Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 299-305).


CHAPITRE XLI.

L’ARRESTATION.


Ô vous, murs verdis par la mousse, tours sans défense, je vous vois dépouillés de votre ancienne splendeur. Où sont maintenant tous vos trophées, vos cours remplies par la foule, les cris de joie, le tumulte, qui proclamaient la grandeur de ma maison, à qui les barons du voisinage venaient rendre hommage ?
La Mère mystérieuse.


Brown (que nous appellerons de son nom de Bertram maintenant qu’il a remis le pied sur le domaine de ses pères) entra dans le château d’Ellangowan par une poterne qui paraissait avoir été fermée autrefois avec le plus grand soin. Il errait d’un appartement ruiné dans un autre, admirant ici la massive épaisseur du bâtiment, sa grossière mais majestueuse magnificence, et partout son étendue et sa grandeur. Dans deux de ces appartemens contigus l’un à l’autre, il remarqua des traces qui prouvaient qu’ils avaient été habités récemment. Dans l’un, le plus petit des deux, se trouvaient des bouteilles vides, des os à demi rongés, des morceaux de pain desséchés ; dans l’autre, qui était voûté et qui communiquait au premier par une porte solide, alors ouverte, il remarqua une grande quantité de paille : dans tous deux il y avait eu du feu allumé peu de temps auparavant. Il était loin de deviner que ces circonstances triviales se liaient intimement à des événements d’où dépendaient son bonheur, son honneur, sa vie peut-être.

Après avoir satisfait sa curiosité en parcourant à la hâte l’intérieur du château, Bertram sortit par la porte principale qui donnait sur la campagne, et s’arrêta pour contempler le paysage qui se déployait devant. S’étant inutilement efforcé de deviner la position de Woodbourne, et ayant facilement reconnu celle de Kippletringan, il se retourna pour jeter un dernier regard sur les magnifiques ruines qu’il venait de parcourir. Il admira l’effet majestueux et pittoresque des grandes tours rondes qui flanquaient et rendaient plus imposante la haute et sombre voûte par laquelle on pénétrait dans le château. Les armes de l’ancienne famille, gravées au-dessus de la porte, étaient trois têtes de loup placées diagonalement entre le haubert et le cimier, et au-dessous un loup percé d’une flèche. Elles avaient pour support de chaque côté un sauvage ceint et couronné, pour nous servir du langage du blason, tenant à la main un chêne déraciné, c’est-à-dire les racines en l’air.

« Et les descendants des puissants barons à qui appartenait cet écusson, « se dit en lui-même Bertram se livrant aux idées qu’inspirent naturellement de telles scènes, « sont-ils encore propriétaires de ce château que leurs pères avaient pris la peine de si bien fortifier ? ou sont-ils errants, ignorant même la renommée et la puissance dont jouirent leurs aïeux, tandis que leur domaine héréditaire est possédé par une famille étrangère ? Pourquoi, » se demandait-il à lui-même en s’abandonnant à la succession de pensées que ce spectacle faisait naître en son esprit ; « pourquoi y a-t-il des scènes qui réveillent en nous des idées qu’on prendrait pour des songes, pour des souvenirs d’enfance, vagues et confus, tels que mon vieux Bramine Mounschi les aurait attribués à la mémoire d’une existence qui a précédé celle-ci ? Serait-ce que les visions que nous présentent nos rêves, flottant confusément dans notre souvenir, sont ranimées par la présence des objets réels qui correspondent aux fantômes que ces visions ont offerts à notre imagination ?… Lorsque nous nous trouvons pour la première fois dans une société, ne nous arrive-t-il pas souvent d’éprouver un sentiment mystérieux et mal défini, qui fait que ni le lieu, ni les personnes, ni le sujet de la conversation, ne sont pas entièrement nouveaux pour nous, et que nous pourrions presque réciter d’avance un entretien qui n’a pas encore eu lieu ? Voilà l’effet que j’éprouve en contemplant ces ruines. Non ! je ne puis m’ôter de l’esprit que ces tours massives, cette porte sombre qui s’enfonce sous ces arches voûtées et cannelées, éclairées à peine par la lumière de la cour, ne sont pas tout-à-fait étrangères pour moi. Ces objets auraient-ils été familiers à mon enfance ? Serait-ce dans leur voisinage que je pourrais retrouver les amis dont mon cœur a conservé un tendre quoique bien faible souvenir, et que, bien jeune encore, j’ai changés pour des maîtres si impitoyables ? Cependant Brown, que je ne puis soupçonner d’avoir voulu me tromper, m’a dit que j’avais été enlevé sur la côte de l’est, après un combat où mon père avait perdu la vie ; et une scène horrible, qui ne me permet pas de douter de la véracité de son récit, se retrace encore à mon souvenir. »

Par un hasard singulier, l’endroit où le jeune Bertram s’était arrêté pour mieux voir le château, se trouva être précisément celui où mourut son père. Il était ombragé par un énorme chêne, le seul qu’il y eût sur toute l’esplanade, et qu’on appelait l’Arbre de la justice, parce que c’était là que jadis les barons d’Ellangowan faisaient exécuter les condamnations capitales par eux prononcées. Par un autre hasard, et cette coïncidence est vraiment remarquable, Glossin était ce matin-là en conférence avec une personne qu’il consultait au sujet de réparations et d’augmentations considérables qu’il projetait de faire au château neuf ; et comme il ne voyait pas avec plaisir des ruines qui rappelaient si vivement la grandeur des anciens propriétaires, il avait l’intention d’employer dans ces constructions nouvelles les pierres du vieil édifice délabré. Il était donc venu sur le bord de la mer accompagné de l’arpenteur dont il a été question dans une occasion précédente, lequel, au besoin, se faisait architecte. Toutefois Glossin, qui ne s’en rapportait qu’à lui-même, se chargeait de dresser les plans. Bertram leur tournait le dos quand ils arrivèrent sur l’esplanade ; et comme il était caché entièrement par les branches du grand chêne, Glossin ne l’aperçut qu’au moment où il arriva tout près de lui.

« Oui, monsieur, comme je vous l’ai déjà dit bien souvent, le vieux château est un carré parfait, tout en pierres de taille ; et ce serait une amélioration pour la propriété de le jeter à bas, puisqu’il ne sert que d’asile aux contrebandiers. » À ces mots, Bertram se tournant brusquement vers Glossin, qui n’était plus qu’à deux pas de lui : « Voulez-vous donc détruire ce vieux château, monsieur ? » lui dit-il.

Sa figure, son attitude, sa voix, étaient si exactement celles de son père dans ses meilleurs jours, que Glossin crut voir l’image vivante de son patron lui apparaître soudainement, dans le lieu même où il avait expiré, et pensa un instant que le tombeau avait laissé échapper sa proie. Il recula deux ou trois pas, comme s’il venait de recevoir une profonde blessure. Mais bientôt il retrouva sa présence d’esprit, rappelé à lui par cette pensée alarmante que ce n’était pas un habitant de l’autre monde qui s’offrait à ses yeux, mais un homme outragé, dépouillé, que la moindre maladresse de sa part éclairerait sur ses droits et sur les moyens de les faire valoir. Mais ses idées étaient si confuses, son esprit si troublé par le coup qu’il venait de recevoir, que ses premières paroles furent un cri d’alarme.

« Au nom de Dieu, comment êtes-vous arrivé ici ? — Comment je suis arrivé ici ? répéta Bertram surpris de la solennité de cette question. J’ai débarqué il y a un quart d’heure dans le petit port qui est au bas du château, et j’employais un moment de loisir à examiner ces ruines. J’espère qu’il n’y a point d’indiscrétion ? — D’indiscrétion, monsieur ? Non, monsieur, » dit Glossin reprenant insensiblement son sang-froid. Il dit deux mots à l’oreille de son compagnon, qui s’éloigna aussitôt et descendit vers la maison. « Vous pouvez, monsieur, comme toute personne honnête, satisfaire librement votre curiosité. — Je vous remercie, monsieur, reprit Bertram. On appelle ceci le vieux château, à ce que l’on m’a dit ? — Oui, monsieur, pour le distinguer du château neuf, où je demeure, ici en bas. »

Glossin, il n’est pas inutile d’en prévenir le lecteur, était, pendant le dialogue qui va suivre, curieux de découvrir quels souvenirs le jeune Bertram avait conservés des lieux où s’était écoulée son enfance, et en même temps condamné à une excessive réserve dans ses réponses, de peur d’éveiller ou de fortifier par quelques noms, phrases ou allusions, ces idées encore endormies ; il souffrit donc pendant ce temps-là les angoisses qu’il avait si bien méritées ; mais son orgueil et son intérêt, comme le courage des Indiens de l’Amérique du nord, lui donnaient la force de supporter les tortures que lui faisaient endurer les remords d’une conscience coupable, ainsi que la crainte, la haine, l’inquiétude qui le dévoraient.

« Je vous prierais, monsieur, dit Bertram, de me dire le nom de la famille à qui appartiennent ces ruines magnifiques. — C’est ma propriété, monsieur, et je me nomme Glossin. — Glossin, Glossin ! » répéta Bertram, comme si cette réponse n’était pas celle qu’il attendait. « Pardon, monsieur Glossin ; je suis sujet à de grandes distractions. Puis-je vous demander si ce château est depuis long-temps dans votre famille ? — Il fut bâti, il y a bien longtemps, par une famille appelée, je crois, Mac-Dingawaie, » répondit Glossin, supprimant, on devine pourquoi, le nom de Bertram qui aurait pu réveiller des souvenirs qu’il voulait laisser dans le plus profond repos, et cherchant à éluder par une réponse évasive la question relative à la durée de la possession.

« Et comment lisez-vous la devise à moitié effacée qui est sur cette bandelette roulée au-dessus de l’entablement qui soutient l’écusson ? dit Bertram. — Je… je… je ne distingue pas bien. — Je crois déchiffrer : Notre droit fait notre force. — Je suppose que c’est quelque chose d’approchant. — Puis-je vous demander, monsieur, si c’est la devise de votre famille ? — Non, non, mon Dieu ! non, ce ne l’est pas. C’est, je crois, la devise des précédents propriétaires. La mienne… ma devise… car j’ai été en correspondance avec M. Cumming de Lyon-office, à Édimbourg, à ce sujet ; il m’a répondu que les Glossin avaient autrefois pour devise : Ce qu’on prend on le fait sien. — S’il y avait quelque doute, monsieur, et que je fusse à votre place, je choisirais l’ancienne devise, qui me paraît la meilleure des deux. »

Glossin, dont la langue était en ce moment attachée à son palais, répondit par une inclination de tête.

« C’est une chose singulière, » continua Bertram les yeux fixés sur la porte d’entrée et sur les armoiries, et partie s’adressant à Glossin, partie se parlant à lui-même ; « c’est une chose singulière que la mémoire. Les fragments d’une vieille prédiction, ou chanson, ou ballade, ou je ne sais quoi, se retracent à mon souvenir à la vue de cette devise. Tenez, c’est une rime quatre fois redoublée :

L’ombre deviendra la lumière,
Le droit remplacera l’erreur,
Quand de Bertram, dans sa carrière,
La force atteindra sa…


Je ne puis me rappeler le dernier vers, c’est le nom de quelque hauteur : oui, hauteur, voilà la rime, j’en suis sûr ; mais impossible de retrouver le mot qui précède celui-là. — Maudite soit ta mémoire ! murmura en lui-même Glossin ; elle n’est que trop bonne. — Il y a encore des vers qui sont liés à ceux-ci dans mes souvenirs d’enfance. N’y a-t-il pas, monsieur, dans ce pays-ci, une ballade populaire sur une fille du roi de l’île de Man, qui s’enfuit avec un chevalier écossais ? — Je suis l’homme du monde le moins propre à être consulté sur les vieilles ballades. — Je chantais celle-là d’un bout à l’autre, quand j’étais enfant. Figurez-vous, monsieur, que j’ai quitté l’Écosse, mon pays natal, encore très jeune ; et que ceux qui m’ont emmené ont fait leur possible pour effacer en moi les souvenirs de ma patrie, parce que sans doute un désir d’enfant me portait à vouloir m’échapper de leurs mains. — Très naturel, » répondit Glossin, mais prononçant comme si, malgré tous ses efforts, il ne pouvait ouvrir la bouche plus de la largeur d’un pouce ; de sorte que ces paroles inarticulées n’étaient qu’un murmure confus, bien éloigné du ton ferme et distinct de sa voix ordinaire. Sa contenance, ses gestes, pendant toute cette conversation, étaient contraints et embarrassés ; sa taille même semblait diminuer ; ce n’était plus, pour ainsi dire, que l’ombre de lui-même : avançant tantôt un pied, tantôt l’autre, tantôt restant immobile, tantôt jouant avec les boutons de son gilet, tantôt joignant les mains, il offrait la véritable image d’un lâche et bas coquin dans les angoisses de la crainte, redoutant le moment où sa bassesse va être reconnue. Ces symptômes, tout frappants qu’ils fussent, n’étaient pas remarqués de Bertram, absorbé dans ses propres réflexions. Quoiqu’il s’adressât à Glossin, c’était bien moins à lui qu’il faisait attention qu’à la confusion inexplicable de ses propres souvenirs et de ses sentiments. « Oui, dit-il, je n’ai pas oublié ma langue maternelle parmi les matelots, dont beaucoup parlaient anglais ; et quand j’étais seul dans un coin, je chantais cette ballade du commencement à la fin. Maintenant je n’en sais plus un mot ; mais je me rappelle bien l’air ; je ne sais ce qui le retrace si vivement à ma mémoire.

Il tira son flageolet de sa poche, et joua un air fort touchant. Cet air éveilla sans doute des souvenirs analogues à ceux de Bertram, dans l’esprit d’une jeune fille qui lavait du linge à une fontaine située à peu de distance, à mi-chemin de la descente ; et elle se mit à chanter la chanson dont l’air arrivait à ses oreilles.

Du Forth sont-ce là les rivages,
Ou la Dee aux bords enchantés,
Ou de Warroch les bois sauvages,
Qu’avec tant de plaisir mon cœur eût visités ?

« Par le ciel ! dit Bertram, voilà la ballade. Il faut que cette jeune fille me l’apprenne. »

« Malédiction ! pensa Glossin ; si je ne trouve moyen d’empêcher cela, tout est perdu. Le diable enlève toutes les ballades, et ceux qui les font, et ceux qui les chantent, et cette damnée coquine avec sa voix !… — Vous aurez le temps un autre jour, dit-il enfin d’une voix haute (il apercevait son émissaire avec deux ou trois hommes, arriver sur la plate-forme). Pour le moment, il faut que nous ayons ensemble une conversation un peu plus sérieuse. — Comment l’entendez-vous, monsieiur ? » dit Bertram se retournant brusquement, et offensé du ton qu’il prenait.

« Mais, monsieur, ce que je dis est clair… Je crois que vous vous nommez Brown, continua Glossin. — Et que vous importe, monsieur ? »

Glossin regarda par dessus son épaule, si son monde approchait ; ils n’étaient plus qu’à deux pas. « Van Beest Brown, si je ne me trompe ? — Et que vous importe, encore une fois, monsieur ? » dit Bertram dont la surprise et le mécontentement redoublaient.

« Mais c’est que, dans ce cas, » répondit Glossin, remarquant que ses agents étaient à ses côtés ; « dans ce cas, je vous arrête au nom du roi. » En même temps il le prit au collet, pendant que deux des nouveaux venus le saisissaient chacun par un bras. Cependant, par un vigoureux effort, Bertram se débarrassa de leurs mains, et renversa à terre le plus opiniâtre ; tirant alors son couteau de chasse, il se mit sur la défensive. Les agresseurs, qui venaient de faire l’épreuve de sa vigueur, se retirèrent à une distance respectueuse. « Remarquez bien, leur dit-il, que je n’entends point résister à l’autorité légale ; justifiez-moi d’un mandat d’arrêt délivré par le magistrat, prouvez-moi que vous êtes autorisés à procéder à mon arrestation, et je me soumettrai sur-le-champ ; mais que celui qui tient à la vie ne m’approche pas avant qu’on m’ait appris pour quel délit et par quelle autorité on s’empare de ma personne. »

Glossin ordonna alors à un des constables d’exhiber un mandat d’arrêt contre Van Beest Brown, accusé d’avoir volontairement et méchamment tiré sur Charles Hazlewood, fils de sir Robert Hazlewood, dans l’intention de lui donner la mort, et de quelques autres crimes et délits ; ledit mandat ordonnant que, sitôt la capture, il serait traduit devant un magistrat pour être interrogé. Le mandat était positif, le fait impossible à nier ; Bertram baissa donc son coutelas, et se rendit aux constables, qui, se précipitant sur lui avec un empressement égal à la lâcheté qu’ils avaient montrée auparavant, se préparaient à le charger de fers, alléguant, pour justifier cette rigueur, la force et l’agilité qu’il venait de déployer. Mais le courage ou l’effronterie manqua à Glossin pour laisser commettre cet outrage inutile ; il ordonna que le prisonnier fût traité avec tous les égards, tout le respect compatibles avec la prudence. N’osant pas le laisser entrer dans la maison de ses pères, où d’autres objets auraient pu éveiller plus vivement encore ses souvenirs, et en même temps pour donner à ses procédés une sanction d’une autorité plus respectable que la sienne, il commanda qu’on préparât son équipage (car il en avait pris un depuis peu) ; en attendant il fit apporter des rafraîchissements au prisonnier et aux officiers, qu’il consigna dans un des appartements du vieux château, jusqu’à ce qu’on pût transporter l’accusé devant le magistrat qui devait procéder à son interrogatoire.