Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 125-130).


CHAPITRE XVII.

CORRESPONDANCE DE JULIA.


Le ciel le premier, dans sa bonté, enseigna aux mortels l’art épistolaire pour les dames en prison, les amants dans les fers, ou quelque auteur qui pût, en plaçant ses personnages devant vous, les laisser écrire leur histoire sans se fatiguer lui-même.
Pope. Imité.


À son arrivée en Angleterre, Mannering avait placé sa fille dans une excellente pension pour achever son éducation ; mais voyant qu’elle n’y acquérait pas au gré de son impatience tous les talents dont il désirait la voir ornée, il l’en avait retirée à la fin du premier quartier. Elle n’avait donc eu que le temps de former une amitié éternelle avec miss Mathilde Marchmont, jeune demoiselle de son âge, c’est-à-dire d’environ dix-huit ans. C’était à l’œil fidèle de cette amie qu’étaient adressées ces formidables mains de papier qui partaient de Mervyn-Hall sur les ailes de la poste tandis que miss Mannering habitait ce château. La lecture de quelques courts extraits de ces lettres peut être nécessaire pour l’intelligence de cette histoire.


premier extrait.


« Hélas ! ma chère Mathilde, quelle fatalité pèse sur moi ! Le malheur ne cesse de poursuivre votre amie depuis son berceau. Quoi ! nous avons été séparées pour une cause si légère, une faute contre la grammaire dans mon thème italien, et trois fausses notes dans une sonate de Paesiello ! Mais c’est là un des traits du caractère de mon père, pour qui je ne puis dire si j’ai plus de tendresse ou d’admiration que de crainte. Ses succès dans sa vie privée et militaire, son habitude de faire céder à l’énergie de sa volonté tous les obstacles, même lorsqu’ils paraissent insurmontables, tout a contribué à donner à son caractère une habitude de ténacité qui lui rend insupportable toute contradiction et le porte peu à l’indulgence. D’un autre côté, il possède tant de belles qualités ! Savez-vous qu’il court un bruit (il m’a été à moitié confirmé par quelques paroles mystérieuses échappées à ma pauvre mère) qu’il est versé dans des sciences perdues maintenant pour le monde, qui permettent à celui qui les possède de plonger jusque dans l’avenir ? L’idée d’un tel pouvoir, ou même un talent élevé et une intelligence supérieure que l’on peut prendre pour cette puissance, ne jette-t-elle pas, ma chère Mathilde, une grandeur mystérieuse sur celui qui la possède ? Vous appellerez cela du romanesque ; mais considérez que je suis née dans la terre des talismans et de la magie, et que mon enfance a été bercée par ces contes dont vous ne pouvez jouir qu’au moyen d’une traduction française qui leur enlève beaucoup de leur prix. Ô Mathilde, je voudrais que vous eussiez pu voir les visages basanés de mes femmes indiennes rangées en cercle, et prêtant une oreille attentive à celle qui dans une langue si poétique racontait ces ravissantes histoires ! Il n’est pas étonnant que les fictions européennes paraissent froides et insipides quand on a vu les effets merveilleux que les narrations des Orientaux produisent sur ceux qui les écoutent. »


deuxième extrait.


« Vous êtes dépositaire, ma chère Mathide, du secret de mon cœur ; vous connaissez les sentiments que j’ai pour Brown : je ne dirai point pour son souvenir, car je suis convaincue qu’il vit et qu’il est fidèle. Son amour pour moi était autorisé par ma mère. Peut-être fut-ce une imprudence, à cause des préjugés de mon père sur le rang et la naissance. Mais on ne pouvait certainement pas exiger de moi, qui alors étais presque une enfant, que je fusse plus sage que celle sous la garde de qui la nature m’avait placée. Mon père était constamment occupé de ses devoirs militaires ; je ne le voyais qu’à des intervalles éloignés, et l’on m’avait appris à avoir pour lui plus de respect que de confiance. Plût au ciel qu’il en eût été autrement ! Lui et moi serions peut-être plus heureux ! »


troisième extrait.


« Vous me demandez pourquoi je ne fais pas savoir à mon père que Brown vit encore, ou du moins qu’il a survécu à la blessure qu’il a reçue dans ce malheureux duel ; qu’il a écrit à ma mère en lui annonçant son entière convalescence et son espoir d’échapper bientôt de sa captivité. Mais un militaire, qui a souvent vu tuer des hommes, ne ressent probablement aucun chagrin en réfléchissant sur une catastrophe qui m’a, pour ainsi dire, pétrifiée. Si je lui montrais cette lettre, que s’en suivrait-il ? Brown, conservant avec opiniâtreté ses prétentions à l’affection de votre pauvre amie, prétentions qui ont déterminé mon père à attaquer ses jours, serait pour le colonel Mannering un sujet d’inquiétude beaucoup plus grave que l’idée de son trépas. S’il échappe des mains de ces pillards, je suis convaincue qu’il sera bientôt en Angleterre, et il sera temps alors de considérer si je dois révéler ce secret à mon père. Mais, hélas ! si cet espoir auquel je me livre venait à être trahi, que me servirait de déchirer le voile d’un mystère qui lui rappellerait tant de douloureux souvenirs ? Ma bonne mère craignait beaucoup qu’il ne fût découvert ; elle aima mieux, je pense, laisser mon père soupçonner que les attentions de Brown s’adressaient à elle, plutôt que de lui permettre de pénétrer leur véritable objet. Ô ma chère Mathilde, quel que soit le respect que je doive à la mémoire d’un des auteurs de mes jours qui n’est plus, je dois aussi rendre justice à celui qui vit encore. Je ne puis me dissimuler que la conduite de ma mère fut tout à la fois injuste pour mon père et dangereuse au plus haut point pour elle et pour moi. Mais que ses cendres soient en paix ! Ce fut son cœur plus que sa tête qui la dirigea dans cette circonstance, et sa fille, qui a hérité de toute sa faiblesse, ne soulèvera pas le voile qui la couvre. »


quatrième extrait.


Mervyn-Hall.

« Si l’Inde est la terre des enchantements, cette contrée, ma chère Mathilde, est le pays des romans. La nature y a aussi rassemblé de concert ses scènes les plus sublimes : des cataractes mugissantes, des monts qui élèvent leurs fronts chauves jusque dans les nues, des lacs qui serpentent dans les vallées ombragées, et qui à chaque détour conduisent dans des sites encore plus romantiques ; des rochers atteignant les nues : d’un côté, enfin, les solitudes de Salvator, et de l’autre les paysages enchantés de Claude Lorrain. Je suis heureuse aussi de trouver du moins un objet pour lequel mon père peut partager mon enthousiasme. Admirateur de la nature, à la fois comme peintre et comme poète, il me cause le plus grand plaisir lorsque je l’entends développer les causes et les effets de ces témoignages brillants de son pouvoir. Mon désir serait qu’il voulût se fixer dans cette terre enchanteresse, mais ses vues l’entraînent plus avant vers le nord, et, au moment où je vous écris, il voyage en Écosse, cherchant, je le pense, quelque terre à acheter qui puisse lui convenir pour y fixer sa résidence. D’anciens souvenirs l’attachent à ce pays. Ainsi, ma chère Mathilde, je serai encore plus éloignée de vous lorsque mon père m’aura établie dans sa nouvelle demeure. Quel plaisir j’aurai alors quand je pourrai vous dire : Venez, Mathilde, venez sous le toit de votre fidèle Julia !

« Je suis en ce moment chez de vieux amis de mon père, M. et mistress Mervyn. Cette dernière est tout-à-fait une bonne femme, moitié dame du monde, moitié ménagère ; mais pour les talents ou l’imagination, bon Dieu ! ma chère Mathilde ! votre amie pourrait aussi bien chercher de la sympathie chez mistress Teachem[1]. Vous voyez que je n’ai point oublié le sobriquet de notre maîtresse de pension. Pour l’esprit, M. Mervyn est au-dessous, bien au-dessous de mon père ; cependant il m’amuse et veut bien se prêter à mon caractère. Il a de l’embonpoint, un gros bon sens, un bon cœur, et parfois de la gaîté dans la conversation. Ayant été bien, je suppose, dans sa jeunesse, il a encore quelque prétention à être un beau garçon, non moins qu’un enthousiaste agriculteur. Je me plais à le faire grimper au sommet des collines, à le faire promener au bord des cascades, et, en revanche, j’admire ses champs de navets, sa luzerne, ses gazons et ses trèfles. Il me regarde, j’imagine, comme une jeune fille un peu simple, un peu romanesque, douée (passez-moi le mot) de quelque beauté et d’un bon naturel. Je suis portée à croire que le bon gentleman peut bien juger l’extérieur d’une femme, mais je ne lui soupçonne pas le tact nécessaire pour pénétrer ses sentiments. Ainsi, malgré la goutte qui le tourmente, il est mon cavalier ; il me raconte de vieilles histoires du grand monde, dans lequel il dit avoir long-temps vécu : je l’écoute, je souris ; je me donne l’air le plus agréable, le plus gai, le plus simple que je puis, et nous sommes très bien ensemble.

« Mais, hélas ! ma chère Mathilde, combien le temps coulerait lentement dans ce paradis, dans cette terre des romans, habité par un couple si mal assorti avec les sites qui les entourent, sans votre fidélité à répondre à mes longues lettres ! Je vous en prie, ne manquez pas de m’écrire trois fois par semaine, pour le moins. Vous devez avoir toujours quelque chose à me dire. »


cinquième extrait.


« Comment vous communiquer ce que j’ai maintenant à vous annoncer ? Ma main et mon cœur sont encore tellement agités, qu’il m’est presque impossible d’écrire ! N’ai-je pas dit qu’il vivait, que je ne voulais pas désespérer ? Comment pouvez-vous me dire, ma chère Mathilde, que l’âge auquel je l’ai quitté vous fait croire que les sentiments que je conserve pour lui prennent naissance dans mon imagination plutôt que dans mon cœur ! Oh ! j’étais sûre qu’ils étaient véritables ; mon cœur ne me faisait pas illusion. Mais revenons à mon récit, et qu’il soit, ma chère amie, le gage le plus sincère comme le plus sacré de notre amitié.

« À Mervyn-Hall, nous nous séparons de bonne heure, de trop bonne heure pour que mon cœur en proie à ses agitations puisse se livrer au repos. Aussi je lis ordinairement pendant une heure ou deux, après m’être retirée dans ma chambre, qui, je crois vous l’avoir dit, a un petit balcon qui donne sur le lac magnifique dont j’ai essayé de vous donner une faible esquisse. Mervyn-Hall est un ancien château situé sur le bord de ce lac. L’eau est assez profonde pour qu’un esquif puisse venir toucher les murs. Hier soir j’avais laissé ma fenêtre entr’ouverte, afin de pouvoir, avant de me mettre au lit, contempler la campagne et jouir du clair de lune reflété par le lac. J’étais occupée à lire cette belle scène du Marchand de Venise, où deux amants, décrivant le calme d’une nuit d’été, enchérissent à l’envi sur ses charmes. Mon cœur était agité des sentiments qu’ils expriment, lorsque j’entendis sur le lac le son d’un flageolet. Je vous ai dit que c’était l’instrument favori de Brown. Quel autre pouvait en jouer dans une nuit qui, quoique calme et tranquille, était trop froide à cette saison avancée de l’année pour que personne fût tenté de faire une promenade sur l’eau à une telle heure ! Je m’approchai plus près de la fenêtre ; j’écoutai avec la plus grande attention : je respirais à peine. Les sous s’arrêtèrent pendant un moment, ensuite ils recommencèrent, s’arrêtèrent de nouveau, et de nouveau vinrent frapper mon oreille en s’approchant de plus en plus. À la fin je distinguai clairement ce petit air hindou que vous appeliez mon air favori. Je vous ai dit qui me l’avait appris ; j’avais reconnu son instrument ; ses notes ! Était-ce une musique terrestre ? étaient-ce des sons apportés par le vent pour m’annoncer sa mort ?…

« Il se passa quelque temps avant que j’eusse le courage de m’avancer sur le balcon : rien ne m’aurait déterminée à le faire, si je n’avais eu l’intime conviction qu’il vivait encore, et que nous nous rejoindrions. Cette conviction m’enhardit, et, le cœur palpitant, j’approchai de ma fenêtre. Je vis un petit esquif dans lequel un seul homme était assis. Mathilde ! c’était lui !… Je le reconnus après une si longue séparation, malgré l’ombre de la nuit, aussi bien que si, nous étant vus la veille, nous nous rencontrions en plein jour ! Il dirigea sa barque sous le balcon, et me parla. Je savais à peine ce qu’il disait, ce que je lui répondais. En vérité, je pouvais à peine parler ; je pleurais, mais c’étaient des larmes de joie. Nous fûmes interrompus par les aboiements d’un chien à quelque distance ; il s’éloigna, non sans m’avoir conjurée de me préparer à l’entretenir le soir à la même place et à la même heure.

« Mais à quoi tout cela nous mènera-t-il ? puis-je répondre à cette question ? Non, je ne le puis. Le ciel qui l’a sauvé de la mort, qui l’a délivré de sa captivité, qui a épargné à mon père le malheur d’avoir répandu le sang d’un homme qui n’aurait pas touché à un cheveu de sa tête ; le ciel doit me guider pour sortir de ce labyrinthe. C’est assez pour moi, aujourd’hui, d’avoir la ferme conviction que Mathilde ne rougira pas de son amie, mon père de sa fille, ni mon amant de l’objet auquel il a voué toute sa tendresse. »

  1. Madame engagez-les ; nous dirions Madame J’enseigne : nous disons aussi Madame J’ordonne. a. m.