Han d’Islande/Chapitre XVI

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 123-129).
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XVI

Celle-là même qui l’avait porté dans son sein… sa mère, reculait en sa présence, et ne reconnaissait pas l’étrange physionomie de son fils.
Le Rév. Maturin, Bertram.


Oui, maudis et consomme l’horrible fatalité de ma vie !… Car je l’épousais accablée de désolation et d’affreux présages. Un esprit malfaiteur m’abusa par un charme ténébreux. Tous les rites du désespoir furent pratiqués dans cet hymen… Sois généreux ! poignarde-moi !
.....Donne-moi mon mari ! donne-moi mon enfant ! donne-moi à moi-même ! On dit que je suis folle, et pourtant je te connais bien. Regarde-moi… Moi, je ne demande que la mort !… la mort par ta main. Cette main-là sait bien donner la mort, et cependant tu ne veux pas me la donner !
(Idem.)


Elle eût été si facilement heureuse : une simple cabane dans une vallée des Alpes, quelques occupations domestiques auraient suffi pour satisfaire ses désirs bornés et remplir sa douce vie ; mais moi, l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de repos que je n’aie brisé son cœur, que je n’aie fait tomber en ruine sa destinée. Il faut qu’elle soit la victime de l’enfer.
Goethe, Faust.



En 1675, c’est-à-dire vingt-quatre années avant l’époque où se passe cette histoire, hélas ! ç’avait été une fête charmante pour tout le hameau de Thoctree, que le mariage de la douce Lucy Pelnyrh, et du beau, du grand, de l’excellent jeune homme Caroll Stadt. Il est vrai de dire qu’ils s’aimaient depuis longtemps ; et comment tous les cœurs ne se seraient-ils pas intéressés aux deux jeunes amants le jour où tant d’ardents désirs, tant d’inquiètes espérances allaient enfin se changer en bonheur ! Nés dans le même village, élevés dans les mêmes champs, bien souvent, dans leur enfance, Caroll s’était endormi après leurs jeux sur le sein de Lucy ; bien souvent, dans leur adolescence, Lucy s’était, après leurs travaux, appuyée sur le bras de Caroll. Lucy était la plus timide et la plus jolie des filles du pays, Caroll le plus brave et le plus noble des garçons du canton ; ils s’aimaient, et ils n’auraient pas mieux pu se rappeler le jour où ils avaient commencé d’aimer, que le jour où ils avaient commencé de vivre.

Mais leur mariage n’était pas venu comme leur amour, doucement et de lui-même. Il y avait eu des intérêts domestiques, des haines de famille, des parents, des obstacles ; une année entière ils avaient été séparés, et Caroll avait bien souffert loin de sa Lucy, et Lucy avait bien pleuré loin de son Caroll, avant le jour bienheureux qui les réunissait, pour désormais ne plus souffrir et pleurer qu’ensemble.

C’était en la sauvant d’un grand péril que Caroll avait enfin obtenu sa Lucy. Un jour il avait entendu des cris dans un bois ; c’était sa Lucy qu’un brigand, redouté de tous les montagnards, avait surprise et paraissait vouloir enlever. Caroll attaqua hardiment ce monstre à face humaine, auquel le singulier rugissement qu’il poussait comme une bête féroce avait fait donner le nom de Han. Oui, il attaqua celui que personne n’osait attaquer ; mais l’amour lui donnait des forces de lion. Il délivra sa bien-aimée Lucy, la rendit à son père, et le père la lui donna.

Or tout le village fut joyeux le jour où l’on unit ces deux fiancés. Lucy, seule, paraissait sombre. Jamais pourtant elle n’avait attaché un regard plus tendre sur son cher Caroll ; mais ce regard était aussi triste que tendre, et, dans la joie universelle, c’était un sujet d’étonnement. De moment en moment, plus le bonheur de son ami semblait croître, plus ses yeux exprimaient de douleur et d’amour. — Ô ma Lucy, lui dit Caroll après la sainte cérémonie, la présence de ce brigand, qui est un malheur pour toute la contrée, aura donc été un bonheur pour moi ! — On remarqua qu’elle secoua la tête, et ne répondit rien.

Le soir vint ; on les laissa seuls dans leur chaumière neuve, et les danses et les jeux redoublèrent sur la place du village, pour célébrer la félicité des deux époux.

Le lendemain matin, Caroll Stadt avait disparu ; quelques mots de sa main furent remis au père de Lucy Pelnyrh par un chasseur des monts de Kole, qui l’avait rencontré avant l’aube, errant sur les grèves du golfe. Le vieux Will Pelnyrh montra ce papier au pasteur et au syndic, et il ne resta de la fête de la veille que l’abattement et le morne désespoir de Lucy.

Cette catastrophe mystérieuse consterna tout le village, et l’on s’efforça vainement de l’expliquer. Des prières pour l’âme de Caroll furent dites dans la même église où, quelques jours auparavant, lui-même avait chanté des cantiques d’actions de grâces sur son bonheur. On ne sait ce qui retint à la vie la veuve Stadt. Au bout de neuf mois de solitude et de deuil, elle mit au monde un fils, et, le jour même, le village de Golyn fut écrasé par la chute du rocher pendant qui le dominait.

La naissance de ce fils ne dissipa point la douleur sombre de sa mère. Gill Stadt n’annonçait en rien qu’il dût ressembler à Caroll. Son enfance farouche semblait promettre une vie plus farouche encore. Quelquefois un petit homme sauvage — dans lequel des montagnards qui l’avaient vu de loin affirmaient reconnaître le fameux Han d’Islande — venait dans la cabane déserte de la veuve de Caroll, et ceux qui passaient alors près de là en entendaient sortir des plaintes de femme et des rugissements de tigre. L’homme emmenait le jeune Gill, et des mois s’écoulaient ; puis il le rendait à sa mère, plus sombre et plus effrayant encore.

La veuve Stadt avait pour cet enfant un mélange d’horreur et de tendresse. Quelquefois elle le serrait dans ses bras de mère, comme le seul lien qui l’attachât encore à la vie ; d’autres fois elle le repoussait avec épouvante en appelant Caroll, son cher Caroll. Nul être au monde ne savait ce qui bouleversait son cœur.

Gill avait passé sa vingt-troisième année ; il vit Guth Stersen, et l’aima avec fureur. Guth Stersen était riche, et il était pauvre. Alors, il partit pour Rœraas afin de se faire mineur et de gagner de l’or. Depuis lors sa mère n’en avait plus entendu parler.

Une nuit, assise devant le rouet qui la nourrissait, elle veillait, avec sa lampe à demi éteinte, dans sa cabane, sous ces murs vieillis comme elle dans la solitude et le deuil, muets témoins de la mystérieuse nuit de ses noces. Inquiète, elle pensait à son fils, dont la présence, si vivement désirée, allait lui rappeler, et peut-être lui apporter bien des douleurs. Cette pauvre mère aimait son fils, tout ingrat qu’il était. Et comment ne l’aurait-elle pas aimé ? elle avait tant souffert pour lui !

Elle se leva, alla prendre au fond d’une vieille armoire un crucifix rouillé dans la poussière. Un moment elle le considéra d’un œil suppliant ; puis tout à coup, le repoussant avec effroi : — Prier ! cria-t-elle ; est-ce que je puis prier ? Tu n’as plus à prier que l’enfer, malheureuse ! c’est à l’enfer que tu appartiens.

Elle retombait dans sa sombre rêverie, lorsqu’on frappa à la porte.

C’était un événement rare chez la veuve Stadt ; car, depuis longues années, grâce à ce que sa vie offrait d’extraordinaire, tout le village de Thoctree la croyait en commerce avec les esprits infernaux. Aussi nul n’approchait de sa cabane. Étranges superstitions de ce siècle et de ce pays d’ignorance ! elle devait au malheur la même réputation de sorcellerie que le concierge du Spladgest devait à la science !

— Si c’était mon fils, si c’était Gill ! s’écria-t-elle ; et elle s’élança vers la porte.

Hélas ! ce n’était pas son fils. C’était un petit ermite vêtu de bure, dont le capuchon rabattu ne laissait voir que la barbe noire.

— Saint homme, dit la veuve, que demandez-vous ? Vous ne savez pas à quelle maison vous vous adressez.

— Si vraiment ! répliqua l’ermite, d’une voix rauque et trop connue.

Et, arrachant ses gants, sa barbe noire et son capuchon, il découvrit un atroce visage, une barbe rousse et des mains armées d’ongles hideux.

— Oh ! cria la veuve, et elle cacha sa tête dans ses mains.

— Eh bien ! dit le petit homme, est-ce que, depuis vingt-quatre ans, tu ne t’es pas encore habituée à voir l’époux que tu dois contempler durant toute l’éternité ?

Elle murmura avec épouvante : — L’éternité !

— Écoute, Lucy Pelnyrh, je t’apporte des nouvelles de ton fils.

— De mon fils ! où est-il ? pourquoi ne vient-il pas ?

— Il ne peut.

— Mais vous avez de ses nouvelles. Je vous rends grâces. Hélas ! vous pouvez donc m’apporter du bonheur !

— C’est le bonheur en effet que je t’apporte, dit l’homme d’une voix sourde ; car tu es une faible femme, et je m’étonne que ton ventre ait pu porter un pareil fils. Réjouis-toi donc. Tu craignais que ton fils ne marchât sur ma trace ; ne crains plus rien.

— Quoi ! s’écria la mère avec ravissement, mon fils, mon bien-aimé Gill est donc changé ?

L’ermite regardait sa joie avec un rire funeste.

— Oh ! bien changé ! dit-il.

— Et pourquoi n’est-il pas accouru dans mes bras ? Où l’avez-vous vu ? que faisait-il ?

— Il dormait.

La veuve, dans l’excès de sa joie, ne remarquait ni le regard sinistre, ni l’air horriblement railleur du petit homme.

— Pourquoi ne l’avoir pas réveillé, ne lui avoir pas dit : Gill, viens voir ta mère ?

— Son sommeil était profond.

— Oh ! quand viendra-t-il ? Apprenez-moi, je vous en supplie, si je le reverrai bientôt.

Le faux ermite tira de dessous sa robe une espèce de coupe d’une forme singulière.

— Eh bien ! veuve, dit-il, bois au prochain retour de ton fils !

La veuve poussa un cri d’horreur. C’était un crâne humain. Elle fit un geste d’épouvante, et ne put proférer une parole.

— Non, non ! cria tout à coup l’homme avec une voix terrible, ne détourne pas les yeux, femme ; regarde. Tu demandes à revoir ton fils ? Regarde, te dis-je ! car voilà tout ce qui en reste.

Et, aux lueurs de la lampe rougeâtre, il présentait aux lèvres pâles de la mère le crâne nu et desséché de son fils.

Trop de malheurs avaient passé sur cette âme pour qu’un malheur de plus la brisât. Elle éleva sur le farouche ermite un regard fixe et stupide.

— Oh ! la mort ! dit-elle faiblement ; la mort ! laissez-moi mourir.

— Meurs si tu veux !… Mais souviens-toi, Lucy Pelnyrh, du bois de Thoctree ; souviens-toi du jour où le démon, en s’emparant de ton corps, a donné ton âme à l’enfer ! Je suis le démon, Lucy, et tu es mon épouse éternelle ! Maintenant, meurs, si tu veux.

C’était une croyance, dans ces contrées superstitieuses, que des esprits infernaux apparaissaient parfois parmi les hommes pour y vivre des vies de crime et de calamité. Entre autres fameux scélérats, Han d’Islande avait cette effrayante renommée. On croyait encore que la femme qui, par séduction ou par violence, était la proie d’un de ces démons à forme humaine, devenait irrévocablement par ce malheur sa compagne de damnation.

Les événements que l’ermite rappelait à la veuve parurent réveiller en elle ces idées.

— Hélas ! dit-elle douloureusement, je ne puis donc échapper à l’existence ! — Et qu’ai-je fait ? car tu le sais, mon bien-aimé Caroll, je suis innocente. Le bras d’une jeune fille n’a point la force du bras d’un démon.

Elle poursuivit ; ses regards étaient pleins de délire, et ses paroles incohérentes semblaient nées du tremblement convulsif de ses lèvres.

— Oui, Caroll, depuis ce jour je suis impure et innocente ; et le démon me demande si je me le rappelle, cet horrible jour ! — Mon Caroll, je ne t’ai point trompé ; tu es venu trop tard ; j’étais à lui avant d’être à toi, hélas ! — Hélas ! et je serai punie éternellement. Non, je ne vous rejoindrai pas, vous que je pleure. À quoi bon mourir ? J’irai avec ce monstre, dans un monde qui lui ressemble, dans le monde des réprouvés ! et qu’ai-je donc fait ? Mes malheurs dans la vie seront mes crimes dans l’éternité.

Le petit ermite appuyait sur elle un regard de triomphe et d’autorité.

— Ah ! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers lui, ah ! dites-moi, ceci n’est-il pas quelque rêve affreux que votre présence m’apporte ? car, vous le savez, hélas ! depuis le jour de ma perte, toutes les fatales nuits où votre esprit m’a visitée ont été marquées pour moi par d’impures apparitions, d’effrayants songes et des visions épouvantables.

— Femme, femme, reviens à la raison. Il est aussi vrai que tu es éveillée, qu’il est vrai que Gill est mort.

Le souvenir de ses anciennes infortunes avait comme effacé en cette mère celui de son nouveau malheur ; ces paroles le lui rendirent.

— Ô mon fils ! mon fils ! dit-elle ; et le son de sa voix aurait ému tout autre que l’être méchant qui l’écoutait. Non, il reviendra ; il n’est pas mort ; je ne puis croire qu’il est mort.

— Eh bien ! va le demander aux rochers de Rœraas, qui l’ont écrasé, au golfe de Drontheim, qui l’a enseveli.

La veuve tomba à genoux et cria avec effort :

— Dieu, grand Dieu !

— Tais-toi, servante de l’enfer !

La malheureuse se tut. Il poursuivit :

— Ne doute pas de la mort de ton fils. Il a été puni par où son père a failli. Il a laissé amollir son cœur de granit par un regard de femme. Moi, je t’ai possédée, mais je ne t’ai jamais aimée. Le malheur de ton Caroll est retombé sur lui. — Mon fils et le tien a été trompé par sa fiancée, par celle pour qui il est mort.

— Mort ! reprit-elle, mort ! Cela est donc vrai ? — Ô Gill, tu étais né de mon malheur ; tu avais été conçu dans l’épouvante et enfanté dans le deuil ; ta bouche avait déchiré mon sein ; enfant, jamais tes caresses n’avaient répondu à mes caresses, tes embrassements à mes embrassements ; tu as toujours fui et repoussé ta mère, ta mère si seule et si abandonnée dans la vie ! Tu ne cherchais à me faire oublier mes maux passés qu’en me créant de nouvelles douleurs ; tu me délaissais pour le démon auteur de ton existence et de mon veuvage ; jamais, durant de longues années, Gill, jamais une joie ne m’est venue de toi ; et cependant aujourd’hui ta mort, mon fils, me semble la plus insupportable de mes afflictions, aujourd’hui ton souvenir me semble un souvenir d’enchantement et de consolation. Hélas !

Elle ne put continuer ; elle cacha sa tête dans son voile de bure noire, et on l’entendait sangloter douloureusement.

— Faible femme ! murmura l’ermite ; puis il reprit d’une voix forte : — Dompte ta douleur, je me suis joué de la mienne. Écoute, Lucy Pelnyrh, pendant que tu pleures encore ton fils, j’ai déjà commencé à le venger. C’est pour un soldat de la garnison de Munckholm que sa fiancée l’a trompé. Tout le régiment périra par mes mains. — Vois, Lucy Pelnyrh.

Il avait relevé les manches de sa robe, et montrait à la veuve ses bras difformes teints de sang.

— Oui, dit-il en poussant une sorte de rugissement, c’est aux grèves d’Urchtal, c’est aux gorges de Cascadthymore, que l’esprit de Gill doit se promener avec joie. — Allons, femme, ne vois-tu pas ce sang ? Console-toi donc !

Puis tout à coup, comme frappé d’un souvenir, il s’interrompit :

— Veuve, ne t’a-t-on pas remis de ma part un coffre de fer ? — Quoi ! je t’ai envoyé de l’or et je t’apporte du sang, et tu pleures encore ! Tu n’es donc pas de la race des hommes ?

La veuve, absorbée dans son désespoir, gardait le silence.

— Allons ! dit-il avec un rire farouche, muette et immobile ! tu n’es donc pas non plus de la race des femmes ! Lucy Pelnyrh ! Et il secouait son bras pour qu’elle l’écoutât : est-ce qu’un messager ne t’a pas apporté un coffre de fer scellé ?

La veuve, lui accordant une attention passagère, fit un signe de tête négatif, et retomba dans sa morne rêverie.

— Ah ! le misérable ! cria le petit homme, le misérable infidèle ! Spiagudry, cet or te coûtera cher !

Et, dépouillant sa robe d’ermite, il s’élança hors de la cabane avec le grondement d’une hyène qui cherche un cadavre.