Tallandier (p. 31-39).


III


Le soir de ce jour, Gwen alla rendre visite à sa belle-mère.

Mme de Penanscoët — ou, comme on l’appelait ici, la princesse Nouhourmal — occupait une suite de pièces somptueuses dans le palais du Lotus blanc, réservé aux femmes du rajah Tung-Dow — ainsi nommait-on à Pavala Ivor de Penanscoët.

Gwen fut introduite dans une petite salle dont les murs de marbre étaient incrustés de pierres précieuses qui étincelaient à la lueur de deux lampes de bronze suspendues à la voûte par de longues chaînes. Sur un divan de soie jaune brochée d’argent était à demi étendue Mme de Penanscoët. Un corselet de velours rouge enserrait son buste, d’une forme parfaite. Des voiles noirs lamés d’argent l’enveloppaient. Sur sa poitrine tombait un triple collier fait de rubis et de diamants d’une grosseur rare. Près d’elle, une fumée odoriférante s’échappait d’un petit brûle-parfum de bronze, merveille de l’art chinois d’autrefois.

À l’entrée de Gwen, elle se souleva un peu et tendit vers la jeune femme une main délicate, dont les doigts disparaissaient presque sous les gemmes éblouissantes qui les ornaient.

— Je suis heureuse de vous voir, mon enfant…

Gwen se souvenait de cette voix lente, au timbre grave. Elle retrouvait aussi, tout semblable à autrefois dans l’enveloppement des voiles sombres, cet étroit visage si blanc, aux lèvres couleur de sang. Un profond regard s’attachait sur elle, tandis qu’elle avançait, un peu intimidée, mais sans cette sensation d’antipathie que, cet après-midi, la seule vue d’Ivor de Penanscoët lui avait inspirée.

— Moi aussi, madame, je suis très heureuse de vous connaître…

Elle s’inclinait, baisait avec un respect spontané la main délicatement parfumée.

— Asseyez-vous là, près de moi… Ne regrettez-vous pas votre Bretagne, ici ?

— Moi, regretter quelque chose près de Dougual ?… Oh ! madame !

Les beaux yeux ardents s’éclairaient de plus vives lueurs, tandis que la voix chaude protestait avec véhémence :

— … Et vous ne savez donc pas quelle était ma vie là-bas ?… la triste, misérable vie à laquelle il m’a enlevée ?

— J’en sais peu de chose. M. de Penanscoët m’a appris en quelques mots ce mariage… inattendu.

— L’approuvez-vous, madame ?

Hardiment, franchement, Gwen adressait la question en attachant son fier regard sur Mme de Penanscoët.

— Et pourquoi ne l’approuverais-je pas ? Non, en vérité, je n’ai rien à dire contre ce mariage… Mais mon opinion importe peu. Elle n’est rien… rien…

La voix de Nouhourmal restait calme et froide, son visage conservait l’impassibilité habituelle.

— Pour moi, elle compte beaucoup ! dit vivement Gwen. Au moins autant que celle de M. de Penanscoët… qui, elle, je le sens, m’est défavorable.

Nouhourmal s’étendit sur les coussins de brocart. Pendant un moment, elle resta silencieuse, tandis que ses doigts jouaient avec les colliers d’où jaillissaient de vives couleurs. Puis elle demanda :

— Racontez-moi toute votre existence, Gwen.

Tandis que la jeune femme parlait, Mme de Penanscoët tenait les paupières demi-baissées. Mais, dans leur ombre, les longs yeux noirs suivaient tous les changements d’expression sur la physionomie de Gwen. Quand celle-ci se tut, après avoir raconté son enlèvement de Ti-Carrec, son réveil à Pavala, son mariage avec Dougual, la comtesse eut de nouveau ce semblant de sourire qui, seul, paraissait compatible avec son hiératique physionomie.

— Ainsi, vous êtes heureuse, Gwen ?

— Oh ! si heureuse !

Mme de Penanscoët enveloppa d’un long regard ce visage éclairé par une joie profonde, radieuse. Elle eut un soupir léger… Puis, renversant un peu la tête en arrière, elle appela :

— Sanda !

Une Hindoue à la figure fanée parut au seuil d’une porte.

— Sers-nous le thé.

Quand la femme eut disparu, Nouhourmal dit à Gwen :

— Vous venez de voir la plus fidèle, la plus dévouée des servantes. Elle ne m’a pas quittée depuis mon enfance… Son mari est le serviteur de confiance de M. de Penanscoët.

À la réapparition de Sanda, Gwen la considéra avec attention. Elle remarqua le mélange de douceur et d’énergie qui existait dans le regard de cette femme, ses gestes souples, adroits. L’Hindoue, elle aussi, glissait des coups d’œil observateurs vers la jeune femme. Quand elle eut versé le thé dans les tasses de Chine, elle alla s’accroupir sur des coussins, à quelques pas de Nouhourmal, et demeura immobile, le menton appuyé contre sa main.

Nouhourmal, tout en tournant une petite cuiller dans le breuvage parfumé, adressa quelques questions à sa belle-fille sur la fin de Varvara. Le faisait-elle par sympathie ou seulement mue par une curiosité banale ? Gwen se le demandait, tout en considérant ce visage impénétrable dont la beauté semblait à peine touchée par l’âge. Existait-il un cœur, sous cette froide enveloppe ? Mme de Penanscoët avait-elle souffert de partager avec d’autres femmes l’amour d’Ivor de Penanscoët ? Aimait-elle son fils et y avait-il en elle quelque secrète douleur de ne l’avoir jamais eu un peu à elle, de n’être pour lui que lointaine et indifférente ?

« Cependant, cette femme si froide m’inspire une sorte de sympathie et de la confiance, pensait Gwen. C’est curieux !… Et j’ai l’impression qu’elle ne m’est pas hostile, elle, au contraire. »

Dans l’éblouissante petite salle aux murs semés de pierreries, l’air tiède de la nuit entrait par la baie de marbre dont Sanda avait été tirer le rideau. Les graines odoriférantes achevaient de se consumer dans le brûle-parfum. Un chat de Perse, à pas légers, venait vers Mme de Penanscoët et bondit sur ses genoux.

— Qu’il est beau ! dit Gwen.

— Le voulez-vous ?

— Oh ! madame, je ne voudrais pas vous en priver !

— Qu’importe ! Je ne suis attachée à rien… Demain, je vous le ferai porter.

Gwen remercia et se leva pour prendre congé. Nouhourmal étendit sa main et prit celle de la jeune femme.

— Une fine main de race… Vous ne savez rien sur la famille de votre mère, mon enfant ?

— Non, rien… Quand ma pauvre maman disparut, j’étais trop jeune pour qu’elle m’eût parlé du passé. Je sais seulement, pour l’avoir entendu dire plus tard, qu’elle avait dû fuir la Russie bolchevique… On prétendait qu’elle avait chanté dans un théâtre de San Francisco, avant d’épouser mon père… Il est possible que j’aie encore quelques parents, de par le monde. Mais peu m’importe, maintenant, puisque j’ai Dougual.

Une allégresse passionnée vibra dans sa voix, à ces derniers mots.

— Oui, vous avez Dougual, répéta Mme de Penanscoët.

Pendant quelques secondes, elle considéra la jeune femme debout devant elle, si belle dans son costume hindou sur lequel étincelaient les plus magnifiques joyaux. Puis elle dit avec une douceur froide :

— Bonsoir, mon enfant.

Avec les deux suivantes qui l’avaient accompagnée chez la princesse Nouhourmal, Gwen regagna le palais de la Lumière heureuse. Dans la nuit chaude, les parfums des jardins s’exhalaient, enivrants. De discrètes lumières éclairaient les portiques de marbre, les parterres, les allées d’orangers et de goyaviers. Mais Gwen ne remarquait rien autour d’elle, car, ainsi que la première fois où elle l’avait vue dans le parc de Kermazenc, Mme de Penanscoët venait de faire sur elle une impression profonde.

Comme elle atteignait la porte du palais, Willy en sortait. Il s’inclina au passage. Mais elle avait senti passer sur elle le dur éclair de ces yeux bleus qui lui donnaient toujours une sensation désagréable.

« Le fils de M. de Penanscoët, songea-t-elle. Sa mère était russe, comme maman… Vit-elle encore ? Non, probablement, car Dougual m’a parlé d’elle au passé… Évidemment, c’est une bien pénible situation que celle de ce jeune homme, devenu le serviteur de son frère. Dougual le traite avec hauteur, avec dureté parfois. Mais il donne l’impression d’un être que l’on doit continuellement mater et surveiller. Je crois que Dougual a raison en disant qu’il y a en lui quelque chose de sauvage. »

Ce fut absorbée dans ces réflexions que Gwen entra dans la salle aux parois de cèdre où le jeune rajah fumait, debout devant la baie ouverte sur les jardins. Il se détourna vivement en disant avec un accent d’impatience :

— Enfin !… Il paraît que la princesse Nouhourmal t’est plus sympathique que son mari ?

— Oh ! oui, Dougual !… Pardonne-moi de te dire cela très franchement, mais ton père…

— Te déplaît… Je pardonne volontiers, ma chère Gwen…

Il souriait en lui tendant les bras.

— … Tu sais combien j’aime ta sincérité. Conserve-la toujours, ma Gwen… De quoi avez-vous parlé, ma mère et toi ?

— Elle a voulu que je lui raconte toute ma vie… Sous son air de froideur, je la crois plutôt bienveillante à mon égard… C’est une physionomie singulière.

— Ne va pas chercher trop loin, Gwen. Ne va pas supposer quelque mystère sous cette froideur dont je n’ai jamais vu ma mère se départir. Volontiers, ta nature sensible et ardente croirait les autres semblables à elle… Non, ma Gwen aimée, il n’en est rien…

Les lèvres de Dougual s’appuyaient sur la chevelure soyeuse, dont sa main écartait le voile. En serrant la jeune femme contre lui, il murmura passionnément :

— Tu es unique, toi, ma bien-aimée… toi, l’élue de mon cœur.