Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 264-274).


CHAPITRE XXXVII.

L’ENTERREMENT.


Cette plate farce n’avait ni vérité pour toucher le cœur, ni art pour toucher l’imagination ; elle était sombre et point imposante ; horrible, mais repoussante. On ne voit sur la scène qu’une agitation bruyante et sans motif ; pas un sentiment tendre et profond : le froid glacial de l’ouvrage se répand sur les spectateurs.
Le Registre de paroisse.


« Votre Majesté, dit Mannering en riant, a signalé son abdication par un acte de merci et de charité… cet homme ne pensera plus à plaider. — Vous vous trompez, répondit le jurisconsulte expérimenté : la seule différence, c’est que j’ai perdu un client et des honoraires. Il ne restera pas en repos qu’il n’ait trouvé quelqu’un qui s’engage à le seconder dans la folie qu’il est décidé à faire… Non, non. Je vous ai seulement fait voir un autre faible de mon caractère… je dis toujours la vérité le samedi soir. — Et quelquefois aussi dans la semaine, j’imagine ? répondit Mannering en souriant. — Oui, sans doute, autant que ma profession me le permet. Je suis, comme dit Hamlet, un assez honnête homme quand mes clients et leurs hommes d’affaires ne se servent pas de moi comme d’un porte-voix pour débiter à la barre leurs doubles mensonges. Mais il faut vivre ! c’est une triste chose… Maintenant, arrivons à votre affaire. Je suis charmé que mon vieil ami, Mac-Morlan, vous ait adressé à moi : c’est un homme honnête, actif et intelligent ; il a été long-temps shérif-suppléant du comté de…, quand moi-même j’étais shérif ; il occupe toujours le même emploi. Il sait quel intérêt je porte à cette infortunée famille d’Ellangowan et à la pauvre Lucy. Je ne l’ai pas vue depuis l’âge de douze ans : c’était alors une fort jolie enfant, et fort raisonnable, avec un père qui ne l’était guère, un vrai prodigue. Mon attachement pour elle date de loin. Quand j’étais shérif du comté, monsieur Mannering, je fus appelé pour recueillir des informations sur un meurtre commis à Ellangowan, le jour même où naquit cette pauvre enfant, et qui, par une étrange complication d’événements, que malheureusement je ne pus jamais démêler, coïncidait avec la mort ou la disparition de son frère unique, enfant d’environ cinq ans. Non, colonel, de ma vie je n’oublierai le douloureux spectacle qu’offrait ce jour-là le château d’Ellangowan… Le père, la tête à moitié perdue ; la mère expirant au milieu des douleurs d’un enfantement prématuré ; un enfant disparu ; un autre qui entrait dans ce misérable monde, poussant des cris auxquels, au milieu de ce concours des plus affreux malheurs, personne n’avait à peine le temps de faire attention. Nous autres hommes de loi, nous ne sommes pas plus de fer ou d’airain, monsieur, que vous autres soldats n’êtes d’acier. Nous vivons au milieu des crimes et des misères de la société, comme vous au milieu des misères et des crimes de la guerre : peut-être un peu d’insensibilité est-elle nécessaire, dans l’un et l’autre cas, pour faire son devoir… Mais que le diable enlève un soldat dont le cœur est aussi dur que son épée ! que la damnation tombe sur l’homme de loi qui endurcit son cœur comme son front !… Mais allons au fait : je perds ma soirée du samedi… Voulez-vous avoir la bonté de me remettre les pièces qui concernent l’affaire de miss Bertram ?… Ah ! consentez à faire demain un dîner de garçon avec un vieil avocat… à trois heures précises. J’insiste sur ce point… vous viendrez une heure plus tôt… L’enterrement de la vieille est pour lundi ; il s’agit des intérêts de l’orphelin, et nous prendrons une heure sur le dimanche pour nous en occuper… Je crains bien que tout ne soit perdu, si elle a fait un second testament…, à moins pourtant qu’il n’ait pas soixante jours de date. Alors si miss Bertram peut démontrer qu’elle est l’héritière légitime, nous… Mais, écoutez ; mes sujets s’impatientent de l’interrègne… Je ne vous invite pas, colonel, à vous joindre à nous : ce serait abuser de votre complaisance ; il faudrait que vous eussiez commencé la journée avec nous, et passé graduellement du bon sens à la gaîté, de la gaîté à… à… à… À la folie… bonsoir… Henri, reconduisez monsieur Mannering… Colonel, je vous attends demain, pas plus tard que deux heures. »

Le colonel retourna à son auberge aussi étonné des ridicules extravagances au milieu desquelles il avait surpris l’avocat, que de la justesse d’esprit et de la pénétration qu’il avait montrées dans les matières relatives à sa profession, et de la sensibilité avec laquelle il s’était expliqué sur la jeune orpheline.

Le matin, pendant que le colonel et son très silencieux et très paisible compagnon Dominie Sampson achevaient le déjeuner qu’avait préparé et servi Barnes, déjeuner pendant lequel Dominie s’était brûlé la main en versant le thé, on vit arriver tout-à-coup M. Pleydell. Une petite perruque soigneusement peignée, dont chaque cheveu avait reçu d’un zélé et habile perruquier la quantité convenable de poudre, un habillement noir bien brossé, des souliers luisants avec des boucles d’or, et une boucle de même métal à la cravate ; des manières plutôt polies et réservées qu’assurées, cérémonieuses quoique sans aucun mélange d’embarras ; une figure dont les traits expressifs et un peu singuliers portaient l’empreinte d’un calme parfait… tout montrait un personnage bien différent du joyeux convive de la veille. Un regard vif, malin et perçant, pouvait seul rappeler l’homme du samedi soir.

« Je viens, dit-il en saluant avec une extrême politesse, user sur vous de mon autorité royale en matière spirituelle, comme j’ai déjà fait en matière temporelle… Puis-je vous accompagner à l’église presbytérienne, ou à la réunion épiscopale ?… Tros Tyriusve. Un avocat, vous le savez, est de toute religion, ou plutôt de toutes les formes de religion ! Ou souhaiteriez-vous employer l’après-midi autrement ? Vous excuserez mon importunité ; elle n’est plus à la mode. Mais je suis né dans un temps où un Écossais aurait cru manquer aux devoirs de l’hospitalité, s’il avait laissé son hôte seul, excepté pendant son sommeil… Vous me direz, j’espère, si je vous importune. — Pas du tout, mon cher monsieur, répondit Mannering. Je serais charmé de confier la direction de ma barque à un pilote tel que vous. J’entendrai avec le plus vif plaisir quelqu’un de vos prédicateurs écossais, dont les talents font tant d’honneur à ce pays… votre Blair, votre Robertson, votre Henry ; j’accepte donc votre offre de tout mon cœur. Seulement (en tirant l’avocat un peu à part et en tournant ses yeux vers Sampson), mon digne ami, qui rêve sur cette chaise, est un peu distrait et a besoin d’un guide ; mon domestique Barnes, qui lui en sert habituellement, ne peut remplir cet office dans une ville qu’il ne connaît pas, d’autant moins que mon ami a exprimé l’intention de se rendre à l’une de vos églises les plus éloignées d’ici. »

L’avocat lança un regard sur Sampson… « Cette curiosité mérite d’être gardée… Je vous trouverai un bon gardien. Vous, dit-il au garçon, allez chez Luckie[1] Finlayson dans Cowgate, pour lui demander Miles Macfin, le commissionnaire, qui doit être là dans ce moment. Dites-lui que j’ai besoin de lui parler. »

Miles Macfin ne se fit pas long-temps attendre. « On peut confier votre ami aux soins de cet homme, dit Pleydell ; il l’accompagnera ou le conduira partout où il voudra aller, à l’église ou au marché, à une assemblée ou à une cour de justice, ou… enfin, à quelque endroit que ce soit… et vous le ramènera sain et sauf à la maison et à l’heure que vous aurez fixée. Vous pouvez donc laisser M. Barnes libre d’employer son temps comme il voudra.

L’arrangement fut accepté ; le colonel confia même Sampson à cet homme pour tout le temps qu’ils resteraient à Édimbourg.

« Maintenant, monsieur, si vous voulez, nous irons à l’église des Frères-Gris, pour entendre l’historien de l’Écosse, du continent et de l’Amérique. »

Ils furent désappointés… Robertson ne prêchait pas ce jour-là. « Un moment de patience, dit l’avocat, nous serons bien dédommagés. »

Le collègue de Robertson[2] monta en chaire. Son extérieur ne prévenait pas en sa faveur. Un teint d’une pâleur extraordinaire contrastait bizarrement avec une perruque noire, sans poudre ; une poitrine étroite, des reins voûtés ; des mains qui, placées comme deux arcs-boutants sur la chaire, semblaient là pour soutenir le corps du prédicateur plutôt que pour accompagner son débit… Pas de robe, pas même celle de Genève ; un rabat chiffonné, un geste qui semblait involontaire : voilà ce qui frappa d’abord le colonel. « Ce prédicateur semble bien gauche, dit-il à l’oreille de son nouvel ami. — Soyez sans inquiétude ; c’est le fils d’un excellent avocat écossais[3], il montrera de quel sang il sort, je vous en réponds. »

Le savant jurisconsulte avait raison. Mannering entendit un discours rempli de vues instructives et frappantes sur les livres saints, un sermon où le calvinisme de l’église d’Écosse était fortement appuyé sur des arguments solides, et devenait en même temps la base d’un système de morale pratique qui ne couvre pas le pécheur du manteau d’une foi purement spéculative ou des dogmes théologiques, non plus qu’il ne lui permet de s’abandonner aux vagues de l’incrédulité ou du schisme. Il y avait dans la forme de son argumentation, dans ses métaphores, quelque chose d’antique, et qui donnait à son style un plus grand caractère de force et d’élévation. Le prédicateur ne lisait pas son discours, mais consultait de temps à autre un petit papier où il en avait noté les principales divisions… Sa prononciation, d’abord confuse et embarrassée, devint, à mesure qu’il s’échauffa, distincte et animée ; en un mot, quoique son discours ne pût être cité comme un parfait modèle d’éloquence de la chaire, Mannering n’en avait pas souvent entendu qui montrassent autant de savoir, une métaphysique aussi subtile, et si pleins d’arguments victorieusement employés à la défense du christianisme.

« Tels, disait-il en sortant de l’église, tels doivent avoir été les prédicateurs dont le courage intrépide et les talents puissants, quoique rudes et sans culture, nous ont valu la réforme. — Et pourtant, dit Pleydell, ce respectable ministre, que j’aime à cause de son père et à cause de lui-même, n’a rien de cet orgueil sombre et de la morgue pharisaïque que l’on a reprochés aux premiers fondateurs de l’église calviniste d’Écosse. Son collègue et lui diffèrent d’opinion sur quelques points de discipline ecclésiastique, et sont chefs de deux partis opposés dans l’église ; mais ils n’ont jamais perdu de vue les égards qu’ils se doivent respectivement, et n’ont jamais souffert que la malignité se mêlât à une opposition ferme, constante, et en apparence consciencieuse des deux côtés. — Pour vous, monsieur Pleydell, que pensez-vous des points sur lesquels ils ne sont pas d’accord ? — Mais, colonel, j’espère qu’un honnête homme peut aller au ciel sans avoir d’opinion là-dessus. D’ailleurs, inter nos[4], je suis, membre de l’église épiscopale d’Écosse, église souffrante, l’ombre d’une ombre maintenant ; et en vérité ce n’est pas un malheur. Cependant j’aime à prier où priaient mes pères avant moi, sans pour cela penser plus mal du culte presbytérien, ni de ceux dont je ne partage pas les idées. » Après cette remarque, ils se séparèrent jusqu’à l’heure du dîner.

À en juger par l’épouvantable entrée de la maison de l’avocat, Mannering ne s’attendait pas à être bien somptueusement traité. Elle lui parut encore plus sombre pendant le jour que le soir précédent. Les maisons des deux côtés de la rue étaient si peu éloignées, que les habitants auraient pu, de leurs fenêtres, situées en face l’une de l’autre, se donner la main ; quelques-unes même communiquaient entre elles par des galeries en bois. L’escalier de celle où demeurait Pleydell était d’une malpropreté dégoûtante. En entrant dans l’appartement, Mannering remarqua avec peu de plaisir un corridor sombre et étroit. Mais la bibliothèque, dans laquelle il fut introduit par un domestique âgé, d’une figure respectable, faisait un contraste complet avec ce corridor de mauvaise apparence. C’était une pièce d’une assez grande étendue, ornée d’un ou deux portraits de personnages célèbres d’Écosse, par Jamieson, le Van-Dyck de la Calédonie, et garnie, de toutes parts, de livres, les meilleures éditions des meilleurs auteurs, notamment d’une admirable collection des classiques.

« Voilà, dit M. Pleydell, les outils de mon métier. Un avocat sans connaissances en littérature est un automate, un misérable manœuvre ; s’il est un peu versé dans ces connaissances, il a peut-être le droit de se croire un architecte. »

Mannering fut surtout enchanté de la vue dont on jouissait des fenêtres. Elles donnaient sur la magnifique campagne entre Édimbourg et la mer, sur le Forth avec ses îles, la baie qui se termine par le promontoire de Berwick, les côtes voisines de Fife au nord, dont les hauteurs se détachaient sur un horizon pur et azuré.

Après avoir suffisamment joui de la surprise de son hôte, M. Pleydell appela son attention sur les affaires de miss Bertram. «  J’espérais, dit-il, quoique bien faiblement, découvrir le moyen d’établir incontestablement ses droits à la propriété de Singleside ; mais mes recherches ont été infructueuses. La vieille dame était certainement propriétaire absolue et incommutable ; elle pouvait disposer de ses biens. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est que le diable ne lui aura pas suggéré de révoquer ce testament, qui est inattaquable. Vous assisterez demain à ses funérailles ; vous recevrez une invitation pour cela, car j’ai averti son agent que vous êtes ici pour représenter miss Bertram. Je vous rejoindrai à la maison mortuaire pour assister à l’ouverture du testament, spectacle quelquefois digne d’être vu. La vieille dame avait chez elle une jeune orpheline, sa parente, qui lui servait de domestique ou à peu près. J’espère qu’elle lui aura assuré un sort en considération de la peine forte et dure[5] qu’elle lui a fait subir durant sa vie. »

Trois messieurs arrivèrent en ce moment : ils furent présentés au colonel. C’étaient des hommes sensée, aimables et instruits : aussi la soirée se passa fort agréablement, et Mannering resta jusqu’à huit heures, fêtant la bouteille de son hôte, laquelle n’était pas de petite taille. À son retour à l’auberge, il trouva une carte d’invitation pour les funérailles de mistress Marguerite Bertram de Singleside : le convoi devait partir pour le cimetière des Frères-Gris, à une heure de l’après-midi.

À l’heure indiquée, le colonel se dirigea vers le faubourg du sud. Il découvrit aisément la maison de la défunte en voyant deux figures sinistres qui se tenaient devant la porte, selon la coutume en Écosse, vêtues de longs manteaux noirs avec des crêpes et des galons blancs, tenant à la main des bâtons qui portaient aussi les insignes du deuil. Deux autres personnages muets, qu’à leurs visages on aurait pris pour des gens accablés par quelque épouvantable malheur, le conduisirent dans la salle à manger de la défunte, où la compagnie était rassemblée pour les funérailles.

L’usage, maintenant aboli en Angleterre, d’inviter tous les parents du défunt à son enterrement, subsiste toujours en Écosse. En beaucoup d’occasions il en résulte un spectacle singulier et frappant, mais qui, le plus souvent, dégénère en pures formalités, en grimaces, lorsque le défunt n’a point été aimé pendant sa vie et n’est point regretté après sa mort. Les rites funèbres pratiqués en Angleterre, l’une des parties les plus belles et les plus imposantes de son rituel, pourraient, dans une circonstance semblable, fixer l’attention des assistants et les amener à s’unir d’esprit et de cœur aux prières de l’Église ; mais, dans le rituel écossais, rien ne peut produire un tel effet, et si les assistants ne sont pas véritablement pénétrés, l’ennui, une hypocrisie mal déguisée, sont tout ce que l’on peut lire sur leurs visages. Malheureusement, mistress Marguerite Bertram était une de ces personnes qui ne savent point, par la bonté de leur caractère, se concilier l’affection générale ; elle n’avait pas de proches parents à qui la force du sang eût pu seule arracher des larmes : aussi ne voyait-on parmi ceux qui assistaient à ses funérailles que les formes extérieures de l’affliction.

Mannering, au milieu de cette lugubre réunion de cousins aux troisième, quatrième, cinquième et sixième degrés, composait son visage à l’instar des visages graves et solennels qu’il voyait autour de lui ; il paraissait aussi triste de la mort de mistress Marguerite Bertram que si la défunte dame de Singleside avait été sa sœur ou sa mère. Après un moment de silence profond et imposant, des conversations s’établirent dans l’assemblée.

« Notre pauvre amie, » dit un grave monsieur, ouvrant à peine la bouche de crainte de déranger le sérieux mélancolique qu’il avait cherché à donner à ses traits, et laissant couler ses paroles d’entre ses lèvres, qu’il tenait aussi serrées que possible ; « notre pauvre amie a au moins vécu dans l’affluence des biens de ce monde. — Sans doute, » répondit celui auquel s’adressait cette réflexion, les yeux à moitié fermés, « la pauvre mistress Marguerite était bien ménagère de ce qu’elle possédait. »

« Y a-t-il des nouvelles aujourd’hui, colonel Mannering ? » dit à ce dernier un des messieurs qui avaient dîné avec lui la veille, mais d’une voix aussi grave et aussi sombre que s’il avait annoncé la mort de toute sa famille.

« Rien de particulier, je crois, monsieur, » répliqua Mannering d’un ton qu’il mettait autant que possible en harmonie avec celui qui régnait dans cette funèbre réunion.

« Il paraît, » continua celui qui avait parlé le premier, d’un air important et comme un homme bien informé, « il paraît qu’il y a un testament. — Et qu’aura la petite Jenny Gibson ? — Cent livres et la vieille montre à répétition. — C’est bien peu de chose. La pauvre enfant ! elle a été bien long-temps avec la vieille dame ; mais on a toujours tort de compter sur les souliers des morts. »

« Je crains bien, » dit le politique placé à côté de Mannering, « que nous n’en ayons pas fini avec votre vieil ami Tippo-Saïb. Je crois qu’il donnera bien du mal à la Compagnie. On m’a dit, mais vous devez savoir cela au juste, que les actions des Indes orientales ne montent pas. — Je suis persuadé qu’elles ne tarderont pas à monter. — Mistress Marguerite, » dit une autre personne se mêlant à la conversation, « avait des actions de cette compagnie : j’en suis sûr, car je touchais les intérêts pour elle. Il serait à désirer pour les curateurs et les légataires, que le colonel voulût bien donner son avis sur le temps et sur la manière de les vendre. Pour moi, je pense… Mais voici M. Mortelock qui vient nous avertir qu’on va faire la levée du corps. »

M. Mortelock, l’entrepreneur des convois, arriva en effet avec un visage allongé et un air d’affliction solennelle, comme il convenait à son rôle, pour distribuer aux personnes qui devaient porter le drap funéraire de petites cartes qui indiquaient à chacun la place qu’il devait occuper en accompagnant le cercueil. Comme la préséance est censée réglée par le degré de parenté avec le défunt, l’entrepreneur, malgré son expérience consommée en ces tristes matières, ne put s’empêcher de faire des mécontents. Être parent de mistress Bertram, c’était en quelque sorte l’être des terres de Singleside, et tous les cousins et arrière-cousins, là présents, s’en montraient singulièrement jaloux. Quelques murmures se firent donc entendre. Notre ami Dinmont exprima son mécontentement un peu plus haut. Incapable de déguiser sa mauvaise humeur ou de s’exprimer d’un ton convenable en cette circonstance solennelle, « Je pensais que vous me donneriez une de ses jambes à porter, » s’écria-t-il d’une voix beaucoup plus élevée qu’il ne convenait dans cette circonstance ; « et, si je n’étais pas qu’un laboureur, je l’aurais eue à porter moi-même comme tant d’autres qui sont ici. »

Vingt regards de travers, vingt coups d’œil menaçants furent lancés au fermier, qui ne s’en déconcerta pas le moins du monde ; et, après avoir donné carrière à sa mauvaise humeur, il descendit brusquement les escaliers avec le reste de la compagnie, sans faire aucune attention aux remarques critiques de ceux qu’il avait scandalisés par la liberté de ses paroles.

La pompe funèbre se mit en marche. En tête s’avançaient les deux sentinelles qui avaient gardé la porte, avec leurs bâtons et leurs bandes de crêpe, d’un blanc sale, en l’honneur de la chasteté virginale, si bien conservée par mistress Marguerite Bertram. Six chevaux efflanqués, véritables emblèmes de la mort, ornés de caparaçons et de plumes, traînaient, à pas comptés, le char funéraire, tout couvert d’écussons funèbres, vers le lieu de l’inhumation ; ils étaient précédés par Jannie Duff, espèce d’idiot qui, avec des pleureuses et un jabot de papier blanc, accompagnait tous les convois. Derrière, venaient six voitures de deuil, remplies de personnes invitées. La plupart d’entre elles commencèrent alors à donner libre carrière à leur langue et à disserter, avec une curiosité qui ne se déguisait plus, sur le montant de la succession et sur les probabilités qu’elle passerait à celui-ci ou à celui-là. Les principaux prétendants gardaient un silence prudent, craignant de laisser paraître des espérances qui seraient démenties. L’agent ou l’homme d’affaires, le seul qui connût exactement ce qui en était, se renfermait dans une importance mystérieuse, comme s’il voulait faire durer le plus long-temps possible l’anxiété et l’attente des spectateurs.

Enfin on arriva aux portes du cimetière, et de là, se faisant jour à travers deux ou trois douzaines de femmes oisives portant des enfants dans leurs bras et suivies d’une vingtaine d’autres qui couraient en gambadant, le cortège funèbre arriva enfin à la sépulture de la famille de Singleside. C’était une enceinte carrée dans le cimetière des Frères-Gris, dont l’entrée était gardée d’un côté par un ange vétéran, qui avait perdu son nez et une aile, mais qui du reste était resté fidèle à son poste pendant un siècle, tandis que de l’autre côté un chérubin son camarade, qui avait monté la garde sur le piédestal correspondant, était renversé à terre, mutilé, au milieu de la ciguë, des ronces, des orties qui croissaient avec une abondance et une vigueur surprenante autour du mausolée. Une inscription, couverte par la mousse et à demi brisée, informait le lecteur qu’en l’année 1650 le capitaine André Bertram, le premier Singleside, issu de la très ancienne et honorable maison d’Ellangowan, avait ordonné que ce monument fût élevé pour lui et ses descendants. Un nombre raisonnable de faux, de sabliers, de têtes de mort, d’os en croix, accompagnaient une pièce de poésie sépulcrale qui servait d’épitaphe au fondateur du mausolée. La voici :

Si jamais homme eut en partage
La valeur de Bézaléel
Et l’âme de Nathaniel,
Certes c’est bien celui que ce cyprès ombrage.

Là donc, dans une terre épaisse, noire et argileuse, à laquelle s’étaient mêlées les dépouilles de ses ancêtres, on déposa le corps de mistress Marguerite Bertram. Et de même que des soldats qui reviennent d’un enterrement militaire, les plus proches parents de la défunte, qui brûlaient de connaître ses dispositions testamentaires, pressèrent les cochers de les ramener avec toute la vitesse dont leurs chevaux étaient capables, afin d’être bientôt hors d’incertitude sur un sujet si intéressant.

  1. Luckie est un mot écossais, espèce de sobriquet donné généralement aux bonnes femmes d’auberge ou hôtesses. a. m.
  2. C’était, dit l’auteur, le célèbre docteur Erskine, ecclésiastique très distingué et excellent homme. a. m.
  3. Le père du docteur Erskine était un avocat fort habile ; ses Institutes des lois d’Écosse sont aujourd’hui le manuel de ceux qui étudient les lois. a. m.
  4. Entre nous. a. m.
  5. mots en français dans le texte. a. m.