Gustave III et la Cour de France
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 820-851).
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GUSTAVE III
ET
LA COUR DE FRANCE

V.
REFORMES ET FETES DE COUR A VERSAILLES ET A STOCKHOLM.

La mort de Louis XV vint modifier gravement les rapports de Gustave III avec la cour de France[1]. A l’égard du vieux roi, Gustave ne pouvait naguère espérer d’autre rôle que celui de protégé et de disciple ; l’appui qu’il avait rencontré de la part du cabinet de Versailles et l’accueil qu’il avait reçu pendant son premier voyage à Paris étaient autant de liens personnels par où il était obligé à la reconnaissance en même temps qu’au respect. Envers le petit-fils de Louis XV, la situation n’était plus la même. Le roi de Suède, plus âgé que Louis XVI de huit années, fermement assis depuis trois ans sur le trône d’une ancienne monarchie, très fier de la dextérité avec laquelle, dans la journée du 19 août 1772, il s’était emparé du pouvoir, pouvait se présenter désormais à Versailles, pensait-il, comme un allié qui, en faisant honneur aux espérances fondées sur ses talens et son courage, avait utilement servi la cause commune. Si le jeune roi de France se, voyait aux prises dès le commencement de son règne, comme il était aisé de le prévoir, avec des difficultés semblables à celles que la lutte contre les parlemens avait suscitées à son aïeul, il saurait lui enseigner l’art de soumettre des assemblées peu dociles en même temps qu’il lui montrerait l’exemple des réformes libérales, dont il avait pris l’initiative. Il affectait d’autant mieux une sorte de supériorité qu’il avait personnellement connu, pendant sa visite à Versailles en 1771, la timidité extrême du dauphin, et qu’un tel caractère était fort éloigné de son infatigable esprit d’aventures. En outre il n’avait pas plu à la dauphine Marie-Antoinette ; la jeune cour n’étant pas en faveur alors, il avait réservé toutes ses séductions pour se faire bien venir de Mme Du Barry, la maîtresse régnante ; la dauphine, devenue reine, n’avait pas oublié ses premières impressions, et Gustave s’en était aperçu. De son côté, le cabinet de Versailles, qui continuait à payer des subsides au roi de Suède après l’avoir mis en état d’accomplir sa révolution de 1772, prétendait ne pas renoncer à une sorte de tutelle, dont le joug se fit plus d’une fois sentir. Louis XVI avait d’ailleurs appelé auprès de lui, comme ministre des affaires étrangères, M. de Vergennes, esprit calme et circonspect, qui ne rapportait de son ambassade à Stockholm aucune excessive illusion sur la puissance effective de la Suède et de son roi. Les deux cabinets et les deux cours s’observaient donc. C’était une raison de plus pour Gustave III de se tenir mieux que jamais informé par de nombreuses et intimes correspondances ; les intérêts de sa couronne y étaient engagés : tant qu’il aurait besoin de notre aide, il devait surveiller attentivement les diverses influences de nature à modifier la volonté royale ou bien les dispositions ministérielles, d’où pouvait dépendre la continuation des subsides ; il fallait qu’il pût prévoir les changemens de faveur à Versailles et qu’il se ménageât sans cesse quelque ouverture auprès des puissans du jour ou du lendemain.

Est-il besoin d’ajouter qu’en dehors de la convenance ou de la nécessité politique un charme renouvelé attirait ses regards vers cette cour et cette société françaises au-devant desquelles, s’ouvraient alors de mystérieuses destinées ? Elle était universelle, cette émotion que les premières années du règne de Louis XV| faisaient naître ; aujourd’hui encore, peu de momens de notre histoire appellent notre étude par de plus émouvans contrastes. C’est en France que s’était accompli pour la plus grande part le travail du XVIIIe siècle, et tout le monde comprenait que ce travail n’était pas fini. C’est aussi en France que les signes de la révolution devaient se montrer tout d’abord, précisément parce que chez nous l’ancien régime, devenu à la fin du siècle moins oppressif que partout ailleurs, s’offrait de lui-même aux attaques. La royauté, sous un prince d’aussi bon vouloir que le fut Louis XVI, proclamait la première la nécessité des réformes en même temps qu’elle se mettait à l’œuvre, trop tard sans doute, mais non sans un grand mérite. L’élite de la noblesse avait fait précédemment déjà quelques hardis progrès dans la voie des idées libérales, et la cour en un mot, reflétant la nation, s’inspirait du sentiment vague et secret d’un prochain péril pour tenter les routes non encore frayées. On ne se contentait pas de faire bon accueil aux idées que le travail prodigieux des esprits avait enfantées : on offrait la bienvenue, sans esprit d’exclusion, même à des vues et à des mœurs étrangères. C’est le moment ou cette société française, naguère presque impénétrable, s’ouvre à de faciles enthousiasmes, à de vives fantaisies, à des imitations naïves. Avec Marie-Antoinette, Gluck nous arrive ; l’Allemagne nous envoie en même temps les premiers échos de la gloire de Lessing, de Klopstock, qui vient de terminer la Messiade, et de Goethe, qui, la même année (1773), a publié Werther ; enfin une anglomanie passagère, à la suite des graves réflexions que le spectacle de la constitution anglaise nous avait inspirées, mêle à nos mœurs celles de nos voisins, et la langue elle-même s’élargit pour admettre des mots jusque-là peu usités ou entièrement inconnus. Cette ardeur de l’esprit français à invoquer alors toutes les réformes, à recevoir tous les exemples, devient pour une bonne partie de la nation un enivrement véritable, auquel se mêle la séduction toute-puissante des amusemens et des fêtes, qui reparaît ici à côté des préoccupations les plus graves. Nulle génération peut-être ne s’est plus entièrement livrée au plaisir. Les heureux de ce temps semblent n’avoir plus d’autre souci que de jouir sans inquiétude dans une atmosphère que rien ne saurait troubler, ou bien l’on est tenté de croire que cette cour, cette noblesse, ce monde élégant, ont déjà devant les yeux l’impitoyable image de leur lendemain, et que, si tout est perdu, ils veulent du moins par avance ravir au tourbillon quelques heures insouciantes d’enchantement et de fête. Or ce double aspect d’un louable et actif esprit de réformes et d’un invincible entraînement vers le plaisir, nous allons voir le roi de Suède l’observer avec curiosité en France et le reproduire autour de lui : nouvelle occasion pour nous d’ajouter quelques traits à cette étude, qui s’efforce de suivre l’histoire des rapports entre les deux cours.


I

Comment Gustave III, désireux de connaître toutes les vicissitudes intimes de la cour de Versailles, sera-t-il exactement informé ? Qui lui rendra les mille agitations d’un monde si complexe et le tableau d’une société charmante dont personnellement il connaît déjà les principales figures ? Qui l’instruira des événement intérieurs par lesquels ses intérêts les plus pressans peuvent être affectés ? Il faut se rappeler ici quelles précieuses relations il a su se ménager en France depuis son premier voyage. Accueilli par la haute société française et salué par elle, dans un moment de noble réaction contre l’abaissement du long règne de Louis XV, comme le prince idéal que rêvait la philosophie du siècle, il s’est lié d’amitié avec plusieurs des femmes que leur naissance, leur esprit, leur ascendant moral, plaçaient à la tête des cercles voisins de la cour. Depuis son retour en Suède, il a engagé avec elles une active correspondance en vue d’une constante information. Après l’avoir instruit de ce qu’il recherchait si soigneusement, ces lettres, retrouvées dans les papiers mêmes de Gustave à Upsal et publiées ici pour la première fois, nous ont instruits à notre tour. On y a vu, par des témoignages manifestes une louable agitation des esprits animant les hautes régions de la noblesse française, cette agitation engagée dans les voies nouvelles du libéralisme politique et dirigée, — ce que de rares exemples permettaient seulement de soupçonner naguère, — par plusieurs grandes dames de la fin du règne de Louis XV. La célèbre comtesse d’Egmont, fille du maréchal de Richelieu, dont le nom ne rappelait qu’une vie toute d’élégance et de fête, s’est montrée dans ces lettres profondément touchée des grands intérêts des peuples. En proie aux premières atteintes d’une mort prématurée, nous l’avons vue, sur son lit de souffrance, dicter à son amie Mme Feydeau de Mesmes, pour convaincre Gustave III, un mémoire contre l’absolutisme royal et en faveur des parlemens ; le partage de la Pologne lui a arraché des larmes d’indignation et de désespoir. Les comtesses de Boufflers et de La Marck ont apparu sous des traits analogues dans leurs correspondances, également inédites, et l’on a pu voir avec un patriotique intérêt cet aspect nouveau s’ajouter à la physionomie de l’aristocratie française pendant le XVIIIe siècle.

C’est la comtesse de Boufflers qui nous offre, dans la collection des papiers d’Upsal, les premières informations sur le règne de Louis XVI. Elle écrit à Gustave III, deux mois à peine après la mort de Louis XV, une longue lettre où se reproduit, à propos des mêmes questions qui avaient tant agité les années précédentes, son infatigable ardeur politique, et où se montrent déjà les difficultés naissantes du nouveau règne. Après un rapide moment d’excessif enthousiasme, on accuse déjà Louis XVI parce qu’il n’a pas accompli d’un coup toutes les réformes : « On avait écrit sur la statue de Henri IV : Resurrexit, dit Mme de Boufflers ; on vient d’écrire ce même mot sur celle de Louis XV. On se plaint de quelques prodigalités ; on accuse le retardement des réformes… La continuation de l’exil des magistrats est un sujet de mécontentement général parmi les gens de bien. On pense qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour finir le malheur de tant de familles qui souffrent sans l’avoir mérité. Plusieurs de ces gens-là ont déjà péri de chagrin ; d’autres sont ruinés, tous sont privés de leurs charges et de leur état. On veut que M. de Maurepas rétablisse les choses sur l’ancien pied, sauf la réforme des abus, ou qu’il se retire. Votre majesté ne peut se représenter combien de vexations nous ayons souffertes en si peu de temps, faute d’avoir un moyen de réclamation auprès du roi. Le souverain n’a que cette voie du parlement en France pour connaître la vérité et pour entendre quelques maximes saines quand tout ce qui l’entoure est corrompu par l’ignorance, la flatterie ou l’intérêt. Si, dans les provinces, la noblesse ou le peuple éprouvent quelque injustice de la part des intendans, à qui peuvent-ils se plaindre ? » Le contrôleur-général, qui veut de l’argent à toute force, devient partie dans l’affaire, et n’abandonnera pas ceux dont il a besoin. Des gentilshommes de Normandie, province qui, outre les droits naturels de tous les hommes, en a de plus particuliers à une forme de gouvernement constante et légale, ayant signé, une requête respectueuse adressée au roi pour se plaindre d’impositions énormes et arbitraires, ont été poursuivis et emprisonnés. Une jeune fille de quinze ans, accusée d’avoir apporté la requête à Paris, a été mise à la Bastille sans femme pour la servir, quoiqu’elle, fût malade. En un mot, sire, la France est détruite si l’administration présente subsiste ; nous serons pis qu’en Turquie, où, en place des lois, il y a des usages qu’on respecte ; notre inconstance naturelle ne nous a pas même laissé cette ressource… »


Cette dernière parole est grave ; elle touche au vrai mal dont souffrait l’ancienne France et dont la France nouvelle n’a pas encore su se guérir, à cette centralisation excessive par laquelle le pouvoir à, depuis plusieurs siècles, absorbé dans notre pays, au profit de lois uniformes et abstraites, les forces indépendantes et vives de la coutume et de la tradition. Savoir distinguer ce péril au temps et dans la situation de Mme de Boufflers, c’était montrer un esprit sagace et politique. Dans ce qu’elle disait du parlement, Mme de Boufflers était l’interprète non pas seulement du prince de Conti, mais de l’opinion publique. Le parlement Maupeou était devenu l’objet de toutes les railleries ; on disait, en faisant allusion à la somme payée par Beaumarchais : « Louis XV a exilé l’ancien parlement ; quinze louis pourront bien faire chasser le nouveau. » On racontait qu’un plaideur ayant à se rendre son rapporteur favorable, mais craignant de donner prise au grief de corruption, s’y était pris avec adresse. L’objet de son procès était une contestation de limites ; le rapporteur refusait de l’entendre, lui disant qu’il avait cent fois tort et que son affaire était détestable. « Monsieur, lui dit le plaideur, si vous m’accordez un seul moment d’attention, Je vais vous convaincre qu’il n’est pas possible que j’aie tort. Voici ma terre et mon château (il en trace le dessin avec des pièces d’or et figure le château par une colonne de doubles louis). Ceci est mon parc, et voici un grand chemin (longue traînée d’or) qui conduit à un moulin (énorme pile). Là est un bras de rivière (il en fait le Pactole). Ici est la terre de mon voisin (nouveau groupe). Vous voyez clairement à cette heure combien je suis fondé dans mes titres ; si vous le permettez, monsieur, je vous laisserai ce petit plan, afin que vous y réfléchissiez plus à loisir[2]. » À ces récits, qu’enfantait la moquerie publique, ajoutez les chansons. Si Louis XVI n’avait détruit bientôt le malencontreux parlement créé en 1771, cette cour vénale eût succombé d’elle même : c’était comme une première Bastille qui ne coûta guère à enlever.

Écrivant plus tard que la comtesse de Boufflers, c’est-à-dire, après les deux premières années du règne et quand les difficultés commencent à s’accumuler, la comtesse Noailles de La Marck offre dans ses lettres à Gustave III un parfait contraste avec les pages qu’on vient de lire ; Tandis que ces pages réclamaient avec une impérieuse ardeur des libertés ou des garanties nouvelles, Mme de, La Marck nous rend un écho déjà attristé des murmures qui accueillent les réformes entreprises par le nouveau roi ; elle nous montre le désarroi de l’opinion, inquiète et ne sachant où se prendre, et celui de la cour elle-même, profondément divisée.


« Nous sommes dans l’attente de six ou sept édits de M. Turgot et d’une douzaine d’ordonnances de M. de Saint-Germain, écrit-elle au milieu de 1776 ; il faut espérer que le bon tempérament de la France supportera sans périr tant d’opérations cruelles. M. de Saint-Germain est un pourfendeur qui va d’estoc et de taille ; depuis Volland, nous n’avons rien vu de semblable… Tout va ici comme il plaît à Dieu ; le bon sens, la droite raison, le bien public et le particulier sont inconnus ; pourvu qu’on fasse des phrases, on est bon à tout… Un roi qui veut le bien, mais n’a ni la force ni les lumières pour y parvenir ; un ministre qui était léger et faible à quarante ans, et que l’âge a encore énervé, qui fait les choses les plus étranges et qui se moque de tout ; un M. de Saint-Germain qui a tout renversé et qui ôte à la noblesse toute émulation pour le seul état qu’elle peut embrasser ; M. de Vergennes, qui est bon homme, que j’aime, mais dont le caractère faible et timide ne peut résister à M. de Maurepas ; M. de Sartines, que j’aime encore, mais qui, ministre de la marine, ne connaît pas un bateau ; enfin M. de Clugny, qui se charge du plus difficile de tous les départemens sans lumières propres pour s’y conduire : voilà, sire, où nous en sommes. La reine va sans cesse à Paris, à l’Opéra, à la comédie, fait des dettes, sollicite des procès, s’affuble de plumes et de pompons, et se moque de tout ! »


Elle ajoute le 7 août 1777, et puis dans deux lettres d’octobre et novembre 1779 :


«…Les nouvelles de notre pays sont tristes : enfance, faiblesse, inconséquence continuelle, nous changeons sans cesse, et toujours pour être plus mal que nous n’étions d’abord. Monsieur[3] et M. le comte d’Artois viennent de voyager dans nos provinces, mais comme ces gens-là voyagent, avec une dépense affreuse et la dévastation des postes et provinces, — n’en rapportant d’ailleurs qu’une graisse surprenante. Monsieur est devenu gros comme un tonneau ; pour M. le comte d’Artois, il y met bon ordre par la vie qu’il mène. Necker a des vues politiques et veut le bien ; reste à savoir s’il pourra nous le procurer. M. de Maurepas est plus léger que jamais.

«…Monsieur est bien paresseux et bien gras ; il serait à souhaiter qu’il prît un genre de vie plus analogue à son caractère : il veut faire le petit émoustillé, et cela ne lui va point… La cour est toujours la même : personne n’y va. Le roi et la reine vivent dans un très petit cercle de monde ; on joue un jeu affreux, et le luxe monte toujours. Bientôt il n’y aura plus de riches que les artisans, et la noblesse deviendra pauvre. Le roi, la reine et la famille royale se portent bien ; ils sont si jeunes et moi si vieille que je ne vais plus à la cour. Je n’ai conservé de relations qu’avec Monsieur, et votre majesté en devine aisément la raison. »


La comtesse de La Marck faisait allusion ici à l’utile liaison qu’elle avait su ménager entre le jeune roi de Suède et le comte de Provence. La correspondance du comte devait être fort précieuse pour Gustave III, non pas seulement par les informations toutes spéciales qu’elle pouvait contenir, mais à cause des rapports de familiarité qu’elle lui assurait avec un prince qui était encore l’héritier du trône ; à défaut de l’amitié du roi lui-même, celle-ci n’était pas à dédaigner. Pour nous aussi, ce qui s’est conservé de cette correspondance dans les papiers d’Upsal est d’un véritable intérêt, parce qu’elle nous fait pénétrer dans l’intime voisinage du roi et de la reine, et nous découvre le futur Louis XVIII. Les lettres du comte de Provence ne sauraient toutefois être citées ici intégralement, car un verbiage insipide, composé de vaines formules de politesse, y occupe une place excessive ; quelques lignes d’une première lettre en date du 21 janvier 1775 suffiront à marquer le ton général de ces pages. L’auteur s’est fait plus tard, comme on sait, une certaine réputation de bel esprit, et l’on a dit qu’il savait citer, avec à-propos, pillant Quinault avant l’émigration et Horace après : on va voir qu’il eut de bonne heure en effet la manie des citations, ce qui était la preuve assurément d’une louable ambition d’esprit et d’une estime, peut-être intéressée, pour l’esprit des autres ; mais il faut en tous cas que l’exil l’ait beaucoup instruit : on avait jusqu’à ce jour peu de documens du temps de sa jeunesse ; en voici des plus concluais et des plus authentiques. S’adressant à un jeune roi étranger dans tout l’éclat d’une gloire récente, Monsieur n’aura eu aucune raison de négliger ici l’expression de sa pensée ou de dissimuler ses qualités d’esprit. Voyons par lui ce qu’était l’éducation de ces derniers princes de la branche aînée des Bourbons ; voyons par d’incontestables témoignages comment les dynasties finissent.


« 21 janvier 1775. — Ce n’est pas sans quelque inquiétude que j’obéis aux mouvemens de mon cœur, secondés des ordres de Mme de La Marck, en prenant la plume pour rappeler au souvenir de votre majesté quelqu’un qui n’a eu le bonheur de la voir que deux fois, mais qui n’en est pas moins resté un de ses plus zélés admirateurs, j’ose dire plus, de ses plus tendres et de ses plus fidèles amis. Cet homme-là, sire, c’est moi-même, comme le disait jadis Marot à François Ier, le restaurateur en France des arts et des belles-lettres, comme Gustave III l’est en Suède du règne des lois et du véritable esprit patriotique. Oui, c’est moi qui ose me dire le plus tendre et le plus fidèle ami du vrai héros de notre siècle. Ce n’est point une flatterie que je vous dis là, c’est l’expression fidèle des sentimens dont je suis pénétré. Ce n’est cependant pas sans inquiétude que je vous fais cette déclaration, car vous est-il encore resté quelque idée de mol, ou, s’il vous en est resté, me trouvez-vous digne du nom de votre ami, que j’ose ici m’arroger ?… Moi, l’ami de Gustave ! Et qu’ai-je fait pour le mériter ? Ah ! ne me jugez pas selon mes mérites, et ne voyez en moi. qu’un cœur vraiment dévoué. Une autre inquiétude vient me saisir. De quel droit, me direz-vous, vous avisez-vous, au bout de quatre années qu’on n’a pas plus entendu parler de vous que de Jean de Vert, de venir dire que vous m’admirez, que vous êtes mon fidèle ami, et cent autres balivernes dont je ne crois pas un mot ? Écoutez ma défense. Étais-je assuré de ne pas vous déplaire ? Même aujourd’hui, si je prends la liberté de vous écrire, ce n’est que depuis les assurances de Mme de La Marck que je ne vous déplairais pas. Que je la trouve heureuse de se pouvoir dire votre amie et d’être en relation avec vous ! Ce n’est pas qu’elle ne mérite assurément ce bonheur par les qualités de son esprit et par celles de son cœur ; mais qui pourrait ne pas envier son sort ? J’ai encore une autre crainte, qui est de vous avoir fait une impertinence en commençant ma lettre ex abrupto.

« Si vous daignez me faire réponse, je vous supplie de me marquer si vous ordonnez que je vous écrive en cérémonie, ou si vous permettez que je me livre à l’effusion de mon cœur. Rassurez-moi aussi sur l’ennui qu’a dû vous causer une lettre si longue et si bête. Ah ! si je n’avais pas eu peur d’abuser de vos momens, je vous en aurais dit bien plus long. Je vous Aurais demandé comment on fait pour être, un héros comme vous ; je vous aurais confié comment je fais pour être un homme très ordinaire… »


Une seconde lettre, en date du 12 juin, 1775, après avoir renouvelé les fades hyperboles de la première, contient pourtant d’intéressantes informations sur l’état de la cour et des différens partis qui la divisent. Assurément Gustave III, en répondant au précédent message par une lettre arrivée à Paris le jour même du sacre de Louis XVI, mais qui nous manque, s’est empressé d’aller au fait par ses questions et de susciter d’utiles réponses. Monsieur lui écrit alors :


« …..Ma position dans ce pays-ci est assez singulière, Je suis assez bien avec le roi, pas mal avec la reine ; mais la cour est divisée en deux factions, auxquelles je suis à peu près également suspect. La première, et celle, qui inclinerait le plus volontiers vers moi, est celle de M. de Maurepas ; mais, tout en me faisant les plus belles protestations du monde, actuellement qu’ils craignent, l’autre faction, c’est eux qui m’ont empêché d’entrer au conseil, et s’ils prenaient tout à fait le dessus, ils égaieraient une seconde fois de me perdre. La seconde est celle de M. de Choiseul. Je ne sais si vous en connaissez le chef, mais il est impossible de se détester plus cordialement que nous je faisons. Ainsi, s’il prend l’avantage, je serai encore pis qu’avec les autres. Dans ces circonstances, vous jugerez aisément que j’ai besoin de la plus grande prudence, et si on voyait, que nous commençons à nous écrire (ce qu’on sait bien que nous n’avons pas fait encore), de quelque circonspection que nous usassions, cela ne pourrait que faire un mauvais effet, non-seulement pour moi, ce qui ne me toucherait guère à ce prix ; mais même pour vous, et c’est ce que je crains. Aussi je pense qu’il sera à propos de nous restreindre aux occasions moins fréquentes, mais plus sûres, que nous pourrons trouver… « 


Ainsi engagée, la correspondance entre Gustave III et le comité de Provence devient toujours plus intime. Gustave témoigne du prix qu’il y attache en adressant des cadeaux au prince, qu’on voit s’enhardir et traiter bientôt à la fois la politique étrangère et la politique intérieure au point de vue des intérêts particuliers du roi de Suède.


« On m’avait dit il y a quelque temps, écrit-il le 29 mars 1777, une nouvelle qui m’avait fait grand plaisir pour vous, et dont par conséquent j’ai appris la fausseté avec un véritable chagrin. On disait que l’impératrice de Russie avait eu une attaque d’apoplexie. Si cela était, je vous assure que je serais délivré d’un furieux poids, car je crains toujours qu’elle ne vous tombe sur le corps, et dans les circonstances présentes je regarderais une telle invasion, quel qu’en fût le succès, comme funeste pour vous ; car, outre que c’est une bien formidable puissance, la guerre étrangère occasionne souvent des mouvemens intérieurs, et, comme je vous le mandais il y a quelque temps, incendis per ignes suppositos cineri doloso… Pour nous, notre position politique devient meilleure. L’Angleterre est trop occupée contre les insurgens pour qu’on puisse croire qu’elle ait envie de nous faire la guerre, et la mort du roi de Portugal ; suivie de la disgrâce de M. de Pombal, fera vraisemblablement changer de système à la cour de Lisbonne ; celle de Madrid, n’entreprendra pas non plus une guerre où elle nous aurait vraisemblablement entraînés malgré nous. D’un autre côté, le voyage de l’empereur en France, qui est certain aujourd’hui, doit nous rassurer sur les projets contraires à nos intérêts qu’on lui prêtait aussi. Ce n’est pas, soit dit entre nous, que j’approuve infiniment notre alliance avec la maison d’Autriche : je pense au contraire que le cardinal de Richelieu avait grand’raison de vouloir abattre cette hydre ; mais, dans les circonstances où nous sommes, je ne voudrais pas seulement que nous eussions querelle avec la république de Raguse. Notre militaire est dans un état très fâcheux par le « mauvais succès des opérations de M. de Saint-Germain, et nos finances sont encore pis. Une guerre par là-dessus, nous serions perdus ; j’espère que Dieu nous en préservera. — Après de si grands intérêts, oserai-je vous parler des miens ? L’amitié m’y encourage. Je vous dirai donc que je continue à être assez tranquille du côté des tracasseries, mais je ne le suis que trop du côté des affaires, enrageant de tout mon cœur de l’inutilité dans laquelle on me laisse, mais prenant patience et vivant d’espoir. Adieu,, mon cher ami ; je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. »


La situation du comte de Provence devint plus difficile encore lors de la première grossesse de la reine. Il s’en explique, avec un bon sens et une modération qu’il est juste de reconnaître, dans une nouvelle lettre à Gustave III, datée du 5 octobre 1778. De telles, ouvertures, dont la sincérité paraît incontestable, sont les meilleurs témoignages de l’intimité qui régnait dans cette correspondance :


« Vous ayez su, dit-il, le changement qui est arrivé dans ma fortune. Il n’en a produit aucun, sur mon cœur ni sur le vôtre non plus, je m’en assure. Je puis vous dire actuellement comme Zamore :

Autrefois à tes pieds j’avais mis mon empire.


Vous étiez l’ami d’un homme qui pouvait un jour vous être utile par sa puissance : je n’ai plus à vous offrir qu’un cœur tendre et fidèle ; mais c’est tout en amitié. Vous pourriez croire d’après ces paroles que je suis désolé de ce revers : je puis néanmoins vous assurer que non. J’y ai été sensible, je ne m’en cache pas ; mais la raison, peut-être un peu de philosophie et la confiance en Dieu sont venues à mon secours, m’ont soutenu et m’ont fait prendre mon parti ce qui s’appelle en grand capitaine ! Je me suis rendu maître de moi à l’extérieur fort vite, et j’ai toujours tenu la même conduite qu’avant, sans témoigner de joie, — ce qui aurait passé pour fausseté, et ce qui l’aurait été, car franchement, et vous pouvez aisément le croire, je ne m’en sentais pas du tout, — ni de tristesse, qu’on aurait pu attribuer à la faiblesse d’âme, L’intérieur a été plus difficile à vaincre : il se soulève encore quelquefois ; mais, à l’aide des trois secours dont je viens de vous parler, je le tiens du moins en respect, si je ne puis le soumettre entièrement. Je me suis fort bien aperçu que l’on cherchait à me pénétrer dans le commencement de la grossesse de la reine, et je l’ai évité avec soin. La seule réponse qu’on a pu tirer de moi a été celle-ci : j’étais vivement pressé de m’expliquer à ce sujet par une personne que je connais beaucoup et avec qui je suis en grande liaison de société, mais non pas d’intimité de confiance ; je lui ai dit : Deus dédit, Deus abstutit, fiat volunlas Domini, et depuis ce temps je n’ai plus été questionné. A la vérité, il y a un an, j’aurais bien dit, comme Charles XII : Deus dédit, diabolus non abstollet a me[4]. »


Quelque résignation qui paraisse dans ces lignes, il est évident qu’elle n’étouffé ni le regret ni sans doute un reste d’espoir. Le comté de Provence écrit bientôt après à Gustave : « Quand ma nièce (Marie-Thérèse, plus tard duchesse d’Angoulême) est venue au monde, j’ai été fort aise, j’en conviens[5]. » Et il ajoute : « Ma belle-sœur a bien fait les choses cette fois-ci ; mais il est à craindre que cela n’aille pas si bien une seconde fois. » En effet, la naissance d’un premier dauphin en 1781, celle d’un second en 1785, vinrent écarter le comte de Provence pour un temps d’un but vers lequel la fatalité devait le rejeter violemment plus tard. On comprend que, pendant ces premières vicissitudes, les pensées secrètes du prince et de son entourage aient prêté au soupçon, et nous trouvons dans ses lettres plus d’un indice de ces divisions sourdes qui, dès le commencement du règne, avaient assombri la cour de Versailles et créé particulièrement autour de Marie-Antoinette une dangereuse atmosphère de médisance, puis de haine et de calomnie.

Les correspondances que nous venons de citer, qu’elles émanent du beau-frère de la reine où de la vieille comtesse de La Marck, sont loin d’être bienveillantes, comme on le voit, pour la famille royale ; elles relèvent les fautes plus volontiers que les courageuses tentatives au milieu de circonstances toujours plus difficiles. Nous n’oserions pas affirmer qu’elles répondissent ainsi aux secrètes dispositions du roi de Suède ; on a vu cependant que Gustave III ne se croyait pas engagé à l’égard de Louis XVI par les mêmes liens de respect qu’il avait acceptés envers Louis XV, et que la brillante dauphine lui avait fait jadis un assez froid accueil. Le seul comte de Creutz, ambassadeur de Suède à Paris depuis plus de dix ans déjà, écrivait au jour le jour, pour l’instruction du roi son maître, des dépêches exemptes de vaines accusations ou de réticences calculées. A tout prendre, c’est par lui que Gustave III était le mieux instruit. Le roi de Suède put avoir à certains momens des confidens plus intimes en vue d’informations toutes spéciales ; il n’en connut pas de plus constamment attentif et zélé jusqu’à l’année 1783, où il rappela Creutz à Stockholm pour lui confier son ministère des affaires étrangères. Nous avons dans la correspondance du comte avant cette époque un tableau complet, animé, de toute la première moitié du règne de Louis XVI. Creutz connaît bien chez nous la cour et la ville ; son apparente bonhomie, qui recouvre une finesse réelle, le fait partout accueillir. Bel esprit et poète, il traite d’égal à égal avec les gens de lettres ; initié aux amitiés utiles que Gustave III entretient chez nous, il sert d’intermédiaire habituel entre le roi son maître et les comtesses de La Marck, de Boufflers, de Brionne, surveille la faveur de ces grandes dames auprès du roi et de la reine de France, auprès des princes ou des principaux ministres, et, suivant les alternatives de cette faveur, suscite ou retarde les messages particuliers de Stockholm. A l’égard de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Creutz est d’autant plus respectueux dans sa correspondance qu’il a réellement une certaine intelligence des difficultés au milieu desquelles le nouveau règne s’est ouvert, et même le sentiment d’un grand danger planant au-dessus de la situation générale. Il exprime les divers reproches qui lui semblent mérités ; mais il se garde bien de passer sous silence les traits honorables d’une partie du règne, si pleine d’intentions généreuses et même d’énergiques réformes. Rien n’est plus touchant pour les époques solennelles que la lecture de telles dépêches, qu’on retrouve, après un siècle, chaudes encore de l’émotion du moment. Par les yeux d’un témoin oculaire et bien instruit, on voit chacun de ces jours écoulés apporter son tribut de réalités présentes au développement insensible de grands événemens dont on sait à l’avance la formidable issue. En vertu de cette prescience, on juge plus sûrement les actions humaines, et le sentiment de la pitié grandit à la vue de nobles efforts qui ne détourneront pas une destinée terrible.


«… Le roi observe la plus grande économie, écrit le comte de Creutz dès le 15 mai 1774. Il veut que la famille royale n’ait plus qu’une seule table, et l’on dit qu’il réformera le département des menus plaisirs, auquel sont affectées des sommes énormes. Il réformera aussi deux équipages de chasse, celui du daim et celui du sanglier, ce qui surprend d’autant plus que c’était son unique passe-temps. Il ne pourra plus chasser que certains jours dans la semaine… Il a ordonné d’ouvrir la porte du bois de Boulogne, contre l’usage ordinaire, et il y fait des promenades à pied, entouré de tout le peuple de Paris, qui ne se lasse point d’y accourir, de le voir et de le bénir. — Le duc de, Nouille, a voulu se retirer en disant qu’il était trop vieux pour bien remplir les fonctions de sa charge. Le roi lui a dit : « Votre fils les fera pour vous mais vous ne me quitterez pas ; j’ai besoin d’être entouré d’honnêtes gens qui aient le courage de m’avertir de mon devoir. » Cela est d’autant plus beau que le duc de Noailles est connu pour avoir souvent poussé la franchise avec le feu roi jusqu’à la brusquerie. Cette réponse du roi toucha si fort le duc qu’il fondit en larmes et lui dit : « Je ne vous quitterai pas tant que j’aurai un souffle. » — Le roi a dressé une liste de tous les plus honnêtes gens de son royaume, et il l’a toujours sous les yeux pour les choix qu’il doit faire. Il se barricade d’honnêtes gens, — Le roi travaille beaucoup ; il s’enferme tous les jours pour parcourir des papiers que le feu dauphin son père lui a laissés, et dans lesquels il a traité toutes les matières relatives au gouvernement. Jeudi dernier il a travaillé onze heures, hier et avant-hier huit heures. A chaque travail de M. de Vergennes, il garde les papiers de son portefeuille, les parcourt, y fait ses observations, et les lui renvoie le lendemain. M. de Vergennes me montra un paquet de plus de soixante lettres que le roi lui avait écrites toutes de sa main. — Comme le roi s’occupe infiniment de la réforme des mœurs, il a voulu sévir contre ceux dont la conduite donne le plus de scandale ; mais M. de Maurepas lui a représenté que les princes ne peuvent rien pour cela que par leur exemple et par la sage répartition de leurs faveurs. Il s’est rendu à ce raisonnement. Déjà les fils du comte de Noailles, ceux du duc de Coigny, MM. de La Fayette et de Grammont, se font remarquer par leurs mœurs et leurs connaissances ; la jeune noblesse française commence à prendre un esprit tout différent de celui qui régnait il y a quelques années. »


Creutz attribue tout d’abord à l’influence de la reine le rappel de Choiseul, naguère exilé à Chanteloup, et qui reparaît à la cour. C’était une grande question pour Gustave III de savoir si cet homme d’état, qui l’avait jadis encouragé à faire sa fameuse révolution, reviendrait au pouvoir ; aussi l’ambassadeur recueillait-il avec grand soin tous les bruits relatifs à cette affaire. Dans ses premières dépêches, il croit que Mme de Marsan, à la tête de ce qu’on nomme le parti des dévots, parviendra à tenir l’ancien ministre éloigné : Louis XVI lui paraît prêter l’oreille aux calomnies de ce parti, qui ne craint pas d’attribuer à de criminelles instigations de Choiseul la mort du dauphin, père du roi ; mais enfin la reine, de qui l’ancien ministre de Louis XV a fait le mariage avant de succomber devant les créatures de Mme Du Barry, l’emporte auprès du roi, et la fin de l’exil de Choiseul est un commencement d’apparent triomphe pour Marie-Antoinette. « 16 juin 1774. — M. le duc de Choiseul est arrivé dimanche soir à Paris ; le lendemain, il a été à la Muette, ou il a été reçu du roi médiocrement. Ce prince ne lui a qu’une seule fois adressé la parole, pour lui dire « qu’il avait perdu ses cheveux. » La reine lui a fait un accueil flatteur en lui disant : « Je suis bien aise de m’acquitter envers vous d’une des obligations que je vous ai ; je vous dois mon bonheur ; et je m’estime heureuse d’avoir pu contribuer à votre retour. » M. de Choiseul a lieu d’être content. Le peuple a environné son hôtel lorsqu’il arrivait, et l’a reçu avec des applaudissemens et des transports. Tous les princes du sang, tous les ambassadeurs ; tous les grands ont été le voir. Son retour d’exil ressemble à un triomphe ; toute la noblesse, les anciens magistrats et le peuple sont pour lui. Toutes les femmes de la cour, excepté Mme de Marsan ; travaillent en sa faveur auprès de la reine. Mme de Brionne surtout est le point de réunion de tous ses amis ; il en est toujours très amoureux ! et, pendant les deux fois vingt-quatre heures qu’il est resté à Paris, il n’a soupé que chez elle. La princesse de Beauvau a beaucoup engagé aussi la reine dans ses démarches en faveur de M. de Choiseul ; aussi lui ai-je écrit au sujet de ce retour, un billet dont elle a été infiniment flattée : elle m’a fait une réponse charmante. Votre majesté étant en commerce épistolaire avec Mme de Brionne, une lettre de compliment de sa part ferait un effet merveilleux ; — L’abbé de Vermont est le seul homme jusqu’ici qui ait toute la confiance de la reine. Elle vient de lui procurer les entrées de la chambre du roi, ce qui, pour un homme de son état, est une distinction extraordinaire. Cet abbé doit tout à l’archevêque de Toulouse, et ce prélat, ami intime de M. le duc de Choiseul, aspire à entrer dans le ministère ; il est certain qu’il a montré de grands talens dans toutes les occasions : aucune administration n’est aussi parfaite que celle du Languedoc, et c’est lui qui a rédigé tous les projets que les états de cette province ont adoptés depuis dix ans. »


On voit avec quelle attention dévouée le comte de Creutz signale au roi son maître les différentes perspectives qui peuvent servir pour son crédit à la cour de Versailles, et comment il l’invite à se tenir prêt pour chacune d’elles. Gustave ne dédaigne pas ses avis ; il envoie les lettres demandées, et Creutz dit dans une dépêche peu de temps après : « Les différens messages de votre majesté seront remis ou en mains propres, ou par des mains sûres. C’est une chose admirable que votre majesté ait daigné écrire à M. de Choiseul et à Mme de Brionne. Cela fera un excellent effet et préparera bien les esprits dans le cas où quelques changemens surviendraient dans le ministère. » Gustave se montre même tout disposé, si la reine paraît prendre du crédit, à lui écrire pour la disposer en sa faveur ; mais Creutz modère son empressement. « Cela serait su, dit-il, et passerait pour une intrigue. Quoique cette reine se conduise bien, elle est jeune et femme, et par conséquent indiscrète ! Le vrai moyen d’entretenir ses bonnes dispositions serait que votre majesté, dans ses lettres à Mme de La March et à Mme de Boufflers envoyées par la poste ordinaire, dît des choses flatteuses de la reine et du roi de France, cela naturellement, sans avoir l’air de vouloir qu’elles fussent montrées. Ces dames les feront toujours voir à la reine, et le roi, qui a le secret de toutes les lettres écrites par la poste, en sera flatté[6]. »

Le crédit de Marie-Antoinette n’alla pas, il est vrai, jusqu’à faire remonter Choiseul au pouvoir après l’avoir tiré de son exil ; mais le mouvement dont elle avait ainsi donné le signal, et qui était conforme aux tendances de l’opinion, devait du moins amener une autre satisfaction fort désirée, le rétablissement des anciens parlemens, brisés en janvier 1771. L’antique institution, un peu modifiée, revit le jour dans le fameux lit de justice du 2 novembre 1774.


« le roi, dit Creutz, a prononcé son discours d’une voix énergique et haute, appuyant sur les finales et donnant de l’expression à chaque phrase. La fermeté de ce discours a imposé à tout le monde, et la force avec laquelle il a appuyé sur l’endroit où il menaçait le parlement de toute sa disgrâce en cas de désobéissance a produit le plus grand effet. Il a composé lui-même cette harangue, disant qu’il voulait suivre l’exemple de votre majesté… Quand l’avocat-général, prenant à son tour la parole, a prononcé, le nom d’états-généraux, le roi a levé la tête et lancé sur lui un regard foudroyant… Si votre majesté, dans une apostille ostensible, daignait applaudir à tout ceci et dire quelque chose de flatteur pour M. le comte de Maurepas et pour le roi de France, cela produirait le meilleur effet. J’ose même dire que cela devient d’autant plus nécessaire qu’on sait que votre majesté à désapprouvé l’idée de faire revenir le parlement ; les dangers qu’elle redoutait se trouvant éloignés par l’organisation nouvelle, elle peut, sans se contredire, relever par son suffrage une opération qui, en rétablissant la confiance et la tranquillité dans le royaume, met le roi de France en état de se faire respecter au dehors et de seconder plus efficacement ses alliés. »


La correspondance de Creutz atteste ainsi à chaque pas que le roi de Suède, non content de suivre avec une attention vigilante les diverses réformes qui signalaient le commencement du règne de Louis XVI, y intervenait même, et indiscrètement sans doute. Gustave ne se bornait pas à donner des conseils ! lorsque des émeutes avaient éclaté dans Paris d l’Ile-de-France à la suite des premières mesures de Turgot proclamant la liberté des grains, il avait envoyé au comte d’Usson, notre ambassadeur à Stockholm, un billet écrit à la hâte pour lui demander des détails et lui exprimer sa sympathie. « Il est bien étonnant, disait-il, qu’un pareil événement puisse arriver sous le règne d’un prince tel que la France n’en à pas eu depuis Henri IV… O temps, ô mœurs ! » Et il avait fait expédier pour Rouen dix mille sacs de seigle qu’il offrait à Louis XVI : curieux témoignage d’un penchant, que nous signalions tout à l’heure, à affecter désormais envers nous une allure de supériorité protectrice, et premier présage du rôle que Gustave devait jouer à la fin de sa vie en essayant de se placer à la tête de la contre-révolution européenne.

Le comte de Creutz n’eût accompli que la moitié de sa tâche s’il n’eût ajouté au récit des essais de réformes politiques ou sociales le tableau que nous n’avons pas besoin de reproduire, tant il est connu d’ailleurs, des fêtes et des plaisirs qui se multipliaient avec un nouvel essor à la cour ou dans les hauts rangs de la société française. Fêtes et réformes répondaient également, nous l’avons dit, aux ardentes aspirations de ce temps et l’avènement d’une jeune cour après un si long règne avait encore excité le goût du plaisir. Naturellement le nom de la reine est bien souvent prononcé dans les rapports des ambassadeurs qui rendent compte des amusemens de Versailles ; mais leurs correspondances (nous en avons examiné plusieurs) témoignent du peu de fondemens solides que le train de la cour pouvait offrir aux accusateurs de Marie-Antoinette (A vrai dire, la récente publication de M. Arneth, de Vienne, qui donne la correspondance entre elle et sa mère, est encore ce qui la charge le plus, mais sans une réelle gravité. Mariée à quatorze ans et demi à un prince de vingt ans fort incapable d’achever son éducation, la dauphine passe subitement, de la douce condition que la simplicité des mœurs germaniques faisait à sa rieuse enfance, dans l’atmosphère que la corruption des dernières années de Louis XV a empoisonnée ; sa tenue est parfaite cependant, — malgré les conseils assidus, nous ne voulons pas dire intéressés, de sa mère, — envers la Du Barry, dont elle subit le contact et la vue avec dégoût. Reine à dix-huit ans et n’ayant toujours d’autre guide que l’impératrice, qui est loin d’elle, trop longtemps privée des impérieux et salutaires devoirs de la maternité ainsi que de la dignité qu’ils confèrent, trouvant dans la famille nouvelle qui l’entoure les pièges les plus cachés et qu’elle pouvait le moins soupçonner ou reconnaître, quoi d’étonnant et quoi de scandaleux si elle a voulu se soustraire à l’odieuse étiquette jusqu’à paraître à mesdames tantes, filles de Louis XV, ou même à l’excellente, mais rigide Mme de Noailles, insubordonnée et légère ?

Les dépêches de Creutz, dans ces premières années du moins, ne lui reprochent que d’inoffensives légèretés. Une fois, charmée du danseur Pick qu’elle a vu dans une représentation de l’Opéra, elle veut qu’il paraisse devant le roi à Trianon. Pick, engagé à Venise, est à la fin de son congé et n’a que le temps de retourner à son poste ; cependant la reine s’oppose à son départ. En vain l’ambassadeur vénitien, Mocenigo, le réclame ; il n’obtient qu’un mot assez leste de l’intendant des menus-plaisirs[7]. Cela fit grand bruit à la cour, il est vrai, mais ne nous brouilla pas avec la république. Une autre fois Marie-Antoinette met son approbation au bas d’une pétition ridicule que les jeunes cavaliers de la cour lui adressent pour obtenir de pouvoir paraître aux bals de la reine avec des plumes au chapeau. « C’est avec une plume que nous demandons des plumes à votre majesté, et, si elle daigne exaucer nos vœux, cette même plume nous servira, tant que nos doigts la pourront soutenir, à célébrer la bienveillance de votre majesté. » Ces belles choses, écrites peut-être avec une intention de parodie, sont signées : de La Marck, Coigny l’aîné, Etienne de Durfort, La Fayette, Ségur l’aîné, comte de Provence, Noailles de Poix, Coigny cadet, Dillon, Noailles et comte d’Artois[8]. On a peine à imaginer la futilité dont de pareilles pièces témoignent ; on voit par là quel était alors l’entourage de Marie-Antoinette, et l’on accuse moins, après les avoir lues, une reine de vingt ans, mal préparée à deviner les périls et à les fuir, que le malheur d’une époque fatale, assez éclairée pour apercevoir les fautes dont elle avait hérité, pour en réclamer le redressement, et en même temps assez aveugle pour tout sacrifier, ce semble, à une incroyable recherche du plaisir. Quant à Gustave III, la physionomie de Versailles se résumait pour lui dans ces deux traits : il voyait un roi jeune et honnête, après avoir donné le signal des réformes, compromettre par de fâcheux retours le mérite de sa propre initiative, et une reine brillante, alors qu’elle rendait à la plus illustre des cours son ancien éclat, faire naître à son insu mille inimitiés autour d’elle. Également avide, lui aussi, de plaisirs et de réformes, il prétendait, en évitant de telles fautes et de tels dangers, acquérir cette double gloire d’un prince à la fois réformateur et initiateur de son peuple aux délicatesses de la civilisation la plus avancée. Il ne se doutait pas qu’une fois engagé dans les mêmes voies, il serait entraîné, lui aussi, vers de pareils abîmes.

II

Gustave III avait pris dès son avènement l’initiative des réformes libérales. Le lendemain même de son coup d’état, il abolissait la torture, dont la cruelle pratique avait été récemment renouvelée en Suède pendant la période d’anarchie et de déchiremens politiques à laquelle son règne avait mis fin. Il est clair que le souvenir de Calas et de Labarre dictait à Gustave cette première mesure, et il avait sans aucun doute présens à la mémoire les éloquens plaidoyers de Voltaire autant que les récens excès des factions suédoises. En tout cas, il devançait ainsi la France elle-même dans la voie des changemens nécessaires, car la question dite préparatoire, qu’on appliquait à l’accusé pour lui arracher l’aveu de son crime, ne devait être abolie chez nous qu’en 1780, et la question préalable, qui venait après la condamnation pour obtenir la révélation des complices, devait subsister jusqu’en 1789. Ce fut de Voltaire encore que Gustave III se montra l’élève quand il proclama la liberté de la presse. Le roi de Danemark, Christian VII, l’avait accordée dans ses états dès l’année 1771, et avait reçu de Ferney, à cette occasion, une épître où était à bon droit signalé le contraste de cette concession intelligente avec l’asservissement où la presse était encore retenue chez nous :

Je me jette à tes pieds au nom du genre humain,
Il parle par ma voix, il bénit ta clémence.
Tu rends ses droits à l’homme et tu permets qu’on pense.
……….
Ailleurs on a coupé les ailes à Pégase.
Dans Paris quelquefois, un commis à la phrase
Me dit : A mon bureau venez vous adresser ;
Sans l’agrément du roi vous ne pouvez penser.
Pour avoir de l’esprit, allez à la police !


L’hommage que Christian VII avait obtenu, Gustave III voulut aussi le mériter. Il renouvela, en y apportant quelques modifications, la loi suédoise de 1766, favorable en effet à la presse, et appuya cette démarche d’une déclaration quelque peu fastueuse qui figure dans le recueil de ses œuvres sous ce titre : Modeste opinion du.roi sur la liberté de la presse ; il n’omit pas surtout d’envoyer ce factum à Voltaire. Il y était dit : « La forme constitutionnelle de notre gouvernement est fondée sur la liberté de penser, de parler et d’écrire, pourvu que cette liberté ne porte pas atteinte à la tranquillité et à la dignité du royaume… Il faut que la liberté de la presse, maintenue et protégée, serve à éclairer les peuples sur leurs véritables intérêts et à découvrir au souverain l’opinion des peuples. Si la liberté de la presse eût éclairé Charles XII sur sa vraie gloire, il eût mieux aimé gouverner un peuple heureux que de régner sur des états vastes, mais déserta. La liberté de la presse n’existait pas en Angleterre quand Charles Ier porta sa tête sur l’échafaud. » De telles paroles sur les lèvres de Gustave III étaient hardies, mais précisément trop hardies sans doute pour devenir autre chose qu’un brillant programme de libéralisme politique.

Disciple des économistes aussi bien que de Voltaire, Gustave III’était encore engagé dès son avènement à favoriser l’agriculture et le commerce. Il crut leur donner un nouvel essor en créant, le jour même de son couronnement à Stockholm, un ordre de chevalerie qu’il désigna du nom de Vasa, soit en souvenir du héros à la descendance duquel la nouvelle famille royale se rattachait, soit parce que le mot vasa signifie en suédois une gerbe de blé, et que ce symbole, faisant partie de l’ancienne armoirie royale, devenait facilement le significatif emblème de l’ordre nouveau. Il était dit dans les statuts, les mêmes qui sont encore aujourd’hui en vigueur sans être rigoureusement observés, qu’on ne nommerait dans cet ordre que des personnes ayant rendu de signalés services, soit par leurs écrits, soit par leur pratique, dans le domaine de l’agriculture, de la métallurgie, du commerce ou des arts, Gustave était en cela d’accord avec les maximes du XVIIIe siècle, et son institution fut fort admirée ; nous en avons le témoignage dans un petit poème composé en Suède à cette occasion par un Italien nommé Michelessi. Sous le singulier vêtement d’un langage moitié mythologique, moitié technique, ce dithyrambe nous donne, un curieux tableau de l’ardeur dont, au commencement du règne de Gustave III, la Suède était animée :


« Viens, Agriculture, déesse couronnée de fleurs et d’épis. Que Flore t’accompagne, Flore, l’amie de Linné, qui enrichit sa parure des fleurs d’Amérique cueillies à Upsal ! Sans toi, l’astre du jour n’éclairerait pas le château élevé dans cette ile fortunée (Drottningholm) où Ulrique (mère de Gustave) cultive l’arbre qui nourrit le bombyx. Ses fils déliés, nouvelle production de la Suède, deviennent sous la blanche main de Sophie (sœur du roi) ces nœuds élégans, ornemens de l’épée de son frère. De toi, divine Agpiculture, est né le Commerce, frère de la Bonne Foi ; déjà il enrichit Gothenbourg de ses dons… Le Wener et le Wetter lèvent tous deux du fond des eaux leurs têtes couronnées d’algues ; ils attendent le jour prochain qui réunira leurs bras divisés. La nature les a séparés, elle a mis entre eux de vastes terres, elle leur a opposé des rochers escarpés ; mais que ne peut l’art des Suédois ? Trolhætta, ce second Athos, verra avec effroi des vaisseaux naviguer à travers les rochers, sur le sommet escarpé des montagnes ; Wener lui-même, dont le roc est le plus dur, brisera avec fureur dans le flanc de la montagne le trident destructeur que Neptune lui a prêté… Des Chalybes endurcis fouillent les veines cachées du fer ; l’air et, le feu tout-puissant le rendent liquide ; il s’échappe en mugissant des fournaises suédoises, semblable à ces torrens que Vésuve vomit de sa bouche enflammée. Paraissez, Chalybes ! venez, revêtus de cet antique habit sous lequel Gustave Vasa erra dans vos forêts… Chalybes amis des ténèbres ! demandez à la terre dans quels replis elle renferme le bronze le plus dur, celui que le temps ne dévore point ; le ciel l’a créé pour que vous en fassiez l’effigie de Gustave. Portez-le au Lysippe français[9]. Meyer, dont l’art commande à l’air et au feu, le coulera et le versera pour lui. Qu’on place entre les deux Gustave la chère effigie du troisième. — Beaux-Arts, rangez-vous autour de son trône. Si vous ne pouvez crayonner la beauté de son âme, imitez du moins la douceur de ses traits, la sérénité de son front, rendez le vif et brillant éclat de ses yeux, semblables à ceux de sa mère. — Apporte, aimable Architecture, le plan qui doit embellir Haga, retraite que Gustave s’est choisie… »


Nous n’achèverons pas la citation ; toute part faite à la boursouflure italienne et à l’abus des réminiscences classiques, ce brillant programme atteste que la Suède se ranimait après sa période de guerres civiles, et que le nouveau règne avait trouvé dans les aspirations contemporaines de quoi s’inaugurer sous d’heureux auspices. Un des premiers étrangers qui reçurent la décoration du nouvel ordre de Vasa fut naturellement le marquis de Mirabeau, l’ami des hommes, celui que Grimm appelle, à cause de ses bons dîners, l’amphitryon ou le premier maître d’hôtel de nos économistes. Il remercia le roi de Suède en fêtant le jour de sa naissance par un repas solennel auquel tous les initiés assistèrent « avec beaucoup de dévotion » ; le révérend père Le Blanc, un minime conventuel qui était fort à la mode, composa, dit la Correspondance, des cantiques pour cette cérémonie.

Mais c’est de Jean-Jacques en particulier que Gustave III fut l’écho, lorsqu’un jour il s’avisa de décréter un costume national. Arrêter les progrès du luxe et ruiner pour toujours l’empire de la mode en imposant aux divers ordres de la nation des vêtemens uniformes, à la fois gracieux et sévères, se prêtant au développement libre du corps au lieu de l’emprisonner et de l’altérer, régler tout cela de par la loi, — absolument comme, dans Salente, Idoménée, sur le conseil du trop sage Mentor, devait séparer les différentes classes de ses sujets par des vêtemens de laine que distinguaient seules des bandes de diverses couleurs : verte, rouge pâle, gris perle et jaune aurore, — c’était une rêverie si bien dans l’esprit du XVIIIe siècle, qu’on voit en même temps plusieurs des souverains de l’Europe contemporaine tenter sérieusement de la mettre en pratique. Catherine II l’essaya en Russie. De même que Pierre le Grand, après avoir appris à ses sujets, non sans de longs efforts, à se couper la barbe, leur avait fait adopter le costume européen, Catherine imagina, elle, d’introduire un habit national. Quelques-uns de ses favoris, les princes Orlof et Potemkin, le portèrent, mais ne prêtèrent qu’à rire par cette complaisance et ne trouvèrent pas d’imitateurs. Catherine se le tint pour dit. Son échec même stimula pourtant Gustave III. En vain Catherine, promptement revenue à la raison, lui affirmait-elle qu’on ne changeait pas les mœurs d’un peuple aussi facilement que ses lois : il répondit, avec cette bonne opinion de lui-même que lui avaient donnée ses premiers succès, que rien n’était impossible à un prince aimé de ses peuples, et il promit, comme par une sorte de gageure, de faire réussir en Suède une pareille entreprise. Il se mit à l’œuvre en effet, conçut et dessina lui-même le nouvel habillement national, et ne manqua pas de seconder par un écrit public, lu d’abord devant les sénateurs suédois, la propagande qu’il voulait faire réussir. A partir du 28 avril 1778, jour de la fête annuelle de l’ordre des Séraphins, nul ne dut paraître à la cour sans être revêtu du costume nouveau[10]. Ces inventions bizarres échouèrent heureusement, malgré la soumission momentanée de la cour, contre le goût public et l’opinion. De France tout d’abord vinrent une foule de critiques. La fidèle comtesse de La Marck, qui ne craignait pas de parler sincèrement à Gustave III, lui écrivit de façon à le décourager.


« En vérité, disait-elle, je ne puis voir aucun bénéfice à ce qu’on porte au petit manteau au lieu de l’habit reçu dans toute l’Europe, excepté eu Turquie, un pourpoint au lieu d’une veste, une cravate au lieu d’un jabot. Je reste persuadée que votre majesté, ne persistera pas à changer le costume, et qu’elle veut se distinguer par une conduite sage et raisonnable, non par une futilité telle que celle qu’on lui suppose. Je dois au profond dévouement que j’ai pour elle de lui dire que notre jeune reine s’est permis de faire des plaisanteries à ce sujet, et qu’ici tout le monde s’occupe dans le même sens de ce grand changement des modes suédoises. »


Creutz, lui aussi, avait commencé par de pareils témoignages ; mais, si Gustave III persistait, il n’avait plus de scrupules et ne demandait pas mieux que d’admirer. Peut-être même était-ce pour flatter le roi son maître qu’il lui avait transmis en 1775 la nouvelle d’un projet analogue, adopté, disait-il, par la cour de France. « La plupart des jeunes gens qui vont au bal de la reine, écrit-il au mois de janvier de cette année, seront en habit de novices de l’ordre, qui est l’habillement de Henri III. Si cet habit réussit, on en fera désormais l’habit de cour, et peu à peu il deviendra celui de la nation. » Et en novembre de la même année : « Le roi pense à nous donner ici un habillement national plus analogue au climat. Cela pourra arrêter le luxe et détruire la frivolité. » Ce qui était vrai, c’est que la reine essayait de bannir ce qu’il y avait de plus gênant dans les costumes de cour, et que, d’autre part, l’esprit du XVIIIe siècle commençait à ne plus respecter les distinctions traditionnelles des classes sociales ; on peut lire dans les mémoires de Mme d’Oberkirch comment dès 1784 la noblesse, quittant l’épée, se dépouilla ainsi d’un de ses premiers privilèges : la mode servait d’organe à l’opinion, et il n’y avait pas besoin de Versailles pour ce changement. Quoi qu’il en soit du prétendu projet de la cour de France, Gustave III fut le seul qui persista dans son entreprise ; ses favoris portèrent en quelques rares occasions l’habit officiel, mais ce fut tout, et il en fut réduit à réserver pour ses voyages à l’étranger ce prétendu costume national qui fit l’étonnement des cours qu’il visita.

Là où Gustave III se montra le mieux inspiré par la philosophie du XVIIIe siècle, ce fut lorsqu’il décida par ses conseils répétés la diète suédoise de 1778 à proclamer la liberté des cultes, qu’il confirma lui-même par une loi du mois de janvier 1779 et surtout par l’édit royal du 24 janvier 1781. Il n’y avait eu jusqu’alors à Stockholm d’autre chapelle catholique que celles de quelques ambassadeurs dont les aumôniers tenaient leurs pouvoirs d’un comte de Gondola, évêque in partibus de Tempe, vicaire apostolique pour le nord, et qui résidait à Vienne. Désormais, à la suite d’une convention avec Rome, un certain abbé Oster, directement institué par le saint-siège, vint s’établir en Suède. Une commission était en même temps nommée par le gouvernement suédois pour préparer une mémoire traduction de la Bible. Cependant l’Allemagne, la Suisse, la France, avaient encore des persécutions religieuses et l’Espagne des auto-da-fé ; aussi l’Europe ne lut-elle pas sans surprise l’édit de Gustave III, la lettre de remercîmens adressée par le souverain pontife à ce roi hérétique, et la réponse latine que celui-ci publia.

Une habile réforme financière en 1773, puis une série d’utiles mesures législatives et administratives achevèrent de signaler heureusement la première moitié du règne de Gustave III. La vénalité de la justice, fléau qui s’était accru pendant la période des troubles civils, fut réprimée avec une sévérité rigoureuse ; mais les lois pénales furent d’ailleurs adoucies. La disette et les maladies venaient de décimer les campagnes : Gustave fit faire par les gouverneurs des provinces des distributions de blé gratuites et construisit des greniers, on interdit la mendicité et l’on fonda des établissemens de travail. Les maisons d’orphelins et les hôpitaux, confiés à l’inspection de deux chevaliers de l’ordre suprême des Séraphins, furent surveillés avec une patriotique sollicitude. Pour favoriser l’accroissement de la population, l’on affranchit de toute imposition personnelle les paysans, les journaliers, les manœuvres et les anciens soldats de terre ou de mer ayant au moins quatre enfans. Les nombreux domaines de la couronne furent affermés à bon compte et pour de longs termes ; une commission d’agriculture dut s’enquérir des ressources de chaque province et aviser aux moyens de les augmenter ; l’abolition de plusieurs fêtes ajouta jusqu’à vingt-deux journées à la somme du travail annuel ; enfin le commerce des grains fut déclaré libre. La création d’une compagnie pour la pêche de la baleine et celle de ports francs sur les côtes de Suède encouragèrent le commerce et la marine. Une meilleure exploitation des mines doubla leurs produits ; on commença de travailler en Suède le métal brut, qui jusqu’alors avait été façonné à l’étranger, et des ouvriers attirés des différens pays de l’Europe vinrent apporter divers perfectionnemens aux manufactures de fer ou d’acier. Certaines branches de l’industrie suédoise se développèrent même pendant la première partie du règne de Gustave III jusqu’au point d’exciter les inquiétudes des fabricans français.

Nous rencontrons à ce sujet dans les correspondances diplomatiques un curieux épisode qui intéresse l’histoire si peu connue de notre industrie à la veille de la révolution, et qui montre de quelles précautions jalouses elle croyait alors devoir s’entourer. Dès le commencement du siècle, un habile industriel suédois, Jonas Alströmer, avait fondé dans la petite ville d’Alingsos, près de Gothenbourg, plusieurs sortes de filatures. Ses établissemens ayant prospéré, un d’eux fut transporté, vers le commencement du règne, de Gustave III, dans un faubourg de Stockholm ; c’était une manufacture de bas de soie, qui prit bientôt, dans ces nouvelles circonstances, une extension menaçante pour notre fabrique de Lyon. Les plaintes redoublèrent en France quand on apprit que l’établissement suédois avait embauché des ouvriers du Languedoc, dont quelques-uns avaient même transporté leurs métiers à Stockholm. Le gouvernement s’émut d’une telle infraction aux lois sévères qui régissaient l’industrie, et, sur la plainte de l’intendant du Languedoc, le contrôleur-général écrivit en 1785 à l’ambassadeur de France auprès de la cour de Suède pour qu’il s’efforçât de faire rentrer dans leur pays deux ouvriers français que les dénonciations lui avaient désignés. Les nombreuses dépêches écrites pendant plus de deux années à ce sujet montrent de quelle importance pouvait être alors une telle affaire, quelle crainte inspirait à ceux qu’on appelait des transfuges leur « crime » découvert, quel intérêt cependant il y avait du côté de la France à leur promettre leur grâce, afin de les enlever à la concurrence d’un marché étranger, et quel secret enfin notre ambassadeur devait garder en face du gouvernement suédois pour conduire à bonne fin cette grave négociation.

Gustave n’aspirait pas seulement au renom d’un roi libéral envers ses peuples ; il ambitionnait aussi celui de protecteur des lettres et des arts. Ce titre figurait dans le programme tracé par le XVIIIe siècle aux souverains, et ce n’est qu’être juste envers Gustave III que de reconnaître la parfaite conformité de cette convenance politique avec son propre penchant. Il respectait et aimait les choses de l’esprit. Ayant lui-même voulu payer d’exemple, il figure parmi les écrivains distingués de la Suède, et il a été compté de son temps au nombre des souverains lettrés de l’Europe. Bien plus, nous devons réserver à Gustave une place dans l’intéressante galerie de la littérature française à l’étranger : il a écrit dans notre langue au moins autant que dans la sienne, et si, dans le recueil fort incomplet de ses œuvres imprimées, ses discours politiques et académiques, avec la plus grande partie de son théâtre, se lisent dans l’idiome national, ce n’est pas le cas pour la plus grande partie de sa correspondance, ni pour les œuvres historiques de sa jeunesse. Il devient même douteux, après qu’on a feuilleté l’immense et précieuse collection des papiers de Gustave III à Upsal, s’il se servait plus habituellement de l’une ou de l’autre langue ; il est clair que très souvent du moins il pensait dans la nôtre. Que son style français fût toujours à l’abri des reproches pour la construction grammaticale et même pour l’orthographe, il ne faudrait pas l’affirmer ; mais il écrivait du moins avec une facilité, extrême, qui laissait paraître la vivacité d’esprit et l’enjouement. Tel est surtout le caractère de sa correspondance, d’où l’on pourrait citer beaucoup de billets aimables et de mots heureux. Si dans ses discours la déclamation se montre souvent avec les moralités de lieux communs, il faut bien dire que ce sont les défauts du temps. Son vrai modèle, c’est la langue de nos encyclopédistes, celle qui n’abdique pas tout souvenir des traditions, et il a pris parti dans la littérature suédoise, malgré quelques velléités contraires, pour l’école toute classique dont le chef était le poète Léopold.

L’établissement d’une académie sur le plan de l’Académie française était un dessein ile nature a séduire un tel esprit. La reine Louise-Ulrique, sa mère, avait déjà doté la Suède d’une institution analogue[11] ; Gustave y ajouta la célèbre académie des dix-huit. Les deux compagnies ont continué de rendre d’éminens services sans que la différence de leur inspiration primitive soit entièrement effacée. La première a été fondée dans un temps d’agitation civile : aussi l’étendue de ses attributions, qui comprennent les sciences morales et politiques, atteste encore de nos jours l’ardeur intellectuelle de l’époque où elle est née. La seconde, instituée pour grouper et discipliner les esprits, sert à marquer le niveau de la plus haute culture et le propose toujours à l’émulation commune. Gustave eut le mérite d’appeler dans la nouvelle académie non-seulement les écrivains proprement dite, mais encore les hommes qui avaient donné des preuves de talent par la parole : on le vit y nommer, avec un désintéressement qui lui fit honneur, des adversaires de sa politique, comme le comte Fersen, chef éloquent de l’opposition dans les diètes suédoises. Après avoir rédigé lui-même les règlemens, Gustave se mêla aux premiers concours et fut lauréat à son tour ; c’était, dans sa pensée, refaire sur d’autres bases une œuvre semblable à celle qu’avait accomplie le cardinal de Richelieu.

Parmi les branches diverses de l’activité littéraire, le théâtre, dont les séductions variées répondaient si bien à l’insatiable curiosité du XVIIIe siècle, apparaissait surtout à Gustave III comme un puissant moyen d’agir sur les esprits et de transformer les mœurs. Il conçut le louable projet de raviver ou de créer, à vrai dire, la scène suédoise en empruntant des sujets dramatiques aux souvenirs nationaux. Il écrivit plusieurs drames[12], où l’histoire de Gustave Vasa, celle de Gustave-Adolphe et d’autres héros du Nord devait être représentée ; mais en même temps une troupe française était rappelée en 1781 à Stockholm, afin qu’on eût les modèles à côté des copies. Le célèbre Monvel en fut le directeur et y apporta, comme répertoire, indépendamment de nos pièces classiques, notre théâtre du second ordre, alors si fécond ; la troupe suédoise elle-même ne vécut guère, si l’on excepte les comédies de Holberg, empruntées à la scène danoise, que de traductions d’après Dallainval, Marsollier, Carmontelle et Collé : la Partie de chasse de Henri IV, Dupuis et Desronais, l’Amant bourru, firent les délices des Suédois presqu’à la même époque où ils charmaient nos grands-pères. Monvel, pendant son séjour en Suède, de 1781 à 1787, forma d’excellens élèves, dont le plus célèbre, nommé Hiortsberg, a laissé toute une légende après lui : il parlait admirablement le français ; sa mémoire était prodigieuse. Ayant lu à la dérobée un poème d’un bout à l’autre, il fit croire à l’auteur, par ses innombrables citations, qu’il avait lu cela quelque part, et que son ouvrage n’était qu’un plagiat. Il contrefaisait si bien le grand Frédéric qu’un vieux diplomate prussien, ayant fait la guerre de sept ans, mis tout à coup en présence de Hiortsberg, qui l’appela par son nom d’une voix bien connue, se jeta à ses genoux et s’écria : Mein alter Fritz ! La vraie création de Gustave III fut l’opéra suédois. Dès la première année de son règne, et quelques mois seulement après le coup d’état, le 19 janvier 1773, il faisait jouer le premier opéra écrit dans la langue nationale, Thétis et Pelée, dont la musique était du maître de chapelle Uttini, et l’on exécutait sur les diverses scènes des résidences royales les œuvres de Grétry, celles de Haendel, surtout celles de Gluck, avant même que Marie-Antoinette les eût introduites en France. Bientôt la Suède connut à la fois les grandes œuvres musicales de l’école allemande, les deux Iphigénies, Orphée, Alceste, Armide, des œuvres italiennes comme le Roland de Piccinni, et le genre alors si goûté de l’opéra-comique : la Sérva padrona de Pergolèse, traduite en français par Bauran, et du français traduite en suédois, le Tableau parlant de Grétry, Nina ou la Folle par amour et Camille ou le Souterrain de Dalayrac, la Belle Arsène, Rose et Colas, le Déserteur de Monsigny. C’est de nos jours à Stockholm qu’on peut revoir le plus souvent quelques-unes de ces vieilles pièces conservées si longtemps dans notre répertoire, et qui ont tant contribué à répandre en Europe le charme de l’esprit français. Le petit théâtre du château royal de Gripsholm, que tous les touristes vont visiter sur les bords du Mélar, offre encore sur sa scène déserte le décor du Devin de village.

Gustave consacra ces premiers efforts par la construction d’une salle digne du nouveau règne : en 1782 fut inauguré le Théâtre-Royal, dédié aux muses suédoises, patriis musis, et devenu célèbre par le coup, pistolet d’Anckarström. L’architecture ry l’ordonnance intérieure, modifiées depuis par des remaniemens devenus nécessaires, en étaient toutes françaises ; on n’a pas oublié à Stockholm la rare élégance de la salle, avec sa tenture gris-perle ; on voit encore aujourd’hui les œils-de-bœuf d’avant-scène, qui datent de la première construction, et la topographie de la fatale soirée du 16 mars 1792 se retrouve sans trop de difficulté. Dès la publication du premier almanach théâtral, faite par les soins de ce même Ristell à qui nous devons le curieux livre des Anecdotes de la cour de Gustave III, le personnel du seul opéra monte à près de cent cinquante personnes ; le ballet, avec Marcadet et Gallodier, s’est recruté en France, mais les chanteurs sont suédois, comme ce Karsten, qui a laissé le souvenir d’une rare majesté dans l’interprétation des grands rôles de Gluck, et dont la petite-fille, née à Stockholm, a été la célèbre Taglioni. La femme de Karsten, morte à quatre-vingt-quinze ans, vers 1846, a longtemps représenté dans la société suédoise la tradition des beaux jours du roi Gustave : elle parlait avec charme et dignité de ce qu’étaient alors les menus-plaisirs du roi, et de M. Monvel, qu’elle appelait « le favori de sa majesté. »

Il suffit d’ouvrir la correspondance imprimée du roi de Suède pour se convaincre de l’ardeur incessante avec laquelle il se préoccupait des intérêts de son théâtre. Engagé dans une guerre contre la Russie sur l’extrême frontière de la Finlande, il ne se sépare jamais du portefeuille qui contient, avec quelques livres agréables, ses propres essais dramatiques. Ses billets sont innombrables au baron d’Armfelt, à qui il avait confié la direction des spectacles, soit qu’il indique à tel auteur dont il renvoie le manuscrit les changemens à faire avant l’admission de son œuvre à la scène, soit qu’il adresse à Léopold un canevas de tragédie composé par lui-même et que le poète saura revêtir de beaux vers suédois, soit enfin que les vicissitudes nombreuses de la troupe française à Stockholm, demandes de congés, actes d’indiscipline, recrutement, occupent son inquiète vigilance.


« Du camp devant Borgo. — Mon cher ami, faites rentrer les acteurs qui ont voulu se retirer : les deux sujets en question m’intéressent comme spectateur et comme auteur. Ce sera le seul plaisir que j’aurai cet hiver, et mon portefeuille est rempli de productions que mes tendres entrailles ne voudraient pas voir massacrer. »

« Voici, mon bon ami, la tragédie que je vous renvoie. Si l’auteur veut faire les changemens que je propose, je garantis qu’elle aura du succès malgré la faiblesse de la versification, et de cette manière-ci elle ne sera pas plus une copie de Lemierre que toutes les Iphigénies possibles ne le sont du théâtre grec. Les changemens sont si légers que je crois que l’auteur pourra les faire dans huit jours. Pressez-le pour qu’on puisse jouer la pièce au plus tôt. Bonsoir. » « La direction m’a envoyé une pièce intitulée la Noce de Quickström ; je l’ai lue en voiture. Elle me paraît ressembler à l’épée de Charlemagne : longue et plate. »

« Du camp devant Likala. — Le Courrier de l’Europe vient d’arriver. L’opéra de Londres a brûlé ; les engagemens des danseurs dont donc rompus. Faites revenir notre Didelot, afin que j’aie le plaisir de le revoir l’hiver prochain ; je ne sais pas pourquoi nous le payons quand il danse à Londres… Je vous dirai que mon flanc gauche est assuré par cinq gros bataillons, etc. »

« Mon cher ami, voici les livres que je vous prie de m’envoyer en Finlande : l’Enéide de Virgile, le tome de Molière qui contient les fêtes de Versailles, l’ouvrage du père Ménestrier sur les joutes et carrousels, la Jérusalem délivrée, l’Arioste et l’Esprit des Femmes célèbres. Vous les trouverez dans ma bibliothèque particulière. Demandez aussi à Monvel le manuscrit que je lui ai remis, qui contient un programme de carrousel… Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage : il faut aller à la manœuvre, Adieu. »


Que Gustave III rendît à la Suède un signalé service par la création d’un théâtre digne de ce nom, cela est hors de doute. De là vint en partie cet éclat de la première moitié du règne qui parut effacer les traces des discordes civiles et fit monter la Suède au rang des nations les plus policées. Combien cependant Gustave III et ceux qui l’entourent partagent aussi les faiblesses de leur temps ! Quelle passion du plaisir pour le plaisir même, et quel regret bien souvent d’être forcé de vivre loin de cette cour de France où il semblait que les amusemens de toute sorte se donnassent rendez-vous ! Le théâtre était chargé d’offrir les illusions en trompant les regrets. Mme de Genlis raconte dans ses mémoires que, lorsqu’elle était enfant, on l’habillait parfois en Amour, et que, ravie, elle conservait son carquois, son arc et ses ailes pendant des journées entières. Gustave III avait de ces jouissances naïves : on le voyait garder, après avoir joué lui-même sur quelque scène de cour, les oripeaux dont il s’était affublé. L’appareil d’un déguisement, les préparatifs d’une représentation, lui étaient des joies suprêmes. Distribuer les rôles, diriger les répétitions, surveiller les costumes et les accessoires, pénétrer les mystères de la coulisse ou du foyer, tout cela le charmait. Bien plus, les plaisirs du théâtre, où il paraissait à la fois comme auteur et comme acteur, ne suffisaient pas à son ardeur infatigable : aux tragédies et aux comédies classiques, aux drames et aux ballets, aux opéras, prologues, divertissemens, scènes héroïques ou lyriques, il fallait qu’il mêlât les tournois et carrousels, les mascarades, les danses à caractères, les jeux de bague et de quintaine, les surprises, les mystifications, tout ce que la frivolité d’alors inventait ou renouvelait. Stupéfaits devant ce roi comédien, les ministres étrangers ne suffisent pas, en certains temps, à le suivre dans ses rôles innombrables. Le voici déguisé en roi des Gaules, et Mme de Löwenhielm (la belle Augusta Fersen) lui vient offrir une écharpe dont il restera paré longtemps après. Ou bien Diane chasseresse a ouvert une lice : le roi y paraît en Méléagre, tandis que la comtesse Höpken (célèbre aussi par sa beauté) s’y montre à cheval en Atalante. Quelquefois la cour se travestit suivant un programme convenu, sans qu’il y ait de scènes composées à l’avance, et chacun doit observer pendant toute la fête le caractère du rôle qui lui est dévolu ou l’esprit général du déguisement adopté. On figure par exemple la foire Saint-Germain ou bien la cour de la reine Christine ; les vêtemens historiques du garde-meuble royal ont été mis en réquisition pour que rien ne manquât à la couleur locale : on voit Chanut, et Pimentel, et le grand Descartes. S’agit-il de fêter Madame Royale, sœur du roi, on représente la Rosière de Salency, divertissement paré dont les rôles sont remplis par toutes les personnes de la cour : « le seigneur de Salency (le roi), la dame de Salency (la reine), le bailli (le comte Charles Fersen), le maître d’école, le bedeau, le porte-goupillon, le barbier, l’apothicaire, le suisse, le hoqueton, les joueurs de quilles, les personnages de la bascule, les balanceuses de l’escarpolette, les patres et pastourelles, les garçons du village pour le ballet des cerceaux, tous habillés dans le costume. » La rosière choisie, non pas seulement pour sa vertu, mais pour sa beauté, porte finalement sa rose, dans laquelle Gustave III a placé une bague avec un diamant de 10,000 rixdales, à la sœur du roi, en lui récitant ce couplet du poète de cour Oxenstierna :

Je ne perds rien de ma gloire
En cédant à vos attraits ;
Si vous gagnez la victoire,
Je m’en trouve le plus près.
Je puis me consoler d’elle :
Nos bergers m’assurent tous
Qu’on peut être plus que belle
Et la seconde après vous.


Ce sont encore ou des fêtes allégoriques, ou des scènes de mythologie, avec allusions piquantes aux faits contemporains, ou de simples impromptus à peine relevés par des fictions bizarres en vue desquelles Gustave III et ses plus intimes courtisans déploient un esprit singulièrement inventif. Les correspondances du temps en contiennent de nombreux récits, dont voici seulement quelques souvenirs, empruntés aux dépêches des ministres étrangers, presque toujours témoins oculaires. « 11 février 1777. — Il y eut avant-hier chez M. le duc de Sudermanie une fête ingénieusement ordonnée, dont le sujet était le mariage d’un fils de l’empereur de la Chine. Tous les habits et la décoration des appartemens étaient conformes au costume du pays, et M. Beylon, qui faisait le personnage de l’empereur, a soutenu le rôle avec une aisance et un à-propos dans tout ce qu’il a dit qui ont fait le charme de la soirée. »

« 2 mai (de la même année). — Une petite fête a eu lieu, en présence de tous les agens diplomatiques, chez la reine régnante, pour le jour de naissance de la princesse sœur du roi. À minuit, pendant le bal, deux hérauts, précédés d’une musique guerrière et suivis d’un brillant cortège, sont entrés et ont proclamé, au nom du roi Gustave III, un défi, avec les conditions du combat, que M. le duc de Sudermanie, à la tête de tous ses chevaliers, a accepté. Tout cela s’est accompli très gravement, suivant les lois et nobles Ils de l’ancienne chevalerie. Le tournoi qui doit suivre n’aura pas lieu, dit-on, avant le 28… »

« 14 octobre. — Le prince Frédéric, aussitôt qu’il a été de retour, s’est rendu immédiatement à Gripsholm. Il s’attendait à trouver tout le monde sur son passage ; il a été fort surpris de n’apercevoir âme qui vive ni sur les avenues, ni au château même. Chacun, jusqu’aux sentinelles, avait ordre de se tenir caché. Les barrières étaient abattues, les portes fermées, les appartemens sans lumières ; tout avait l’apparence d’une habitation abandonnée et déserte. Après avoir appelé et attendu inutilement, le prince et sa suite sont obligés de mettre pied à terre pour lever eux-mêmes les traverses. S’étant mis ensuite à parcourir les appartemens, au lieu des personnes de la cour qu’ils cherchent en vain, ils ne rencontrent que quelques troupes de paysans qui errent ça et là dans un morne silence. Résolus alors, en vaillans chevaliers, à pousser l’aventure, ils pressent ces bandes fugitives à la faveur de quelques lueurs sombres. Tout à coup ils se trouvent arrêtés par un bruit confus de gémissemens et de soupirs plaintifs, comme de gens qui s’éveillent d’une léthargie profonde… C’est qu’en effet la valeur du prince et de ses compagnons a dissipé les mauvais génies et rompu leurs maléfices ; la cour recouvre la voix pour remercier son libérateur ; le château se retrouve éclairé subitement comme par un coup de baguette, et le bruit du canon, mêlé au son des instrumens, annonce la fin de l’enchantement, auquel succède le plaisir d’un bal. »

« 5 novembre 1782. — La cour, qui est à Gripsholm, continue à s’occuper d’amusemens plus que d’affaires. On s’est plu l’autre jour à y recevoir Mme la princesse Sophie-Albertine dans le goût des fameuses mystifications de Poinsinet à Paris. Comme son altesse n’avait jamais été à ce château, on avait placé dans les environs des sentinelles habillées à l’allemande, qui lui parlèrent en cette langue en arrêtant sa voiture pour lui donner le change sur ce qu’elle pourrait être égarée. Étant ensuite arrivée à Gripsholm, on lui fit tous, les honneurs d’une abbesse de Quedlinbourg. Les personnages de la cour les plus corpulens, après s’être travestis en chanoinesses et s’être permis mille singeries, se préparèrent à initier la princesse dans leurs mystères… » Tels étaient les divertissemens de Gustave III et de sa cour. N’en accusons pas encore l’abus, dont les effets se montreront plus tard ; rendons d’abord justice à l’utile éclat qui a signalé les premières années de ce règne aux sympathies du reste de l’Europe. Après avoir conquis tout d’abord, par un louable esprit de réforme sociale, une place distinguée parmi les souverains éclairés du siècle, au-dessous du grand Frédéric et de la grande Catherine assurément, mais à côté de Joseph II, de Léopold, grand-duc de Toscan, du pape Clément XIV et de Louis XVI, Gustave III devait aussi séduire ses propres sujets et plaire à son temps par son élan spontané, si bien d’accord avec le goût des contemporains, vers les brillans plaisirs. La cour suédoise fut longtemps sous son règne le rendez-vous renommé de toutes les fêtes. De la cour même une pareille ardeur gagna la nation, et, parmi les traditions nombreuses qui accompagnent aujourd’hui le souvenir de Gustave III, on rencontre surtout celle d’une époque de mœurs élégantes et enjouées. Aux antiques coutumes, qui subsistaient encore, les meilleurs emprunts qu’on eût faits des usages français étaient venus se joindre. De fréquens voyages avaient familiarisé les hautes classes avec les délicatesses étrangères, et le gros de la nation avait goûté vivement, au lendemain des discordes civiles, les douceurs d’une période tranquille et prospère ; c’est d’alors que datent pour le peuple suédois cent joyeuses légendes, et, grâce au talent inimitable du poète Bellman, tout un cycle intéressant de chansons populaires et poétiques.

L’empreinte du règne de Gustave III est restée sur la société suédoise et sur la capitale même de la Suède. Le goût de la langue et de la littérature françaises avaient pénétré dans le Nord, il est vrai, dès le commencement du XVIIIe siècle ; mais c’est grâce à Gustave que ce goût est devenu pour les Suédois une douce habitude. La révolution française et les vicissitudes inouïes du XIXe siècle sont venues mettre cent fois les différens peuples en contact avec la France ; mais le moment du charme et de la séduction a été pour la plupart d’entre eux le dernier tiers du XVIIIe siècle : la Suède particulièrement ne l’a pas oublié. Beaucoup de familles s’y retrouvent où les souvenirs de Gustave III sont vivans encore, et la société de Stockholm continue d’entourer de ses respects quelques rares personnes, comme Mme Marianne d’Ehrenström, témoins de cette époque. Née en 1773, Mme d’Ehrenström, qui avait un frère page à la cour de Gustave III, n’est jamais venue en France ; elle parle cependant, — nous prenons plaisir à nous le rappeler, — le français élégant du XVIIIe siècle, et a publié sur la littérature suédoise de ce temps-là deux intéressans volumes dans notre langue. Le poète Léopold a fait en français des quatrains pour elle, et nous avons ainsi le droit d’inscrire son nom dans une histoire des relations intellectuelles entre les deux peuples.

Bien que les édifices publics élevés sous Gustave III ne soient pas en grand nombre, on peut dire que la capitale de la Suède porte à certains égards son empreinte. Le pont qui unit au continent l’île principale où se trouve le château a été commencé pendant son règne ; ce pont conduit à la grande place sur laquelle on voit le théâtre édifié alors avec tant de sollicitude. Le monument funéraire de Descartes, dû au respect de Gustave, prince royal, pour ce grand nom, la statué de Gustave Vasa, — celle que Mme de Staël appelait le Jupiter olympien de la Suède, — modelée par un Français, Pierre Larchevêque, et inaugurée en 1774, toute une partie de la ville créée vers cette époque et dont les constructions conservent un grand air ; aux portes de la capitale la jolie résidence de Haga ; plus loin les beaux jardins français de Drottningholm ; dans ces châteaux royaux les présens de Louis XV et de Louis XVI, de riches gobelins, des vieux-sèvres d’une immense valeur, enfin d’innombrables portraits de nos hommes de guerre, de nos hommes d’état, de nos écrivains, de nos spirituelles grandes dames, — tout cela subsiste pour offrir au visiteur français comme une aimable et chère vision dont il est reconnaissant envers Gustave III.

Ce n’était pas d’ailleurs seulement par légèreté d’esprit ni par pur dilettantisme que Gustave s’était livré si vite à la pente de son siècle. Par le théâtre et par l’éclat des fêtes de cour, il croyait faire naître un luxe nécessaire, exciter les arts, élever le niveau intellectuel de la nation. Il avait encore une autre pensée, toute politique : il espérait, par les séductions d’une cour brillante, attirer et retenir auprès de lui les fils de ces nobles suédois qui avaient été vaincus par le coup d’état de 1772, et qui en conservaient un ressentiment dangereux. Il devait échouer, et en partie par sa propre faute. Ce charme d’une cour qu’il avait voulu créer, et sur lequel il comptait appuyer sa politique intérieure, il parut tout le premier n’y pas assez croire, et le laissa impuissant. Ceux des jeunes nobles qui lui étaient hostiles restèrent à l’écart ; les autres, s’ils voulaient mériter sa faveur et ses bonnes grâces, durent continuer, nous le verrons, de venir à Versailles pour faire preuve à ses yeux de bon goût, de talens et d’esprit. Lui-même enfin, trop à l’étroit dans son royaume, le quittera beaucoup trop souvent pour aller demander aux cours étrangères l’appui et la renommée.


A. GEFFROY.

  1. Voyez, sur les rapports de Gustave III avec la cour de France jusqu’à la mort de Louis XV, la Revue du 15 février, 1er mars, 1er avril et 15 juillet 1864.
  2. Correspondance du ministre de Saxe à Paris, 3 janvier 1774.
  3. On sait qu’il s’agit du comte de Provence, plus tard Louis XVIII.
  4. Abstollet n’est rien moins qu’un bel et bon barbarisme ; mais jusqu’où la manie des citations, qui le posséda toujours, n’eut-elle pas entraîné l’auteur de ces lettres !
  5. Fort aise que ce ne fût pas un dauphin.
  6. Creutz savait fort bien, en certaines occasions, soustraire les messages des dames de la cour à l’indiscrétion des postes : « J’ai là, écrit-il le 10 mars 1777, des lettres de Mme de La Marck, de Brionne et de Boufflers. M. de Klingspor coudra ce paquet dans la doublure de son habit. »
  7. Dépêche du ministre de Saxe à Paris, 27 septembre 1776.
  8. Même correspondance, 19 janvier 1775.
  9. Le statuaire Pierre Larchevèque, élève de Bouchardon, et qui resta vingt ans — de 1755 à 1777 — au service de la Suède.
  10. Le chargé d’affaires de France le décrit ainsi dans ses dépêches : « pour les hommes, une sorte de veste avec un gilet et des calottes plus longues et plus larges que celles d’à présent, telles à peu près qu’on les portait en France sous Louis XIII ; par-dessus la veste, un manteau de la même longueur que celui de nos abbés, mais qui couvrira les épaules ; chapeau rond, avec rubans et plumes ; souliers attachés par des rosettes de rubans. Les personnes de la cour pourront doubler et border ces vêtemens de drap noir avec du satin couleur de feu ; mais ces couleurs seront interdites à tout ce qui n’est pas gentilhomme. Pour les femmes, le nouveau costume consistera en une sorte de polonaise entièrement noire, ainsi que la jupe, et sans paniers… »
  11. Il y avait aussi depuis 1738 l’Académie des sciences, illustrée par Linné, l’Académie des arts depuis 1734 et l’Académie de musique depuis 1771.
  12. Une des pièces de Gustave III, Siri Braé ou les Curieuses, assez mal traduite et arrangée pour notre scène a été imprimée et représentée à Paris sur le Théâtre-Français le 11 février 1863.