Tallandier (p. 41-51).


IV


Dans les deux semaines qui suivirent, Gwen n’eut pas une fois l’occasion de revoir le comte de Penanscoët, ni son ami Appadjy.

Ainsi que l’avait dit Dougual, l’existence privée de son père était complètement indépendante de la sienne. Ils avaient chacun leur demeure, leur suite, leur domesticité, de même que leurs plaisirs et leurs occupations. Seul était exercé par eux en commun le pouvoir, dans leur principauté.

Dougual travaillait une partie de la matinée avec l’un de ses trois secrétaires. L’après-midi était généralement consacré à sa femme. Il lui faisait visiter les alentours de la résidence, l’emmenait dans la magnifique forêt tropicale qui excitait l’émerveillement de Gwen. Ces promenades étaient faites sur le dos d’un des éléphants que renfermaient les écuries du rajah Han-Kaï. Celui-ci faisait aussi apprendre l’équitation à la jeune femme, qui se révélait écuyère de race. Puis venaient les heures de musique, de lecture, les longues causeries, pendant lesquelles Dougual achevait de mieux connaître l’âme et le cœur de Gwen. Quant à celle-ci, elle donnait plus que jamais toute sa confiance à l’enchanteur qui avait si féeriquement transformé toute son existence. Pourtant, elle pressentait — et d’ailleurs lui-même le lui avait donné à entendre — qu’il existait dans sa vie un côté mystérieux. Mais telle était en cette jeune âme ardente la puissance de l’amour qu’elle restait indifférente à l’énigme, tout absorbée en celui qui représentait pour elle la plus merveilleuse réalisation de ses rêves.

D’ailleurs, ne lui avait-il pas dit qu’il lui apprendrait bientôt quel était le secret dont il lui laissait ainsi deviner l’existence ? Elle attendait donc, confiante, heureuse, enivrée par l’amour qu’elle donnait et recevait. Tout son douloureux passé lui semblait lointain, enveloppé de brume, et rien, dans le palais de la Lumière heureuse, ne venait le lui rappeler.

Mme de Penanscoët était venue lui rendre sa visite. Elle lui avait paru plus froide, plus énigmatique encore qu’auparavant. Depuis, Gwen ne l’avait pas revue, sinon en quelques rencontres dans les jardins. Et elle s’était étonnée que la comtesse ne l’invitât pas à revenir la voir.

« Ce doit être une nature originale, peut-être changeante, pensait-elle. Et puis, si le comte, comme je le crois, n’approuve pas le mariage de Dougual, elle est peut-être obligée à cette attitude de réserve. »

Mais qu’importait à Gwen, puisqu’elle avait l’amour, la protection toute-puissante de Dougual ?

Cependant, sur cette félicité, des ombres planaient, invisibles.

Un soir, Gwen fut prise de torpeur et d’une grande faiblesse. Dougual fit appeler son médecin, un Chinois qui avait fait ses études à Paris. Les remèdes donnés ranimèrent la jeune femme, qui resta cependant toute la nuit et la journée du lendemain dans une sorte d’engourdissement. Le médecin ne savait à quoi attribuer un tel malaise. Il trouva le surlendemain la malade tout à fait remise et ne découvrit aucune trace de la faiblesse, de l’irrégularité du cœur constatées la veille encore.

— Malaise nerveux, conclut-il.

Bien que Dougual eût dissimulé son inquiétude, Gwen ne l’en avait pas moins perçue. Elle comprit en cette circonstance combien elle lui était chère, et qu’il était sincère en lui affirmant qu’elle régnait souverainement sur son cœur, jusqu’alors libre de tout attachement.

Trois jours après que la jeune femme se fut trouvée ainsi malade, Wou remit à son maître un billet où celui-ci lut ces mots :


« Je te demande de te trouver aujourd’hui, entre trois et quatre heures, à la pagode jaune. J’ai à te parler d’une chose grave. Ne dis mot de ce billet à Gwen ni à personne.

« Nouhourmal. »


En dissimulant sa surprise, car Gwen était à ce moment assise près de lui, Dougual replia la petite feuille. N’ayant eu jusqu’alors, comme il l’avait dit à sa femme, que peu de rapports avec sa mère, il était assez intrigué par ce rendez-vous mystérieux.

À trois heures, par les jardins qu’embrasait le soleil, il gagna la petite pagode faite de marbre jaune qu’un rajah de Pavala avait fait bâtir autrefois, dans l’intention, jamais réalisée, d’y appeler des prêtres de Bouddha. Sanda, qui semblait guetter près de la porte, rentra à l’intérieur, sans doute pour prévenir sa maîtresse. Dougual trouva Mme de Penanscoët debout dans le fond du temple, appuyée contre un Bouddha de bronze. Son visage conservait l’impassibilité habituelle. En inclinant la tête pour saluer son fils, elle dit avec calme :

— J’ai dû te donner rendez-vous ici, Dougual, car il faut que cette entrevue demeure secrète.

— Et pourquoi donc, ma mère ? Qu’avez-vous de si important à me révéler ?

— Dougual, il faut que Gwen quitte Pavala le plus tôt possible.

Le jeune rajah eut un vif mouvement de surprise.

— Gwen ?… quitter Pavala ?… À quel propos ?…

Il redressait la tête, d’un mouvement hautain, en attachant sur Nouhourmal un regard où montait l’irritation.

— Il le faut… Sa vie est menacée…

— Que voulez-vous dire ?

— Ce malaise qu’elle vient d’avoir…

— Eh bien ?

— Elle avait bu un verre d’orangeade le soir ?

— Oui, comme chaque jour. Ou du moins, elle n’en a bu qu’une petite partie, car elle n’avait pas soif…

— Heureusement, car, sans cela, elle n’existerait plus… Un arrêt du cœur et tout était dit. Il y a des poisons qui ne laissent pas de traces.

— Le poison ?… Vous dites le poison ?

Un peu pâli, les yeux étincelants, Dougual faisait quelques pas vers sa mère.

— Le poison, répéta lentement Nouhourmal.

— Et qui donc ?

— Cela, je ne te le dirai pas… ou du moins, pas encore.

— Mais je veux le savoir ! Je dois savoir, pour punir… et pour empêcher de nouvelles tentatives.

Mme de Penanscoët secoua la tête.

— Je ne puis pas te le dire maintenant. Et il n’y a qu’un moyen de soustraire ta femme à d’autres tentatives, c’est de la faire partir au plus tôt.

— Vraiment ? Vous croyez que je vais me priver de Gwen sur votre injonction quand, si vous dites vrai au sujet de ce poison, il est si simple que vous me fassiez part de vos soupçons… ou de vos certitudes.

Nouhourmal ne parut pas s’émouvoir de ces paroles ni de l’accent d’irritation railleuse. Elle étendit sa main et la posa sur le bras de son fils.

— Des certitudes, oui… Il faut me croire sur parole, Dougual. Ta femme a un ennemi puissant… un ennemi implacable. Ici, tu ne pourrais pas la défendre contre lui. Il y a trop de moyens… Qu’un jour, par exemple, on trouve un cobra enroulé autour du bras ou du cou de Gwen morte, qui pourrais-tu accuser ? L’année dernière, un de tes serviteurs n’a-t-il pas péri ainsi, mordu par un serpent qui s’était introduit dans sa chambre ?

— Un ennemi puissant… Un ennemi implacable…

Dougual avait pâli davantage. Ses yeux sombres s’attachaient sur Mme de Penanscoët, scrutaient la physionomie impénétrable.

— Fais-la partir, Dougual, répéta la comtesse en appuyant plus fort sa main sur le bras frémissant.

Leurs regards se pénétraient. Dans celui de Dougual passait une farouche interrogation. Nouhourmal secoua lentement la tête.

— Plus tard… plus tard, murmura-t-elle. Tu sauras alors beaucoup de choses, Dougual.

Elle laissa retomber son bras, fit quelques pas en avant, puis, se détournant, dit à mi-voix, d’un ton de douceur grave :

— Aie confiance en moi, Dougual. Je ne veux pas que ta femme soit victime… comme d’autres l’ont été.

Sur ces mots, elle se glissa hors de la pagode. Dougual demeura seul. Cependant, un long moment il resta immobile, le front penché, les lèvres nerveusement serrées. Puis il sortit à son tour. Au hasard, il s’en alla à travers les jardins. Une obsédante pensée mettait son reflet sombre dans le regard du jeune rajah. Mais une voix, tout à coup, le fit tressaillir.

— Eh ! mon cher ami, tu parais bien absorbé !

Sous un portique de marbre, que cachait à demi une admirable floraison tropicale, Ivor de Penanscoët prenait le thé en compagnie d’Appadjy et d’une fort jolie Chinoise, sa favorite du moment, qu’il avait fait enlever chez son père, un négociant de Manille.

— … Viens donc te joindre à nous. Ajamil réussit à merveille un certain cocktail dont tu me diras des nouvelles.

— Non, le cocktail ne me dit rien, répondit brièvement Dougual.

Il s’était arrêté en face de son père et attachait sur lui un long, étrange regard.

— Tu aimes mieux le thé préparé par Gwen ?

Un demi-sourire entrouvrit les lèvres d’Ivor.

— … Et surtout la présence de sa beauté… Car elle est incontestablement sans rivale sous ce rapport. Tout en regrettant ton choix à certains points de vue, je te comprends, au fond… Mais que m’a dit Lo-Min ? Elle a été assez sérieusement malade ?

Dougual écoutait son père avec une physionomie impénétrable. Il répondit du même ton bref :

— Mais non, c’était peu de chose… Un simple malaise nerveux. Il n’y paraît plus aujourd’hui.

— Ah ! bien… Avec l’enfance malheureuse qu’elle a eue, elle n’est peut-être pas de très forte santé.

— Je la crois, au contraire, d’un excellent tempérament, très résistant… Bonsoir, mon père.

— Bonsoir, mon cher. La chasse est toujours convenue pour après-demain, n’est-ce pas ?

— Toujours, à moins d’événements imprévus.

Tandis que Dougual s’éloignait, M. de Penanscoët prit un cigare que lui alluma la jeune Chinoise. Pendant un long moment, il fuma en silence. Appadjy buvait son thé à lentes gorgées. En reposant sa tasse sur la table de laque, près de lui, le brahmane demanda à mi-voix :

— Recommenceras-tu, Ivor ?

M. de Penanscoët eut un léger rictus.

— Voilà une question bien inutile, de la part d’un homme qui me connaît comme tu me connais.

Appadjy hocha la tête.

— Oui, je sais… Mais j’ai toujours détesté les risques inutiles. Un jour ou l’autre, tôt ou tard, Dougual se détacherait de cette femme.

— Tu as reconnu toi-même qu’elle était de celles auxquelles un homme peut rester longuement attaché. Tu m’as dit qu’elle pourrait être dangereuse…

— C’est vrai… Mais si ces craintes se réalisaient, il nous serait possible alors…

Le comte leva les épaules.

— Mieux vaut trancher ce lien au plus tôt. Il ne faut pas laisser traîner ces choses-là. Dougual ne peut avoir aucun soupçon, puisque rien, dans le malaise de Gwen, n’a pu révéler que le poison en fût la cause.

Pendant un moment, le brahmane demeura songeur… À quelques pas des deux hommes, un Hindou se tenait debout, appuyé contre une colonne, les bras croisés. Le turban clair dont il était coiffé faisait ressortir la teinte fortement bronzée du visage maigre, que striaient quelques rides. Le regard semblait indifférent, presque endormi, dans l’ombre des paupières demi-baissées. Par instants, seulement, un furtif éclair le traversait, les lèvres sèches avaient un bref, insaisissable sourire… Cet homme était Ajamil, le mari de Sanda et le serviteur préféré du comte de Penanscoët, qui avait depuis bien des années mis à l’épreuve son dévouement fanatique et sa discrétion absolue.

Le brahmane reposa sur la table sa tasse vide et dit pensivement :

— Tu as peut-être raison, Ivor. L’audace, la rapidité dans les décisions t’ont toujours réussi. Puisque cette femme est condamnée, qu’elle meure donc au plus tôt.

— C’est à quoi je vais m’occuper… et de telle sorte que, cette fois, elle n’échappe pas.

Avec un rire cynique, M. de Penanscoët ajouta :

— Mais je reconnais qu’il est dommage d’anéantir une pareille beauté… vraiment dommage, en vérité !