Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 60-65).


CHAPITRE VII.

LES ÉGYPTIENS.


Venez, princes de régiment en haillons ; tous, princes du sang, Pregg, mon honnête et puissant seigneur ; et ces autres, quel que soit leur nom, Jarkman ou Patrico, Cranke ou Clapper-Dudgeon, Frater ou Abram-man ; je parle de tous.
Le Buisson du Mendiant.


Quoique le caractère de ces tribus égyptiennes qui inondèrent anciennement la plus grande partie des nations de l’Europe, et qui en quelque sorte subsistent encore parmi elles comme un peuple distinct, soit généralement connu, je demanderai au lecteur la permission de dire quelques mots sur ce qu’elles étaient en Écosse.

Tout le monde sait que les Égyptiens à une époque antérieure furent reconnus par un des rois d’Écosse comme un peuple séparé et indépendant ; ils furent distingués d’une manière moins favorable par une loi subséquente qui rendit le caractère d’Égyptien, dans la balance de la justice, synonyme de celui de voleur coutumier, et prescrivit leur châtiment en conséquence. Malgré la sévérité de cette loi et d’autres semblables, leurs bandes prospérèrent au milieu des malheurs du pays, et s’augmentèrent de ceux que la famine, l’oppression ou les fureurs de la guerre avaient privés de tout autre moyen d’existence. Ils perdirent en grande partie, par ce mélange, leur caractère national, et devinrent une race abâtardie, ayant toutes les habitudes de paresse et de vol de leurs ancêtres orientaux, avec la férocité qu’ils durent probablement aux hommes du Nord qui se joignirent à leur société. Ils voyageaient par bandes distinctes, avaient des lois parmi eux d’après lesquelles chaque tribu devait se renfermer dans son district. La moindre invasion sur les limites qui avaient été assignées à une autre tribu donnait lieu à des combats désespérés, dans lesquels il y avait souvent beaucoup de sang versé.

Le patriotique Fletcher de Saltoun a tracé une peinture de ces bandits, il y a environ cent ans, et mes lecteurs la parcourront avec étonnement.

« Il y a aujourd’hui en Écosse, dit-il (outre un grand nombre de pauvres familles entretenues seulement avec le produit des troncs des églises, et d’autres auxquelles une mauvaise nourriture donne la mort), deux cent mille vagabonds qui mendient de porte en porte. Loin d’être un avantage, c’est un bien lourd fardeau pour un pays aussi pauvre. Quoique leur nombre soit peut-être doublé par les grandes calamités qui ont désolé l’Écosse, toujours est-il que dans tous les temps il y a eu à peu près cent mille de ces mendiants qui ont vécu sans se soumettre à aucune loi du pays, ni même à aucune loi divine ou naturelle… Aucun magistrat n’a jamais pu découvrir ou être informé où mourait un seul sur cent de ces vagabonds ou s’ils étaient baptisés. Il se commet beaucoup de meurtres parmi eux ; et ils ne sont pas seulement un pesant fardeau pour les pauvres cultivateurs, qui sont sûrs d’être insultés s’ils ne donnent du pain ou quelque provision à peut-être quarante de ces coquins dans un seul jour, mais ils volent encore les gens qui demeurent dans des maisons isolées de tout voisinage. Aux années d’abondance ils se rassemblent sur les montagnes par milliers, et y font des repas et des débauches qui durent plusieurs jours ; dans les noces de campagne, aux enterrements, dans les marchés et sur tous les lieux publics, on les voit, hommes et femmes, toujours buvant, jurant, blasphémant, ou se battant entre eux. »

Malgré le tableau déplorable que présente cet extrait, et quoi que fît Fletcher lui-même, cet ami ardent et éloquent de la liberté crut ne pouvoir mieux arrêter ces désordres qu’en réduisant ces bandes à une sorte d’esclavage domestique ; la suite des temps, l’accroissement des moyens d’existence et le pouvoir des lois ont resserré ce mal affreux dans des limites très étroites. Les tribus d’Égyptiens, de Jockies ou de Cairds, car ces bandits étaient connus sous ces différents noms, devinrent moins nombreuses, et plusieurs s’anéantirent. Cependant il en restait assez pour effrayer et tourmenter les campagnes. Quelques métiers manuels et grossiers étaient entièrement abandonnés à ces vagabonds ; c’étaient eux qui faisaient des assiettes de bois, des cuillers de corne, et tout ce qui concerne l’art de la chaudronnerie ; ils y ajoutèrent un petit commerce de poterie grossièrement façonnée : tels étaient leurs moyens apparents d’existence. Chaque tribu avait ordinairement un point fixe de réunion qu’ils occupaient dans l’occasion, qu’ils considéraient comme leur camp, et dans le voisinage duquel ils s’abstenaient de commettre aucun vol. Ils avaient des talents et une industrie qui les rendaient utiles et agréables dans certaines circonstances. Plusieurs cultivaient la musique avec succès ; et le joueur de violon ou de cornemuse favori d’un district faisait souvent partie d’une tribu égyptienne. Ils entendaient bien les amusements de la campagne, tels que la chasse aux loutres, la pêche, et savaient toujours où trouver le gibier. Ils élevaient les bassets les meilleurs et les plus hardis, et ils avaient quelquefois de bons chiens d’arrêt à vendre. Dans l’hiver, les femmes disaient la bonne aventure, les hommes faisaient des tours de passe-passe ; et ces talents aidaient quelquefois la compagnie assemblée chez le fermier à passer agréablement les longues ou orageuses soirées. Leur caractère sauvage, et l’orgueil indomptable avec lequel ils dédaignaient tout travail régulier, inspiraient une certaine crainte, qui n’était point diminuée par la considération que ces vagabonds étaient une race vindicative qu’aucun frein ne pouvait arrêter, et que ni la crainte ni la conscience ne pouvaient les détourner de tirer une vengeance cruelle de ceux qui les avaient offensés. Ces tribus étaient, en un mot, les Parias de l’Écosse, vivant au milieu d’Européens civilisés comme des Indiens sauvages ; et comme eux on les jugeait plutôt par leurs coutumes, leurs habitudes et leurs opinions, que s’ils avaient été membres d’une partie de la société civilisée. Il en existe encore aujourd’hui quelques hordes, surtout dans les lieux où ils peuvent facilement s’échapper dans des solitudes ou sur une autre terre. Les traits de leur caractère ne sont pas beaucoup adoucis. Leur nombre, cependant, est bien diminué ; et au lieu de cent mille Égyptiens que comptait Fletcher, il serait peut-être impossible d’en trouver plus de cinq cents dans toute l’Écosse.

Une tribu de ces vagabonds, à laquelle Meg Merrilies appartenait, était établie depuis long-temps, du moins autant que ses habitudes le lui permettaient, dans un vallon du domaine d’Ellangwoan. Ils y avaient élevé quelques chaumières qu’ils appelaient « leur ville de refuge », et où, lorsqu’ils n’étaient point absents pour leurs excursions, ils vivaient sans être inquiétés, comme les corneilles perchées sur les vieux frênes qui les entouraient. Ils occupaient cette vallée depuis si long-temps, qu’ils étaient en quelque sorte regardés comme propriétaires des misérables cabanes qu’ils habitaient. On disait qu’ils avaient anciennement acheté cette protection du laird d’Ellangowan pour les services qu’ils lui avaient rendus dans la guerre, ou plus fréquemment en ravageant et en pillant les terres des barons voisins avec lesquels il était en querelle. Plus tard leurs services étaient devenus d’une nature plus pacifique : les femmes filaient des mitaines pour milady, tricotaient des chaussettes pour le laird ; et on les leur présentait tous les ans, le jour de Noël, en grande cérémonie ; les vieilles sibylles bénissaient le lit nuptial du laird lorsqu’il se mariait, et le berceau de son héritier naissant ; les hommes raccommodaient la porcelaine cassée de milady, servaient le laird dans ses parties de chasse, élevaient ses chiens et coupaient les oreilles de ses petits bassets ; les enfants cueillaient des noisettes dans les bois, des baies sur la mousse, pour porter leur tribut au château : on récompensait ces actes volontaires de service et de dépendance en les protégeant dans quelques occasions, en les tolérant dans d’autres, et en leur distribuant les restes de la table, même de la bière et de l’eau-de-vie, lorsque les circonstances commandaient au laird de se montrer généreux. Cet échange mutuel de bons offices, qui était continué depuis au moins deux siècles, rendait les tenanciers de Derncleugh comme des habitants privilégiés sur le domaine d’Ellangowan. Les coquins étaient tout-à-fait bons amis avec le laird, qui se serait regardé comme maltraité lui-même si son crédit n’eût pu les protéger contre les lois et les magistrats du comté. Mais cette union amicale allait bientôt être rompue.

La communauté de Derncleugh, qui n’avait de protection que pour ses propres fripons, ne s’alarmait nullement de la sévérité que le juge de paix déployait contre les autres vagabonds. Ils ne doutaient pas qu’il n’eût résolu de ne souffrir d’autres mendiants ou vagabonds dans le pays que ceux qui habitaient sur ses terres, et qui exerçaient leur commerce avec sa permission formelle, soit expresse, soit tacite. M. Bertram, de son côté, ne se hâtait pas d’exercer sa nouvelle autorité aux dépens des anciens colons de Derncleugh ; mais il y fut contraint par les circonstances.

À l’une des sessions de trimestre, notre nouveau juge se vit publiquement reprocher par un gentilhomme du parti politique opposé, que tandis qu’il affectait un grand zèle pour la police publique et semblait ambitionner la réputation de magistrat actif, il nourrissait une tribu des plus grands coquins du pays, et souffrait qu’ils habitassent à un mille du château d’Ellangowan. Il n’y avait rien à répondre à cela, car le fait était trop évident et trop bien connu. Le laird digéra cet affront le mieux qu’il put, et en retournant chez lui, il chercha dans son esprit quel serait le meilleur moyen de se débarrasser de ces vagabonds, qui avaient imprimé une tache à sa réputation de magistrat. Il venait de se décider à saisir la première occasion de chercher querelle aux parias de Derncleugh, lorsque le hasard lui en offrit une.

Depuis la nomination de notre ami à la place de juge de paix, il avait voulu que la porte de son avenue, qui, n’ayant autrefois qu’un gond, restait en tout temps ouverte d’une manière hospitalière, il avait voulu, dis-je, que cette porte fût de nouveau garnie de gonds et bien peinte. Il avait aussi fait boucher avec des pieux entrelacés artistement de genêt épineux certains trous dans les haies de son enclos, à travers lesquels s’introduisaient les petits garçons égyptiens pour aller chercher des nids d’oiseaux dans les plantations, les vieillards du village pour abréger leur chemin d’un lieu à un autre, et les garçons et les filles pour les rendez-vous du soir, et tout cela sans faire offense ou sans demander permission à personne. Mais ces jours de calme étaient sur le point de finir, et une inscription menaçante, placée sur l’un des côtés de la porte, annonçait qu’on poursuivrait selon la loi (le peintre avait écrit qu’on persécuterait ; l’un vaut bien l’autre), quiconque oserait passer par dessus cette clôture. De l’autre côté de la porte, on avait, pour l’uniformité, eu la précaution d’annoncer qu’il y avait des fusils à ressort et des pièges si terribles, que, disait en lettres rouges un emphatique nota bene, « si un homme s’y trouvait pris, ils casseraient la jambe d’un cheval. »

Malgré ces menaces, six grands garçons égyptiens et autant de filles étaient montés à cheval sur la nouvelle porte, tressant des fleurs de mai qu’ils avaient, il n’était que trop évident, cueillies dans l’enceinte défendue. Ce fut du ton le plus imposant qu’il put prendre, que le laird leur commanda de descendre ; ils ne firent aucune attention à son ordre ; il commença à les pousser à bas l’un après l’autre ; les coquins au visage bronzé résistèrent, passivement toutefois, se tenant aussi fermes qu’ils pouvaient, ou bien regrimpant aussi vite qu’ils étaient descendus.

Le laird alors appela à son aide un de ses domestiques, vigoureux gaillard qui eut tout de suite recours à son fouet, dont quelques coups firent bientôt déguerpir la bande. Telle fut la première brèche faite à la paix qui régnait entre le château d’Ellangowan et les Égyptiens de Derncleugh.

Pendant quelque temps les derniers ne purent s’imaginer que la guerre était véritable ; ils ne le crurent que lorsqu’ils virent leurs enfants recevoir des coups de fouet, si on les trouvait dans l’enclos, ou qu’en gardant leurs ânes ils les laissaient aller dans les plantations, ou seulement se détourner pour paître le long de la route ; enfin, ils ne le crurent que lorsque le constable commença à s’informer soigneusement de leurs moyens d’existence, et exprima sa surprise de ce que les hommes dormaient tout le jour dans leurs chaumières, et étaient absents la plus grande partie de la nuit.

Lorsque les choses en furent venues à ce point, les Égyptiens ne se firent aucun scrupule d’user de représailles. Les poulaillers d’Ellangowan furent pillés, son linge volé sur les cordes ou sur le pré où il était étendu pour blanchir, son poisson fut pêché, ses chiens furent enlevés, ses jeunes arbres coupés, ou dépouillés de leur écorce. On fit le mal seulement pour le plaisir du mal. De l’autre côté, on délivra des mandats avec l’ordre de les poursuivre, de les chercher, de les prendre et de les saisir sans miséricorde ; et, malgré leur adresse, un ou deux seulement des déprédateurs furent arrêtés et convaincus de vol sans pouvoir se défendre. L’un d’eux, jeune homme vigoureux, qui avait été quelquefois à la pêche en mer, fut livré au capitaine de la presse[1] à D…, deux enfants furent fortement fouettés, et une matrone égyptienne envoyée à la maison de correction.

Cependant les Égyptiens ne faisaient aucun mouvement pour quitter le lieu qu’ils avaient si long-temps habité, et M. Bertram sentait quelque répugnance à les chasser de leur ancienne « cité de refuge. » Aussi ces petites guerres dont nous parlons continuèrent quelques mois sans que les hostilités augmentassent ou diminuassent d’aucun côté.

  1. On connaît la presse des matelots en Angleterre. a. m.