Hélika/Le juge de paix

Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 64-77).

CHAPITRE XVI

le juge de paix.


Était-ce une superstition ou y a-t-il, comme beaucoup le croient quelquefois, prescience chez l’homme ? Voilà la question que je me suis posée depuis en pensant au récit de mon ami Anakoui.

« Attenousse, continua-t-il, fit le lendemain matin ses adieux à sa vieille mère, à sa femme et à son enfant, comme s’il eût pressenti qu’il ne les reverrait plus, il les tint longtemps fortement embrassées, des larmes même coulaient de ses yeux. Il semblait triste et préoccupé en partant.

« Ils arrivèrent vers cinq heures de l’après-midi et se rendirent immédiatement à la maison du juge qu’on leur indiqua. Là ils furent reçus par un homme d’une taille élevée, aux yeux hors de tête, avec une bouche édentée et des manières grossières et impérieuses. »

« Que me voulez-vous, demanda-t-il d’un ton altier et arrogant. »

« Vous parler d’une affaire de meurtre qui vient d’avoir lieu sur le bord de la Rivière aux Castors. »

« Quel est votre nom ? » dit-il en s’adressant directement à Attenousse.

Celui-ci se nomma sans défiance.

Alors votre déposition est toute faite, ajouta-t-il d’un ton sinistre, puisque tel est votre nom. Ce juge de paix s’appelait Justitia Bélandré. C’était un homme stupide et grossier comme nous l’avons dit, ignorant et fanatique au suprême degré et par là même bouffi d’orgueil.

Le mensonge et la calomnie ne lui coûtaient nullement dès qu’il s’agissait de faire du tort à quelqu’un qu’il n’aimait pas. Dans ses élucubrations mensongères et calomniatrices, il signait Justitia. Comme aide-de-camp et huissier se trouvait un autre être aussi vil et méprisable que lui. C’était son rapporteur : son nom était José. Leur secrétaire à tous deux était un nommé Vergette.

Ainsi se composait le tribunal devant lequel devait comparaître Attenousse.

« Sur un ordre qu’il donna tout bas, Vergette disparut et revint au bout de quelque temps, escorté de sept à huit hommes.

« C’était ce qu’attendait le juge, car, aussitôt qu’ils furent entrés et qu’il fut certain qu’il n’existait pour lui aucun danger, il était si lâche le misérable, que, se levant du haut de sa grandeur, il prononça lentement : " Attenousse, d’après des dépositions qui m’ont été faites ce matin, par trois hommes respectables de votre tribu, vous êtes accusé de meurtre pour lequel vous venez en accuser d’autres qui, à mon idée, sont innocents ; je suis convaincu d’après leur témoignage, que vous êtes certainement le meurtrier.

" J’ai donc dressé l’ordre de vous conduire à la prison des Trois-Rivières, c’est en cet endroit où vous subirez votre procès, la cour devant s’ouvrir sous peu de jours et les témoins sont assignés par moi pour y comparaître. Vos accusateurs sont Paulo, Rodiuus et Dubecca, ils vous ont vu retirer votre propre couteau du sein de votre compagnon où vous veniez de l’enfoncer, c’est la preuve la plus forte qu’il puisse y avoir contre vous.

" Chacun ici connaît combien grands sont mes pouvoirs, ajouta-t-il en promenant un regard d’importance sur l’auditoire. Gare à vous d’essayer à résister ou à fuir, car je vous fais lier pieds et poings. "

« En attendant Justitia s’exprimer ainsi, Attenousse comprit sans doute à quel homme il avait affaire, car il haussa dédaigneusement les épaules en disant : " Pourquoi donc chercherais-je à fuir comme un vil assassin ? Ce que je désire, c’est d’être confronté avec mes accusateurs. " Les autres sauvages qui l’accompagnaient voulurent protester de l’innocence d’Attenousse et certifier de son bon caractère, en même temps qu’ils s’offraient de prouver la scélératesse de Paulo et de ses complices. D’un geste solennel et impérieux, le juge, comme on le pense bien, s’y refusa, leur ordonnant de laisser la salle et commandant à ceux qu’il avait choisis pour conduire Attenousse de se mettre en route immédiatement. »

Or dans ces temps-là, lorsque l’endroit où l’on avait capturé un incriminé se trouvait éloigné du lieu de la prison, il était conduit d’un juge de paix à l’autre, chacun d’eux étant obligé de commander des hommes pour l’accompagner et le garder jusqu’au prochain magistrat et ces hommes devaient obéir sous peine d’une forte amende ou de la prison.

Mais dans les grands bois où les postes étaient établis à des distances bien éloignées, le magistrat choisissait quatre à cinq hommes qui étaient nourris et payés aux dépens du gouvernement pour remettre le prisonnier entre les mains du geôlier de la prison la plus rapprochée.

Tel était le cas pour Attenousse. Bélandré, agent d’une société qui exploitait le commerce de fourrures, parce qu’il avait une teinte d’instruction, avait été nommé à la charge de magistrat stipendiaire.

Ce n’était pas à son mérite personnel que la chose était due, mais aux intrigues qu’il avait exercées auprès des personnes haut placées.

On sait que les sauvages Abénakis et Micmacs ne craignaient pas de s’embarquer dans leurs frêles canots, pour traverser le fleuve, gagner le Saguenay, le remonter et aller faire la chasse et la pêche au lac St. Jean.

La distance était à peu de différence près de cet endroit de Québec ou Trois-Rivières. C’est là que se trouvaient les acteurs de la scène que nous voyons.

La ville des Trois-Rivières était alors un entrepôt considérable pour le commerce de pelleteries ; c’était le rendez-vous des trafiquants et des sauvages. Cette petite ville, à part du temps où les canots chargés de fourrures y venaient chaque année, avait la tranquillité qu’elle a aujourd’hui, aussi l’arrivée d’un meurtrier comme Attenousse y produisit-elle grande sensation.

Il fut escorté par une foule de personnes hurlant et vociférant contre lui, lui promenant sur eux un regard calme et fier.

Enfin on l’introduisit dans la prison, où il dut encore entendre les imprécations de cette foule.

Chacun s’empressa d’interroger ceux qui l’avaient conduit l’arme au bras, et qui ne manquèrent pas de répéter l’affirmation du magistrat qu’il était un grand scélérat et qu’il n’en était probablement pas à son premier meurtre.

Le soir, ce fut en frémissant que les commères se répétaient qu’il y avait dans la prison un homme coupable de plusieurs meurtres, que c’était un véritable démon incarné ; aussi tremblait-on à l’idée qu’il pourrait s’échapper.

Ces propos plus ou moins crus étaient comme toujours de nature à préjuger les gens ignorants, et les petits jurés pouvaient aussi s’en ressentir dans leurs décisions.

Il eût été difficile cette nuit-là à tout étranger d’obtenir l’hospitalité dans la ville, tant les portes étaient solidement barricadées et tant la frayeur était grande.

« Enfin, ajouta Anakoui, sache donc que son procès est terminé depuis quinze jours, qu’il a été trouvé coupable, qu’il est condamné à être pendu et que l’exécution doit avoir lieu demain à six heures du matin ; vite, agis, ne perds pas une minute si tu veux le sauver. »

Je n’avais pas besoin de ce stimulant. Depuis longtemps j’attendais avec impatience le dénouement de son récit, mais, comme je l’ai dit, je n’osais l’interrompre. Il était alors quatre heures de l’après-midi.

« Où est le Gouverneur ? » lui dis-je en me levant d’un bond.

Anakoui me l’indique, je m’élançai l’œil en feu, la figure empreinte d’anxiété vers la demeure de celui qui, je l’espérais, pouvait accorder le pardon de l’homme innocent qui allait souffrir le dernier supplice. Je voulais lui dire quel était le caractère de son infâme accusateur. Mon témoignage ne devait pas lui être suspect puisque je portais sur moi les certificats d’éloge et d’estime que m’avaient donnés les premiers officiers français qui commandaient les armées où j’avais combattu pour ma bravoure et les services que je leur avais rendus. Je les portais sur ma poitrine écrits sur parchemin. Je voulais de plus lui raconter ce que j’avais souffert dans l’esclavage pour servir les Français et je croyais que sans doute, il m’écouterait.

Toutes ces idées me montaient le cerveau, je courais dans les rues, j’avais tant hâte d’arriver et d’aller porter à mon malheureux ami l’ordre signé de la délivrance, car je ne doutais point du succès de ma démarche.

Oh ! je l’avoue aujourd’hui, transporté par cette espérance ou plutôt par la certitude que j’avais de réussir, je devais paraître un fou forcené. Les gens s’arrêtaient pour me voir passer. Ce fut dans cet état que je me présentai à la porte de la demeure du Gouverneur.

Je culbutai cinq à six gardes qui me refusaient l’entrée. « Je veux voir le gouverneur », disais-je à toutes les objections qu’on me faisait et je m’avançais toujours.

Enfin huit hommes vigoureux me saisirent et ne me continrent qu’avec les plus grands efforts.

J’étais dans le vestibule ; le gouverneur sortit de son appartement, s’avança sur le palier de l’escalier et s’informa de la cause de ce vacarme.

« C’est un fou furieux, dit un des gendarmes, qui en veut peut-être à votre vie, Excellence. » « Oh ! non, non, Excellence, m’écriai-je en joignant les mains, ce n’est pas un fou, c’est un homme qui vient implorer quelques instants d’audience. »

« Il veut vous tuer », s’écrièrent plusieurs voix et on se précipita de nouveau sur moi.

La surexcitation dans laquelle j’étais décuplait mes forces, je renversai les gardes et m’élançai sur le haut de l’escalier, là je m’agenouillai, je priai, je suppliai, tout ce que ma voix pouvait contenir de sanglots, mon âme de supplications et de désespoir furent employés pour obtenir une entrevue ne dût-elle même durer que cinq minutes.

Mais au moment où mes lamentations devaient être des plus déchirantes et des plus pressantes, pour toute réponse je fus saisi et garroté.

Alors mes forces m’abandonnèrent complètement et un affreux découragement s’empara de moi. Dans cet état, on me conduisit à la prison, on m’enferma dans un obscur cachot et on m’enchaîna comme un misérable malfaiteur.

Lorsque j’entendis la porte se refermer sur moi, je sortis de mon complet anéantissement, car depuis le palais jusqu’à la prison, j’avais perdu l’usage de tous mes sens.

La fraîcheur du cachot me ramena aux sentiments de la réalité.

La prison des Trois-Rivières, comme toutes celles de ces temps était une bâtisse à deux étages. La lumière ne filtrait dans les cellules que par un étroit soupirail grillé de niveau avec le plafond, elle ne pouvait se faire jour qu’à travers un épais rideau de poussière et de fils d’araignées. Les murs suintaient l’humidité de toutes parts, un monceau de paille pourrie répandait une odeur infecte, quelques crampons de fer rivés aux murs auxquels étaient attachées de fortes chaînes avec des menottes qu’on me passa aux pieds et aux mains, tel était l’intérieur de tous les cachots. Tous rapports avec l’extérieur ne se faisaient que par un guichet d’une petite dimension par où le geôlier venait passer aux prisonniers l’écuelle d’eau et le morceau de pain sec s’ils n’étaient pas enchaînés ; dans l’autre cas, ces aliments étaient déposés près d’eux, celui qui les apportait pénétrait dans la cellule ou plutôt dans le cachot. C’est à peine si cette nourriture pouvait soutenir ces pauvres malheureux pendant une quinzaine de jours.

Voilà ce qui explique pourquoi on s’empressait de juger sitôt les criminels tant on craignait qu’ils ne mourussent d’inanition avant que d’avoir subi leur procès.

Toutes ces réflexions je les fis dans un instant, puis tout à coup se présenta à mon esprit l’exécution d’Attenousse, qui devait avoir lieu le lendemain et moi qui étais si près de lui, moi dont la poitrine était couverte de blessures et dont la voix était si puissante, quand j’étais libre, auprès des officiers français et du Gouverneur en chef, qui tous me connaissaient particulièrement, je ne pouvais rien faire pour lui. Oh ! alors je bondissais comme un lion dans sa cage, je faisais des efforts surhumains pour conquérir ma liberté, je m’élançais au bout de mes chaînes et faisais de telles tractions qu’elles ébranlaient presque le mur vermoulu de mon cachot. Je poussais des cris, des rugissements qui n’avaient rien d’humain et qui devaient retentir dans les recoins les plus éloignés de l’édifice, mais tout était inutile et l’heure fatale avançait avec une effroyable rapidité.

Ce que je souffris dans cette horrible nuit d’angoisses et de tortures morales je ne pourrais jamais l’exprimer jusqu’au moment où l’idée d’une prière me vint à l’esprit.

Je tombai à genoux et priai avec toute la ferveur dont mon âme était capable.

Cette prière sans doute fut écoutée du Ciel, car bientôt des pas lents et graves comme ceux que j’avais entendus dans la journée retentirent de nouveau dans le corridor. J’appelai encore une fois d’un accent désespéré. Cette fois, ma voix parvint aux oreilles de ceux à qui elle s’adressait. Les pas s’arrêtèrent à la porte de mon cachot et une voix pleine d’onction et de tristesse demanda à celui qui l’accompagnait qui appelait ainsi.

« C’est un fou furieux », répondit celui à qui la question était posée, il a voulu aujourd’hui assassiner le gouverneur.

« Oh ! non, non, m’écriai-je avec force. Qu’on veuille seulement m’entendre, mon témoignage peut sauver de la mort un innocent ! »

« Ouvrez-moi la porte de cette cellule », dit la même voix douce mais ferme cette fois.

« N’en faites rien, monsieur l’Abbé, il est capable de vous tuer. »

« Ouvrez », répéta la voix plus fermement encore. La clef grinça dans la serrure et la porte roula sur ses gonds, alors entra un prêtre vénérable dont la chevelure blanche comme la neige retombait en rouleau sur ses épaules. Il avait à la main un flambeau qu’il déposa près de la porte et sur sa poitrine était suspendu un crucifix d’argent. Il s’approcha de moi d’un air calme et paternel. Sa figure portait un caractère de grandeur et de sérénité empreinte dans ce moment d’une indicible tristesse.

À sa vue, je tombai à genoux et joignant les mains je m’écriai dans un élan de reconnaissance sans bornes : « Merci, mon Dieu, merci. »

Le prêtre parut d’abord surpris de cette brusque transformation, il s’avança encore plus près de moi et me prenant les deux mains avec bonté me dit d’une voix grave et sympathique :

« Vous avez donc bien souffert, mon pauvre frère, ou vous souffrez encore beaucoup. » Je ne pus lui répondre un seul mot, mais à l’altération de mes traits, il comprit que quelque chose d’extraordinaire se passait en moi. Il alla alors fermer la porte, ôta le léger manteau qui était jeté sur ses épaules, le plia en quatre, le déposa sur ma couche, s’assit lui-même à côté sur la paille humide et avec une douce autorité m’obligea de prendre place sur ce siège qu’il m’avait improvisé, puis, prenant une de mes mains, il me dit avec bonté : « Que puis-je faire pour vous, mon frère ? Une malheureuse victime innocente des lois humaines dort du sommeil du juste en attendant l’heure du supplice, je puis donc demeurer quelques instants auprès de vous, parlez, en quoi puis-je vous être utile ? »

« Oh ! c’est alors que je soulageai mon âme du poids énorme qui l’écrasait depuis si longtemps en lui faisant, aussi brièvement que possible, la confession de toute ma vie et en lui racontant les circonstances qui avaient lié mon existence avec celles de Paulo, d’Angeline et d’Attenousse. Je fis la peinture des caractères de ces deux hommes, je m’accusai de ce que j’avais fait de mal, lui parlai des combats auxquels j’avais eu part et lui montrai, à l’appui de mes paroles, les cicatrices qui couvraient ma poitrine et tirai de mon sein les parchemins qui m’avaient été donnés.

« Quand j’eus fini de parler, le prêtre s’approcha de la lumière, examina mes parchemins un instant, puis, saisissant tout à coup le flambeau, il vint le présenter devant ma figure : « Hélika !» » Monsieur Odillon ! » nous écriâmes-nous spontanément et nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Je le suppliai alors, me mettant à ses genoux, de sauver Attenousse. Le bon prêtre m’embrassa avec effusion, je sentis ses larmes couler de mes joues, mais il me dit d’une voix profondément émue et en secouant la tête : « Hélas ! je crains qu’il ne soit malheureusement trop tard, j’ai déjà fait tout ce qui était en mon pouvoir, car je le connais depuis longtemps et le sais parfaitement innocent, néanmoins je vais encore tenter l’impossible pour y parvenir. »

Au même moment, un des guichetiers vint doucement gratter à la porte du cachot, sur l’invitation du prêtre, il entra.

« Est-il éveillé ? » demanda-t-il au guichetier d’une voix profondément affligée.

« Non, mon père, répondit celui-ci avec respect, je viens vous dire qu’il repose encore. Son sommeil est des plus paisibles, seulement ses lèvres se sont entrouvertes pour laisser échapper les noms de sa mère, de sa femme et de son enfant dont il nous a parlé si souvent depuis qu’il est ici ; il a dit aussi ces mots : " Oh ! père Hélika ! si tu vivais encore. "

Le prêtre tout ému se retourna vers moi, m’embrassa avec effusion, mes sanglots m’empêchaient d’articuler une seule syllabe : « Courage, me dit-il, priez et espérez. Soumettons-nous dans tous les cas aux inscrutables desseins de la Providence ; dans une heure, je serai de retour. »

La lueur blafarde du crépuscule du matin scintillait péniblement, déjà depuis quelque temps, à travers le sombre vitrail grillé de mon cachot et l’exécution devait avoir lieu à six heures.

Les ouvriers qui avaient travaillé à dresser l’échafaud avaient terminé leur tâche funèbre, car on n’entendait plus les coups de marteau. De plus, le murmure du dehors, comme celui d’une foule qui s’occupe avec indifférence des intérêts les plus mercenaires dans ces moments solennels, parfois même un éclat de rire mal étouffé arrivait à mon oreille attentive, aiguisée et inquiète ; je frémissais en songeant que déjà on se rendait pour choisir la meilleure place afin de savourer plus longtemps les dernières palpitations d’un corps humain suspendu au bout d’une corde.

Je supputai qu’il pouvait être alors quatre heures et demie.

Jamais je ne saurais vous dépeindre les angoisses, les tortures, les inexprimables douleurs, les anxieuses espérances que chaque minute m’apporta, en attendant le retour de monsieur Odillon.

Enfin des pas se firent entendre dans le corridor, la porte de mon cachot s’ouvrit et la figure grave de l’homme de bien m’apparut. Il était accompagné de deux tourne-clefs.

« J’ai enfin pu pénétrer auprès du Gouverneur après des peines sans nombre », me dit-il tristement.

« Il paraît qu’il a failli être assassiné hier soir et il a noyé sa frayeur dans de copieuses libations. Il m’a donné sa parole qu’il allait envoyer immédiatement l’ordre d’un sursis. Il a refusé de m’en charger tant il est encore abasourdi, mais il consent néanmoins à ce qu’on vous ôte vos fers et permet que vous communiquiez avec Attenousse ?

« Vous savez, reprit-il avec amertume, pendant qu’on me délivrait de mes fers, qu’on met plus d’empressement souvent à condamner ses semblables qu’à sauver un innocent. »

Ce fut d’un pas défaillant qu’accompagné de monsieur Odillon et d’un guichetier je pus me rendre au cachot d’Attenousse. Lorsque nous entrâmes, il dormait encore, mais le bruit de nos pas l’éveilla. En m’apercevant, il s’élança au bout de ses chaînes et nous nous tînmes longtemps embrassés. « Angeline, mon enfant, et ma vieille mère, me demanda-t-il lorsqu’il put parler, que sont-elles devenues ? » Je ne pus lui répondre, je me sentais étouffé sous le poids de tant d’émotions. Alors monsieur Odillon vint à mon secours, il lui raconta en quelques mots les principaux incidents qui m’étaient advenus depuis mon départ à bord de la corvette, La Brise.

Puis nous lui fîmes part de l’assurance que le Gouverneur avait donnée de l’envoi d’un sursis, bien que nous n’y ajoutâmes que peu de foi et que nous ne conservâmes nous-mêmes aucun espoir. « Tout est bien fini pour le pauvre guerrier sauvage », nous répondit-il, en secouant tristement la tête.

Cette nuit dans un songe, il a vu sa femme, sa vieille mère et son enfant, mais elles étaient là-haut, dans la demeure du Grand Esprit, c’est donc là qu’il les reverra désormais.

L’horloge marquait cinq heures et un quart et l’ordre du sursis n’arrivait pas. Nous laissâmes tous le cachot à l’exception de monsieur Odillon qu’Attenousse désirait entretenir quelques instants.

Dix minutes après, la porte s’ouvrit et nous fûmes invités à entrer de nouveau. La figure de monsieur Odillon était empreinte de tristesse, celle d’Attenousse était calme et sérieuse.

À peine fûmes-nous auprès d’eux que la cloche de la prison se fit entendre. J’écoutai en frémissant : hélas ! c’étaient des glas qui invitaient les âmes charitables à unir leurs prières à celles du prêtre qui allait offrir le Saint Sacrifice pour le repos de l’âme de celui qui devait mourir. En effet, quelques instants après, revêtu de ses habits sacerdotaux, il commençait une Messe de Requiem et sa voix émue s’arrêtait de temps en temps pour dominer son émotion pendant que les sanglots des assistants troublaient seuls le silence.

Au moment de la communion, le prêtre voulut adresser quelques paroles, mais il ne put le faire que difficilement à travers ses sanglots.

Je ne pus comprendre que ces quelques mots : « Le Juste par excellence a été mis à mort injustement, faites-lui donc généreusement le sacrifice de votre vie, comme il l’a fait sans se plaindre, pour sauver les coupables. Voici mon frère, le pain des forts qui va vous soutenir dans le moment où Dieu va vous appeler à lui. »

Ce fut tout ce qu’il put dire.

Attenousse reçut l’eucharistie avec une ferveur angélique, lui seul n’était pas ému.

Après la messe, monsieur Odillon lui administra le Sacrement de l’Extrême-Onction.

Et le sursis n’arrivait pas.

À six heures moins dix minutes, la porte s’ouvrit, c’était le bourreau qui entrait suivi de ses aides. En le voyant, le bon prêtre regarda à sa montre : « Encore cinq minutes lui dit-il. » Oh ! je compris de suite que tout espoir était perdu.

En trébuchant, je réussis à me jeter une dernière fois au cou de mon malheureux ami. Dans l’état d’extrême souffrance où j’étais, je ne pus que distinguer ces quelques paroles : « Père Hélika, je te confie ma vieille mère, ma pauvre femme et ma chère petite fille ; sois leur protecteur et ne les abandonne jamais. Porte-leur au plus tôt mes derniers embrassements et dis-leur que je meurs innocent. »

Incapable d’y tenir plus longtemps, je sortis de l’appartement, supporté par deux gardiens et allai m’affaisser sur un siège dans une autre chambre plus loin.

Peu d’instants après, je fus tiré de mon état de torpeur par des bruits de pas dans le corridor. C’était le cortège funèbre qui défilait, je le suivis machinalement.

La cloche sonna de nouveau, mais cette fois, c’était le dernier glas.

Attenousse, les mains liées derrière le dos et la corde au cou dont le bourreau tenait l’autre extrémité, s’avança, d’un air calme, jusque sur le bord de l’échafaud.

La foule était immense, les rires et les chuchotements cessèrent, le spectacle allait commencer. Le condamné se mit à genoux, répéta les prières des agonisants après Monsieur Odillon, puis se levant, il dit d’une voix ferme : « Avant que de paraître devant Dieu, je déclare de la manière la plus solennelle que je suis entièrement innocent du crime pour lequel on m’ôte la vie. Je demande pardon à tous ceux à qui j’ai pu faire du mal sans le savoir et pardonne de tout cœur à ceux qui m’en ont fait. » Il ajouta en se tournant fièrement vers la foule : « Le cœur du guerrier sauvage est inaccessible à la peur. Son chant de mort ne sera pas celui de ses pères, mais celui de la religion de sa femme et de son enfant qu’un missionnaire leur apprit à répéter à l’enterrement de leurs frères. » Puis d’une voix forte, pleine d’une suave et pittoresque beauté, il entonna son Libéra.

Je crois encore, après quinze ans de ces événements, entendre chacune de ces notes qui retentissent dans mon âme avec le glas funèbre que la brise du matin nous apportait de toutes les cloches de la ville.

Son chant funèbre terminé, il se mit de nouveau à genoux, embrassa pieusement le crucifix que monsieur Odillon lui présenta le bonnet fut rabattu sur ses yeux puis un bruit mat se fit entendre. C’était la trappe qui venait de s’ouvrir. À l’instant même, le cri « grâce » retentit. Un officier à cheval agitant un papier débouchait au coin de la prison.

Ce cri produisit un choc électrique. La foule se précipita vers l’échafaud, la corde fut coupée par vingt couteaux, mais hélas !… il était trop tard… les vertèbres avaient été disloquées et la mort, par conséquent, instantanée !…

La justice des hommes comme on le dit généralement était satisfaite…

Des médecins furent appelés en toute hâte. Ce que l’art put tenter fut vainement employé pour lui rendre la vie. Pendant ce temps, la foule anxieuse, la tête découverte, consultait avec angoisse la figure des médecins pour tâcher de découvrir s’il n’y avait pas encore quelqu’espoir. Mais lorsque ceux-ci déclarèrent qu’il était bien mort, que tout était fini, toutes les poitrines se soulevèrent, il y eut un long murmure de pitié et bien des yeux laissèrent couler des larmes.

Cependant au milieu du silence général, Anakoui s’approcha de Monsieur Odillon et désignant du doigt quatre hommes à figure imbécile : « Voici, lui dit-il, quatre des jurés qui ont condamné à mort mon malheureux frère. Demandez-leur donc pourquoi ils ne l’ont pas acquitté quand des témoins ont déclaré avoir entendu les trois scélérats concerter leur plan d’accusation contre lui, les avoir vu de plus essayer à faire disparaître sur leurs habits et leurs mains des taches de sang ; et qu’un autre de nos frères les avait vus sortir ensanglantés de la hutte quelque temps avant qu’Attenousse y soit entré. »

Monsieur Odillon, qui avait assisté au procès et qui l’avait suivi dans tous ses détails, connaissait l’exactitude de ces remarques. À la suggestion du chef sauvage, il s’approcha d’eux et leur demanda comment il se faisait qu’ils eussent trouvé Attenousse coupable du meurtre quand le juge dans son adresse aux jurés avait appuyé fortement sur cette partie de la défense où l’alibi se trouvait parfaitement prouvé, qu’il s’était de plus étendu sur la crédibilité des témoins à décharge et sur leurs bons caractères attestés par tous ceux qui les connaissaient. Il avait ajouté que des témoignages non moins irrécusables affirmaient que les accusateurs n’étaient rien autre que des repris de justice.

Alors un des jurés s’avança et d’un air capable il dit : « Faites excuse, monsieur le juge a dit que ces témoignages se contrecarraient les uns les autres. »

Ils avaient compris contrecarrer au lieu de corroborer que le juge avait dit ; de là leur erreur.

« Malheureux, leur dit Monsieur Odillon, en laissant tomber ses deux mains avec découragement, par votre ignorance, vous êtes cause de la mort d’un innocent. Puisse Dieu ne pas vous demander compte de la mission que vous aviez à remplir et de la manière dont vous l’avez fait. »

À ces mots, ils restèrent atterrés pendant quelque temps et des murmures de plus en plus menaçants commencèrent à s’élever dans la foule. Enfin l’un d’eux reprit : « Le juge de paix lui-même avant le procès nous avait assurés qu’il était certainement coupable. Le voilà, demandez-lui pourquoi il nous a mis sous cette impression ? »

Il désignait en même temps Bélandré qui allongeait le cou et essayait à saisir quelques paroles de ce qui se disait.

Il y eut alors un cri de rage indicible. Les sauvages qui avaient assisté à l’exécution tirèrent leurs couteaux et s’élancèrent dans la direction que le juré avait signalé. Bélandré comprit l’immensité du danger. Il prit la fuite vers la demeure du gouverneur chaudement poursuivi par les sauvages et la foule. Grâce à l’agilité de ses jambes et à la peur qui lui donnait des ailes, il put mettre en peu de temps entre lui et ceux qui le poursuivaient, les gardes du gouverneur et les portes du palais.

Disons de suite qu’il ne reparut jamais dans ces endroits et qu’il alla dans une autre partie du pays répandre le venin de sa langue empoisonnée.

Sans l’intervention de Monsieur Odillon, la foule aurait aussi fait un fort mauvais parti aux jurés[1].

Le lendemain, un concours immense avait envahi l’église des Trois-Rivières pour assister au service funèbre du malheureux Attenousse. Ce concours l’accompagna même tête découverte jusqu’à sa dernière demeure. Toutes les figures portaient l’empreinte de la tristesse et de la pitié. Parfois aussi un sanglot mal étouffé se faisait entendre.

La cérémonie terminée, un officier vint me remettre un papier couvert de la signature du gouverneur par lequel il m’invitait à passer chez lui. Il avait entendu raconter tout ce qui était arrivé depuis la veille. On lui avait aussi redit dans les plus minutieux détails la scène aux pieds de l’échafaud et les déclarations des jurés, il en était profondément affecté. Il se reprochait amèrement de ne m’avoir pas donné audience la veille. Il s’accusait même d’être coupable de la mort de mon malheureux ami en ayant trop tardé à envoyer le sursis, mais il pensait que l’exécution n’aurait lieu qu’à sept heures. Il m’offrit ensuite comme compensation une forte somme d’argent pour qu’elle fût remise à la famille du supplicié. Je la refusai en leur nom de la manière la plus péremptoire et lui dis avec amertume en découvrant ma poitrine, que si les blessures dont j’étais couvert et le sang que j’avais versé pour la patrie n’avaient pas même pu me procurer une audience de quelques instants pour sauver un innocent, du moins ils pourraient servir à leur assurer le bien-être et le confort matériel, puisque j’avais amassé des sommes considérables que je leur destinais.

Là-dessus je pris congé de lui après qu’il m’eût assuré que par un édit qu’il allait publier, il proclamerait l’innocence d’Attenousse.

J’allai ensuite faire mes adieux à Monsieur Odillon. Il n’était pas encore remis des secousses qu’il avait éprouvées. Il put cependant trouver quelques paroles de consolation et d’encouragement, et ce fut avec la plus grande émotion que nous nous séparâmes.

  1. N. B. Quoique l’institution du Juge de Paix et celle du juré soit d’une date bien postérieure à celle où les événements qui sont décrits sont sensés se passer, l’auteur a cru toutefois pouvoir se permettre cet anachronisme que le lecteur voudra bien lui pardonner en considération du motif qui le lui a fait commettre. Sans être en aucune manière contre ces deux institutions, on ne peut toutefois se dissimuler qu’elles comportent parfois de graves inconvénients et occasionnent souvent d’irréparables malheurs. Il suffit d’assister à une séance d’une de nos cours de Juge de Paix dans les campagnes pour s’en convaincre. Un homme, souvent dépourvu de toute éducation et quelquefois même du plus gros bon sens s’éveille un bon matin tout étonné de recevoir une commission de juge de paix. Il le doit quelquefois à l’appui qu’il a donné à un candidat heureux. De suite le voilà un grand personnage, il devient un tyranneau de paroisse. Il y a bien assez souvent pourtant de graves difficultés, car à peine peut-il réussir quelquefois à signer son nom d’une manière lisible. Il est obligé de se faire lire la loi par un voisin complaisant, sauf à l’interpréter comme il l’entendra plus tard. Ces décisions, pour les parties lésées sont presqu’aussi sans appel que celles des commissaires pour les décisions des petites causes puisque le malheureux plaideur a à payer, le plus souvent, une somme au-dessus de ses moyens pour lever un certiorari et obtenir justice. Nous en connaissons même et le nombre en est plus grand qu’on ne pense, qui ne voient pas sans plaisir un homme contre lequel ils ont des ressentiments personnels ou politiques, amené à leur tribunal. Ceux-là à coup sûr sont invariablement condamnés. Tous les Juges de Paix ne sont sans doute pas de ce calibre, mais le nombre en est cependant assez grand pour que la Commission de la Paix ait besoin d’être révisée soigneusement. Les inconvénients qu’on rencontre dans l’institution du Juré sont plus grands encore. En effet, si vous avez une cause d’une légère importance pour une affaire pécuniaire vous allez la confier à un avocat qui jouit de la plus haute considération et dont la science et le jugement sont parfaitement reconnus ; mais s’il s’agit d’une question de vie et de mort vous êtes obligé de vous en rapporter au jugement d’hommes avec des préjugés quelquefois et, de plus, souvent dénués du plus gros bon sens. Joignez à cela l’esprit de nationalité, les traductions imparfaites au corps de juré, des témoignages rendus dans des langues qu’ils ne comprennent pas, la longueur des questions et transquestions posées aux témoins et vous aurez une idée du verdict que peuvent rendre ces hommes fatigués et ennuyés par la durée des plaidoyers. De plus, il est très rare, qu’aucun d’eux ne prenne des notes. Ils n’ont donc pour se guider dans leurs décisions que l’exposé du Juge qu’ils écoutent souvent d’une manière distraite et qui n’est que le résumé des témoignages contradictoires qui ont été donnés, ce qui souvent ne saurait jeter une grande lumière sur les sujets. Qu’on ne croie pas que le fait rapporté plus haut soit purement imaginaire. Nous avons entendu un avocat éminent, aujourd’hui sur le banc, qui disait avoir demandé à un juré qui avait déclaré coupable un de ses clients, accusé de meurtre, pourquoi il en avait agi ainsi ; grand nombre de témoins des plus respectables avaient prouvé l’alibi et le juge lui-même le leur avait expliqué dès que ces témoignages se trouvaient parfaitement corroborés. Le juré lui avoua alors franchement qu’ils avaient compris que corroboré était synonyme de contrecarré. Malheureusement lorsque l’avocat reçut cette déclaration, il était trop tard. C’est parce que nous croyons les rôles des grands et des petits jurés intervertis que nous nous permettons ces remarques.
    Note de l’auteur.