Éditions Prima (Collection gauloise ; no 7p. 5-11).

ii

Albert va chercher du renfort.


Le peintre se rendit immédiatement chez son ami Robert Verand, autre artiste, camarade d’atelier, de plaisirs et aussi de vache enragée… lorsqu’il y avait lieu.

Devant l’évènement qui compliquait soudain son existence Albert avait tout de suite pensé à aller trouver son ami Robert, Il n’y avait que lui qui fût capable de lui donner en la circonstance, un bon conseil…

Lorsque Albert frappa à la porte Robert était en conversation amoureuse avec sa petite amie Fernande, et tous deux, étendus sur le grand divan de l’atelier, se reposaient ainsi d’une longue séance de travail pour Albert et de pose pour Fernande qui joignait la qualité de modèle à celle de maîtresse en titre du peintre.

— Quel est l’imbécile qui vient nous déranger en ce moment ? dit Robert.

— Tu peux dire que c’est un imbécile ! On n’a qu’à ne pas ouvrir.

Mais on frappa de nouveau, et une voix à travers la porte, cria :

— C’est moi, Albert !

— Ah ! c’est toi !… Alors, c’est différent, je vais ouvrir.

Et Robert se leva, puis fit entrer son ami :

— Qu’est-ce que tu as ? lui dit-il. Tu as l’air dans un état d’exaltation…

— Il y a de quoi… mon vieux… Il y a de quoi !…

— Que t’arrive-il ?

— Juliette me plaque.

— Non… Pas possible !

Fernande sauta à son tour sur le sol :

— Zut alors ! Je n’aurais jamais cru ça ! Une petite fille qui avait l’air de vous aimer tant.

Robert se tourna vers son amie :

— Fernande ! Habille-toi. Ne te montre pas ainsi…

Fernande, en effet, était aussi déshabillée qu’Ève dans le paradis terrestre…

— Voyez-vous ça !… Sois tranquille, il n’en perdra pas la vue, n’est-ce pas, Albert ?…

— Ça ne fait rien. Habille-toi !

— Ça va… une minute… et je reviens.

Elle ne fut pas absente plus d’une minute, en effet, et réapparut, ayant jeté sur elle le morceau d’étoffe pourpre, dans lequel elle se drapait pour figurer une femme antique revêtue d’un peplum.

— Là,… comme ça, je suis convenable, j’espère.

« Alors, Albert, racontez-nous vos peines de cœur…

« C’était bien utile d’aller cherche une gosse dans sa famille pour être lâchée par elle…

— C’est-à-dire que je suis lâché sans l’être… Juliette se marie.

— Naturellement, ça n’est pas avec toi.

— Elle a trouvé un type au sac, et, bien entendu, elle vous sème en route…

— Non. Ce n’est pas ça.

« Juliette est une fille héroïque qui se sacrifie pour sa famille… pour que son père soit nommé sous-chef de bureau… et obtienne les palmes, faute de quoi le brave homme mourrait de chagrin.

— Elle n’a pas besoin de se marier pour ça…

— Si…

— Allons donc ?… Il y a des tas de femmes qui…

— Oui, mais ce n’est pas la même chose. Juliette est une jeune fille convenable.

— Oh ! dit Fernande… Passez-moi là sur un plat, la jeune fille convenable.

— Robert, dit Albert à son ami, tu serais bien gentil de prier Fernande d’être plus réservée à l’égard de ma compagne.

— Bien… Bien… on sera réservée, comme vous dites… Mlle Juliette est donc une jeune fille convenable… une rosière…

— Je ne dis pas ça… naturellement…

— Ce serait malheureux pour vous, pas, si c’était une rosière !

— Alors, dit Robert, elle se sacrifie… mais en quoi consiste son sacrifice ?

— Eh bien ! Voilà ! Elle épouse le directeur dont dépendent l’avancement et la décoration de son père.

— Ce directeur, c’est un type qui demande à Juliette la croix de sa mère pour lui donner la croix de son père…

— La croix de sa mère ? s’esclaffa Fernande… Il viendra vous la demander, Albert… hein !

— Mais tais-toi donc, reprit encore une fois Robert, on n’entend que toi. Tu ne lui laisses pas raconter son histoire.

« Tu disais donc que Juliette, pour l’avancement de son père, allait se sacrifier en épousant ce directeur.

— Oui. Tu comprends. Elle m’a expliqué cela, la pauvre petite, il le faut absolument…

« Ça lui déchire le cœur mais elle ne peut pas refuser…

— Il a une belle situation, ce directeur ?

— Bien sûr, c’est un haut fonctionnaire…

— Le sacrifice n’en est que plus grand… dit Fernande avec conviction.

— Il est riche ?

— Il a, en effet, une certaine fortune.

— Ah ! La pauvre petite ! s’apitoya encore l’amie de Robert.

— Alors, vous comprenez, elle restera ma petite amie, mais elle ne pourra plus venir aussi souvent me voir, il faudra qu’elle assiste à des soirées, qu’elle ait des jours de réception, un tas d’obligations quoi…

— Oui… je vois… Le sacrifice est immense… déclara Fernande avec un air convaincu.

— Quand vous aurez fini de blaguer, vous ?…

— Je ne blague pas, Albert, je ne blague pas…

« Seulement je trouve que votre petite amie ne va tout de même pas être trop malheureuse, soit dit sans vous froisser. Elle fait un riche mariage, et elle vous conserve encore comme amant de cœur…

« Je voudrais bien être à sa place, moi !…

— Tu n’as pas honte de dire une chose pareille… Eh bien ! Et moi ? fit Robert…

— Ne te fâche pas, mon petit Roro, d’abord tu peux être tranquille, je ne trouverai pas de directeur pour m’épouser. Je ne suis pas une jeune fille convenable, moi, comme dit si bien ton ami Albert.

« Ça vaut même mieux, vois-tu, parce que, comme mon paternel ne peut pas devenir sous-chef de bureau et qu’il n’a pas besoin des palmes, je ne me sacrifierai jamais…

— À la bonne heure ! Tu es une bonne fille, toi…

— Je vois, Robert, reprit alors Albert, que tu n’accepterais pas non plus, toi, cette situation sans protester.

— Non… Et à ta place, je signifierais à Juliette une rupture définitive…

— Tu n’es pas fou… Ça n’est pas du tout mon programme.

— Alors, que veux-tu faire ?

— Ce que je veux, déclara alors avec énergie Albert, ce que je veux, c’est que M. Prosper Benoît, directeur au ministère des Inventions pratiques, ne coucha pas avec sa femme…

« Ni le soir de ses noces, ni jamais. Vous m’entendez, jamais cet homme ne possèdera Juliette…

— Et comment feras-tu ?

— Je l’ignore ! C’est ce que je suis venu vous demander !

— À nous ?

— À toi, Robert… Et à Fernande aussi, si elle le veut … J’ai pensé qu’à trois, nous trouverions mieux…

— C’est que je ne vois pas du tout comment nous y prendre !

Fernande, elle, était moins pessimiste que son ami.

L’idée d’empêcher un mari de coucher avec sa femme l’amusait énormément.

— Il a raison ! s’écria-t-elle… Il a raison… Il faut l’aider.

« Que Juliette se sacrifie, soit… Admirons son héroïsme. Mais Albert, lui, n’a pas besoin de sacrifier Juliette…

— C’est logique, ça !… déclara Albert. Fernande m’a bien compris, elle.

— Moi aussi… mais vous vous emballez, là, comme deux fous, répliqua Robert… moi je reviens toujours à la question principale :

« Comment ferez-vous pour empêcher M. Benoît de coucher avec sa femme, surtout le soir de ses noces ? Pensez que ce jour-là, il filera vers l’Italie ou la Côte d’Azur.

— Nous filerons, nous aussi !… s’écria Albert.

— Tu fileras, toi aussi !… Avec quoi ?… Le train, le sleeping-car, ça se paye…

— C’est vrai, je n’avais pas pensé à ce léger détail.

— Tu appelles ça un léger détail, toi ?… Mais, malheureux, c’est le principal, c’est tout !…

Albert était perplexe. La réflexion de son ami venait évidemment déranger ses plans.

Néanmoins il ne perdit pas confiance.

— Ça ne fait rien, dit-il, on y arrivera malgré tout. Si on n’a pas d’argent, on en trouvera.

« L’important, c’est que je puisse compter sur vous deux le cas échéant et que, dès que je vous ferai signe, vous arriviez à la rescousse.

— Ça, tu peux y compter absolument… pour moi, déclara Robert.

— Eh bien !… Pour moi aussi … Pourquoi que tu m’oublies ? Une petite femme débrouillarde comme moi, ça a toujours son utilité dans des combinaisons pareilles…

Albert était heureux :

— Merci, mes amis, dit-il, merci.

— Dis-donc, reprit Robert, il serait peut-être temps de dîner. Si tu veux partager avec nous : Je crois bien qu’il reste un peu de pâté et trois sardines.

— On s’en arrangera.

— Bien sûr, fit Fernande… Ça ne vaudra certainement pas la table de M. le Directeur, mais ça sera de bon cœur tout de même…

« Tandis que le directeur, quand il a nos restes, ce n’est pas de bon gré qu’on les lui a donnés, pas vrai, Albert ?


Qui est l’imbécile qui vient nous déranger (page 5).

Tout en parlant ainsi, la petite femme, dont « le peplum » s’écartait bien un peu trop malgré les épingles qu’elle avait mises pour le retenir, allait et venait, dressait sur un coin de table un couvert improvisé avec du papier à dessin en guise de nappe.

Mais, la jeunesse aidant, et avec, pour relever le repas, le rire de la mutine et espiègle Fernande, tous trois dînèrent de bon appétit.

Lorsqu’ils eurent achevé de se restaurer — si l’on peut dire — la petite amie de Robert s’écria :

— J’ai une idée !

— Voyons l’idée de Fernande, dit Robert.

— Ne blague pas. Elle est peut-être excellente, elle est peut-être très mauvaise. Je n’ai pas d’amour-propre d’auteur, je donne l’idée pour ce qu’elle vaut.

— Dites-là au moins… Vous nous faites languir !…

— Oh ! Albert ! comme il est impatient d’aujourd’hui !… On voit qu’il a peur qu’on lui rogne sa part d’amour.

— Ne blaguez pas… Expliquez-nous plutôt…

— Mon idée ? Eh bien, voilà… Ce directeur, puisqu’il est riche, son épouse aura certainement une femme de chambre.

— Oui.

— Eh bien ! Si vous le voulez, la femme de chambre de Mme la Directrice, ce sera moi…

— Toi ! dit Robert… mais elle te connaît.

— Justement, je n’aurai pas besoin d’être présentée. J’irai la voir et je lui dirai :

« Ma petite Juliette, on a trop souvent rigolé ensemble, faut faire quelque chose pour moi, tu vas me prendre comme femme de chambre.

— Et si elle refuse ? objecta Albert.

— Elle ne refusera pas. J’aurai le bon argument pour qu’elle accepte… Je lui dirai : » Si Madame la Directrice veut de mes services, Madame la Directrice n’aura pas de femme de chambre plus dévouée et plus discrète. Si vous refusez. J’irai, foi de Fernande, raconter à votre mari que nous avons fait la bombe ensemble avec nos amants qu’étaient des copains… »

« Vous comprenez que, devant ça, elle n’aura qu’à accepter.

« Une fois que je serai dans la place, ce sera à moi de manœuvrer pour réaliser les secrets désirs de M. Albert ici présent.

« Qu’est-ce que vous en dites ?… Est-ce une idée ça ?

— Oui, c’est une idée, dit Albert… c’est même une idée épatante !

« Juliette acceptera et Fernande, une fois dans le camp ennemi, ce sera bien le diable si elle n’arrive pas à empêcher, dès le premier soir même, les nouveaux époux de consommer leur mariage.

— Ils ne consommeront pas, déclara Fernande, j’en réponds, Albert, j’en réponds.

— J’accepte volontiers la proposition de Fernande, dit enfin Robert. Mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que sa vertu n’ait pas à en souffrir, et que, quoi qu’il arrive, elle me reste fidèle.

— Tu es fou ! Tu n’es pas jaloux du directeur, à ton tour…

— Je sais ce que c’est… Quelquefois, les femmes de chambre…

— Sont obligées, elles aussi, de se sacrifier… comme leurs patronnes.

« Mais je t’ai déjà dit que je n’avais personne dans ma famille qui désire les palmes, alors tu peux être tranquille.