ainsi lapider lâchement, il s’élança vers le petit homme, le sabre haut, afin de changer de combat ; mais le bloc formidable, parti comme un tonnerre, rencontra, en roulant dans l’atmosphère épaisse et sombre de la caverne, la lame frêle et nue sur son passage ; elle tomba en éclats comme un morceau de verre, et le rire farouche du monstre remplit la voûte.

Ordener était désarmé.

— As-tu, cria le monstre, quelque chose à dire à Dieu ou au diable avant de mourir ?

Et son œil lançait des flammes, et tous ses muscles s’étaient roidis de rage et de joie, et il s’était précipité avec un frémissement d’impatience sur sa hache laissée à terre dans les plis du manteau. — Pauvre Éthel !

Tout à coup un rugissement lointain se fait entendre au dehors. Le monstre s’arrête. Le bruit redouble ; des clameurs d’hommes se mêlent aux grondements plaintifs d’un ours. Le brigand écoute. Les cris douloureux continuent. Il saisit brusquement la hache et s’élance, non vers Ordener, mais vers l’une des crevasses dont nous avons parlé et qui donnaient passage au jour. Ordener, au comble de la surprise de se voir ainsi oublié, se dirige comme lui vers l’une de ces portes naturelles, et voit dans une clairière assez voisine, un grand ours blanc réduit aux abois par sept chasseurs, parmi lesquels il croit même distinguer ce Kennybol dont les paroles l’avaient tant frappé la veille.

Il se retourne. Le brigand n’était plus dans la grotte, et il entend au dehors une voix effrayante qui criait :

— Friend ! Friend ! je suis à toi ! me voici !