Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 114-119).


CHAPITRE XV.

LUCY ET DOMINIE CHEZ MAC-MORLAN.


Mon or est parti, mon argent dépensé… Mon domaine maintenant, prends-le pour toi ; donne-moi ton or, bon John des Scales, et mon domaine sera à toi pour toujours. Alors John lui donna quelques pences ; et pour l’argent que John donna, il eut, j’en suis sûr, un domaine qui valait trois fois davantage.
L’Héritier de Linne.


Le Galwégien John des Scales était un camarade moins adroit que son prototype Glossin, qui sut se rendre lui-même propriétaire d’Ellangowan sans bourse délier, formalité assez agréable. Miss Bertram n’eut pas plus tôt appris cette nouvelle désolante, à laquelle elle s’attendait si peu, qu’elle continua les préparatifs déjà commencés pour quitter immédiatement le château. M. Mac-Morlan l’aida dans ses arrangements et la pressa avec tant d’amitié d’accepter l’hospitalité et l’abri de son toit jusqu’à ce qu’elle eût reçu une réponse de sa cousine, ou qu’elle eût décidé quel parti elle prendrait, qu’elle regarda comme une impolitesse de rejeter des offres faites avec tant de bienveillance. Mistress Mac-Morlan était une femme comme il faut et bien en état, par sa naissance et ses manières, de recevoir la visite de miss Bertram, et de lui rendre agréable le séjour de sa maison. Ainsi donc un abri et une réception hospitalière lui étaient assurés, et elle continua, le cœur plein d’amertume, à payer les gages et à recevoir les adieux du petit nombre des domestiques de la maison de son père.

Lorsque de part et d’autre il y a des qualités estimables, cette tâche est toujours pénible : la circonstance présente la rendait doublement triste. Tous reçurent ce qui leur était dû, et même quelque chose de plus, et ils prirent congé de leur jeune maîtresse, en la remerciant et en faisant des vœux pour son bonheur ; quelques-uns même répandirent des larmes. Il ne restait plus dans le salon que Dominie Sampson, miss Bertram, et M. Mac-Morlan qui était venu pour conduire Lucy chez lui. « Et maintenant, reprit la pauvre fille, je dois faire mes adieux au plus ancien et au meilleur de mes amis. Dieu vous bénisse, monsieur Sampson, et vous récompense des bontés que vous avez eues en instruisant votre pauvre élève, et de l’amitié que vous aviez pour celui qui n’est plus ! J’espère que j’aurai souvent de vos nouvelles. » Elle glissa dans sa main un papier qui contenait quelques pièces d’or, et se leva comme pour quitter la chambre.

Dominie Sampson se leva aussi, mais il resta immobile comme frappé du plus grand étonnement. L’idée de se séparer de miss Lucy, n’importe où elle allât, ne s’était jamais présentée à la simplicité de son imagination. Il jeta l’argent sur la table. « Certainement ce n’est point assez, dit Mac-Morlan se méprenant sur ses intentions, mais les circonstances… »

M. Sampson agita sa main avec impatience. « Ce n’est point l’intérêt, ce n’est point l’intérêt ; mais moi qui ai mangé le pain de son père, qui ai bu à sa table pendant plus de vingt ans, penser que je doive la quitter, et la quitter dans la détresse et dans la douleur ! Non, miss Lucy, vous ne l’avez jamais pensé ! vous n’auriez pas consenti à chasser le pauvre chien de votre père : me traiteriez-vous plus mal que lui ? Non, miss Bertram, tant que je vivrai, je ne me séparerai point de vous. Je ne vous serai pas à charge, j’ai déjà pensé aux moyens d’éviter cela. Mais comme Ruth disait à Noémi : « Ne me prie pas de te quitter et de me séparer de toi ; car où tu iras j’irai, où tu habiteras j habiterai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu. Où tu mourras je mourrai, et j’y serai ensevelie. » Que le Seigneur me fasse périr, et plus encore, si autre chose que la mort peut me séparer de vous ! »

Pendant ce discours, le plus long qu’on eût jamais entendu prononcer à Dominie Sampson, les yeux de cette affectionnée créature étaient baignés de larmes, et ni Lucy, ni Mac-Morlan, ne purent s’empêcher de sympathiser avec cet éclat inattendu de sensibilité et d’affection. « Monsieur Sampson, dit Mac-Morland après avoir eu recours alternativement à sa tabatière et à son mouchoir, ma maison est assez grande ; si vous voulez y accepter un lit tant que miss Bertram l’honorera de sa présence, je me tiendrai très heureux d’y recevoir un homme de votre mérite et de votre fidélité. » Alors, avec une délicatesse qui avait pour objet de rassurer miss Bertram sur l’indiscrétion qu’elle aurait pu craindre de commettre en amenant avec elle cette suite inattendue, il ajouta : « Mes affaires demandent souvent un meilleur arithméticien que mes clercs ne le sont, et je serais charmé d’avoir recours à votre aide pour cette besogne pendant quelque temps. — Assurément, assurément, dit vivement Sampson, je connais la tenue des livres en parties doubles, et selon la méthode italienne. »

Notre postillon était entré dans le salon pour annoncer que la chaise et les chevaux étaient prêts. Il avait été témoin de cette scène extraordinaire, sans qu’on prît garde à lui, et, de retour chez mistress Mac-Candlish, il jura que c’était la chose la plus touchante qu’il eût jamais vue ; la mort de la vieille jument grise, pauvre bête ! n’était rien auprès de cela. Cette circonstance insignifiante eut dans la suite des conséquences de la plus grande importance pour Dominie.

Les visiteurs furent reçus avec une bienveillante hospitalité par mistress Mac-Morlan. Son mari lui annonça, à elle et à d’autres personnes, qu’il avait prié Dominie Sampson de l’aider à débrouiller quelques comptes un peu difficiles, et qu’il devait pendant ce temps résider dans sa maison, pour rendre cette occupation plus commode. La connaissance que M. Mac-Morlan avait du monde le porta à se servir de ce prétexte, sachant fort bien que quelque honorable que fût pour Dominie lui-même et pour la famille d’Ellangowan son inviolable attachement à miss Lucy, son extérieur désagréable ne le rendait pas propre à être l’écuyer d’une jeune demoiselle de dix-sept ans, et qu’ils seraient tous deux exposés au ridicule.

Dominie Sampson s’acquittait avec un grand zèle de tous les travaux que M. Mac-Morlan lui confiait ; mais on observa bientôt qu’à une certaine heure, après le déjeuner, il disparaissait et ne revenait qu’au moment du dîner. Le soir il s’occupait de sa besogne. Le dimanche il se présenta devant Mac-Morlan avec un air de triomphe, et mit sur la table deux pièces d’or. « Pourquoi cela, Dominie ? dit Mac-Morlan. — D’abord, c’est pour vous indemniser des dépenses faites pour mon compte, mon digne monsieur. Et, la balance établie, le reste sera pour l’usage de miss Lucy Bertram. — Mais, monsieur Sampson, votre travail à mon bureau me paie de reste ; je suis votre débiteur, mon bon ami. — Eh bien alors, que tout soit pour miss Lucy, dit Dominie en agitant sa main. — Bien, Dominie ; mais cet argent ? — Il est honnêtement gagné, monsieur Mac-Morlan ; c’est la généreuse récompense d’un jeune gentleman auquel j’enseigne les langues ; je lui donne des leçons trois heures par jour. »

Quelques questions de plus arrachèrent à Dominie que cet élève libéral était le jeune Hazlewood, et qu’il avait rendez-vous tous les jours avec son précepteur à l’auberge de mistress Mac-Candlish, qui, en proclamant l’attachement désintéressé de Sampson pour la jeune lady, lui avait procuré cet écolier infatigable et généreux.

Mac-Morlan fut frappé de ce qu’il venait d’entendre. Dominie était, sans contredit, un très bon maître et un excellent homme, et les auteurs classiques méritaient bien, sans aucun doute, qu’on les étudiât ; mais qu’un jeune homme de vingt ans fît chaque jour de la semaine sept milles à cheval et autant pour s’en retourner, afin d’avoir un pareil tête-à-tête de trois heures, c’était une soif d’instruction trop extraordinaire pour pouvoir y croire. Il ne fallait pas grande habileté pour pénétrer Dominie, car l’esprit de ce brave homme n’admettait jamais que les idées les plus simples et les plus directes. « Miss Bertram sait-elle comment votre temps est engagé, mon bon ami ? — Pas encore. M. Charles m’a recommandé de le lui cacher, dans la crainte qu’en connaissant la source, elle ne se fît un scrupule d’accepter ces petits secours ; mais, ajouta-t-il, il ne sera pas possible de le cacher long-temps, parce que M. Charles se propose de prendre parfois ses leçons dans cette maison. — Oh vraiment ! dit Mac-Morlan : oui, oui, je comprends mieux. Et je vous prie, monsieur Sampson, ces trois heures sont-elles entièrement consacrées à étudier et à traduire ? — Non sans doute ; nous avons aussi un dialogue, un entretien pour charmer l’étude,

. . . . . Neque semper arcum
Tendit Apollo[1]. »

Le questionneur continua à demander à ce Phœbus de Galloway sur quoi roulait principalement leur entretien.

« Sur nos rencontres passées à Ellangowan ; et, en vérité, je pense que nous parlons très souvent de miss Lucy, car M. Charles Hazlewood me ressemble sur ce point, monsieur Mac-Morlan : lorsque je commence à parler d’elle, je ne sais jamais quand je m’arrêterai, et, comme je le dis par plaisanterie, elle nous vole la moitié du temps de nos leçons. — Oh ! oh ! pensa Mac-Morlan, le vent souffle de ce côté ! j’avais déjà entendu parler de quelque chose comme cela. »

Il commença alors à considérer quelle conduite était la plus sûre pour sa protégée, et même pour lui personnellement ; car le vieux M. Hazlewood était puissant, riche, ambitieux et vindicatif, et il regarderait au titre et à la fortune dans toute alliance que son fils pourrait contracter. Enfin, ayant la plus haute opinion du bon sens et de la pénétration de Lucy, il résolut de profiter de la première fois où ils se trouveraient seuls pour lui communiquer cette chose comme un simple avis. Il le fit le plus naturellement qu’il put. « Je souhaite que vous vous réjouissiez de la bonne fortune de votre ami M. Sampson, miss Bertram ; il a un élève qui lui paie deux guinées pour six leçons de grec et de latin. — En vérité ! j’en suis également heureuse et surprise. Qui peut être si généreux ? Le colonel Mannering serait-il de retour ? — Non, non, ce n’est pas le colonel Mannering ; mais que pensez-vous de votre ancienne connaissance, M. Charles Hazlewood ? Il parle de prendre ses leçons ici. Je souhaite que nous puissions nous arranger avec lui. »

Lucy rougit beaucoup. « Pour l’amour du ciel ! non, monsieur Mac-Morlan, qu’il n’en soit point ainsi ; Charles Hazlewood a déjà eu assez de peine pour cela. — Pour les classiques ? ma chère lady, répliqua-t-il, paraissant à dessein ne pas la comprendre. Bon nombre de jeunes gens ont eu assez de mal à une époque ou à l’autre ; mais les études de Charles maintenant sont volontaires. »

Miss Bertram laissa tomber la conversation ; et comme Lucy paraissait garder le silence sur ce qu’on venait de lui dire, et former intérieurement quelque résolution, son hôte ne fit aucun effort pour la relever.

Le lendemain miss Bertram trouva l’occasion d’avoir un entretien avec Sampson. Elle lui exprima de la manière la plus gracieuse sa reconnaissance et ses remercîments pour son attachement désintéressé, et sa joie de lui voir une occupation si lucrative ; mais elle lui fit entendre que la manière dont avaient lieu maintenant les études de Charles Hazlewood devait être si incommode pour son élève, que tant qu’elles dureraient il ferait mieux de demeurer soit avec son disciple, soit du moins aussi près de lui qu’il serait possible, Sampson refusa, comme elle s’y attendait, de prêter un seul instant l’oreille à cette proposition. Il ne la quitterait pas pour être précepteur du prince de Galles. « Mais je le vois bien, ajouta-t-il, vous êtes trop orgueilleuse pour partager mon gain ; ou peut-être je vous deviens à charge ? — Non, en vérité. Vous étiez l’ancien ami de mon père, presque son seul ami. Je ne suis pas orgueilleuse, Dieu sait que je n’ai pas de motifs pour l’être. En toute autre chose vous ferez ce que vous jugerez le plus à propos ; mais, je vous en prie, dites à M. Charles Hazlewood que vous avez eu une conversation avec moi touchant ses études, et que j’ai pensé qu’il doit cesser de prendre ses leçons comme il l’a fait jusqu’à ce moment. »

Dominie Sampson la quitta découragé, et en fermant la porte il ne put s’empêcher de marmotter entre ses dents le varium et mutabile[2] de Virgile. Le lendemain il parut avec un air désolé, et remit une lettre à miss Bertram. « M. Hazlewood, dit-il, va cesser ses leçons, quoiqu’il ait généreusement réparé la perte pécuniaire qui en résultera pour moi ; mais comment réparera-t-il pour lui-même la perte de l’instruction qu’il aurait acquise par mes soins ? Même pour l’écriture, il a été une heure avant de tracer ce petit billet, et il a fait bien des brouillons, gâté quatre plumes et quantité de beau papier blanc. Je lui aurais formé en trois semaines une écriture ferme, courante, claire et lisible, il aurait été un calligraphe ; mais que la volonté de Dieu soit faite ! »

La lettre ne contenait que quelques lignes ; c’étaient des plaintes contre la cruauté de miss Bertram, qui non seulement refusait de le voir, mais lui enlevait même le moyen d’avoir indirectement de ses nouvelles ; elle finissait par des protestations, ajoutant que, malgré sa sévérité, rien ne pouvait ébranler l’attachement inviolable de Charles Hazlewood.

Avec l’actif patronage de mistress Mac-Candlish, Sampson se procura quelques autres écoliers, très différents, il est vrai, de Charles Hazlewood pour le rang, et dont les leçons n’étaient pas proportionnellement si productives ; néanmoins il gagnait encore quelque chose, et c’était la gloire de son cœur de l’apporter à M. Mac-Morlan à la fin de chaque semaine, après en avoir seulement détourné un léger pécule pour remplir sa pipe et sa tabatière.

Et maintenant nous devons quitter Kippletringan pour suivre notre héros, de crainte que nos lecteurs ne croient qu’ils vont encore le perdre de vue un autre quart de siècle.

  1. Apollon ne peut pas toujours tenir son arc tendu. » Horace, liv. ii, ode 7. a. m.
  2. Variable et changeante (est la femme). a. m.