Éditions Prima (Collection gauloise ; no 7p. 58-64).

xii

Albert triomphe définitivement du directeur.


Contrairement à ce que supposait M. Gustave Arnaud, sa fille ne prit nullement, en sortant de chez lui, le chemin de Fontainebleau.

Sa fille avait à faire autre part, où d’ailleurs elle était attendue.

Albert, Robert et Fernande n’étaient pas restés dans le café où nous les avons laissés, en face du domicile de Léontine. Ils avaient vu redescendre Juliette et sa mère, ce qui leur avait suffi, puis étaient repartis pour Montmartre, regagnant l’atelier d’Albert où tous devaient finalement se retrouver.

C’est là que Juliette arriva.

Albert se précipita au devant d’elle :

— Alors, dit-il, ça a bien marché ?

— Épatant, mon petit, épatant. La grande scène, avec trémolos à l’orchestre…

— Tu as été bien !

— Tout à fait indignée ! Et Léontine aussi… Et maman, donc ? C’est maman qui était bien, elle… d’autant plus qu’elle ne le faisait pas au chiqué, c’était nature…

Et Benoît, quelle tête faisait-il ?

— Ah ! ne m’en parlez pas !… Le pauvre directeur, il était comme un pâté de foie !… Il ne savait plus quoi dire…

— Dame ! Aux prises avec trois femmes… Je n’aurais pas voulu être à sa place.

— Tu penses, il ne rigolait pas.

— Alors, tu vas divorcer, à présent.

— Oui, dans le plus bref délai. Je l’ai signifié à cet odieux personnage, qui m’a trompée déjà deux fois depuis que nous sommes mariés. C’est-à-dire depuis vingt-quatre heures.

« Tu comprends, mon chéri, ajouta Juliette en passant ses bras autour du cou d’Albert, tu comprends, avec la pension que les juges l’obligeront à me faire, je pourrai vivre tranquille, et nous nous aimerons tant que nous voudrons.

— On pourrait même commencer tout de suite.

— Oui, tout à l’heure, quand nous serons seuls, on va s’en payer…

« J’ai toute la nuit à moi !

— Vrai ? Comment t’es-tu arrangée ?

— Je n’ai pas eu besoin. Papa m’a chassée de la maison.

— Sans blagues ?… Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce qu’il était furieux que je veuille divorcer avec son directeur. Il fallait voir comme il m’a agonie…

« Ah bien ! Ce n’est pas lui qui m’aurait accompagnée, comme maman l’a fait !…

— Ça, ça n’est pas bien, de la part d’un père, remarqua Robert.

— Au fond, vous savez, c’est lui qui a raison…

— Juliette !

— Oui, mon petit Albert. C’est entendu, j’ai promis, je me suis mise avec vous. Donc, il ne faut plus en parler. M. Benoît restera avec Léontine, nous divorcerons et il me fera une pension. C’est très bien ainsi. Mais ça n’empêche pas que je te sacrifie une belle situation…

— Vous êtes la femme des sacrifices ! dit Robert.

— Oui… mais en revanche, je veux qu’Albert me jure de ne jamais me lâcher…

— Je le jure, dit le peintre.

Et il ponctua ce serment d’un baiser à sa maîtresse.

La conversation se poursuivit sur ce ton, lorsqu’on frappa à la porte.

C’était Léontine qui, ainsi qu’il était convenu, venait rejoindre ses amis.

Juliette alla au devant d’elle.

— Chère amie, lui dit-elle, permettez-moi de vous embrasser.

— Oh ! Oui… c’est de bon cœur.

— Et maintenant, reprit Albert, après que les deux femmes se furent ainsi témoigné leur affection, maintenant dites-nous l’épilogue de l’aventure.

— Ça n’a pas été aussi facile que vous le supposez,

« D’abord, Prosper était dans une colère folle.

« Lorsque Juliette fut partie, il se mit à m’injurier.

« — Oui, me disait-il, c’est toi qui as fait prévenir ma femme pour qu’elle vienne me surprendre ici, c’est toi qui m’as attiré dans un guet-apens… Mais ça ne se passera pas ainsi.

« D’abord, si tu as fait cela pour me garder, tu te trompes, je te laïsserai même si ma femme ne revient pas avec moi… Mais je ne désespère pas de la faire revenir… J’agirai sur son père, il a peur de moi, j’en profiterai.

« Mais vous comprenez que je ne me suis pas laissé intimider.

« Il a crié tout son saoul, je ne lui disais rien, si bien qu’il s’est arrêté, et m’a demandé :

« — C’est tout ce que tu me réponds ?

« — Dame, lui ai-je dit, j’attends que tu dises des choses sensées.

« Pour le moment, tu déraisonnes complètement.

« — Je déraisonne ?

« — Bien sûr !… Tu as bien entendu ta femme tout à l’heure ; elle n’a pas l’air du tout de vouloir s’en laisser conter. Mon avis est qu’elle divorcera.

« — Elle n’a pas de preuves contre moi ? Il n’y avait que sa mère comme témoin !

— Ah ! Zut alors !… fit Juliette.

— Ne vous en faites pas, ma petite. Des preuves, j’en ai, moi.

« C’est ce que je lui ai répondu. J’ai même ajouté que j’étais décidée à les fournir à tous les tribunaux qui me les demanderaient.

« Mais cela ne lui faisait rien. Il ne voulait toujours pas se laisser convaincre.

« Alors, voyant qu’il n’y avait rien à faire, je lui dis à brûle-pourpoint :

« — Monsieur le Directeur, n’oubliez pas que si vous touchez encore à cette jeune vierge, vous aurez affaire à l’ombre de Jules César…

Robert se leva à ces mots :

— L’ombre de Jules César ! présent !

— Alors ? demanda Juliette…

— Alors, reprit Léontine, il me regardait complètement ahuri.

« — Que dis-tu ? fit-il.

« — Je dis, grand niais, que l’ombre de Jules César, c’était moi…

« — C’était toi !… Alors, c’était toi aussi qui…

« — Tu t’en es bien aperçu.

« — Je n’ai donc pas eu d’hallucinations ! Je n’ai pas rêvé !

« — Non, tu n’as pas rêvé.

« — Mais comment as-tu pu faire ? Il te fallait des complices.

« — Il m’en suffisait d’une, la femme de chambre. C’était moi qui l’avais fait engager. Car ne crois pas que c’est depuis hier seulement que j’ai découvert ta véritable personnalité.

« Je la connaissais depuis longtemps, et, dès que les journaux ont annoncé ton mariage, j’ai pris mes précautions.

« Donc, c’est moi qui ai pris la place de ta jeune épouse dans le lit conjugal, et c’était la femme de chambre qui éteignait et rallumait la lumiére électrique.

« — Mais dans ce cas, ma femme…

« — Ta femme ! Je l’ai obligée à me prêter son concours. D’ailleurs, elle a été peu flattée de voir que tu ne te rendais même pas compte que ce n’était pas avec elle que tu étais couché, si peu flattée que, dès ce moment, elle avait résolu de ne plus avoir de rapports avec toi.

« — C’est dont pour cela qu’elle s’était habillée avant que je me réveille.

« — Parfaitement…

« Et maintenant, ajoutai-je, écoute-moi bien : ou tu vas accepter de divorcer à tes torts et griefs, en reconnaissant que tu as été surpris en conversation amoureuse avec moi par ta femme et ta belle-mère, ou bien, si tu refuses, lorsque le procès viendra, nous raconterons toute l’histoire devant le tribunal.

« Être surpris en flagrant délit, au fond, ce n’est que flatteur pour un homme. Ça ne nuira pas à ta réputation ni à ton avancement. Mais penses au ridicule de l’aventure avec le fantôme de Jules César et ce qui a suivi…

« Tu sais quele ridicule tue… Si tu fais le récalcitrant, tu es un homme mort…

« Vous pensez s’il était penaud…

— Mais dans ce cas, demanda Juliette, il sait tout…

— Rassurez-vous, petite amie. Il sait tout, à la façon dont je lui ai raconté. Vous pensez bien que je ne lui ai pas révélé vos relations avec Albert.

« Il importe, en effet, qu’il vous-croie une jeune fille sage…

« Pour me résumer, Prosper s’est enfin rendu à mes raisons, et voici même la lettre qu’en me quittant, il m’a laissée pour vous.

— Pour moi ? dit Juliette surprise.

— Pour vous. J’ai exigé qu’il me la confiât afin que je la misse à la poste moi-même pour être certaine que vous la receviez.

« Et ma foi, comme vous m’attendiez, je n’ai pas eu besoin de l’intermédiaire de la poste.

Léontine tendit la lettre à Juliette qui lut à haute voix !

« Madame,

« Je m’incline devant votre volonté.

« Il m’est impossible de nier l’évidence. Je reconnais que la personne chez qui vous m’avez rencontrée tantôt était ma maîtresse, et qu’au moment où vous êtes entrée avec Madame votre mère, j’étais en conversation coupable avec ladite personne.

« Je reconnais donc tous mes torts et vous autorise à faire de cette déclaration tel usage que vous voudrez.

Prosper Benoît. »
directeur au ministère des Inventions Pratiques.

— Comme ça, conclut la blonde amie du peintre Albert Rougier, l’affaire est faite.

— Maintenant, dit Léontine, nous allons, si vous le voulez bien, aller souper en l’honneur des heureux amants réconciliés,

— Oui, c’est cela !

Et, quelques instants plus tard, dans un salon d’une brasserie voisine, les cinq amis fêtaient joyeusement le retour au bercail montmartrois de la brebis un instant égarée, mais revenue aussi intacte que lorsqu’elle était partie.

Après avoir vidé plusieurs coupes de champagne, offert par Léontine, heureuse au fond elle aussi, d’avoir reconquis son amant, Albert et Juliette se retirèrent, laissant leurs trois amis.

Les deux jeunes gens se retrouvèrent dans l’atelier de l’artiste, et Albert dit :

— Ma chérie, c’est la prermière fois que nous allons passer toute une nuit ensemble.

— C’est vrai. Jusqu’ici, on ne s’aimait jamais que le jour…

« Tu vois que mon mariage aura tout de même servi à quelque chose.

— Oui, mais grâce à moi, ce fut un mariage blanc…

« Alors, Juliette, tu ne regrettes pas ton mari ?

— Oh non !

— Tu as renoncé au sacrifice pour la situation de ton père.

— D’abord, mon sacrifice est devenu inutile puisque papa est sous-chef de bureau maintenant… et qu’il est sur Ia liste pour la prochaine promotion des palmes…

— Alors, on s’aime sans arrière-pensée ?

— On s’aime tant qu’on peut !

Et ils s’aimèrent… tant qu’ils purent… jusqu’au petit jour !

Le divorce de M. et Mme Prosper Benoît fut prononcé quelques mois plus tard, aux torts et griefs du mari, dont la lettre d’aveux servit de base au jugement.

Léontine ne fut même pas convoquée et son nom ne fut pas prononcé.

Elle tenait, à présent, le pauvre Prosper complètement sous sa domination, et même, lorsque le divorce fut définitif, elle le persuada qu’il devait l’épouser.

— Penses, lui-dit-elle, cela fera enrager cette petite qui regrette à présent la situation que tu lui avais donnée, et puis sa mère qui s’est si mal conduite envers toi, et son père à qui tu es obligé de faire bonne figure pour ne pas qu’on dise que tu te venges sur lui !

Ces arguments, auxquels s’en ajoutèrent d’autres sur lesquels nous n’avons pas besoin d’insister finirent par convaincre Prosper.

Et un beau matin, ce fut Juliette qui put lire, à son tour, dans les échos mondains des journaux, l’annonce du mariage de « M. Prosper Benoît, directeur au ministère des Inventions pratiques avec Mme Vve Violet, née Briquet. »

Mais Juliette ne s’en préoccupait plus.

Elle filait le parfait amour avec Albert, lequel commençait à voir la fortune lui sourire, car il vendait quelques tableaux.

La deuxième nuit de noces de M. le Directeur ne fut troublée par aucun fantôme et Prosper ne fut le jouet d’aucune hallucination.

Le matin en s’éveillant, pourtant, Léontine lui dit :

— Maintenant que nous sommes mariés, je peux te révéler toute la vérité.

Elle lui raconta comment les choses s’étaient passées, et elle ajouta en manière de conclusion :

— Remercie-moi, car je t’ai sauvé d’un grand danger.

« Cette petite rouée, qui voulait te faire croire à son innocence alors qu’elle avait un amant, te trouvait un mari parfait pour te tromper…

« Ce n’est pas comme moi, je te trouve un mari parfait, mais je te reste fidèle. »

Cette révélation plongea Prosper Benoît dans la plus grande stupeur.

Ainsi il avait faillit épouser une femme qui était décidée à le tromper, et c’était cette femme qui avait joué la comédie de l’innocence et de la jeune épouse outragée.

Tout de même, il se vengerait. Il ne savait pas comment, mais il se vengerait !

Sa vengeance devait naturellement s’exercer sur le pauvre Gustave Arnaud, père de Juliette…

Le directeur intervint donc pour le faire changer de service, de façon à ne plus l’avoir sous ses ordres, mais en même temps, il prévenait son collègue, en lui disant :

— Menez-lui la vie dure !

Malheureusement pour Prosper Benoît, le directeur sur lequel il comptait pour exercer sa vengeance, était un bon vivant, qui fréquentait quelque peu Montmartre où il rencontrait les artistes. Il avait ainsi fait la connaissance d’Albert et de Juliette, et n’ignorait rien de la mésaventure de son collègue.

Aussi quand le mari de Léontine lui recommanda de la façon particulière qu’on a vue, son subordonné, ce directeur lui répondit-il :

— Soyez tranquille, je vais le soigner !

Il le soigna, en effet.

Lorsque M. Gustave Arnaud vint se présenter à lui, il l’accueillit avec un sourire et lui dit :

— Vous avez de très bonnes notes, monsieur Arnaud et je suis heureux de vous compter parmi mes collaborateurs.

« Même je vous promets la première vacance de chef de bureau.

« Mais à une condition cependant, c’est que vous donniez votre consentement au mariage de votre fille, qui est une jeune femme charmante, avec son ami le peintre Albert Rougier… parce que, voyez-vous, dans l’administration, il vaut mieux que les situations soient régulières.

Et c’est ainsi qu’Albert, à sa grande surprise, vit un beau jour Juliette arriver chez lui, en lui disant de nouveau :

— Mon chéri, il faut encore que je me sacrifie !

— Que tu te sacrifies !

— Oui, pour que papa soit chef de bureau !…

— Ah non ! alors… Je ne marche pas…

— Son nouveau directeur exige absolument que je me marie…

— Il a du toupet. Ils veulent donc tous t’épouser.

— Non… laisse-moi finir. Il n’exige pas que je me marie avec lui…

— Mais avec qui, alors ?

— Avec toi, grand fou !

Et ils se marièrent, eux aussi, si bien que M. Prosper Benoît ne fut pas vengé, à son grand désespoir.

FIN