Hélika/Derniers jours de Paulo et Rodinus

Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 119-134).

CHAPITRE XXIV

derniers jours de paulo et rodinus.


Je suis seul dans la profondeur des bois, la lune envoie quelques rayons faibles qui percent à peine le dôme de feuillage jauni que la brise d’automne éparpille à mes pieds.

Depuis deux mois, me demandai-je, pourquoi cette inquiétude, ce malaise dont je ne puis me débarrasser ? En allant conduire Paulo et son complice à la prison de Québec je n’ai pas voulu aller voir mes sœurs, j’ai résisté au plaisir de revoir mon Adala et sa pauvre vieille mère. Et pourtant, j’aurais été heureux d’embrasser ma chère enfant et de donner une bonne poignée de mains à mes sœurs ainsi qu’à Aglaousse. J’ai cru devoir en faire le sacrifice.

Adala sous leurs soins maternels doit avoir retrouvé une partie de toutes les jouissances qu’elle n’avait pas connues dans les bras de sa mère. Peut-être une prière qu’elle m’eût adressée de revenir auprès d’elle, sa vue, son sourire, m’eussent-ils trouvé assez faible pour accéder à son désir.

En agissant ainsi, j’ai cédé à la raison et au devoir.

Il y a trois jours, j’étais agenouillé au pied d’une croix que j’ai fait ériger sur les bords du lac à la Truite.

Le temps était sombre et triste, le soleil brillait par intervalles au travers des nuages que le vent faisait entrechoquer dans l’espace. Dans leur chaos, leurs courses désordonnées, il me semblait revoir toutes les mauvaises passions qui m’avaient empêché comme tant d’autres de voir le flambeau religieux qui nous éclaire, et que nous n’apercevons que lorsque le mal qui obscurcit notre intelligence, lui laisse un espace pour se montrer.

Il y a trois jours, ai-je dit, je priais avec ferveur au pied de cette croix et je pleurais. Je pleurais sur un passé dont chaque mauvaise action doit être enregistrée dans le livre de vie, mais je pleurais aussi parce que l’aiguille de ma montre marquait onze heures et que demain à cette heure deux grands criminels vont du haut d’un gibet être lancés dans l’éternité. Et dans quel état paraîtront-ils devant le juge suprême ?

La journée s’est passée dans de tristes réflexions. L’âme de Paulo et celle de son complice seront jugées. Mon Dieu vont-elles trouver grâce auprès de vous et vont-ils dans leurs derniers moments implorer un regard de votre divine miséricorde ?

C’est dans cette disposition d’esprit que je me jette sur mon lit de sapin, je me retourne en tous sens, mais plongé dans mes pensées, je ne puis fermer l’œil.

Demain, j’en suis certain, je serai tiré de ma poignante anxiété. Mon brave Baptiste est monté à Québec et doit me donner des nouvelles des derniers instants des malheureux, mais surtout m’apporter une lettre de mon Adala et de mes sœurs. Combien la journée et la nuit vont être longues.

8 heures P. M. Non la journée n’a pas été aussi longue que je le craignais. Un chasseur est venu frapper à la porte de ma cabane et m’a demandé l’hospitalité. Je lui presse la main et l’attire au dedans de mon wigwam. Je l’aurais embrassé, tant la solitude me pesait, car ce frère inconnu venait peupler mon désert. Tout en partageant mon repas, il me raconte son histoire et celle de sa famille.

C’est un malheureux Acadien. Il habitait le village des Mines. Il y possédait une belle propriété et vivait heureux au milieu des joies du foyer, lorsque la guerre éclata entre l’Angleterre et la France. Il s’était enrôlé volontaire, et après dix mois de guerre, quand l’ennemi avait été repoussé et poursuivi jusque dans son propre territoire, il était revenu tout joyeux. Hélas ! ses champs avaient été dévastés, sa maison incendiée par les barbares envahisseurs. Sa pauvre femme et ses deux petits enfants avaient péri au milieu des flammes. À peine avait-il pu recueillir parmi les décombres quelques os calcinés de ces êtres chéris. Tel était le résumé de sa narration ; à chaque phrase de cette triste et lamentable épopée, je sentais des pleurs inonder ma figure…

Il est onze heures du soir, le chasseur est parti. Il est un homme déterminé et fort intelligent ; il jouit d’une grande confiance de la part des autorités, car il est chargé de remettre au gouverneur de Québec d’importants documents. Il a pris la route des bois, c’est la plus courte et la plus sûre.

Cet homme qui se montre si énergique après de tels malheurs, a stimulé mon courage. Il m’a exprimé une profonde gratitude de mon hospitalité et remercié des provisions dont j’ai rempli son havresac. Entre lui et moi, désormais, c’est pour la vie que nous conserverons une réciproque amitié. Son nom est Marquette.

Ma montre marque cinq heures du matin, mon sommeil, contre mon attente, a été assez paisible. Je rêve quelques instants, mais bientôt il me semble entendre des aboiements ; mes chiens répondent. Je m’élance hors de mon lit, le chien de Baptiste vient de faire irruption dans ma hutte.

Mon bon et tendre ami ne saurait être loin avec ses deux braves et dévoués compagnons. Ils ont reçu ordre de se rendre tous les trois à Québec pour donner leur témoignage dans le procès de Paulo et de son complice. Je les ai priés d’attendre jusqu’après l’exécution et de se mettre en rapport avec monsieur Odillon qui doit leur remettre certains papiers pour moi.

Pendant que je m’habille à la hâte, des pas se rapprochent, c’est Baptiste avec le Gascon et le Normand. Je cours à leur rencontre et nous nous embrassons avec effusion. Mes amis sont exténués de fatigue. Heureusement, j’ai préparé pour eux la veille au soir, un copieux repas et j’ai renouvelé le sapin des lits.

Je refuse d’écouter les détails des derniers jours et de l’exécution dont ils ont été témoins, parce que je veux les avoir succincts et bien minutieux.

Chers amis, comment reconnaître leur dévouement ? Ils n’ont pas perdu une seule minute pour que je reçusse au plus vite les lettres dont ils étaient porteurs. Je n’ose leur parler pendant leur repas, tant ils dévorent les aliments avec avidité. Quand leur faim fut un peu apaisée, ils me racontèrent qu’ils étaient partis à cinq heures du soir dans un canot et quand leurs bras étaient trop fatigués pour faire glisser le canot sur les ondes, ils ont demandé du secours à leurs jambes et ont pris les chemins des bois. Ils ont devancé de beaucoup le postillon, ils avaient tant hâte de me revoir et de se distraire du spectacle horrible auquel ils avaient assisté.

Mon brave Baptiste en me donnant ces quelques détails feint d’être étouffé par ses bouchées qui, prétend-il, lui font venir les larmes aux yeux, ce qui lui fournit un prétexte de les essuyer. Le Gascon a besoin, paraît-il, d’une eau plus fraiche et prend de là occasion de sortir ; pour le Normand, il m’avoue que son excessive fatigue lui fait couler des sueurs qui se répandent sur ses joues. Ces sueurs ne sont pourtant que des larmes.

Nobles cœurs qui pleurent au souvenir de cette triste fin et sur le sort d’hommes qui les auraient massacrés s’ils en avaient trouvé l’occasion.

Je vais leur en épargner le récit, car Baptiste m’a remis deux lettres et un cahier ; l’une est du geôlier, l’autre de monsieur Odillon.

Avant que de partir de Québec, j’avais payé le geôlier libéralement pour qu’il donnât un accès aussi libre que possible au vénérable prêtre que j’ai prié instamment, par une lettre de se rendre auprès des prisonniers et de veiller au salut de leurs âmes. De Paulo surtout que je n’ai malheureusement que trop contribué à perdre. C’est une légère réparation et un dernier effort que je veux tenter pour le ramener au bien.

Mon bon ami m’a répondu qu’il se mettait de suite en route et qu’il me tiendrait au courant de ce qui se passerait dans la prison jusqu’au jour de l’exécution, suivant le désir que je lui en avais exprimé. En attendant son arrivée, le geôlier s’était engagé à me rendre un compte exact de la conduite et des dispositions des condamnés.

Le repas terminé, j’invite mes amis à s’étendre sur leurs lits. Peu de minutes après le Gascon et le Normand ronflaient à pleins poumons, tandis que Baptiste se tourne de mon côté et semble se consulter intérieurement. Il a certainement quelque chose d’important à me dire, car il me regarde en pleine figure et balbutie quelques paroles sans suite.

Enfin il se décide à s’approcher de moi en disant : « Ne me grondez pas trop fort, Père Hélika, mais avant que de revenir j’ai été la voir et elle m’a reconnu. Oh ! la chère enfant qu’elle est belle et comme elle m’a demandé avec empressement de vos nouvelles. Puis sans me laisser le temps d’ajouter un mot ! Et les bonnes religieuses, et la mère d’Attenousse qui se trouvait là, avec quelle anxiété elles se sont informées de vous ! Nom d’un nom ! je ne suis pourtant pas une Madeleine, mais vrai, j’ai été trop bête pour leur répondre. J’étais, comment vous dirai-je, tenez aussi incapable de parler que quand ma pauvre mère me dit dans ses derniers moments en m’embrassant : " Baptiste, je vais te laisser pour toujours, mais Dieu prendra soin de toi. Sois honnête et religieux avant tout. " Je ne pus dire un seul mot. À travers mes larmes, je voyais tout danser et tourbillonner autour de moi. Je m’agenouillai seulement pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain la sainte femme n’était plus. Elle était morte sans que j’aie pu lui donner l’assurance que je suivrais à la lettre ses dernières recommandations. Maintenant, je vous avouerai que, c’est ainsi que je me suis trouvé en entendant les belles paroles que la Dame Supérieure et l’Assistante me disaient. Stupide et pleurnichant comme une vieille femme, je sortis ne sachant où donner la tête. Un homme m’attendait à la porte et est venu me reconduire jusqu’au canot. Il avait sous le bras un gros sac qu’on vous envoyait sans doute. »

Baptiste à ces mots me présente ce sac que j’ouvre en sa présence. Il contenait des provisions que mes bonnes sœurs lui ont fait remettre pour leur descente. Il y a de plus une enveloppe dans laquelle il doit y avoir une charmante petite lettre. Elle est si mignonne et si gentille.

« En effet, ajouta-t-il en se frappant le front, l’homme de l’hôpital, rendu au canot, m’a dit, ce sac est pour vous, la lettre pour le grand Chef, et je me rappelle à présent que pendant que je parlais avec les religieuses la petite avait dit : " Je vais écrire à mon père Hélika. "

« Ne m’en voulez pas, je l’aime moi aussi et je voulais savoir si elle était heureuse. Maintenant me pardonnez-vous ? »

Je l’embrasse à ces paroles et je lui presse la main. C’était la seule marque de reconnaissance que je pouvais lui donner. J’étais si ému de ces témoignages d’amitié. J’insistai pour qu’il prit quelque repos, il s’étendit sur son lit et ne tarda pas à s’endormir.

Je vais de suite m’installer au pied d’un arbre touffu que les rayons du soleil ne caressent que mollement avant que d’arriver à moi. J’ouvre le cahier et je lis le rapport et la lettre du geôlier : La voici.

Monsieur

« En réponse à la demande que vous m’en avez faite, je vous rends compte aujourd’hui de la manière dont les prisonniers se sont conduits depuis leur condamnation. Après le prononcé de leur jugement et l’assurance que la cour leur donna qu’ils n’avaient aucune miséricorde à espérer des hommes et qu’ils devaient se préparer à paraître devant Dieu le 20 du courant, ils ont échangé ensemble quelques mots de fureur que nous n’avons pu saisir parce qu’ils étaient dits dans une langue que personne ne comprend. »

« Du 12 au 13, ils ont passé une nuit affreuse de même que tous leurs jours et nuits depuis leur retour à la prison. Ils ont cherché à s’élancer l’un contre l’autre dans des transports indicibles de rage ; un gardien de la prison s’est approché d’eux pour essayer à les apaiser, mais ils se sont précipités sur lui avec la férocité de tigres altérés de sang. Malheureusement il était à portée de leurs atteintes et sans le prompt secours d’autres gardiens, il eût été impitoyablement massacré par ces deux monstres. Leurs chaînes sont solides, Dieu merci, ils ne peuvent s’atteindre, car ils s’éventreraient, tant grande est la fureur qui les anime l’un contre l’autre. Je regrette d’avoir à ajouter que leur conduite loin de s’améliorer parait augmenter en férocité d’un instant à l’autre. L’aumônier de la prison est venu plusieurs fois tenter tous les efforts possibles pour les calmer. Il a essayé à leur faire entendre des paroles de paix, mais ils lui ont répondu par d’épouvantables imprécations. Le prêtre en est sorti chaque fois de plus en plus contristé. »

« Enfin, ce soir, le 14, le vénérable abbé dont vous m’avez parlé, est arrivé et de suite il s’est installé auprès des prisonniers. Il m’a prié de le laisser seul avec eux. Quelle figure imposante, quelle douceur se reflète sur chacun de ses traits ! Sa voix est douce et pleine d’une onction à laquelle il est difficile de résister. Il s’est approché d’eux en leur tendant la main avec bonté et en leur adressant à chacun des paroles de consolation, mais les monstres, au lieu d’embrasser avec vénération la main que ce saint apôtre leur tendait, se sont rués sur lui et l’ont envoyé rouler sur la muraille où sa tête a été se heurter. Il s’est relevé avec calme, a tiré son mouchoir de sa poche et a essuyé le sang qui ruisselait de son front sur sa figure par la blessure qu’il s’était faite en tombant. Pendant ce temps, les deux scélérats poussaient d’horribles ricanements. Nous comprîmes de suite, en les entendant qu’ils devaient avoir commis une action diabolique. Nous sommes tous accourus à son aide, mais avec une douce autorité il nous a priés de nous retirer, puis tournant vers les deux bandits un regard chargé de larmes il leur a adressé à tous deux dans leur langue des paroles d’une douceur ineffable, mais les démons ne voulurent seulement pas l’entendre. Alors le saint prêtre s’est agenouillé et à longtemps prié pour eux. Cette prière du juste devait monter vers le ciel comme un parfum céleste, ils avaient comblé sans doute la mesure de leurs crimes car Dieu a paru leur refuser les trésors de sa miséricorde. »

« Voilà, Chef, ce que j’ai à vous raconter de ce qui s’est passé jusqu’à l’arrivée de Mr. Odillon. Il m’a annoncé qu’il était chargé de continuer le journal que j’ai commencé. Il ne me reste plus qu’à ajouter que l’air de plus en plus abattu et découragé du saint homme, me fait augurer très mal du résultat de sa divine mission. »

« Si je ne craignais de vous contrister davantage vu que vous semblez leur porter de l’intérêt, qu’ils sont loin de mériter, je vous l’assure, je vous avouerais que les gardiens et moi qui sommes préposés à la garde de malfaiteurs, meurtriers, de bandits de toute espèce, nous n’avons rien rencontré qui peut approcher de la méchanceté et de la scélératesse de ces deux brigands. »

« Agréez, Chef, l’assurance de la haute considération avec laquelle,

« je suis votre dévoué. »
« Gaspard »
« Geôlier de la prison de Québec, »
(Québec, 14 Septembre.)

Bien que je n’aie passé que peu de temps à causer avec le geôlier, j’ai reconnu en lui le type de l’honnête homme qui bien qu’énergique et ami de son devoir, sait tempérer les rigueurs de la prison par tous les moyens dont il peut disposer. Je le sais doué, de plus, d’un sens droit, d’un esprit expérimenté et observateur.

Je ne puis donc me défendre d’un frémissement en songeant au dénouement du drame sinistre qui va se dérouler, et dont j’entrevois la fin affreuse ; aussi est-ce en tremblant que je prends le journal de monsieur Odillon. Je lis d’abord la lettre qu’il m’adresse le jour de l’exécution.

« Septembre 20, À midi »
« Mon cher frère, »

« Enfin le drame est terminé ! Il y a une heure, je voyais disparaître dans un coin reculé du cimetière, les restes mortels du malheureux Paulo et de son complice. C’est la mort dans l’âme et encore tout rempli d’horreur de ce que j’ai vu et entendu dans les derniers jours qui ont précédé l’exécution et au moment où leur âme devait paraître devant le juge suprême, que je remplis la promesse que je vous ai faite. Croyez-le, mon frère, il y a de tristes moments dans la vie. Dieu arrose quelques fois de larmes bien amères la carrière de ses ministres. »

« Jamais peut-être dans une vie qui compte aujourd’hui près de quarante-cinq ans d’apostolat, je n’ai eu autant d’angoisses et de découragement que pendant ces quelques jours. Mon Dieu je ne m’en plains pas puisque telle a été votre volonté. Non je ne me plains pas des pleurs que j’ai versés pour les souffrances morales que j’ai endurées, mais ce qui m’afflige profondément et jetterait peut-être le désespoir dans mon âme, si ma conscience ne me disait pas que j’ai fait mon devoir, c’est que tous mes efforts ont été infructueux et inutiles pour faire germer au cœur des deux grands pécheurs, une pensée ou un sentiment de repentir. »

« J’incline mon néant devant les insondables décrets du Très-Haut. Qui sait peut-être au moment où ils allaient être lancés dans l’éternité, un peccavi que la corde ne leur a pas permis d’articuler, s’est-il élevé du fond de leur âme. »

« Frère, prions pour eux qu’ils aient trouvé grâce, priez aussi pour ce pauvre prêtre afin que Dieu rende son travail efficace, lorsqu’il tentera de ramener à lui des âmes égarées. »

« Je suis avec estime, votre bien sincère ami. »

« Odillon ptre. »

P. S. « J’oubliais de vous remercier de l’envoi généreux que vous m’avez fait. Cet argent sera distribué aux pauvres, et c’est sur votre tête et sur celles de ceux qui vous sont chers, que retomberont les bénédictions qu’ils demanderont au ciel, en reconnaissance de vos bienfaits. »

« Odillon ptre. »

« Septembre 17. Je suis entré dans leur cachot vers six heures pour passer la nuit auprès des malheureux et essayer à verser dans leur cœur un peu de calme et de repentir. Ils étaient dans un état d’exaspération épouvantable. Leurs yeux étaient hors de tête, leurs figures sinistres et empreintes d’une haine indicible. Leurs mains étaient couvertes du sang qui s’échappait des blessures que les fers leur avaient faites en essayant à s’élancer l’un sur l’autre pour se frapper et se déchirer. De leurs bouches s’échappaient une écume sanglante et d’affreux blasphèmes. Ma vue loin de les apaiser ne fit plutôt que redoubler leur rage. Ils parurent même la concentrer sur ma personne, car comme je m’approchais pour les calmer, ils se sont tous deux précipités sur moi et m’ont violemment repoussé. Toute la nuit s’est ainsi passée dans des paroxysmes de fureur sans que j’aie pu leur faire entendre une parole de raison. »

« La cause de cette haine frénétique qu’ils se portent, vient de ce que tous deux ont tenté de se rendre témoins du roi, avec l’assurance qu’ils voulaient faire donner aux autorités qu’on leur laisserait la vie sauve. À cette condition, ils auraient tout avoué. »

« Ces démarches, ils les avaient faites à l’insu l’un de l’autre et elles leur avaient été révélées le jour de leur procès. Or de tous les hommes celui que les sauvages abhorrent le plus et auquel ils ne pardonnent jamais, c’est au délateur et au traître ; aussi lorsqu’ils le tiennent en leur pouvoir, il est toujours soumis aux plus horribles tortures. »

« Sep : 18. La journée ne s’est pas annoncée sous de meilleurs auspices. Je suis entré dans leur cachot au moment où ils prenaient leur déjeuner. Mon arrivée n’a fait aucun autre effet sur eux que de m’attirer à peine un coup d’œil chargé de mépris. Tout en mangeant ils se sont lancé des regards farouches et pleins de menaces. Comment donc réussirai-je à faire entendre une parole de religion à ces hommes dont le cœur est si profondément gangrené par les plus exécrables passions ? »

« Je les laisse ; il est onze heures et demi du soir. J’ai le cœur navré de tristesse. Mon Dieu, encore une journée et une partie de la nuit de perdues ! Mes peines, mes supplications ne paraissent avoir d’autres résultats que de redoubler leur rage et leurs imprécations. Peut-être la Providence m’inspirera-t-elle demain de nouveaux moyens pour parvenir au but auquel j’aspire si ardemment. Le seul espoir que j’entretienne est de les ramener dans la voie du repentir et d’adoucir leurs derniers jours qui fuient l’un après l’autre avec une incroyable rapidité et qui sont pour moi si pleins d’amertume. »

« Dans deux jours leur âme sera devant Dieu et je n’ai encore rien pu obtenir des coupables. Pourtant, je le sais, la justice des hommes sera inflexible, inexorable, ils n’ont plus de merci à attendre ici-bas. Deux jours seulement, c’est si peu pour se préparer à paraître devant le redoutable tribunal du Souverain Juge ; devant ce regard inquisiteur qui fait dire au roi prophète dans un saint tremblement : Ante faciem frigoris ejus quis sustinebit ! Je vais prier, la prière est un baume divin, peut-être m’inspirera-t-elle de nouvelles idées. »

« Sept : 10. Mon cher frère, je suis entré un peu plus tard dans la cellule aujourd’hui. J’ai dès le matin fait demander audience dans les maisons où l’on prie pour le salut de tous. Monseigneur l’Évêque de Québec m’a offert ses services d’une manière spontanée. Il doit aller les visiter pendant que de mon côté j’implorerai les prières des âmes charitables en faveur des malheureux qui vont mourir demain, sur la potence, car pour le condamné, les jours qui suivent la condamnation sont toujours la veille du supplice. »

« Tous m’ont promis leur concours et j’espère encore les retrouver dans de meilleures dispositions. »

« Je vous écris ces pages de ma chambre et maintenant il me semble que ce poids énorme ne pèse pas sur mes seules épaules. On m’a promis partout que des prières seraient offertes à Dieu. Elles seront dites et répétées dans chaque communauté et par toutes les personnes pieuses. »

« Je me trouve dans une disposition d’esprit bien différente des jours précédents. Je m’accuse d’avoir peut-être exprimé des paroles d’aigreur devant ces hommes qui pourraient être plus malheureux et ignorants que coupables. Je dirige mes pas vers la prison bien décidé à leur en demander pardon. Je pourrais prendre Dieu à témoin, que si je les ai offensés, c’est bien involontairement car je donnerais de grand cœur jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour leur être utile. »

« Je marche d’un pas plus léger, plus alerte car l’espérance a fait renaître mon courage. À peine ai-je franchi les derniers degrés de la prison que je rencontre le saint Évêque. Il me tend la main, je la porte à mes lèvres avec respect, mais lui m’embrasse avec tendresse. Je n’ai pas le courage de l’interroger, son serrement de mains m’indique qu’à lui aussi était départie la part d’amertume comme aux bons autres prêtres qui ont tour à tour, mais en vain essayé d’obtenir d’eux une parole ou un signe de repentir. »

« Mon Dieu, j’ai pourtant bien prié dans les deux jours qui sont passés, je vais prier encore davantage mais je ne puis continuer d’écrire. »

« 19 Sept 11 heures P. M. »

« Pardonnez à mon écriture, ma main est tremblante et peut-être aurez-vous de la peine à déchiffrer le pauvre griffonnage que je fais. À peine quelques heures vont-elles s’écouler avant que la justice des hommes soit satisfaite, et je n’ai pu rien obtenir. La dernière nuit est épouvantable. »

« Quand la réponse à leur demande d’un sursis leur a été apportée, hier soir, et que l’expression formelle du refus leur a été signifiée, jamais scène plus déchirante n’a été vue. »

« D’abord, ils ont préludé aux apprêts de leur mort d’une manière différente, l’un par des chants féroces et sauvages, l’autre par d’exécrables obscénités, puis à minuit sonnant, comme par un accord mutuel, les deux prisonniers se sont tus. Rodinus le complice s’est enveloppé la tête de sa couverture et s’est mis à moduler un chant bizarre mais empreint d’une telle férocité que je ne pouvais m’empêcher de sentir un frisson qui parcourait tout mon être. Paulo au contraire est tombé dans un état d’inertie et d’abattement dont il n’a pas pu être relevé. Le premier a continué son chant étrange jusqu’au moment de l’exécution. Il ne s’y mêlait presque plus d’accents humains. Hélas ! cet homme était plus misérable encore que je ne pensais. Il n’était pas même idolâtre, il était athée. »

« Je compris dans son chant qu’il était heureux de rendre à la matière ce que la matière lui avait donné, le désir de jouissances matérielles, et trouver les moyens de se les procurer, fussent-ils des plus odieux. Tel avait été le but de toute sa vie. »

Je cherchai à réveiller chez l’un et l’autre, chez Paulo surtout d’autres sentiments, mais ce fut en vain, ils ne daignèrent seulement pas me répondre. Je les conjurai, je les suppliai, je leur présentai un crucifix qu’ils outragèrent par leurs crachats comme de nouveaux Judas. »

« Enfin Paulo vers lequel je tournai une dernière espérance, me fit peur, je l’avoue. Quand je le secouai de sa torpeur, le malheureux était dans un délire complet, mais un de ces délires qui ne s’exprime pas par d’énergiques transports, mais par des paroles incohérentes, où le cynisme de la pensée le dispute à l’obscénité de la parole. »

« Il exprimait dans un odieux langage les plaisirs charnels de son passé, il en parlait avec un horrible ricanement. Parfois aussi un calme se faisait. J’essayai bien des fois à en profiter pour me faire entendre. Et alors c’était plus affreux encore. Il sortait de sa tranquillité apparente, et voyait le bourreau disait-il. Il l’apercevait qui attendait à la porte du cachot que l’heure du supplice fût arrivée. Il croyait voir ses gestes d’impatience parce que le moment ne venait pas assez vite. Il décrivait les plis et replis de la corde qui devait l’étrangler et qu’il croyait déjà avoir autour du cou. Il se représentait les vociférations de la foule rendue furieuse par le nombre et l’énormité de ses forfaits. Puis un instant après, il élevait la voix, mais alors sur un ton de supplication il conjurait cette même foule d’attendre au moins que la brise imprimât à cette masse inerte, à ce cadavre et à ces membres pantelants, un balancement qui les ferait se heurter sur les poteaux du gibet comme en mesure, aux accords des fanfares infernales. »

« 5 heures A. M. Rodinus continue sa mélopée inconnue. À quelle divinité adresse-t-il ce chant ? Oh ! si c’était à ce Dieu qu’il affecte de ne pas connaître, au moins conserverais-je une lueur d’espoir sur son avenir, mais non c’est une glorification de ses forfaits. Il les passe en revue dans sa mémoire et regrette de ne pouvoir en savourer les délices plus longtemps. »

10 ½ heures A. M. Rien n’est changé dans l’attitude de Rodinus. Paulo a eu un accès de frénésie épouvantable. Il se croyait poursuivi par ses victimes. Il leur demandait pitié, miséricorde, comme elles-mêmes ont dû le faire lorsqu’il les outrageait ou les mettait à mort. Ses cheveux se dressaient d’épouvante, il attendait, disait-il, des ricanements d’enfer et les cris de joie des démons qui le conviaient à leur horrible fête. Il entrevoyait les tortures des damnés, il répétait leurs lamentations et leurs gémissements. Son œil était hagard, il tremblait de tous ses membres. Son grincement de dents augmente encore l’horreur de tous les témoins de cette épouvantable scène. C’est bien là la peinture que l’écriture nous fait de la mort du pécheur impénitent. Dentibus suis fremet et tabescet. Puis il est tombé dans un état de torpeur, il n’est plus qu’une masse inerte. »

« Le silence du cachot n’est troublé que par le bruit de sa respiration stertoreuse et par le chant de son compagnon plus strident et plus saccadé. C’est la ronde du jongleur qui évoque les esprits infernaux. Oh ! mon Dieu je n’y puis rien faire !… » La porte du cachot s’ouvre, c’est le bourreau et ses aides qui entrent suivis des officiers de justice. »

« Je me précipite au-devant d’eux, je les supplie d’accorder encore dix minutes de répit. Un des officiers tire sa montre et dit en secouant tristement la tête qu’il a déjà différé l’exécution de quelques minutes et qu’il ne peut m’accorder un seul instant. Cet instant comment l’eussent-ils employé ? Eussent-ils enfin, dans ce moment suprême, tourné un regard de repentir et de supplication vers Dieu ? Hélas ! je n’ose plus rien espérer que dans l’immense miséricorde de la Divine Providence. »

« La seule chose que j’ai pu obtenir a été l’aveu complet que Paulo m’a fait, et dont je ne doutais pas, qu’il était avec ses deux complices les meurtriers du malheureux compagnon d’Attenousse pour lequel celui-ci avait subi le dernier supplice. Paulo seul avait ourdi cette trame diabolique pour se venger de l’horreur qu’Angeline ressentait pour lui. Les deux autres bandits l’avaient aidé dans l’exécution. »

« Pendant qu’on préside aux funèbres apprêts du supplice, je vais de l’un à l’autre, je les exhorte en pleurant à se préparer à paraître devant Dieu en exprimant dans leur cœur au moins une parole de contrition. »

« Mais Paulo ne m’entend plus, toute vie intellectuelle est éteinte. Son œil est vitreux et fixe. Il n’y a plus que sa respiration ou plutôt un râlement qui vit chez lui. Il ne voit rien, il n’entend rien, il ne peut plus se mouvoir. »

« Rodinus détourne la tête avec dégoût quand je lui présente pour la seconde fois l’image du Dieu crucifié. Il l’aurait même souillée de nouveau par un crachat si je ne me fusse empressé de le retirer. »

« Enfin la toilette est terminée, leurs chaînes leur ont été enlevées, ils ont la corde au cou et les mains liées derrière le dos. Le cortège se met en marche. Quatre aides portent Paulo toujours insensible et le déposent sur la trappe fatale, Rodinus l’a précédé. Il a toute la stoïque férocité du sauvage. La tête haute il jette d’abord un regard de défi sur la foule et regarde avec indifférence le bourreau qui passe l’extrémité de la corde dans le crochet. Il ne veut pas permettre qu’on rabatte le bonnet sur ses yeux comme on vient de le faire à Paulo. »

« La foule est à genoux et prie. Moi, la figure prosternée sur le gibet, j’entends le bruit sourd qui m’avertit que la trappe est ouverte et que deux âmes viennent de paraître devant le tribunal suprême et qu’elles sont jugées. !!!… Ah ! puissent-ils avoir trouvé miséricorde auprès de Dieu !!! »

« Voilà, mon cher frère, les détails aussi exacts que possible, voilà aussi la fin déplorable de ces deux grands coupables. Pourtant, malgré toute l’apparence de l’inutilité de nos prières, redoublons cependant nos instances auprès du Très-Haut. Qui sait !… »

« Je ferme en frissonnant ce journal, il m’échappe des mains. J’essuie les sueurs glacées qui inondent mon front. »

« J’oublie l’univers entier et me transporte en esprit dans ce monde invisible et inconnu dont ces deux hommes ont franchi la barrière. Ma pensée se noie dans l’horreur du sort qui vraisemblablement les y attendait. »

« Je ne sais combien d’heures j’ai passé dans ces pénibles réflexions mais tout à coup mes idées prennent un autre cours. Une figure angélique vient faire contraste avec les leurs que je crois entrevoir parmi celles des démons. Cette figure est celle d’Angeline, de la mère d’Adala. Il me semble entendre cette voix qui n’avait plus rien de terrestre à me dire, au moment où son âme allait s’envoler vers le ciel et après la confession que je lui avais faite : « Père, viens m’embrasser. Je te confie mon enfant, mon Adala. »

Ce dernier nom a un effet magique. Il m’éveille comme d’un affreux cauchemar et la chère petite lettre d’Adala est là devant moi qui semble me sourire et m’inviter à l’ouvrir.

Je la saisis avec émotion, je la tourne et retourne en tout sens avant que d’en faire sauter le cachet. J’embrasse ce papier que sa main a touché. Il faut que j’attende quelques instants avant que de pouvoir distinguer l’écriture, tant les larmes obscurcissent mes yeux.

« Mon bon et cher grand papa ; me dit-elle, voilà déjà plus de quatre mois que je ne t’ai vu et pourtant je n’ai pas passé un seul instant sans penser à toi. Je me suis bien ennuyée et je m’ennuie encore beaucoup de ne pouvoir plus m’asseoir sur tes genoux et t’embrasser. »

« Je n’ai pas non plus oublié toutes les belles histoires que tu me racontais. Il y en avait de tristes si tu t’en souviens, qui me faisaient pleurer, mais quand tu me voyais tout en larmes, tu m’en disais de si drôles que j’en ris encore rien qu’à y penser. »

« Mais ce que je ne comprenais pas et ne comprends pas encore aujourd’hui, c’est que quand tu me voyais si folle, tes yeux se mouillaient de larmes. J’avais bien peur que ce ne fut quelque chagrin que je te causais et tu étais trop bon pour me dire en quoi je t’affligeais. Je suis aujourd’hui bien plus raisonnable que je ne l’étais alors et j’ai bien hâte de te revoir pour te demander pardon. »

« J’espère, mon bon grand-papa, que tu prends toujours un bon soin de ta santé car si j’apprenais que tu es malade ou qu’il te fût arrivé quoique malheur, je crois que j’en mourrais. »

« Je me propose quand je te reverrai de te gronder bien fort de ce que tu ne m’écris pas. »

« Je suis à présent une grande fille. Les bonnes religieuses me disent qu’elles sont très contentes de mes succès. Elles ont pour moi toute espèce de bontés. »

« La mère supérieure et l’assistante me font souvent venir dans leurs chambres. Elles m’embrassent, me chargent de bonbons, mais je ne sais pourquoi elles ont l’air triste elles aussi quand elles me parlent. Je n’ai pas besoin de rien demander, elles préviennent mes moindres désirs et me disent que c’est toi qui leur as donné l’argent pour y pourvoir. ».

« Je t’embrasse beaucoup pour te remercier de toutes tes prévenances et je vais m’appliquer bien fort pour finir mes études plus vite et aller te rejoindre. Tu dois toi aussi t’ennuyer un peu de ta petite fille. »

« Depuis huit jours nous prions pour deux criminels qui ont été pendus ce matin. Toutes les bonnes religieuses étaient tristes nous aussi nous l’étions. C’est si terrible de penser que deux hommes vont être pendus, mais c’est plus affreux encore de songer qu’ils vont mourir sans s’être réconciliés avec Dieu. À dix heures trois quarts ce matin les glas des deux malheureux ont commencé à sonner. J’en frémis encore. Nous nous sommes rendues à la chapelle pour prier pour eux. Je n’ai pas osé demander s’ils ont fait leur paix avec Dieu. »

« Tu peux t’imaginer comme j’ai été contente de revoir mon ami Baptiste, aussi je l’ai embrassé bien fort. »

« Grand’mère vient me voir toutes les semaines. Elle m’apporte de ces beaux petits ouvrages en broderie sur écorce comme elle sait en faire. Elle y joint de plus de jolies corbeilles remplies de toute espèce de fruits. J’aurais voulu que ma tante supérieure lui donna de l’argent, j’avais tant peur qu’elle souffrît de la faim ; mais elle m’a embrassée en me disant que tu lui en donnes plus qu’elle n’en a besoin. Je t’en aimerais encore plus fort pour cela si j’en étais capable. »

À présent je vais te dire un tout petit secret. Ce n’est pas moi qui écris, je ne suis pas assez savante, c’est une de mes compagnes qui le fais pour moi, mais c’est moi qui dicte. »

« Mes bonnes tantes disent que dans quelques mois je pourrai écrire une lettre seule. Juge si je vais travailler. »

« Je t’embrasse mille et mille fois,
« Ta petite fille,
« Adala. »

20 Septembre.

La lecture de cette lettre me fit un plaisir ineffable que je me plus à savourer quelque temps. Il fallut pourtant me tirer de cette délicieuse rêverie et retourner dans ma cabane.

Mes amis étaient éveillés. Je me fis raconter les derniers jours des bandits dans les plus grandes minuties. Ils avaient été plus diaboliques encore dans leurs actions que le bon prêtre ne me l’avait dit.

Un jour un d’eux lui avait presque coupé un doigt avec ses dents pendant qu’il lui présentait à boire, comme il le lui avait demandé.

Un autre jour, Rodinus l’assommait presque avec ses menottes pendant qu’il avait le dos tourné.

Il n’y avait pas d’avanies, d’injures, de blasphèmes, d’obscénités de toutes sortes que ce saint prêtre n’eût entendus de leurs bouches et soufferts avec une patience et une douceur angéliques.

Mais je tire le rideau sur ce hideux tableau pour revenir au plus vite à ma chère enfant.