Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 7-10).

CHAPITRE III

le lac.


« Cette apparition était celle d’une jeune fille mollement appuyée sur une légère carabine de chasse. Deux dogues énormes étaient à ses côtés. Le costume de cette jeune fille était demi sauvage autant que nous en pûmes juger. Nous ne pouvions comme de raison, par l’éloignement, distinguer ses traits ; mais à sa taille svelte et dégagée, au contour de ses épaules, et telle qu’elle nous apparut dans sa pose à la fois gracieuse et nonchalante, nous nous formâmes l’idée qui se confirma plus tard, qu’elle était admirablement belle.

« Monsieur Fameux la reconnut. — Adala seule, dit-il, où donc est le vieil Hélika ? Voyez, ajouta-t-il, en s’adressant à Baptiste, elle semble nous avoir reconnus tous les deux, et la voilà qui nous fait signe d’aller la rejoindre. Si Hélika, qui ne la laisse jamais d’un seul pas, n’est pas auprès d’elle ; c’est qu’un malheur lui est arrivé ou qu’il git sur son lit de mort. La jeune fille comprit sans doute le signe que Baptiste lui adressa, car elle s’assit dans une pose pleine de grâce et de tristesse, pendant que notre guide allait traverser la rivière plus loin dans un endroit guéable. Les chiens s’étaient étendus à ses pieds, comme deux vigilantes sentinelles. Nous aurions dû le dire déjà, Baptiste était le type du chasseur et du trappeur canadien. Il était par conséquent le commensal et l’ami de toutes les tribus sauvages, il en possédait la langue et les dialectes. Pendant l’absence de Baptiste, nous pressâmes monsieur Fameux de questions. " L’histoire de cette malheureuse enfant des bois est bien douloureuse, nous répondit-il d’une voix pleine d’émotion ; mais elle ne m’appartient pas. " C’était nous faire comprendre qu’il ne pouvait en dire plus long ; mais ces quelques paroles de monsieur Fameux, comme bien vous pensez ne firent que redoubler notre curiosité déjà bien surexcitée. Baptiste revint au bout de quelque temps, sa bonne et honnête figure était empreinte de tristesse.

« Hélika est bien malade, dit-il, l’enfant des bois cherche du secours. Nos coups de feu à la chasse de tantôt l’ont effrayée. Elle a craint de rencontrer quelques pirates des bois ; voilà pourquoi elle s’est retirée sur l’autre rive et vous supplie d’arriver au plus vite. C’est Hélika qui l’envoie vous chercher ; elle se fut rendue jusqu’à votre presbytère, si elle n’avait rencontré personne pour remplir son message auprès de vous. Hélika est gisant dans sa cabane sur son lit de mort, et il désire ardemment vous voir. Elle retourne immédiatement auprès de lui, avec l’espoir que nous la suivrons de près. Si vous n’êtes pas trop fatigué, mon bon monsieur, nous allons tous deux nous remettre en marche, pendant que les autres guides dresseront des campements pour la nuit à vos jeunes compagnons. Demain, je les attendrai sur les bords du lac avec des canots. Le prêtre et Baptiste partirent immédiatement.

« La veillée se passa en conjectures. Cet incident nous avait singulièrement intrigués, parce qu’aucun des guides qui nous restaient ne pouvait donner des renseignements précis sur le nom et l’origine de la jeune fille. Tout ce qu’ils nous apprirent, ce fut qu’ils l’avaient bien souvent rencontrée dans les bois, toujours accompagnée d’un vieillard d’une haute stature, qui paraissait lui porter un amour et une sollicitude véritablement paternels. Bien plus, son attention pour elle, et ses soins étaient ceux de la mère la plus tendre. Ils ajoutaient aussi, qu’esclave de tous ses désirs, il venait de temps en temps dans le village y séjourner aussi longtemps qu’elle le voulait. Il y prenait les meilleurs logements ; mais les seules visites qu’ils faisaient ou recevaient, étaient celles de monsieur Fameux. Il la conduisait dans les magasins, ne regardait jamais au prix des étoffes qu’elle choisissait, suivant ses caprices, le prix en fût-il très élevé.

« L’un d’eux assurait même avoir entendu monsieur Fameux dire au père, tel était le nom du vieux sauvage : je suis heureux de voir combien vous vous donnez de peine pour former l’éducation de votre chère Adala, et combien elle répond admirablement à vos efforts, elle parle et écrit aujourd’hui parfaitement le français.

« Il y avait certes dans ces informations, matière plus que suffisante pour piquer notre curiosité déjà excitée à l’extrême. Malgré notre fatigue, nous mîmes longtemps avant de nous endormir tous, faisant des suppositions plus ou moins ridicules ou extravagantes.

« De bonne heure, le lendemain matin, nous étions en route, tout en discourant sur l’incident de la veille. Comme toujours lorsqu’on est jeune, la gaieté nous était revenue avec le repos ; aussi ne mîmes-nous pas de temps à franchir les trois milles qui séparaient le lac du lieu de notre campement. Lorsque nous arrivâmes sur ses bords, deux beaux grands canots, creusés dans le tronc de gros pins, nous attendaient. Baptiste se promenait sur le rivage et du revers de sa main essuyait une larme.

" Hâtez-vous, messieurs, nous dit-il, le père Hélika désire vous voir. Il a parait-il quelque confidence à vous faire, et le pauvre vieillard n’a plus bien longtemps à vivre. " En peu d’instants nous fûmes installés dans les canots et pesâmes hardiment sur l’aviron.

« Le lac était beau ce matin-là. Sa surface était plane et unie, pas une ride ne venait troubler le paisible miroir que nous avions devant les yeux. Quelques vapeurs humides s’élevaient çà et là des rochers ou de la masse d’eau. Elles nous apparaissaient comme les images fantastiques des fées de nos anciens contes. Les cris des huards se faisaient entendre de l’un ou l’autre rivage, tant l’atmosphère était calme. Parfois aussi, le martin-pêcheur nous envoyait des notes saccadées et stridentes, toutes frémissantes de joie de la prise qu’il venait de faire d’un petit goujon. Les fleurs des glaïeuls, qui nageaient à la surface et s’ouvraient au soleil levant, nous faisaient penser à un riche tapis de verdure émaillé de fleurs. Mais entre les rives et le pied des montagnes avoisinantes, de beaux grands arbres séculaires donnaient par les différentes nuances de leur feuillage un cadre magnifique au miroir qui s’étendait devant nous. Ces arbres avaient une grandeur et une majesté impossibles à décrire. Quelques-uns d’une taille plus svelte s’inclinaient complaisamment comme s’ils eussent voulu contempler leur beauté dans le crystal limpide de l’eau, tel que peut le faire une coquette jeune fille. D’autres au contraire élevaient leurs troncs énormes et secs, montrant ainsi leurs branches desséchées comme les membres d’un vieillard. Tandis qu’un bouquet verdoyant semblait, comme la tête d’un patriarche, avoir seul conservé un reste de sève et de vie. On voyait à ses pieds, des arbustes de différentes familles s’élever et sembler lui demander protection.

« Plus loin et du quatrième côté du lac, s’étendait une savane sombre et triste. Des arbres rabougris, une mousse épaisse, un terrain marécageux et rempli de fondrières donnaient à cet endroit un aspect solitaire et désolé. Il formait un contraste frappant qui faisait ressortir davantage la beauté des autres rives, Nous nageâmes en silence pendant quelque temps, absorbés dans la contemplation de la sauvage et pittoresque beauté du paysage, lorsqu’après avoir doublé un cap, nous aperçûmes un plateau élevé de quinze à vingt pieds qui dominait le lac et la rivière.