Hélika/Trois trappeurs — Une vieille connaissance

Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 84-95).

CHAPITRE XIX

trois trappeurs. — une vieille connaissance.


J’avais adopté l’enfant comme la mienne et la grand-mère qui demeurait avec moi en prenait un soin tout particulier.

L’intérêt de mon argent fournissait amplement aux besoins de la famille, et nous vivions heureux.

Je passai tout l’été auprès de mes protégées, mais les premières bordées de neige firent renaître en moi un désir irrépressible de la chasse dans les endroits où ma vie s’était en partie écoulée.

Adala avait, pendant ce temps, supporté les maladies auxquelles les enfants de son âge sont sujets ; grâce aux bons soins du médecin et de ceux que nous lui prodiguâmes, elle était revenue à la santé.

J’avais conçu des soupçons sur le caractère de la femme qui avait raconté à Angeline la mort tragique de son mari. Je reconnaissais là, dans toutes ces informations, une malveillance dictée par une intelligence plus forte que ne possédait la femme en question. Je fus aussi frappé de cette histoire du cousin qui l’avait mis parfaitement au fait d’une circonstance intime de notre vie.

Depuis quelques jours, on m’informait que trois sauvages, après avoir rôdé longtemps dans les bois, étaient disparus subitement et sans qu’on sût quel côté ils avaient pris : de là grande inquiétude parmi mes voisins, car ils s’étaient livrés à des vols, à des rapines, ils avaient même commis des actes d’outrages les plus criminels qui avaient attiré contre eux un juste sentiment d’indignation. Ces derniers actes mettaient le comble à leur scélératesse. Dernièrement encore, ils étaient entrés dans la demeure d’un brave citoyen alors absent et la femme ne put être à l’abri de leurs violences qu’en les menaçant de mon nom, car on savait dans la paroisse que j’étais un ancien chef sauvage. En m’entendant nommer celui qui paraissait les conduire, elle avait tressailli de surprise. Il avait pris des informations détaillées sur ma figure, l’endroit d’où je venais et le personnel de la maison que j’occupais ; puis, sur les réponses de la femme, ils avaient échangé entre eux quelques paroles précipitées et avaient déserté sans ajouter rien de plus. La terreur qu’ils inspiraient était devenue universelle. Une battue générale avait été faite dans toutes les montagnes et les forêts d’alentour sans aucun résultat.

Ce qui jusqu’alors n’avait été que soupçon pour moi devint certitude ; plus moyen d’en douter, c’était Paulo et les complices. Paulo connaissait mon lien de retraite, peut-être savait-il aussi que je m’étais fait le protecteur d’Adala et chercherait-il à exercer contre l’enfant d’Angeline la même vengeance que j’avais tirée de sa grand’mère de son refus de m’épouser.

Ne pouvant tenir plus longtemps à cet état d’anxiété, qui soulevait davantage mon désir de gagner les bois pour me mettre à leur recherche, tout en chassant, je partis un bon jour après avoir mis Adala et sa grand-mère hors des atteintes d’un coup de main par lequel on aurait tenté quelque chose contre elles.

Cette vie nomade et libre du sauvage me convenait, parce qu’au milieu de mes compatriotes, les blancs, j’avais vu se dérouler les plus douloureux événements de ma vie et j’y retrouvais à chaque pas, auprès de leurs demeures, des souvenirs de mon enfance, de ma jeunesse, mais par-dessus tout de mes parents sans compter de cuisants remords. Il me semblait que seul encore, assis aux pieds des grands arbres où j’entendrais la voix toute-puissante de Dieu, je sentirais un peu de calme renaître en mon âme.

Dans le recueillement des forêts on retrouve, au milieu de la privation de la vie sauvage, les souvenirs si chers du foyer. Ils étaient pour moi si remplis de charmes que j’espérais les revoir encore dans le silence profond et l’isolement. Là j’y reverrais mon père conduisant péniblement sa charrue, mais tout joyeux à l’idée que c’étaient autant de sueurs épargnées au front de son enfant. J’y reverrais encore ma vieille et sainte mère travaillant pour moi et mes chères jeunes sœurs s’ingéniant à trouver ce qu’elles pouvaient faire pour me prouver leur amour et leur désir de m’être agréables. L’amour qu’on me portait dans cet asile fortuné se déteignait sur tout le personnel de la ferme, les bons domestiques, les servantes me comblaient eux aussi d’attentions. Il n’y avait pas même jusqu’aux animaux dont je repassais les noms dans ma mémoire, qui ne remplissent mon esprit de regrets pleins de charmes mais à jamais superflus. Ne pouvant résister à ce désir bien légitime de revoir encore quelques instants du passé, je résolus d’aller faire une excursion de quelques semaines auprès du Lac à la Truite et j’espérais aussi retrouver les traces des trois brigands.

Deux jours après mon départ, j’étais sur les bords de la rivière St. Jean qui coule sur les limites du Canada et des États-Unis.

Je n’avais pas encore rencontré une seule figure humaine, mais j’avais constaté des pistes différentes, les unes, sans aucun doute, appartenant à des chasseurs blancs et les autres à des indiens, tel qu’il était facile de les reconnaître aux moyens que prenaient les uns d’en cacher les vestiges et les autres à l’empreinte plus franche et par conséquent plus ferme sur la terre boueuse.

Un soir assis devant mon feu, attendant la cuisson d’une pièce de venaison pour mon souper, je faisais un retour sur le passé et remontant le cours de ma vie criminelle, je sentais le désespoir me gagner en songeant à tout le mal que j’avais fait et aux moyens de le réparer.

Mes pensées me reportèrent naturellement vers la soirée où, l’âme gangrenée par l’idée d’une vengeance diabolique, j’avais partagé mon repas avec Paulo et l’avais associé à mes projets criminels.

J’étais absorbé dans ces idées lorsque les plaintes de mes chiens me tirèrent de ma rêverie. Les pauvres bêtes n’avaient presque pas pris de nourriture depuis mon départ de Ste. Anne. Je détachai les pièces de venaison qui étaient à la broche et les leur abandonnai de grand cœur ; je me sentais incapable de manger.

Pendant que mes chiens dévoraient leur repas j’éteignis soigneusement mon feu, j’en fis disparaître les traces, comme c’est la coutume de ceux qui veulent cacher leurs campements.

Toutes ces précautions prises, je me replongeai de nouveau dans mes réflexions. Un bruit de voix me réveilla en sursaut et me fit sortir de cet état de somnolence.

J’avais choisi pour gîte une clairière qui dominait la forêt. Des arbres vigoureux environnaient le plateau où j’avais fait cuire le repas qui n’avait servi qu’à mes chiens, les rochers qui le surplombaient laissaient des anfractuosités caverneuses dans l’une desquelles je m’étais tapi pour la nuit.

Mes chiens étaient parfaitement dressés, aussi lorsqu’ils voulurent élever la voix pour m’avertir de l’approche d’étrangers, je leur imposai silence et ils se couchèrent à mes pieds sans plus bouger que s’ils eussent été morts.

De ma cachette j’aperçus une flamme vive s’élever au même endroit où j’avais éteint mon feu quelque temps avant. Je pouvais, du lieu que j’occupais, suivre les mouvements des nouveaux arrivés, eussent-ils été ceux de l’ennemi le plus rusé.

Quand la flamme commença à éclairer leur bûcher, je vis avec surprise trois grands gaillards, équipés et vêtus comme l’étaient les trappeurs canadiens de ce temps-là. Ils étaient jeunes, forts et vigoureux. L’un surtout, que j’entendis appeler Baptiste et qui paraissait le chef, était d’une taille et de membrure à pouvoir lutter contre un lion. Un autre, qu’ils nommaient le Gascon et qui d’ailleurs n’avait pas même besoin d’en porter le nom, se faisait reconnaître aisément par ses sandedious et ses cadédis pour un enfant des bords de la Garonne.

Le troisième, également bien découpé, avait une certaine empreinte de mélancolie. Ses vêtements, à celui-là, étaient d’une recherche prétentieuse qui lui donnait un air ridicule et amenait naturellement le sourire, si toutefois on se trouvait hors de la portée de son œil ferme et de son bras robuste.

Pendant que le repas cuisait, j’écoutai leur conversation, ils en étaient aux facéties :

« Oui, disait le Gascon, par ma barbe et la tienne que tu n’auras jamais, Normand, je vais te dire toute mon histoire et aussi vrai que le chef Baptiste vient de nous avertir qu’un repas a été pris dans cet endroit, il n’y a que quelques heures et que le chasseur ne doit pas être à une grande distance, je me propose, en attendant que nous nous mettions à table, ce qui veut dire manger sous le pouce, afin de perfectionner ton éducation, de te faire le récit de toute ma vie : Mon père était un grand, industriel ; chaque année nous avions à confectionner des articles d’art et de nécessité qui trouvaient toujours un prompt débit. Mon frère aîné lui était un saigneur, son cadet était marchand ; pour moi j’étais dans le commerce des perles.

« Tu vois mon bon, si j’ai appartenu à une famille troussée. »

L’autre l’écoutait avec étonnement ouvrant la bouche et les yeux d’une façon démesurée.

« Cadédis, reprit-il, tu ne comprends pas qu’avec tous ces moyens de vivre je me suis fait trappeur. Je vais t’expliquer la chose, oui vrai dans tous ses détails, car je veux faire de toi un savant comme ils sont bien rares.

Un franc éclat de rire interrompit le narrateur, il en demeura un instant déconcerté.

« Dès le moment, dit la voix rieuse, qu’un des tiens détache sa langue du crochet de la vérité, on peut être sûr qu’à force de répéter des balourdises, il finit par les croire. Puisque ton père était un industriel que ne t’a-t-il intéressé dans son commerce ? »

— Faites excuse, mon père confectionnait des sabots et le commerce n’était pas assez étendu pour qu’il eût besoin d’un associé !

— Ton frère qui était seigneur aurait pu t’établir sur une de ses terres ?

— Quand je vous dis que mon frère était saigneur, c’est qu’il saignait les moutons du voisinage pour avoir une partie du sang. Il n’a jamais possédé de terre plus que j’en ai sous la main !

— Et ton frère le marchand ne pouvait-il pas te donner une place dans son établissement et ton industrie dans le commerce des perles ne t’assurait-elle pas une belle existence ?

— Oh ! pour ça quant à mon frère le marchand, il était en société avec la grosse voisine pour vendre de la tire et de la petite bière le dimanche, à la porte de l’église ; pour moi j’enfilais des grains de verre que je vendais pour des colliers de perles. Nos trois industries réunies ne rapportaient pas cinq francs chaque semaine pour faire bouillir la marmite. Voilà ce qui fait que le bonhomme, que nous appelions papa, a levé le pied un bon matin pour aller rejoindre, disait-il, la mère que nous n’avons jamais connue. » Et il termina d’un ton piteux. « Il fallait bien que je changeasse de pays. »

Le rire qui suivit cette déclaration ébouriffante fut presqu’inextinguible de la part de deux auditeurs, mais, sans se déconcerter davantage, l’interlocuteur continua :

— Trou de l’air, c’est tout d’même un fort beau pays que celui que j’ai laissé là ousque l’eau que vous buvez ici est du vin dans nos rivières, même que chaque matin le soleil trouve cinq ou six gaillards qui ronflent à réveiller les morts rien que pour s’être assis sur ses bords. »

Ces dernières réflexions augmentèrent encore l’hilarité des deux autres.

« Et toi, reprit celui qui s’appelait Baptiste en s’adressant à l’homme à l’air mélancolique, depuis six mois que nous chassons ensemble et que tu me promets de me faire connaître ton histoire pourquoi ne nous la dirais-tu pas aujourd’hui ?

— Hélas ! répondit celui-ci, elle est fort triste mon histoire et ne sera pas bien longue : Vous m’appelez Normand et c’est bien le cas de me donner ce nom puisque la terre où j’ai vu le jour se trouve dans la Normandie. Mon père était autrefois un riche fermier. Il avait acquis de grandes propriétés mais non content de la jouissance de nos biens, il lui prit la sotte fantaisie d’ajouter un titre de noblesse au nom respectable de Cornichon qu’il portait. Pendant quelques années, il fit de folles dépenses qui nous amenèrent dans un état de gêne considérable. Pour compléter toutes ses sottises, il acheta un château en ruines qu’on appelait la Cocombière, il acheva d’éparpiller le peu qui nous restait pour le rendre presqu’habitable. Je ne sais quel mauvais drôle lui avait fait croire que par cette acquisition il devenait baron ; aussi ne l’appelait-on plus si on ne voulait pas l’offenser, que le Baron de la Cocombière.

« Je passe brièvement sur les détails des toilettes extravagantes qu’il faisait chaque jour et qui le rendaient l’objet des risées et des huées des campagnards du voisinage. Quand je passais avec lui, accoutré d’une manière aussi ridicule qu’il l’était lui-même, nous entendions les gamins s’écrier : Voilà Monsieur Concombre et son Cornichon qui passent. Nous recevions ces insultes avec un dédain superbe et sans sourciller. Pour ma part j’aurais tordu le cou à un de ces drôles, si mon père, se renfrognant dans sa dignité, ne m’en eût empêché en m’expliquant qu’il serait malséant pour moi et indigne du sang qui coulait dans nos veines de toucher à l’un de ces vilains.

« C’est avec ce genre d’éducation que j’atteignis mes vingt ans. Nos ressources pécuniaires étaient complètement épuisées et je songeais à chercher une position lucrative, lorsqu’un bon matin, mon père arriva dans ma chambre d’un air tout radieux : " Mon fils, me dit-il, il va falloir endosser tes plus beaux habits et aller demander en mariage la fille du Marquis de Montreuil dont le domaine avoisine le nôtre. Je vais moi-même présider à ta toilette et voir à ce que le laquais qui t’accompagnera soit en grande tenue. "

« Les ordres de mon père étaient pour moi sans appel. Une heure donc après, coiffé d’un chapeau à plumes, habit galonné en rouge bleu et vert sur toutes les coutures, bottes à l’écuyère toutes rapiécées, j’étais installé sur une rosse, pendant que le laquais espèce de jocrisse, qui devait me suivre à distance et enharnaché d’une manière aussi ridicule, avait en fourche un âne dont la maigreur l’avait obligé à mettre une demi-botte de foin pour se protéger des foulures. Ce foin d’ailleurs devait lui servir de selle.

« Ce fut dans cet état que je me présentai au château du Marquis, vieux noble d’ancienne roche. J’y fus fort bien reçu et avant que je lui déclarasse le but de ma visite, le marquis m’invita à entrer au salon où sa fille, charmante personne bien élevée, exécutait un air de musique. Rougissant comme une pivoine j’entendis lire la pancarte que j’avais donnée sur laquelle étaient écrits d’une manière illisible mes noms, titres et qualités. Pendant cette longue énumération que mon père avait lui-même griffonnée, je voyais la jeune fille se tordre en tous sens pour s’empêcher d’éclater. Cependant elle put se dominer et me montrant un fauteuil elle m’invita à m’asseoir. J’allai donc m’y installer, mais croyant qu’il était incivil de l’occuper tout entier je m’appuyai simplement sur un des bords. Malheureusement, j’avais mal calculé les lois de l’équilibre, le fauteuil culbuta avec moi. Dans l’effort que je fis pour me retenir, je renversai une table chargée de pots de fleur dont la terre et l’eau vinrent me couvrir entièrement la figure. Jamais de ma vie je n’ai entendu de pareils éclats de rire. Je jugeai à propos de tenter un mouvement de retraite, mais par malheur en faisant mes salutations de reculons et mes excuses les plus sincères, j’allai poser le talon de ma botte sur les pattes du chien favori couché à peu de distance.

« Le caniche poussa des cris affreux, je le pris précieusement dans mes bras et le caressai pour tâcher de le consoler, le croiriez-vous, la vilaine bête laissa couler de l’eau qui m’humecta. La chaleur que me procura ce bain improvisé me fit perdre complètement la tête, il m’échappa des mains et tomba lourdement par terre.

De là redoublement de cris du chien, redoublement aussi d’éclats de rire de l’assistance.

« Tout confus, je saisis mon chapeau à plumes que j’avais déposé sur le plancher à côté de mon siège, tel que le cérémonial de mon père me l’avait ordonné, et je me retirai de reculons, saluant à droite et à gauche les valets et les cuisinières que je prenais pour le marquis et sa demoiselle qui s’étaient esquivés sans doute pour rire plus à leur aise.

« Apercevant la porte du dehors dans mon mouvement de retraite, je m’y dirigeai avec précipitation.

« En m’y rendant, toujours en saluant de reculons par crainte d’être incivil, je heurtai violemment une grosse fermière qui entrait. Elle portait sur sa tête un vase rempli de crème. Je ne sais comment la chose se fit, mais la fermière dont j’avais barré les jambes tomba sur moi et le pot de crème m’inonda la figure. Certes ce n’était pas un petit poids, je vous prie de le croire, que celui de la fermière et lorsque je fus débarrassé de sa masse, grâce aux valets qui nous relevaient en étouffant de rire, j’enfourchai ma monture que mon laquais tenait à grand-peine.

« Je piquai des deux éperons les flancs de la rosse, elle partit à la course mais ce fut pour gagner l’étable où il lui restait sans doute un peu de picotin. En y entrant, malgré tous mes efforts pour l’arrêter, naturellement je fus désarçonné. J’étais tombé à la porte de l’écurie et lorsqu’on me ramena ma bête, les valets n’avaient pas encore fini d’enlever avec du foin et des balais les ordures qui couvraient la partie de mes habits sur laquelle j’étais tombé.

« Je remontai de nouveau et ce ne fut qu’à force d’être poussé, battu par les valets et enfin grâce à une corde que mon laquais lui passa au cou pour la faire remorquer par son âne, que l’infâme Rossinante se décida à se mettre en marche. Je m’éloignai de ces endroits accompagné d’éclats de rire que je n’oublierai jamais de ma vie.

« Mon indigne jocrisse avait entre ses dents au moins la moitié du foin qui lui avait servi de selle pour s’empêcher de faire chorus avec la valetaille du château, tandis que son âne poussait des braiments comme contre-basse.

« En entendant raconter cette belle équipée, mon père en fit une maladie qui le conduisit en peu de temps au tombeau. Après sa mort, tous nos biens furent vendus, et je m’éveillai un bon matin n’ayant pour tout partage que le chemin du roi.

« J’ai oublié de vous dire que ma mère était morte depuis un grand nombre d’années.

« J’étais fils unique, n’ayant, pour tout bien que cette arme, (et il leur montra sa carabine) que mon père m’avait donnée dans des jours meilleurs.

« Voilà pourquoi je me suis embarqué sur un bâtiment qui faisait voile pour le Canada et me suis fait trappeur. »

Je l’avoue franchement, cette mirobolante histoire réussit à m’arracher un rire que je n’avais pas connu depuis bien des années.

Pour les deux autres qui l’avaient écouté avec un grand sérieux jusqu’à ce moment, je crus qu’ils n’en finiraient plus, tant leur hilarité était grande.

Lorsqu’ils se furent calmés, Baptiste s’écria :

« Sacrement de pénitence, c’était son juron favori, je veux que la corde qui servira tôt ou tard à pendre les trois coquins que nous avons rencontrés aujourd’hui m’étrangle si je crois un seul mot de ce que vous venez de dire. Il vaudrait mieux tout bonnement avouer que comme moi vous êtes poussés comme des champignons, remettant votre appétit au lendemain quand vous n’aviez rien à manger la veille. Pour moi qui me connais en homme, je vous sais deux vigoureux gaillards, honnêtes et déterminés. Là franchement donnons-nous la main, ce sera entre nous à la vie et à la mort, si vous le voulez. Nos origines et nos titres de noblesse sont du même niveau et sans frime après que nous aurons soupé, je vous raconterai la mienne. »

Ils échangèrent ensemble de cordiales poignées de mains et le silence ne fut bientôt troublé que par le pétillement du feu et le bruit de leurs mâchoires.

Les appétits satisfaits, Baptiste commença sa narration : Son enfance avait été misérable comme celle de presque tous les enfants trouvés. Abandonné sur le bord du chemin, il avait été recueilli par une espèce de mégère qui l’avait élevé dans un but de spéculations. Elle parcourait les villes et les villages, exploitant la pitié des personnes charitables par l’état de maigreur et de dénuement dans lequel elle le maintenait en le privant de nourriture et en vendant les bardes qu’on lui donnait pour en employer l’argent à acheter des liqueurs spiritueuses dont elle se gorgeait.

Lorsqu’il eut atteint l’âge de sept ans, il avait déserté pour échapper à ses mauvais traitements et était venu rejoindre un campement de sauvages qu’il nomma et que je reconnus comme faisant partie de la tribu où j’étais chef, et au milieu de laquelle il avait passé une dizaine d’années. La guerre étant survenue, il s’était engagé comme volontaire dans le corps expéditionnaire du Commandant Ramsay qui partait pour l’Acadie.

Les ennemis du sol une fois repoussés, il s’était embarqué à bord d’une corvette française ayant nom La Brise. Pris comme corsaire et vendu en qualité d’esclave, en même temps que son chef sauvage qui commandait sur le même vaisseau à cinquante volontaires de sa nation, il était parvenu à s’échapper après des dangers sans nombre.

Il avait depuis sillonné les mers en tous sens et était revenu se faire trappeur avec le dessein bien arrêté de revoir ses anciens amis. Comme il était certain que le chef devait être mort dans les fers de l’esclavage n’en ayant eu aucune nouvelle depuis, il désirait surtout rencontrer la fille de ce même chef qui avait été une Providence pour lui avant son départ et la protéger dans le cas où elle serait dans la nécessité, en reconnaissance de ce qu’elle lui avait fait.

On peut imaginer avec quel intérêt mêlé de surprise j’écoutai cette histoire. Elle était d’ailleurs de nature à m’intéresser à plus d’un titre. D’abord la rencontre de Baptiste que j’avais double plaisir à revoir puisque je le connaissais depuis nombre d’années et que c’était le même qui enfant, était venu nous demander asile. En l’absence de Paulo, il était le commensal le plus assidu de ma cabane.

Angeline lui avait voué une amitié toute fraternelle. Elle lui avait même donné des leçons de lecture et d’écriture qui avaient considérablement développé son intelligence déjà remarquable. Aussi le pauvre orphelin, peu habitué aux bons procédés, la traitait-il avec une déférence et un amour tout filial, bien qu’elle n’eût que peu d’années de plus que lui. C’était elle, la chère ange, qui l’avait engagé à prendre du service à bord de La Brise pour me porter secours au besoin. Ces derniers détails, je les ignorais entièrement.

J’étais doublement heureux de la rencontre de Baptiste. Bien que j’eusse la certitude que je ne m’étais pas trompé sur les scélérats qui avaient commis les actes de brigandage à Ste. Anne, j’allais cependant éclaircir tous mes soupçons, car Baptiste connaissait parfaitement Paulo ; aussi m’empressai-je de sortir de ma cachette.

Malgré le peu de bruit que je fis, l’oreille exercée des trappeurs les avertit de l’approche d’un étranger. Croyant à une attaque subite, ils disparurent derrière les arbres et je vis briller à la lueur du feu les canons de trois carabines. J’élevai la voix et continuai à avancer en disant : « Est-ce que par hasard trois hommes jeunes et vigoureux comme vous l’êtes auriez peur d’un compagnon chasseur ? » Je m’approchai complètement désarmé jusqu’auprès du feu.

À ma vue, Baptiste laissa tomber son fusil, puis la bouche ouverte, l’œil fixe, il me contempla un instant avec un étonnement indicible. D’un saut, il fut auprès de moi, m’embrassa les mains, fit mille contorsions, mille gambades, tant était délirante la joie qu’il éprouvait de me revoir. Ses autres compagnons le regardaient faire avec une surprise et un ébahissement non moins grands. Sans nul doute, ils crurent que leur chef devenait fou à lier.

Lorsqu’ils eurent repris leurs sens et que Baptiste leur eut donné quelques explications, il me fallut répondre aux pressantes questions de Baptiste qui me demandait des informations sur mon sort et celui d’Angeline.

Je lui racontai mon temps d’esclavage, mon évasion et les derniers moments d’Angeline et d’Attenousse aussi brièvement que possible.

On ne saurait voir une douleur plus réelle et des larmes plus sincères que celles qu’il versa en entendant ce récit. Sa rage contre Paulo était indicible. « Et moi, disait-il en m’interrompant à chaque instant, moi qui les ai tenus tous trois aujourd’hui au bout de ma carabine. Ah ! si j’avais su, si j’avais su… mais les misérables ne perdent rien pour attendre. »

Attenousse avait été pour lui un ami et un protecteur.

Il me raconta ensuite qu’il avait surpris une conversation entre les trois bandits, que ses compagnons n’avaient pu comprendre parce qu’ils parlaient dans la langue iroquoise à laquelle ceux-ci étaient étrangers.

Bien qu’il n’eût pu saisir qu’imparfaitement ce qu’ils se disaient, il avait vu qu’il s’agissait d’un projet d’enlèvement ; mais que l’entreprise qu’ils se proposaient devait être entourée de grands périls, car c’est à qui des trois ne l’exécuterait pas. Après avoir longtemps délibéré il fut facile à Baptiste de conclure, par les mots qu’il pouvait entendre quoiqu’ils ne fissent que des phrases décousues qu’ils étaient décidés de mettre leur projet à exécution le plus tôt possible. Ils étaient poussés par l’espoir d’une rançon que le chef paierait pour délivrer son enfant d’adoption.

On peut concevoir l’impression que me fit cette révélation. C’était à n’en pas douter mon Adala qu’ils voulaient me ravir ; peut-être même étaient-ils déjà en marche. Ils avaient néanmoins compté sans leur hôte et, malheureusement pour eux, la partie était trop forte, ils ne devaient pas en recueillir le gain.

Nous concertâmes nos plans de défense, Baptiste et ses deux amis devaient surveiller toutes les démarches des brigands et m’avertir quand ils les verraient tenter quelque chose de suspect. La surveillance de Baptiste méritait considération surtout lorsqu’il était guidé par la reconnaissance comme dans cette occasion ; ses compagnons par amitié pour lui s’étaient liés de tout cœur à moi et me juraient fidélité. Ils étaient guidés par l’esprit des aventures d’abord, puis par le courage que met tout honnête homme à prévenir un crime et en prévenir ceux qui devaient en être les auteurs. C’était pour eux un stimulant plus que suffisant. Comptant donc sur ces auxiliaires, je pris le chemin de ma demeure bien décidé à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour défendre mes protégées.

En arrivant dans le village, j’informai les habitants que j’étais sur les traces de ceux qui avaient jeté la consternation parmi eux. Je leur fis connaître la tentative qu’ils devaient faire pour enlever Adala. Il n’y eut qu’un cri d’indignation parmi ces braves gens ; tous s’offrirent de me prêter main forte et nous nous séparâmes après avoir convenu de faire bonne garde et de donner l’éveil dans le cas où un des trois misérables serait aperçu rôdant dans les environs.

Quinze jours se passèrent dans une parfaite tranquillité et sans que j’eusse de renseignements sur mes nouveaux alliés. Je connaissais trop la perspicacité et le dévouement de Baptiste pour douter un instant qu’il ne remplît scrupuleusement le rôle important que je lui avais confié.

Cependant ce calme apparent était bien loin de me faire prendre le change. J’étais trop au fait des habitudes sauvages pour ne pas voir dans ce repos une ruse afin de mieux nous surprendre plus tard, aussi avais-je pris mes précautions en conséquence.

Enfin le soir de la vingtième journée, j’étais assis sur le seuil de la porte lorsque le cri du merle siffleur se fit entendre ; c’était le signal convenu. Je tressaillis involontairement. J’ordonnai à la vieille de fermer les contrevents, de barricader les portes et de n’ouvrir qu’à ma voix ; puis je me dirigeai précipitamment vers l’endroit d’où était parti le cri. Je ne m’étais pas trompé, ce signal venait d’un des compagnons de Baptiste. C’était le Gascon qu’il m’expédiait. Il m’informa que les trois bandits s’étaient occupés de chasse et de pêche, ils avaient fumé les viandes et les poissons comme s’ils se fussent préparés à un long voyage. Ils avaient de plus confectionné un léger canot d’écorce sur la rivière St. Jean et avaient déposé des provisions de distance en distance en descendant vers le village de Ste. Anne. Baptiste me faisait dire de plus qu’ils avaient préparé une hotte dont la destination était évidente. Il était d’opinion que cette nuit même, ils frapperaient le coup décisif ; puisqu’ils n’étaient qu’à deux lieues à peine des habitations. Je devais donc me tenir sur mes gardes pendant qu’eux-mêmes ne seraient pas loin.

Je fis prévenir six des hommes les plus déterminés et intelligents de mon voisinage et les disposai de manière que leur présence fut parfaitement dissimulée. D’après mes instructions, ils ne devaient tirer qu’au premier commandement.

J’oubliai par malheur de faire la même recommandation au Gascon éloigné d’environ trois cents verges de la maison où je m’étais embusqué.