Hélène de Tournon. Celle qui mourut d’amour et l’Ophélie d’Hamlet/2

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II



LA fortune envieus et raistresse ne pouvant supporter la gloire d’une si heureuse fortune qui m’avoit accompagnée jusques là en ce voyage, me donna deux sinistres augures des traverses que
pour contenter son envie elle me preparoit à mon retour ; dont le premier fut que soudain que le bateau commença [à Namur, sur la Meuse,] à s’esloigner du bord, Madamoiselle de Tournon, fille de Madame de Tournon, ma Dame d’honneur, Damoiselle très-vertueuse et accompagnée des graces que j’aimois fort, prit un mal si estrange, que tout soudain il la mit aux hauts cris pour la violente douleur qu’elle ressentoit, qui provenoit d’un serrement de cœur, qui fut tel que les medecins n’eurent jamais moyen d’empescher que peu de jours après que je fus arrivée à Liege, la mort me la ravist. J’en diray la funeste histoire en son lieu, pour estre remarquable.

Voici le récit complet qui se rencontre un peu plus loin :

Cette arrivée, toute pleine d’honneur et de joye, eust esté encor plus agreable sans le malheur qui arriva de la mort de Madamoiselle de Tournon, de qui l’histoire estant si remarquable, je ne puis obmettre à la raconter, faisant cette digression à mon discours. Madame de Tournon, qui estoit lors ma Dame d’honneur, avoit plusieurs filles, desquelles l’aisnée avoit espousé Monsieur de Balançon, Gouverneur pour le Roy d’Espagne au Comté de Bourgogne, et s’en allant à son mesnage, pria sa mère Madame de Tournon de luy bailler sa sœur Madamoiselle de Tournon pour la nourrir avec elle, et luy tenir compagnie en ce païs où elle estoit esloignée de tous ses parents. Sa mère la luy accorde ; et y ayant demeuré quelques années en se faisant agréable et aimable (car elle estoit plus que belle, sa principale beauté estant sa vertu et sa grâce), Monsieur le Marquis de Varanbon, de qui j’ay parlé cy devant, lequel estoit destiné à estre d’Eglise, demeurant avec son frère Monsieur de Balançon en mesme maison, devint, par l’ordinaire frequentation qu’il avoit avec Madamoiselle de Tournon, fort amoureux d’elle, et n’estant point obligé à l’Eglise, il desire l’espouser. Il en parle aux parents d’elle et de luy. Ceux du costé d’elle le trouverent bon ; mais son frere Monsieur de Balançon, estimant plus utile qu’il fust d’Eglise, fait tant qu’il empesche cela, s’opiniastrant à luy faire prendre la robbe longue. Madame de Tournon, très-sage et très prudente femme, s’offençant de cela, osta sa fille Madamoiselle de Tournon d’avec sa sœur Madame de Balançon, et la prit avec elle. Et comme elle estoit femme un peu terrible et rude, sans avoir esgard que cette fille estoit grande et meritoit un plus doux traitement, elle la gourmande et crie sans cesse, ne luy laissant presque jamais l’eil sec, bien qu’elle ne fist nulle action qui ne fust tres louable. Mais c’estoit la severité naturelle de sa mere. Elle, ne souhaitant que se voir hors de cette tyrannie, reçeut une extreme joye quand elle vit que j’allois en Flandre, pensant bien que le Marquis de Varanbon s’y trouveroit, comme il fit, et qu’estant lors en estat de se marier, ayant du tout quitté la robbe longue, il la demanderoit à sa mère, et que par le moyen de ce mariage elle se trouveroit delivrée des rigueurs de sa mere.

A Namur, le Marquis de Varanbon et le jeune Balançon son frere s’y trouverent comme j’ay dit. Le jeune de Balançon, qui n’estoit pas de beaucoup si agreable que l’autre, accoste cette fille, la recherche, et le Marquis de Varanbon, tant que nous fusmes à Namur, ne fit pas seulement semblant de la cognoistre. Le despit, le regret, l’ennuy luy serre tellement le cœur, (elle s’estant contrainte de faire bonne mine tant qu’il fut present, sans montrer de s’en soucier,) que soudain qu’ils furent hors du bateau où ils nous dirent adieu, elle se trouve tellement saisie, qu’elle ne peut plus respirer qu’en criant, et avec des douleurs mortelles. N’ayant nulle autre cause de son mal, la jeunesse combat huit ou dix jours la mort, qui, armée de despit, se rend enfin victorieuse, la issant à sa mere et à moy, qui n’en fismes moins de deuil l’une que l’autre. Car sa mere, bien qu’elle fust fort rude l’aimoit uniquement. Ses funerailles estants commandées les plus honorables qu’il se pouvoit faire, pour estre de grande maison comme elle estoit, mesme appartenant à la Roine ma mere, le jour venu de son enterrement, l’on ordonne quatre Gentils-hommes des miens pour porter le corps ; l’un desquels estoit la Bassiere (qui l’avoit pendant sa vie passionnement adorée sans le luy avoir osé descouvrir, pour la vertu qu’il cognoissoit en elle et pour l’inegalité), qui lors alloit portant ce mortel faix, et qui mouroit autant de fois de sa mort qu’il estoit mort de son amour.

Ce funeste convoy estant au milieu de la rue qui alloit à la grande Eglise, le Marquis de Varanbon, coulpable de ce triste accident, quelques jours après mon partement de Namur, s’estant repenty de sa cruauté, et son ancienne flamme s’estant de nouveau rallumée (ô étrange fait !) par l’absence, qui par la presence n’avoit peu estre esmeue, se resout de la venir demander à sa mere, se confiant peut estre[1] en la bonne fortune qui l’accompagne d’estre aimé de toutes celles qu’il recherche, comme il a paru depuis peu en une grande qu’il a espousée contre la volonté de ses parents ; et se promettant que sa faute luy seroit aisément pardonnée de sa maistresse, repetant souvent ces mots italiens en soy mesme : Che la forza d’amore non risguarda al delitto, prie Dom Juan de luy donner une commission vers moy, et venant en diligence, il arrive justement sur le point que ce corps, aussi malheureux qu’innocent et glorieux en sa virginité, estoit au milieu de cette rie. La presse de cette pompe l’empesche de passer. Il regarde que c’est. Il advise de loing, au milieu d’une grande et triste trouppe de personnes en deuil, un drap blanc couvert de chappeaux de fleurs. Il demande que c’est. Quelqu’un de la ville luy respond que c’estoit un enterrement. Luy, trop curieux, s’avance jusques aux premiers du convoy, et importunement les presse de luy dire de qui c’est. O mortelle response ! L’Amour, ainsi vengeur de l’ingrate inconstance, veut faire esprouver à son ame ce que par son dédaigneux oubli il a fait souffrir au corps de sa maistresse : les traits de la mort.

Cet ignorant qu’il pressoit luy respond que c’estoit le corps de Madamoiselle de Tournon. A ce mot, il se pasme et tombe de cheval. Il le faut emporter en un logis comme mort, voulant plus justement en cette extremité luy rendre l’union en la mort que trop tard en la vie il luy avoit accordée. Son ame, que je crois, allant dans le tombeau requerir pardon à celle que son desdaigneux oubly y avoit mise, le laissa quelque temps sans aucune apparence de vie ; d’où estant revenu[e] l’anima de nouveau pour luy faire esprouver la mort qui, d’une seule fois, n’eust assez puny son ingratitude.

Ce triste office estant achevé, me voyant en une compagnie estrangere, je ne voulois l’ennuyer de la tristesse que je ressentois de la perte d’une si honneste fille ; et estant conviée ou par l’Evesque (dit sa Grace), ou par ses chanoines d’aller en festin en diverses maisons et divers jardins, comme il y en a dans la ville et dehors de très beaux, j’y allay tous les jours, accompagnée de l’Evesque, et de Dames et Seigneurs estrangers, comme j’ay dit, lesquels venoient tous les matins en ma chambre pour m’accompagner au jardin où j’allois prendre mon eau ; car il faut la prendre en se promenant[2].


  1. Var. : que je croy.
  2. On a sans doute remarqué au passage, dans ce récit, la présence de plusieurs alexandrins fort bien venus.