Éditions Prima (Collection gauloise ; no 7p. 1-5).


Hallucinations amoureuses

i

Le Sacrifice de Juliette.


Ce jour-là, le peintre Albert Rougier attendait sa maîtresse avec impatience. Il ne comprenait pas pourquoi Juliette, toujours empressée et ponctuelle, était cette fois en retard sur l’heure habituelle de leurs rendez-vous amoureux.

C’est qu’Albert aimait beaucoup sa petite amie, malgré que depuis un an déjà il connût tous ses charmes, mais il n’en était pas encore à la satiété, et doutait même qu’elle vînt jamais avec cette blonde enfant, toujours rieuse, toujours prête aux caresses.

Pourtant, Juliette Arnaud passait dans sa famille et le cercle de ses amis pour la jeune fille la plus pure et la plus rangée.

Jamais M. Gustave Arnaud, employé au Ministère des Inventions Pratiques, n’eût pu soupçonner que sa fille allât retrouver chaque après-midi un amant, et surtout quel amant ? un peintre sans fortune et dont la réputation était encore à venir. Quand à Mme Arnaud, épouse légitime et effacée dudit Gustave Arnaud, elle eut mis sa main au feu de l’honnêteté et de la vertu de son enfant.

Ces braves gens ne pouvaient pas se douter que lorsque Juliette sortait pour aller à son cours de musique, elle se rendait, en réalité, dans l’atelier d’Albert Rougier.

Juliette arriva enfin ; au lieu de trois heures, comme de coutume, la pendule en marquait cinq.

Entendant le pas bien connu de son amie dont les talons martelaient les marches de l’escalier, Albert se précipita, et ouvrit précipitamment la porte.

Il lui donna à peine le temps d’entrer, et avant même de prendre un baiser lui dit :

— Qu’y a-t-il ? Que t’est-il arrivé ?

— Je t’expliquerai ça tout à l’heure, mon chéri.

Et, sans précipitation aucune, elle ôta son chapeau.

— Pourquoi tout à l’heure ?… interrogea le peintre.

— Voyons, mon petit Albert, ne sois pas impatient ! Tu ne vas pas me faire une scène, je pense.

« Venez tout de suite, mignon, embrasser votre petite Iette !…

Nul ne résiste à une invite aussi gentiment faite et Albert s’empressa de déposer un long baiser sur les jolies lèvres de « sa petite Iette «.

Bientôt, ils étaient couchés côte à côte dans le lit de l’artiste et rattrapaient, comme l’on pense, le temps perdu.

Après les premières étreintes, Juliette jugea le moment venu de s’expliquer.

— Voilà, dit-elle, je vais te dire pourquoi je suis arrivée en retard. Seulement il faut me jurer d’être bien raisonnable.

— En voilà un préambule ! Tu m’effraies !

— C’est précisément ce que je ne veux pas ; tu dois entendre ce que j’ai à te dire posément, et accepter ce que je me suis résolue moi-même à ne pas refuser.

— Tu parles avec énigmes…

— Prépare-toi à recevoir un grand coup !… Je vais me marier…

— Par exemple ! Tu te maries … avec un autre ?

— Hélas !… J’y suis obligée !

— Mais je ne veux pas, moi… Je ne veux pas te perdre.

— Tu es bête. Tu ne me perdras pas pour cela. Tu resteras mon amant quand même.

— Et pourquoi te maries-tu donc ?

— Pour ma famille.

— Je m’en moque de ta famille.

Juliette poussa un profond soupir.

— Écoute. Je suis contrainte absolument d’épouser le fiancé que me présentent mes parents. La situation de mon père en dépend.

— La situation de ton père ? Quel est donc ce fiancé qu’on t’impose ?

M. Prosper Benoît, le directeur du ministère où mon père est employé.

— Et pourquoi es-tu obligée de l’épouser ?

— Parce que, si je ne me marie pas avec lui, mon père n’aura plus jamais d’avancement.

— Ça n’est pas un grand malheur.

— Pauvre papa, qui attend depuis dix ans sa nomination de sous-chef de bureau et les palmes académiques…

— S’il a attendu dix ans, il attendra encore.

— Ce ne sera plus la même chose. Jusqu’à présent il attendait avec espoir… mais, si je refuse la main du directeur, tout sera fini. Il ne sera jamais nommé ; et il n’atteindra pas ce haut emploi, qui a été le rêve de toute sa vie…

« Il en mourra de chagrin.

« Tu ne veux pourtant pas que mon père meure de chagrin.

— Non ! Bien sûr !

— Qu’est-ce que ça te fait, après tout, puisque je ne l’aime pas, et que tu resteras mon amant.

C’est moi qui me sacrifie !

Et Juliette poussa un nouveau soupir.

— On ne comprendrait pas si je refusais un tel parti : Un haut fonctionnaire, chevalier de la légion d’honneur, qui a une fortune personnelle.

— Et qui est beaucoup plus âgé que toi.

— Quarante ans ! Ça peut encore aller… pour un mari.

— Eh bien ! non !… non… Je ne veux pas que tu te sacrifies, ma petite Juliette chérie. Tu es mienne et je veux te garder… pour moi tout seul.

Tu es un grand égoïste !

— Égoïste ou non ! Ce sera comme ça !

Et, serrant dans ses bras le corps de la jolie Juliette qui ne protestait nullement, Albert se mit à l’embrasser follement.

— Dis que tu es à moi tout seul !

— Oui… mon chéri.

— Que tu m’aimes bien !

— Oh ! oui…

— Que tu ne seras pas à l’autre !

— Non !

— Jure-le !

— Je le jure… Oh ! Albert ! Albert !…

— Juliette… Il ne te possèdera pas… jamais… Il n’y a que moi qui te posséderai…

Juliette ne disait plus rien ; elle fermait les yeux.

Quand Albert desserra l’étreinte de ses bras, elle le regarda, sourit et dit :

— Crois-tu qu’on dit des bêtises dans ces moments-là ?

— Des bêtises ?

— Oui, mon chéri. Je crois bien que j’ai juré que je ne serais jamais à mon futur mari… et il y a deux heures, on fixait la date de mon mariage…

— Qui n’aura pas lieu.

Juliette sauta en bas du lit.

— Mon petit Albert, dit-elle, tu m’as promis d’être raisonnable.

« Je te l’ai dit… Je dois me sacrifier pour ma famille…

« Tu ne veux pas me briser le cœur, n’est-ce pas ?

— Te briser le cœur ?

— Certainement. Ne serait-ce pas me briser le cœur que de me contraindre à rompre avec toi ?

— Ce n’est pas avec moi que je veux que tu rompes, mais avec ce Benoît !

— Comment, toi, un homme d’honneur, peux-tu me demander de faire une chose semblable !…

« La voix du devoir commande, il faut obéir coûte que coûte !…

« Si tu m’y obliges, j’accomplirai mon devoir en renonçant à l’amour, mais je me souviendrai toujours de ta cruauté à mon égard…

« Si tu acceptes, j’obéirai à la voix du devoir en conservant dans ma vie la part de l’amour…

— À toi de choisir !…

Albert était très impressionné par l’attitude de sa maîtresse qui lui tenait ce grand discours de morale tout en s’habillant et…

Il réfléchit, se disant qu’on ne doit jamais prendre une femme de front.

Il adopta donc une autre attitude :

— Pauvre petite ! dit-il. Tu es héroïque…

— Dis-toi que la meilleure part sera toujours pour toi.

— J’aurais préféré tout, mais enfin, je me contenterai de la meilleure part. Ce sera une grande consolation.

— Je viendrai tous les jours, pendant que mon mari sera à son bureau. Tu comprends, j’aurai beaucoup de liberté.

« Sauf naturellement les jours de mes réceptions.

— Oui !… Tu auras des jours de réception.

— Hélas ! Il le faudra bien.

— Je te plains, ma chérie.

— Oh oui… Tu peux me plaindre… Que veux-tu ? c’est la destinée…

« Il ne faut pas se révolter contre la destinée.

— Aussi, je ne me révolte pas…

— Allons, au revoir, mon chéri…

— Mais quand reviendras-tu ?

— Après demain… comme aujourd’hui à cinq heures.

Ils échangèrent un baiser, et Juliette quitta son amant.

Lorsqu’elle fut partie, Albert entra dans une grande colère.

— Non, s’écria-t-il… Non… Je n’accepterai pas cela ainsi.

« Ah ! Monsieur le Directeur ! Vous me volez ma petite amie…

« Eh bien ! à nous deux… Vous allez voir de quel bois je me chauffe !

Et, ramassant son chapeau, Albert s’en coiffa d’un geste brusque, boutonna rageusement son veston de velours, ferma sa porte, et s’en fut, dégringolant l’escalier de sa maison en courant, faisant des gestes de menaces au directeur absent.