Hélika/La réunion d’amis

Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 1-4).

CHAPITRE 1

la réunion d’amis.


C’est en vain que nous chercherions à nouer des liens plus forts et plus durables que ceux qui nous unissent à nos compagnons d’école, et à nos condisciples de collège. La vieille amitié d’autrefois a jeté dans nos cœurs des racines si profondes, que nous les sentons grandir avec le nombre de nos années.

Lorsque l’âge a desséché notre veine, et que les blessures de la vie ont laissé sur chaque épine du chemin le reste de nos dernières illusions, elles viennent nous réjouir et nous consoler sous la riante et gracieuse image de notre enfance, avec ses jeux, son espièglerie et son insouciance. Ses racines ont alors produit des fleurs précieuses que le vieil âge se plaît à cueillir comme l’a fait l’auteur des « Anciens Canadiens ».

Mais parmi ceux de nos jeunes compagnons, il en est qui nous sont restés plus sympathiques ; parce qu’ils étaient d’un caractère plus conforme au nôtre, plus joviaux ou taciturnes, plus taquins ou espiègles, suivant qu’ils ont pris eux-mêmes plus ou moins de part dans nos escapades d’écoliers. Aussi quels francs éclats de rire, lorsque nous nous rencontrons et nous racontons nos réminiscences du passé, de notre vie d’école, et de nos années de collège.

En parlant de la jeunesse, temps hélas, bien éloigné de moi aujourd’hui, il m’est revenu une narration, et la lecture d’un manuscrit, faite par un ancien maître d’école, qui sont encore l’une et l’autre dans un des replis de ma mémoire, comme un émouvant souvenir des temps passés. Ces souvenirs datent de loin, puisque je n’avais qu’à peine vingt ans lorsque je les entendis de la bouche du père d’Olbigny.

Le père d’Olbigny était un vieux maître d’école.

Il était un jour, arrivant on ne savait d’où, venu prendre possession de l’école de notre village.

Après un examen passé devant le curé et les syndics, qui n’étaient malins ni en grammaire, ni en calcul, il avait été décidé qu’il était capable de nous enseigner l’alphabet.

Or, le père d’Olbigny était un homme instruit, profondément instruit. Il parlait et écrivait correctement plusieurs langues anciennes et modernes ; comme nous pûmes en juger plus tard.

Son extérieur n’était rien moins que prévenant en sa faveur. Une balafre affreuse lui partageait transversalement. la figure, et lui donnait une expression étrange ; mais ses yeux étaient si bons, si doux et si chargés de tristesse ; ses procédés à notre égard si affectueux et si paternels, que nous l’aimâmes à première vue et nous nous livrâmes à l’étude, par crainte de lui faire de la peine. Il nous traitait tous avec la même bonté, mais il y avait une classe qui paraissait lui être privilégiée. Cette classe se composait de jeunes gens de mon âge et j’en faisais partie.

Ce fut donc en pleurant qu’il reçut nos adieux, lorsque nous laissâmes l’école pour endosser la livrée de collégiens.

Un soir, dix ans après, nous retrouvions les mêmes condisciples de cette classe, au coin du feu où nous avions été conviés par l’un de nous. Naturellement, nous vînmes à parler de notre temps d’enfance et de notre cher monsieur d’Olbigny. Il avait laissé nos endroits, et ce fut alors que l’un de nous, nous informa qu’il habitait une maison écartée à quelque distance du village de R…, et qu’il y vivait en véritable ermite.

Nous décidâmes, séance tenante, d’aller passer une soirée avec lui.

Il vivait, paraissait-il, dans un pénible état de gêne. Plusieurs de mes amis étaient riches, une souscription fut ouverte et la bourse qui fut formée lui fut transmise sous forme de restitution. Il avait reçu par ce moyen de quoi vivre largement, comparativement, pendant deux ans.

Au jour fixé, personne ne manqua à l’appel.

Le père d’Olbigny pleura de joie de nous revoir, il nous reçut comme ses véritables enfants. Quelques verres d’eau de vie que nous avions apportés le rendirent plus expansif. Il nous avoua qu’une main inconnue lui avait fait une restitution ; cette main, ajouta-t-il plaisamment, ne peut venir que du ciel, parce que je ne connais personne sur la terre qui me doive restitution. Ce fut après un toast pris à sa santé, et qu’il nous eut affectueusement remerciés, qu’il continua :

« Il fait bon, mes amis, d’être jeunes, de voir l’avenir se dérouler devant nous avec tous les rêves dorés que l’espérance nous fait entrevoir. Vous voir réunis autour de ma table, me rappelle une époque bien éloignée, et cependant à peu près analogue.

« Nous étions nous aussi, mes compagnons d’école et moi, autour de la table d’un professeur, qui avait autant de plaisir à nous recevoir que j’en éprouve aujourd’hui. Hélas ! j’étais cette soirée-là bien gai, bien joyeux, et me doutais guère qu’elle aurait une si grande influence sur le reste de ma vie.

« Si je croyais que cette histoire put vous intéresser, je vous en raconterais une partie et la terminerais par la lecture d’un manuscrit, écrit dans toute l’amertume du repentir par l’auteur même d’un drame terrible de jalousie et de vengeance. »

Des bravos enthousiastes accueillirent cette proposition ou plutôt cette bonne aubaine. Les verres se remplirent, les pipes s’allumèrent et ce fut avec un religieux silence que nous écoutâmes le palpitant récit qui va suivre :

« Il y a au delà de soixante ans que quelques amis et moi avions formé le même projet que vous exécutez, d’aller revoir notre ancien professeur. C’était un bon vieux curé qu’on appelait monsieur Fameux. Il habitait un village qui se trouvait presque sur la lisière des bois. Rien ne pouvait d’ailleurs mieux nous convenir. Nous avions décidé dans notre réunion, d’aller faire une partie de chasse et de pêche auprès d’un lac qui se trouvait à quelques dix lieues dans les grands bois, et nous n’avions qu’un faible détour à faire pour aller lui serrer la main. Outre le plaisir que nous éprouvions d’avance à revoir ce bon vieux père, nous espérions pouvoir nous procurer des guides qu’il nous ferait connaître parmi les chasseurs et trappeurs de sa mission.

« Bien que l’heure du soir fût avancée, nous nous dirigeâmes vers le presbytère, et ce fut en nous pressant dans ses bras que monsieur Fameux nous reçut. Jamais nous ne pouvions arriver plus à propos, car il nous annonça au réveillon que lui-même partait le lendemain matin pour aller explorer des terres auprès du même lac, qu’on lui avait dit être très fertiles, et où il avait intention d’aller fonder une colonie. Puis, ouvrant la porte de sa cuisine, il nous montra quatre vigoureux gaillards étendus sur le parquet, la tête sur leurs havre-sacs et faisant un bruit par leurs ronflements capable de réveiller les morts. « Voilà nos guides », ajouta-t-il.

« Enfin, après une intime causerie, nous récitâmes la prière et nous nous étendîmes sur des lits de camp ; puis, lorsque le dernier d’entre nous s’endormit, le prêtre agenouillé priait encore.

« Le lendemain, le soleil radieux s’élevait à peine de l’horizon que nous étions sur pieds. La messe sonnait, nous nous y rendîmes.

« Je ne sais quel charme cet homme de bien répandait sur tout ce qu’il faisait ou disait ; mais la messe entendue, nous sentions au-dedans de nous un calme, une paix et un bonheur intimes que je n’ai peut-être jamais éprouvés depuis. Le déjeuner se ressentit de notre disposition d’esprit, il fut gai et pétillant de bons mots ; puis havre-sacs sur le dos, nous prîmes, en chantant de gais refrains, le chemin des grands bois.