Han d’Islande/Chapitre XV

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 119-122).
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XV

Sois le bienvenu, Hugo ; dis-moi, toi… as-tu jamais vu un orage aussi terrible ?
Maturin, Bertram.


Comment se sont commis ces meurtres horribles ?
Shakespeare, Roméo et Juliette.


Dans une salle attenante aux appartements du gouverneur de Drontheim, trois des secrétaires de son excellence venaient de s’asseoir devant une table noire, chargée de parchemins, de papiers, de cachets et d’écritoires, et près de laquelle un quatrième tabouret resté vide annonçait qu’un des scribes était en retard. Ils étaient déjà depuis quelque temps méditant et écrivant chacun de leur côté, quand l’un d’eux s’écria :

— Savez-vous, Wapherney, que ce pauvre bibliothécaire Foxtipp va, dit-on, être renvoyé par l’évêque, grâce à la lettre de recommandation dont vous avez appuyé la requête du docteur Anglyvius ?

— Que nous contez-vous là, Richard ? dit vivement celui des deux autres secrétaires auquel ne s’adressait point Richard, Wapherney n’a pu écrire en faveur d’Anglyvius, car la pétition de cet homme a révolté le général quand je la lui ai lue.

— Vous me l’aviez dit, en effet, reprit Wapherney ; mais j’ai trouvé sur la pétition le mot tribuatur, de la main de son excellence.

— En vérité ! s’écria l’autre.

— Oui, mon cher ; et plusieurs autres décisions de son excellence, dont vous m’aviez parlé, sont également changées dans les apostilles. Ainsi, sur la requête des mineurs, le général a écrit : negetur.

— Comment ! mais je n’y comprends rien ; le général craignait l’esprit turbulent de ces mineurs.

— Il a peut-être voulu les effrayer par la sévérité. Ce qui me le ferait croire, c’est que le placet de l’aumônier Munder pour les douze condamnés est également mis à néant.

Le secrétaire auquel Wapherney parlait se leva ici brusquement.

— Oh ! pour le coup, je ne peux vous croire. Le gouverneur est trop bon et m’a montré trop de pitié envers ces condamnés pour…

— Eh bien, Arthur, reprit Wapherney, lisez vous-même.

Arthur prit le placet et vit le fatal signe de réprobation.

— Vraiment, dit-il, j’en crois à peine mes yeux. Je veux représenter le placet au général. Quel jour son excellence a-t-elle donc apostillé ces pièces ?

— Mais, répondit Wapherney, je crois qu’il y a trois jours.

— Ç’a été, reprit Richard à voix basse, dans la matinée qui a précédé l’apparition si courte et la disparition si mystérieusement subite du baron Ordener.

— Tenez, s’écria vivement Wapherney avant qu’Arthur eût eu le temps de répondre, ne voilà-t-il pas encore un tribuatur sur la burlesque requête de ce Benignus Spiagudry !

Richard éclata de rire.

— N’est-ce pas ce vieux gardien de cadavres qui a également disparu d’une manière si singulière ?

— Oui, reprit Arthur ; on a trouvé dans son charnier un cadavre mutilé, en sorte que la justice le fait poursuivre comme sacrilège. Mais un petit lapon, qui le servait et qui est resté seul au Spladgest, pense, avec tout le peuple, que le diable l’a emporté comme sorcier.

— Voilà, dit Wapherney en riant, un personnage qui laisse une bonne réputation !

Il achevait à peine son éclat de rire quand le quatrième secrétaire entra.

— En honneur, Gustave, vous arrivez bien tard ce matin. Vous seriez-vous marié par hasard hier ?

— Eh non ! reprit Wapherney, c’est qu’il aura pris le chemin le plus long pour passer, avec son manteau neuf, sous les fenêtres de l’aimable Rosily.

— Wapherney, dit le nouveau venu, je voudrais que vous eussiez deviné. Mais la cause de mon retard est certes moins agréable ; et je doute que mon manteau neuf ait produit quelque effet sur les personnages que je viens de visiter.

— D’où venez-vous donc ? demanda Arthur.

— Du Spladgest.

— Dieu m’est témoin, s’écria Wapherney laissant tomber sa plume, que nous en parlions tout à l’heure ! Mais si l’on peut en parler par passe-temps, je ne conçois pas comment on y entre.

— Et bien moins encore, dit Richard, comment on s’y arrête. Mais, mon cher Gustave, qu’y avez-vous donc vu ?

— Oui, dit Gustave, vous êtes curieux, sinon de voir, du moins d’entendre ; et vous seriez bien punis si je refusais de vous décrire ces horreurs, auxquelles vous frémiriez d’assister.

Les trois secrétaires pressèrent vivement Gustave, qui se fit un peu prier, quoique son désir de leur raconter ce qu’il avait vu ne fût pas intérieurement moins vif que leur envie de le savoir.

— Allons, Wapherney, vous pourrez transmettre mon récit à votre jeune sœur, qui aime tant les choses effrayantes. J’ai été entraîné dans le Spladgest par la foule qui s’y pressait. On vient d’y apporter les cadavres de trois soldats du régiment de Munckholm et de deux archers, trouvés hier à quatre lieues dans les gorges, au fond du précipice de Cascadthymore. Quelques spectateurs assurent que ces malheureux composaient l’escouade envoyée, il y a trois jours, dans la direction de Skongen, à la recherche du concierge fugitif du Spladgest. Si cela est vrai, on ne peut concevoir comment tant d’hommes armés ont pu être assassinés. La mutilation des corps paraît prouver qu’ils ont été précipités du haut des rochers. Cela fait dresser les cheveux.

— Quoi ! Gustave, vous les avez vus ? demanda vivement Wapherney.

— Je les ai encore devant les yeux.

— Et présume-t-on quels sont les auteurs de cet attentat ?

— Quelques personnes pensaient que ce pouvait être une bande de mineurs, et assuraient qu’on avait entendu hier, dans les montagnes, les sons de la corne avec laquelle ils s’appellent.

— En vérité ! dit Arthur.

— Oui ; mais un vieux paysan a détruit cette conjecture en faisant observer qu’il n’y avait ni mines ni mineurs du côté de Cascadthymore.

— Et qui serait-ce donc ?

— On ne sait ; si les corps n’étaient entiers, on pourrait croire que ce sont quelques bêtes féroces, car ils portent sur leurs membres de longues et profondes égratignures. Il en est de même du cadavre d’un vieillard à barbe blanche qu’on a apporté au Spladgest avant-hier matin, à la suite de cet affreux orage qui vous a empêché, mon cher Léandre Wapherney, d’aller visiter, sur l’autre rive du golfe, votre Héro du coteau de Larsynn.

— Bien ! bien ! Gustave, dit Wapherney en riant ; mais quel est ce vieillard ?

— À sa haute taille, à sa longue barbe blanche, à un chapelet qu’il tient encore fortement serré entre ses mains, quoiqu’il ait été trouvé du reste absolument dépouillé, on a reconnu, dit-on, un certain ermite des environs ; je crois qu’on l’appelle l’ermite de Lynrass. Il est évident que le pauvre homme a été également assassiné ; mais dans quel but ? On n’égorge plus maintenant pour opinion religieuse, et le vieil ermite ne possédait au monde que sa robe de bure et la bienveillance publique.

— Et vous dites, reprit Richard, que ce corps est déchiré, ainsi que ceux des soldats, comme par les ongles d’une bête féroce ?

— Oui, mon cher ; et un pêcheur affirmait avoir remarqué des traces pareilles sur le corps d’un officier trouvé, il y a plusieurs jours, assassiné, vers les grèves d’Urchtal.

— Cela est singulier, dit Arthur.

— Cela est effroyable, dit Richard.

— Allons, reprit Wapherney, silence et travail, car je crois que le général va bientôt venir. — Mon cher Gustave, je suis bien curieux de voir ces corps ; si vous voulez, ce soir, en sortant, nous entrerons un moment au Spladgest.