GUSTAVE III
ET
LA COUR DE FRANCE

III.
LE COUP D’ÉTAT DU 19 AOUT 1772.


I.

En traversant l’Allemagne pour rentrer dans ses états[1], le nouveau roi de Suède ne pouvait refuser à son oncle, le grand Frédéric, l’hommage d’une visite. Une vive sympathie ne l’attirait pas à Potsdam et à Berlin comme à Paris et à Versailles ; il n’abordait au contraire qu’avec une défiance très légitime le redouté roi de Prusse. Catherine il et lui étaient les deux terribles voisins contre lesquels Gustave pressentait qu’il aurait à lutter, s’il ne voulait pas accepter l’abaissement et peut-être la ruine entière de son propre royaume. Frédéric, dans ses entretiens familiers, ne manqua pas d’insister sur les dangers que Gustave III, à son avis, attirerait sur la Suède et sur lui-même, s’il faisait quelque entreprise contre la fameuse constitution de 1720. On se rappelle que cette constitution, imposée après les désastres du règne de Charles XII, sous l’influence d’une impuissante et aveugle aristocratie devenue pour un temps maîtresse, était de nature à fomenter en Suède une périlleuse anarchie : les cabinets de Berlin et de Pétersbourg s’étaient empressés d’en garantir le maintien, comme ils s’étaient unis pour garantir les déplorables lois polonaises, et les traités secrètement conclus entre eux dans les années 1764 et 1769, aujourd’hui connus, témoignent assez quelle était leur impatience de se partager la Suède aussi bien que la Pologne.

Frédéric II se garda bien de révéler à son neveu tout le complot ; mais, faisant allusion aux efforts déjà tentés par Gustave sous le règne précédent pour obtenir une augmentation de la puissance royale, il rappela du moins les engagemens contractés par la Russie et la Prusse, de concert avec le Danemark, pour conserver l’œuvre de 1720, et il rappela aussi les sermens que Gustave lui-même, comme prince royal et ensuite comme roi, avait dû prêter en vue de l’inébranlable maintien de cette constitution : politique doublement perfide, puisque Frédéric II et Catherine entendaient bien, après avoir fait durer la charte de 1720 jusqu’à ce que l’anarchie suédoise fût devenue extrême, laisser naître ou susciter quelque violation de ce même acte qui leur donnât le prétexte d’une intervention active. Destiné à bafouer, en les ruinant, ces hypocrites desseins, Gustave opposa aux dangereux conseils du roi de Prusse une égale dissimulation : il affirma sur tout ce qui lui était le plus sacré qu’il n’avait contracté avec le cabinet de Versailles aucune liaison nouvelle, qu’il ne formait pas de projets hostiles contre les lois fondamentales de son pays, et que sa ferme intention était de vivre en paix avec ses voisins : il avait seulement à cœur de réconcilier les partis en Suède, et d’y rétablir le gouvernement sur le même pied où l’avaient mis les législateurs de 1720. Frédéric II, malgré sa vieille expérience, paraît avoir été trompé : plusieurs lettres, qu’il écrivit peu de temps après le départ de son neveu, le montrent renouvelant auprès du jeune roi ses équivoques assurances d’affection, et se portant auprès de l’impératrice Catherine garant de la résignation inoffensive qu’on lui avait témoignée.

Gustave III avait pu déjouer pour un instant la vigilance de ses ennemis du dehors ; de retour dans sa capitale le 30 mai 1771, il se trouva en présence des difficultés intérieures. La mort du roi Adolphe-Frédéric, au mois de février, avait surpris le parti des bonnets, toujours soutenus par la Russie, l’Angleterre et le Danemark[2], au moment où ils croyaient obtenir un triomphe définitif. Ils avaient tout à craindre de Gustave et ne doutaient pas que son voyage à Paris ne lui eût procuré contre eux des forces nouvelles. Ils avaient donc tenté, dès la mort du roi, d’empêcher que le prince royal montât sur le trône; leurs émissaires s’étaient répandus parmi le peuple en insinuant une absurde accusation de parricide : un poison lent avait été administré au feu roi, disaient-ils; on parlait tout bas de ce que l’autopsie, pratiquée par le célèbre docteur Acrell, avait révélé[3]; Gustave s’était éloigné à dessein jusqu’à l’entier accomplissement du crime; il n’oserait pas revenir dans la capitale, et on pressait le prince Charles, son frère, de prendre la couronne. « Envoyez-nous vite de l’argent, écrivait un ami de Gustave au comte de Creutz, ministre suédois à Paris, afin que nous puissions déjouer les plans de nos adversaires, et que le roi, à son retour, ne trouve pas la Suède vendue à la Russie. » Proclamé en dépit de ces viles intrigues, Gustave III avait encore devant lui la perspective d’une diète qui pouvait lui devenir fatale, si une puissante majorité y était acquise à ses ennemis : c’était sur cette assemblée qu’ils reportaient leurs espérances; ils comptaient empêcher le couronnement, et forcer tout au moins Gustave à une abdication en découvrant de graves illégalités dans ses actes antérieurs, ou bien en lui imposant une série de conditions absolument inacceptables.

Pour résister à leurs suprêmes efforts, quels étaient les secours dont le nouveau roi disposait? Son meilleur allié devait être M. de Vergennes. Doué d’un esprit étendu et solide, d’une grande sûreté de caractère et d’une probité reconnue, appliqué aux affaires, attentif aux grands intérêts, soucieux des bonnes traditions dans un temps où l’insouciance, qui devenait générale, commençait à les mettre en oubli, M. de Vergennes fut un des derniers grands représentans de notre ancienne diplomatie. Ses mémoires sur la Louisiane et sur le Canada montrent qu’il savait prévoir et avertir; mais sa gloire principale a été de remplir dignement le poste difficile d’ambassadeur à Constantinople. Dès cette époque, c’était par l’impulsion qu’elle imprimait aux ministres de la Porte-Ottomane que la France communiquait à la politique du reste de l’Europe le mouvement le plus conforme à ses vues. Vergennes fut alors pour le cabinet de Versailles un interprète prudent et sûr. Ses lenteurs mesurées impatientaient quelquefois l’impétueux Choiseul, ministre des affaires étrangères, qui toutefois ne tardait pas à reconnaître son dévouement en lui rendant justice. «Le comte de Vergennes trouve toujours des raisons contre ce qu’on lui propose, disait-il, mais jamais des difficultés pour l’exécuter. Si nous lui demandions demain la tête du grand-vizir, il nous écrirait que cela est dangereux, mais il nous l’enverrait. » Une solidarité constante unissait la Turquie et la Suède, toutes deux menacées par de communs ennemis, surtout par les Russes, et liées entre elles par un échange nécessaire de diversions réciproques. Aussi M. de Vergennes, après avoir combattu de Constantinople la ligue du Nord, se trouva-t-il naturellement désigné pour aller lutter en Suède contre les mêmes adversaires. Le crédit de Choiseul avait récemment procuré cette ambassade à M. d’Usson, fort accueilli de Gustave III lors de son voyage en France; mais le duc d’Aiguillon, qui cédait volontiers à ce plaisir secret de défaire tout ce qu’a fait un prédécesseur, ne confirma pas le choix de M. d’Usson, qui déjà se préparait à partir, et M. de Vergennes, que Choiseul avait depuis deux années rappelé de Constantinople, fut nommé à sa place (mars 1771), Ses instructions, probablement rédigées par lui-même, étaient ainsi conçues[4] :


« ... Bien que les deux partis qui ont divisé la Suède aient concouru presque également à l’avilissement et à la décadence de leur patrie, ces maux ne seraient cependant pas incurables, si la nation voulait enfin se réunir sous les auspices de son roi dans des principes uniformes de zèle pour le bien général. Il faudrait, pour cet effet, déraciner les partis, et qu’ils ne s’occupassent de concert que des moyens de rétablir l’ancienne considération de leur royaume soit au dehors soit dans l’intérieur. C’est un objet important que le comte de Vergennes ne doit pas perdre de vue. Il doit travailler à rapprocher les esprits et à faire sentir aux deux cabales, qui ont violé tour à tour les lois d’une saine politique, détruit la confiance et le crédit, ruiné le commerce, découragé l’industrie, que tous ces désordres sont le fruit honteux de leur diversité d’opinions et de sentimens, qu’il est plus que temps qu’on ne connaisse plus les Suédois par ces noms ridicules de chapeaux et de bonnets, et qu’on y substitue la dénomination naturelle de zélés et vertueux citoyens. À cette condition seulement, le roi consent à regarder toujours la Suède comme son ancienne amie et son alliée la plus constante... Sa majesté a résolu de payer les arrérages des subsides qui restaient dus à la Suède et qui avaient été suspendus; elle a destiné pour cela une somme de 1,500,000 francs par an, qui seront acquittés successivement, à commencer du quartier de janvier 1772. Indépendamment de cela, le roi appuiera de ses finances le succès de la prochaine diète. — M. le comte de Vergennes passera à Copenhague. Il serait de l’intérêt réciproque de la Suède et du Danemark de se tenir étroitement unis pour maintenir l’équilibre du Nord contre les vues de la Russie et pour mettre un frein à ses projets d’ambition et de despotisme. La France avait autrefois efficacement contribué à établir entre ces deux anciennes couronnes une liaison si analogue à leurs avantages ; il serait fort à désirer que leur union politique fût une suite des liens du sang qui subsistent entre les deux souverains. »


On voit que le cabinet de Versailles ne savait pas jusqu’où le Danemark était engagé dans la ligue formée contre la Suède; ses projets sincères de conciliation allaient échouer contre des haines héréditaires que les ambitieux voisins de Gustave III avaient su raviver et envenimer. — Le 7 juin 1771, quelques jours seulement après que le nouveau roi était de retour à Stockholm, M. de Vergennes écrivait de cette même ville au duc d’Aiguillon, ministre des affaires étrangères de France :


« Je suis arrivé à Stockholm aujourd’hui vers le midi. J’ai fait toute la diligence qui était en mon pouvoir pour me rendre un moment plus tôt à ma destination ; mais les postes sont si mal servies en Allemagne et les chemins y sont si détestables que, malgré le sacrifice de plusieurs nuits, je n’ai pas avancé autant que je l’aurais désiré. J’ai aussi essuyé quelques contradictions sur la mer. J’ai surmonté toutes celles qu’il dépendait de moi d’aplanir; mais il en est qui sont supérieures à ma volonté et à mon zèle. Je me trouve ici sans équipages, sans aucune nouvelle du vaisseau qui me les apporte, et peut-être sans moyens de suppléer à ce qui me manque. »


La plus grande promptitude avait été en effet recommandée au nouvel ambassadeur, parce que les préparatifs de la prochaine diète, déjà engagés, allaient offrir des circonstances critiques, dont il fallait s’emparer habilement. D’ailleurs un parti de la cour, détaché de l’ancien parti des chapeaux, s’était formé depuis quelques années déjà, grâce aux efforts intelligens de Gustave et à la coopération du cabinet de Versailles. Déjà le comte de Modène, ministre de France à Stockholm de 1768 à 1770, avait eu au château, dans les appartemens de Beylon, lecteur de la reine Louise-Ulrique, plusieurs entretiens secrets et nocturnes avec le prince et les chefs de ce parti, pour préparer une révolution. Choiseul avait même plus d’une fois cru voir ces desseins aboutir: il était pressant et s’irritait des retards. « Le moment favorable pour la révolution est arrivé, mandait-il dès le 4 décembre 1768; c’est de cette cour que nous doivent venir les projets d’exécution. » Le 7 septembre 1769, il écrivait avec une visible mauvaise humeur : « On a manqué le moment de faire la révolution. La France ne veut pas se ruiner pour ses amis, qui ne veulent pas se sauver. La France avait donné de l’occupation à la Russie en Pologne et contre les Turcs... Si la révolution ne se fait pas dans un mois, on ne donnera plus un sou[5]. » Mais le péril était plus grand que ne le pensait Choiseul; l’échafaud de 1756 pouvait se relever entre les mains du parti des bonnets, et le prince royal pouvait perdre à ce jeu sa couronne : il fallut que Choiseul se résignât à attendre. Beylon, tout dévoué à Gustave, et par qui notre gouvernement était informé des lettres dangereuses que la reine recevait du roi de Prusse son frère, vint à Versailles conférer avec Choiseul lui-même et prépara le voyage du prince royal en France. Tels furent les commencemens du parti de la cour ou des patriotes, comme ils s’appelaient. Ce parti, en faveur duquel la France avait consenti à de nouvelles largesses, était encore imparfaitement uni. Une dépêche de M. de Vergennes nous apprend quels en étaient les principaux chefs dans les premiers temps de la diète nouvelle; nous connaissons déjà quelques-uns d’entre eux, que nous rencontrerons plus d’une fois encore dans la suite de notre récit. Cette dépêche montre aussi avec quelle sérieuse attention la correspondance diplomatique, ranimée sous Choiseul, était encore écrite, ce qu’elle devenait sous la plume du nouvel ambassadeur de France en Suède, et quel désordre s’offrait à lui lors de son arrivée à Stockholm.

Le premier chef du parti de la cour était le comte Charles-Frédéric Scheffer, qui avait accompagné Gustave pendant son voyage à Paris. M. de Vergennes loue son honnêteté, son dévouement, ses talens supérieurs; mais tant d’éminentes qualités étaient compromises, dit-il, par une légèreté et une indiscrétion qui lui faisaient perdre tout ascendant. Ce témoignage de Vergennes est grave; il est d’accord avec ce que nous avons dit du comte Scheffer comme gouverneur du prince royal, et il nous fait prévoir quelles pourront être plus tard l’inconsistance et la mobilité de Gustave III ayant auprès de lui un tel conseiller.


« Le baron Ulric Scheffer, son frère, n’a pas des qualités aussi brillantes, continue Vergennes, mais il en a de plus solides; ses vues sont justes et profondes; personne, à mon avis, ne saisit mieux que lui le vrai point d’une affaire, ses rapports, ses conséquences, et n’est plus capable d’une résolution ferme et courageuse; mais un fonds de paresse et d’indolence, le goût du plaisir et de la dissipation, l’éloignent le plus souvent de son objet. Ces deux frères, l’un pour être trop ouvert et trop franc, l’autre pour ne l’être pas assez, n’ont pas, à beaucoup près, dans le parti toute la considération et tout le crédit qu’ils devraient avoir. Le seul dessein sur lequel leur activité ne s’endort point est de s’assurer exclusivement la confiance du roi leur maître, ou du moins de ne la partager qu’avec des gens qui ne puissent leur faire ombrage, et surtout d’empêcher que le maréchal comte de Fersen n’y fasse trop de progrès.

« Le maréchal comte de Fersen[6], le citoyen le plus illustre par le rôle principal qu’il a joué si longtemps dans sa patrie comme chef du parti des chapeaux, est l’homme peut-être le plus difficile à bien définir. C’est avec regret que je me vois dans l’obligation de tracer une esquisse d’un caractère qui me semble réunir bien des contrastes. Pour ne rien donner au hasard, je réunirai sous un même point de vue les reproches qu’on lui fait, et je récapitulerai sommairement tout ce qu’on peut dire à sa justification ou à son avantage. On ne l’attaque ni dans sa capacité ni dans son intégrité, mais on lui reproche une faiblesse de caractère qui le porte à négocier lorsqu’il faudrait agir, et qui lui a fait perdre en plus d’une rencontre des momens précieux et décisifs. On l’accuse d’une déférence aveugle pour quelques amis qui ne devraient pas avoir sa confiance, et que l’on dit plus zélés pour leurs intérêts particuliers que pour l’avancement du bien public. On lui soupçonne un orgueil indomptable qui ne lui laisserait voir dans l’accroissement de la prérogative royale qu’un maître dont l’autorité lui serait insupportable; ce sont ses créatures, dit-on, qui, ayant eu la direction principale des élections dans les provinces, y ont fait des dépenses considérables qui n’ont produit, pour la plupart, que peu ou point de succès. On attribue à une autre de ses créatures la défection des paysans au moment de l’élection de l’orateur de leur ordre; la veille, on était assuré de 130 voix : plus de 60 ont manqué à leur engagement et à leur parti. On veut aussi que ce soit un autre de ses amis, chargé de la négociation avec les prêtres, qui nous ait fait perdre la supériorité dans cet ordre en pressant l’élection de l’orateur et en retardant la formation du comité secret, le tout à contre-temps. On en conclut les soupçons les plus odieux sur les intentions du maréchal et de ses amis. Cependant je dois dire que ces traits conviennent peu à l’idée que je me fais de son caractère. Il a quelquefois très bien su tirer parti des conjonctures; il a un grand fonds d’amour-propre, peut-être même d’orgueil, cela est vrai; mais je crois qu’il ne manque pas de droiture et d’honnêteté. Attaché à sa patrie, il en connaît assez les vrais intérêts pour ne pas se méprendre sur les liaisons étrangères qu’il lui convient de préférer. — Il n’a pas le cœur du roi, qui voit en lui un rival dont il faut circonscrire le crédit. »


Telles étaient les divisions du parti de la cour; elles avaient exercé une influence funeste sur les élections de la diète, qui s’était réunie le 25 juin 1771 avec des dispositions fort peu favorables envers le pouvoir royal. Heureusement pour Gustave III, une extrême anarchie régnait aussi parmi ses adversaires, chacun des quatre ordres dont la représentation nationale se composait voulant escompter le triomphe commun, qu’il estimait prochain, pour usurper d’importans privilèges : les paysans réclamaient la possession des hemman ou anciennes terres domaniales de la couronne, sur lesquelles la noblesse élevait également des prétentions, et de graves questions sociales venaient ainsi créer des inimitiés redoutables entre les différentes classes de la nation. La riche correspondance de M. de Vergennes contient encore à ce sujet d’utiles remarques, fruits d’une étude consciencieuse et dévouée[7]. La bourgeoisie, de son côté, voulait qu’en dehors de ses corporations étroites, qui ne dépassaient pas les murailles des villes, il n’y eût ni industrie ni commerce; elle exigeait par exemple que la cour prît l’engagement de ne commander aucune fourniture ni aucune emplette, fût-ce pour la vie de chaque jour, qu’en s’adressant directement à elle. Bien plus, les rivalités enfantent ici encore d’absurdes haines, la bourgeoisie, devenue plus riche que la noblesse, entendait qu’il fût interdit aux filles de bourgeois de se mésallier en contractant mariage avec des nobles. — Quant aux ordres inférieurs, ils affectaient une complète indépendance, dit M. de Vergennes, et ne respiraient que la démocratie : ils réclamaient leur part des privilèges, prétendaient à l’égalité avec la noblesse, et voulaient l’avilir.

Ainsi une animosité commune réunissait contre la noblesse les trois derniers ordres, car le clergé ne s’était pas en cela distingué des paysans ni des bourgeois. La passion d’une révolte longtemps préparée contre les prérogatives traditionnelles du premier ordre de l’état commençait à se répandre; une presse exaltée, enchérissant sur les lieux communs mis en faveur par l’école philosophique française du XVIIIe siècle, revendiquait l’égalité politique et l’égalité civile. Cette agitation funeste enfanta bientôt l’esprit d’insurrection jusque dans les rangs de l’armée; les soldats exprimèrent, eux aussi, leurs griefs, et d’insolens pamphlets rédigés en leur nom dénoncèrent avec violence l’orgueil des officiers, qui, pour la plupart, étaient nobles. Une de ces publications, qui avait beaucoup échauffé les esprits, fut traduite en justice; mais le procès traîna plus d’une année, pendant laquelle l’auteur, ayant à l’insu du gouvernement une libre entrée aux archives des tribunaux militaires, fit paraître en brochures mensuelles, avidement recherchées, des extraits de récits et de rapports plus ou moins officiels qui, au milieu du désordre, passaient pour des preuves authentiques à l’appui des accusations émises. L’importation anglaise des clubs préparait enfin des échos aux scandales et aux divagations politiques, et érigeait en face du pouvoir royal des puissances dangereuses bien qu’éphémères. Il fallait à Gustave III et à M. de Vergennes, en présence d’une telle anarchie, des précautions extrêmes; tout pouvait être perdu sans retour, s’ils découvraient imprudemment leurs projets et leur plan de conduite.

Gustave se montra fort habile. En dépit des cabales, il avait été bien accueilli à son retour de France par le peuple de Stockholm ; son affabilité, son facile accès, même sa première harangue aux états assemblés, avaient confirmé cette heureuse impression. La foule applaudissait volontiers un prince né Suédois et parlant enfin, après deux rois allemands, la langue nationale. Aux excès parlementaires, dans le moment où ils étaient encore pour lui très dangereux, Gustave savait fort bien opposer l’apparente indolence d’un prince bénévole qui se voyait avec plaisir déchargé d’une partie de son fardeau, ou bien la légèreté feinte d’un étourdi livré à de petites choses : on le voyait alors s’occuper de dessin, de broderie, de costumes de théâtre, tout au plus de quelque cérémonial à régler: c’est ainsi qu’il dessina lui-même, dans ces premiers mois, la décoration de l’ordre de Vasa, qu’il venait d’instituer. S’il se mêlait des affaires, c’était uniquement, semblait-il, pour réconcilier les partis, remplir le rôle de médiateur et sauvegarder la liberté. « Le dernier terme de mon ambition, disait-il le 25 juin, à l’ouverture de la diète, est de gouverner un peuple libre. Ne croyez pas que ce soient là de vaines paroles que démentiraient mes secrets sentimens; elles sont le fidèle langage d’un cœur trop sincère pour n’être pas de bonne foi dans ses promesses, et trop fier pour y manquer jamais. » Cinq mois plus tard, le 28 novembre 1771, l’anarchie étant à son comble entre les différens ordres de la diète, il réunit le sénat et les présidens des quatre chambres : «Si mes intentions étaient moins droites et moins pures, leur dit-il, je pourrais attendre les événemens et profiter de vos divisions aux dépens des lois et de la liberté; mais la première fois que je saluai les états en qualité de roi, je contractai avec eux un engagement d’autant plus sacré qu’il était libre, engagement trop solennel pour me permettre d’oublier ce que mon honneur m’impose, et, bien plus, ce qu’exigent de moi les sentimens de mon cœur... Je ne demande rien pour moi-même; dégagé de tout intérêt personnel, j’aspire à faire revivre entre le roi et les sujets cette mutuelle confiance que les derniers temps ont détruite. »

À ces paroles conciliantes Gustave mêla toutefois, dans cette circonstance même, d’assez vifs reproches sur les dissensions intestines, sur l’anarchie qui en résultait, et sur la misère du peuple, dont il rendait les représentans de la nation responsables. Cette partie de sa harangue, habilement préparée, s’adressait à l’opinion publique : il voulut la faire imprimer, mais ses adversaires lui opposèrent alors une équivoque légalité; l’impression dut se faire en secret, ainsi que la distribution d’innombrables exemplaires. Les états poursuivirent l’éditeur sans oser monter jusqu’au roi, et le but que Gustave se proposait commença d’être atteint : il passa dès lors pour le vrai protecteur du peuple contre ses nombreux tyrans. La presse politique, dont ses adversaires faisaient un perpétuel usage, était un organe trop puissant pour qu’il négligeât de s’en servir; il eut, lui aussi, ses pamphlétaires anonymes, qui réfutaient pied à pied les doctrines des états. Thiébaut, l’auteur des Souvenirs sur Frédéric le Grand, raconte que la mère de Gustave III, présente à Berlin, le chargea un jour, bien à l’improviste, de lui composer très vite une brochure destinée pour la Suède, et où serait démontrée la nécessité d’une royauté forte pour le bonheur des peuples. Son embarras était grand, dit-il, vu qu’il n’avait jamais réfléchi aux théories politiques ; mais la sœur du grand Frédéric le sermonna si bien, avec une telle énergie d’expression et de pensée, qu’il n’eut pas de peine à lui apporter après quelques jours un pamphlet très convenable. Thiébaut ne dit pas qui des deux fit les frais d’invention pour le titre : Les adieux du duc de Bourgogne et de Fénelon, son précepteur, ou Dialogue sur les différentes formes de gouvernement. Une première édition fut imprimée clandestinement à Berlin pour être aussitôt envoyée et distribuée en Suède; une seconde parut plus tard à Paris, en 1788, pour préparer les voies à un second coup d’état de Gustave III. Parmi les pamphlets composés en Suède même sous l’inspiration immédiate du roi et le plus souvent en français, il faut signaler celui qui a pour titre : Réflexions sur la corruption des mœurs des Romains vers la fin de la république, et sur le renversement de leur gouvernement républicain, qui en fut la suite naturelle. Une lettre d’un des frères de Gustave III, datée du mois d’août 1771, et qu’on a imprimée, félicite l’auteur pour l’à-propos et la dextérité des allusions mêlées à sa prédication indirecte, et prouve en même temps que dès cette époque le jeune roi, épiant l’occasion d’opérer quelque grande et subite réforme, faisait provision d’argumens pour présenter une telle entreprise comme fondée en droit et comme autorisée par des précédens historiques.

Gustave eut soin surtout d’entretenir les bonnes dispositions du cabinet de Versailles; au milieu de sa lutte patiente contre les états, il écrivait à Louis XV[8] :


« Stockholm, 24 octobre 1771. — Monsieur mon frère et cousin, j’avoue sincèrement à votre majesté que j’avais besoin d’une consolation comme celle que j’ai trouvée dans la lettre que son ambassadeur m’a remise de sa part. J’ajouterai encore à cet aveu que si j’ai pu montrer quelque courage dans les conjonctures difficiles où je me trouve, ce n’est que parce que j’ai été persuadé qu’avec une bonne cause et un allié tel que votre majesté, on doit triompher enfin de tous les obstacles. Si j’y réussis, ce sera un grand avantage pour mes affaires, mais ce sera une plus douce satisfaction encore pour mon cœur de sentir toutes les obligations que j’aurai à votre majesté. Quant à la situation politique dans ce moment, je m’en rapporte aux relations de l’ambassadeur de votre majesté, dont je ne puis assez louer la sagesse et la bonne conduite. Rien ne peut être ajouté à l’étendue des sentimens avec lesquels je serai toute ma vie, etc. »


On le voit, deux mois après, implorer de Louis XV le paiement par avance du premier quartier des subsides, car c’était toujours l’argent qui manquait pour agir sur la diète et contre-balancer les largesses des ministres étrangers.


«Stockholm, 19 décembre 1771. — Monsieur mon frère et cousin, je prie votre majesté de se faire rapporter par le duc d’Aiguillon le mémoire que je lui fais adresser aujourd’hui pour être mis sous les yeux de votre majesté. Elle verra que j’ai besoin dans ce moment de toute son autorité et de toute l’assistance que votre majesté m’a fait espérer dès les premiers instans de mon règne avec une tendresse paternelle dont mon cœur restera pénétré tant que je vivrai. La nature de l’affaire dont il s’agit ne me permet pas d’en dire davantage ici; seulement je puis assurer votre majesté qu’elle n’en aura plus jamais de pareille à agiter pour moi ni par rapport à moi. J’ai pris la ferme résolution de ne plus consentir qu’on emploie, pour avancer mes intérêts, des moyens qui ne servent qu’à perpétuer le mal au lieu de le déraciner. J’attends tout de votre majesté elle-même, de sa sagesse à prévoir toutes les suites dont je suis menacé, et de l’intérêt qu’elle prend à ma sûreté personnelle, qui pourrait être compromise. Plein de cette confiance, je ne porte mes regards que sur un avenir plus heureux et qui me donnera sans doute les moyens de convaincre votre majesté des sentimens avec lesquels, etc. »


Cependant une dépêche écrite par le comte de Creutz, ministre de Suède en France, au commencement de janvier 1771, montre qu’on ne voulait pas à Paris avancer inutilement les fonds, et qu’on réclamait toujours avec impatience la révolution tant de fois promise. Creutz, qui était tout zèle, tout ardeur, tout enthousiasme pour son roi, s’ingéniait à inventer les moyens de surmonter les obstacles.


« C’est le désespoir, dit-il, qui me fait expédier ce courrier. M. d’Aiguillon m’a assuré qu’il était impossible d’accorder ce que demandait votre majesté, que l’argent manquait absolument, que tout ce qu’on dépensait en Suède ne servait qu’à perpétuer la corruption, à détruire l’esprit national. à intéresser la cupidité. Le duc d’Aiguillon a insisté sur la nécessité de mettre fin à cette déplorable diète; il supplie votre majesté d’j’employer tous les moyens qui sont en son pouvoir. Il a même dit que si votre majesté vient à bout de terminer immédiatement la diète, le roi de France voudra bien alors avancer le premier quartier des subsides. Dans cette terrible position, voici les expédiens que je propose à votre majesté : c’est, en renvoyant le courrier, 1° d’écrire une lettre très touchante au roi, une très flatteuse à Mme Du Barry, et une pleine de confiance et d’amitié à M. le duc d’Aiguillon : cela est de la dernière nécessité; 2° en cas que tout cela fût sans fruit, de m’envoyer par le même courrier une lettre pour M. de Laborde (le banquier), dans laquelle votre majesté lui rappellera ses offres de service, et le priera de lui faire, pour un temps déterminé, l’avance de 375,000 livres, laquelle somme répond à celle du premier quartier des subsides[9]. »


Enfin, le 16 janvier, Creutz mande, tout joyeux, que les lettres écrites par Gustave III ont produit l’effet désirable; même « la dame qui a la confiance du roi » prend l’intérêt le plus vif à tout ce qui intéresse le roi de Suède. « Elle m’en parle sans cesse, dit-il, et m’a chargé d’exprimer ses vœux à votre majesté. » Mais si le cabinet de Versailles faisait une concession, il en devenait plus exigeant, et demandait en échange l’accomplissement du coup d’état, qui devait, selon ses vœux, mettre à néant les projets conçus par la ligue du Nord, et rendre quelque efficacité à l’ancienne alliance de la France avec la Suède. On écrivait donc de Versailles au comte de Vergennes dès le 23 février 1772 :


« Les choses en sont venues à un point si critique qu’il n’y a peut-être que des moyens violens qui puissent y remédier. Vous en avez assez dit au roi de Suède pour lui faire sentir tous les inconvéniens auxquels il s’exposerait en prenant prématurément des partis de vigueur, et votre conduite ne saurait être trop sage ni trop circonspecte : vous devez continuer de lui donner, dans l’occasion, des conseils de modération, mais sans contredire les mesures que vous aurez lieu de juger qu’il se propose de suivre pour parvenir à son but. « 


En réalité, Gustave III lui-même était très résolu. Il avait déjà communiqué plusieurs plans à M. de Vergennes. « Le roi est fort actif, mandait celui-ci; il ne m’a pas caché que son penchant est pour les cas hasardeux... Il n’aspire pas au pouvoir absolu de Charles XI et de Charles XII, mais il veut avoir, comme le roi d’Angleterre, les mains liées pour le mal, libres pour le bien... Il se rapproche adroitement de l’armée. » Les préparatifs de Gustave étaient fort avancés quand plusieurs circonstances extérieures l’émouvoir et le déterminer à brusquer l’entreprise qu’on attendait de lui.


II.

De graves changemens, qui avaient dû attirer l’attention de Gustave III, étaient survenus en Danemark, Ce royaume était alors cruellement avili. Nous avons dit que l’influence de la Russie et de la Prusse y avait été toute-puissante, et avait fait du cabinet de Copenhague, dans les dernières années du règne de Frédéric V et au début de celui de Christian VII, un mortel ennemi de la Suède. La nationalité danoise subissait une de ces périodes d’asservissement à l’influence allemande et de dissolution intérieure contre l’effet desquelles nous la voyons réagir et se débattre aujourd’hui. Le malheureux Christian, dont le triste et long règne avait commencé en 1766[10], n’était pas capable d’affranchir son pays de cette dangereuse vassalité. C’est dans les mémoires de Reverdil, devenu son précepteur après le Genevois Mallet, qu’il faut lire les incroyables détails de sa triste enfance. Devenu roi à dix-sept ans, il avait donné depuis longtemps déjà des signes d’imbécillité. L’homme de cour qui, suivant l’usage de ce temps, avait les fonctions de gouverneur, M. de Reventlow, lui avait infligé la plus brutale éducation : il le meurtrissait de coups, et le malheureux prince, dans sa démence, avait pour suprême idéal de voir son corps devenir invulnérable et endurci; il palpait son ventre pour savoir s’il avançait, disait-il, vers cet état de perfection. Nul délassement, nul plaisir conforme à son âge ne lui était offert. « Les amusemens d’hier, disait-il un jour à son précepteur, ont considérablement ennuyé mon altesse royale! » Vers la fin de 1770, un favori allemand, le célèbre Struensée, prit en main le pouvoir que ces débiles mains ne pouvaient retenir. Bien que son administration ait été souvent inspirée par l’esprit libéral de son temps, on ne peut lui savoir beaucoup de gré de réformes accomplies avec une précipitation qui jeta partout le désordre, et l’on ne saurait oublier qu’après avoir déshonoré la cour et la maison royale, Struensée laissa après lui les germes d’une profonde corruption.

Gustave III était le beau-frère de Christian VII; il avait vu de ses yeux, lors de son passage à Copenhague, commencer l’insolente domination du favori. « La cour, dit Reverdil, était devenue une maison bourgeoise où l’on voyait la société du comte Struensée. Gustave, ayant appris qu’il était invité chez le roi avec une ou deux femmes de négocians, demanda s’il n’y avait point aussi de juifs dans la compagnie; une de ces femmes lui reprocha obligeamment de ne lui avoir point fait visite. On voulut qu’il fût témoin des merveilles de l’éducation du prince royal de Danemark[11]. Struensée le mena sans façon au travers de la cour du palais, sous la pluie, dans l’appartement du petit Fritz... En un mot, ajoute Reverdil, Struensée était chez lui, et le gouvernement de l’état était un accessoire de sa position. » Ce spectacle avait inspiré au prince de Suède un réel dégoût. Cette cour prostituée, qui n’avait rien conservé ni du luxe ni de la dignité royale, ce roi faible d’esprit et ne rachetant sa honte par aucun retour de volonté virile, cette reine alors déjà soupçonnée, sinon coupable, ce parvenu qui régnait en maître, qui traitait avec lui sur un pied d’égalité et lui faisait avec une insolente aisance les honneurs du palais des rois de Danemark, tout cela avait profondément blessé Gustave. Le cabinet de Copenhague lui était déjà suspect pour ses anciennes liaisons avec les ennemis de la Suède; il souffrit plus que jamais d’être allié par le sang à une telle cour, et, devenu roi, il ne dissimula pas les expressions de son mépris. Et pourtant la politique de Struensée s’était éloignée de la Russie pour se rapprocher de l’alliance française et suédoise. Ce fut donc pour Gustave III, quand il apprit qu’une révolution de cour avait renversé en Danemark ce qu’une faveur de cour y avait fait naître, à la fois un soulagement et un nouveau péril, et dans tous les cas un avertissement, une excitation puissante. Il avait suffi, pour mettre un terme à une domination honteuse, de l’énergie d’une femme, de cette reine qui, avec quelques serviteurs seulement, à la suite d’un bal, avait fait arrêter Struensée et quelques complices. Des supplices barbares avaient suivi cette révolution de palais (17 janvier — 28 avril 1772); Gustave se flattait de n’avoir pas besoin de sévir de la sorte, et son caractère assurément y répugnait, mais il se promettait bien d’avoir au moins autant d’énergie qu’on en avait eu à Copenhague, et le spectacle d’un si prompt changement acquis par un seul coup de vigueur lui inspirait, en vue d’une cause meilleure et plus haute, un ferme espoir. D’ailleurs le nouveau gouvernement du Danemark allait reprendre sans aucun doute ses anciennes traditions d’alliance étroite avec la Russie et la Prusse, et c’était à Gustave d’empêcher un nouveau rapprochement entre ses ennemis.

Un autre incident politique, le premier partage de la Pologne, irrévocablement décidé par le traité signé à Pétersbourg le 25 juillet (5 août) 1772, fut pour lui l’avertissement suprême. Avant même que la Prusse et la Russie eussent préparé par des négociations secrètes le démembrement de la Suède comme celui de la Pologne, la communauté de péril pour ces deux pays était évidente; elle n’avait pas échappé à Gustave : dès sa jeunesse, il avait suivi avec une grave attention les douloureuses péripéties de l’anarchie polonaise. On fit déjà dans son journal de 1768 :


« 18 avril. — les nouvelles arrivées de Pologne parlent d’une grande confédération à Kaminieç. On a tenu à Varsovie deux conseils, et le résultat des délibérations a été que le roi et le sénat de la république invoqueraient la protection de l’impératrice de Russie. C’est une infamie !... Ah ! Stanislas-Auguste, tu n’es ni roi ni même citoyen! Meurs pour sauver l’indépendance de ta patrie, et n’accepte pas un joug indigne dans le vain espoir de conserver une ombre de puissance qu’un ordre venu de Moscou suffira pour faire évanouir! »

« 7 novembre. — Nouvelles de Pologne toujours pareilles : anarchie et corruption! Voilà notre sort à nous-mêmes, si des mesures vigoureuses ne viennent bientôt nous secourir ! »


Gustave n’était pas le seul à comparer les destinées des deux pays; un journal très répandu à Stockholm s’écriait au commencement de 1772 ;


« Il est temps de regarder à notre lendemain. Nous sommes menacés du même sort que les Polonais, mais nous pouvons aussi retrouver un Gustave-Adolphe. Qui a fait le malheur de la Pologne? L’instabilité des lois, l’abaissement continu du pouvoir royal, et par suite l’intervention inévitable de puissans voisins dans les affaires intérieures. La Suède est à l’abri de telles destinées tant que nous n’aurons pas renié notre roi et notre patrie : nous avons une antique patrie à défendre et un grand roi à sauver. Concitoyens! si la mémoire de Gustave-Adolphe est encore présente dans vos cœurs, tournez-vous vers son tombeau. De sa cendre, que recouvrent les trophées de la guerre civile et ceux de la guerre étrangère, sort une voix qui crie à chacun de vous que l’heure est enfin venue ! »


Dès le 21 mai de cette année, M. de Vergennes reçut la confidence d’une partie du plan qui fut exécuté trois mois après, dans la fameuse journée du 19 août 1772 :


« Gustave III m’a fait ces jours-ci, écrit-il à cette date, la révélation d’un projet véritablement hardi. Quoique j’aie promis à ce prince le plus profond secret, mon devoir me prescrit, monsieur le duc, de vous le dévoiler. — La forteresse de Sveaborg, en Finlande, vis-à-vis d’Helsingfors, située au milieu de la mer, est l’arsenal destiné à la défense maritime de cette province. Elle est gardée par une garnison de 1,500 hommes, tous étrangers. Les officiers et les soldats, que la parcimonie de la diète menace d’une réforme, sont mécontens et disposés à toute entreprise. Il s’agit de les soulever, et, à la faveur des bâtimens dont ils disposent, de les faire arriver en vue de Stockholm avant qu’on puisse y avoir avis du soulèvement; la chose est possible pour peu que les vents d’est, ordinaires dans cette saison, soient favorables. On profitera de la surprise pour s’assurer des personnages les plus suspects dans l’assemblée des états, puis on proposera à la diète un plan de constitution très modéré, qui, réservant la liberté civile et tous les droits des différens ordres, ne leur ôtera que le pouvoir de faire le mal et de trahir l’intérêt public. On s’attend que la frayeur leur fera tout accepter; la chose faite, on les renverra chez eux, en reculant de quatre années l’ouverture d’une nouvelle diète. Si les révoltés de Sveaborg étaient empêchés ou détournés par les vicissitudes de la mer, le roi de Suède ferait mine de marcher contre eux à la tête de son régiment des gardes, sous prétexte d’empêcher leur débarquement; il réunirait à son régiment de la garde plusieurs corps armés, postés à quelque distance de Stockholm et gagnés d’avance, puis il reviendrait en force avec eux sur la capitale et mettrait la dernière main à son entreprise. »


Une autre insurrection devait coïncider avec celle de Sveaborg. Un jeune capitaine nommé Hellichius, commandant la garnison de Christianstadt, forteresse importante de Scanie[12], s’engageait à soulever ses soldats au nom du roi, et promettait d’entraîner toutes les campagnes voisines, qui attribuaient au mauvais gouvernement des états leur misère et la cherté des grains. Les deux frères du roi, Charles et Frédéric, se trouveraient dans les provinces : le prince Frédéric en Ostrogothie pour prendre les eaux de Medevi, le prince Charles en Scanie pour attendre le retour de la reine sa mère, en visite à Berlin. L’un et l’autre s’appliqueraient à préparer les esprits. Le prince Charles, dès qu’il apprendrait le mouvement de Christianstadt, en prendrait immédiatement prétexte pour réunir sous ses ordres les régimens les plus voisins et ceux que le prince Frédéric pourrait lui amener, ce que la constitution ne lui eût permis en aucun autre cas; il tiendrait secret son but réel et ne parlerait que de marcher en toute hâte contre les révoltés jusqu’à ce que Gustave III lui-même eût réussi dans la capitale. En même temps on ferait circuler dans les provinces des bruits de complot contre le roi. De la sorte, si la tentative de Stockholm venait à échouer, les mesures que les états prendraient infailliblement contre la personne même du roi paraîtraient une confirmation de leurs desseins supposés, et on pourrait encore espérer, par un autre coup de main, délivrer Gustave et réparer son échec. Le prince Charles, en quittant Stockholm, emporta la moitié d’un petit écu de France, dont l’autre moitié resta entre les mains de Gustave III, qui devait la joindre à tout message non suspect qu’il voudrait adresser à son frère. C’était une précaution utile, en cas d’échec, contre l’exécution possible d’ordres imposés par les états[13].

Ce plan fort habile paraît, à la vérité, avoir eu pour premier auteur, non pas Gustave III lui-même, mais un énergique ennemi des bonnets, le colonel Sprengtporten. Depuis le mois de juin 1772, cet officier en discutait tout le détail avec le roi, qui lui communiquait aussi ses projets de constitution; mais les deux révoltes de Finlande et de Scanie, ainsi que les mesures confiées aux princes Charles et Frédéric, n’étaient après tout que des annexes de la principale entreprise, c’est-à-dire du coup d’état dans la capitale, que Gustave III semble bien avoir seul médité et qu’il a seul exécuté, avec toute la dissimulation et toute la bravoure nécessaires.

Dès le milieu de juillet, les états commençaient à soupçonner vaguement ses projets; mais, déjà livrés à ce vertige qui présage et prépare les défaites, ils commettaient à leur insu les fautes les plus grossières. Une lettre où Gustave s’ouvrait à Louis XV, en termes généraux il est vrai, tomba entre les mains de l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, qui informa par l’agent anglais à Stockholm les chefs des bonnets. Cet avis coïncidait avec de sourdes rumeurs et avec de violens pamphlets, où s’exhalait le mécontentement public. Les états résolurent donc de surveiller de très près Gustave III, déterminés qu’ils étaient à user de violence envers lui, s’ils découvraient dans sa conduite quelque démarche tendant à renverser la constitution. Leur plus grave mesure fut de désigner, pour remplacer prochainement la garnison du château, le régiment d’Upland, commandé par le baron Cederström, un des leurs, et auquel ses soldats auraient obéi. Heureusement l’activité de Gustave III prévint l’arrivée de ces hommes dans la capitale; le régiment se trouvait toutefois à quatre heures de Stockholm quand le coup d’état s’achevait : ce fut le plus sérieux danger que courut le roi de Suède. Les états furent plus mal inspirés quand ils éloignèrent le colonel Sprengtporten, dont les fréquentes visites au château ne leur avaient pas échappé; on savait d’ailleurs qu’il était à la tête d’un club de jeunes officiers fort dévoués à Gustave. Ils crurent faire un coup de parti, dit M. de Vergennes dans sa dépêche du 23 juillet, en le désignant pour aller rétablir le calme dans la Finlande, où le mécontentement paraissait augmenter de manière à inquiéter la diète. Sprengtporten feignit de recevoir cet ordre avec mécontentement; mais il partit sans retard : les états lui procuraient de la sorte le moyen d’aller mettre le feu à la mine qu’il avait préparée lui-même, et ils entraient dans le jeu du roi, qui de son côté s’empressait de calmer leurs alarmes, rendant plus rares, après qu’elles lui avaient fait de nombreux amis, ses entrevues avec les jeunes officiers de la garnison, et se livrant en apparence tout entier aux fêtes et aux plaisirs.

Sprengtporten avait quitté Stockhohn emportant un plein pouvoir signé du roi, auquel était joint ce billet :


« 29 juillet 1772. — Je remets entre vos mains le secret de ma vie, et je n’ai sur ce point aucune crainte. Je vous prie encore une fois de vous épargner et de ne point exposer vos jours, qui en ce moment sont si intimement liés au bien de l’état. Si vous rencontrez de la résistance, il vaut mieux abandonner l’entreprise que d’exposer votre sort au hasard. J’espère que vous anéantirez en ce cas le papier que je vous ai remis, comme aussi dans le cas où vous auriez cessé d’en faire usage. »


Sprengtporten et Hellichius une fois partis de Stockholm avec les ordres relatifs aux révoltes de Scanie et de Finlande, tout était dit : il fallait que la destinée de Gustave s’accomplît et qu’il ne se manquât pas à lui-même. L’ambassadeur russe, comte Ostermann, étant venu le saluer, il l’entretint avec bonhomie d’un projet de voyage; il lui annonça qu’il allait immédiatement demander au sénat l’autorisation de s’absenter quelques semaines, et dépista de la sorte ses premiers soupçons.

Sauf l’entreprise de Finlande, qui fut retardée et se trouva inutile, le plan adopté par Gustave III réussit de tous points. Le capitaine Hellichius n’eut pas de peine, dans une province fort mal disposée d’avance, à souffler la révolte : la garnison de Christianstadt se déclara le 12 août; son chef publia un manifeste refusant fidélité aux soi-disant états du royaume, coupables envers le pays, qu’ils avaient ruiné, et envers le roi, dont ils avaient usurpé les droits légitimes. « Braves Suédois, disait-il en s’adressant aux habitans de la ville et des campagnes voisines, le sort en est jeté. Aussi longtemps que le roi et la patrie n’auront pas recouvré ce qui leur appartient, chacun de nous fait serment de mourir plutôt que de déposer les armes. Venez à nous, croyez à notre loyauté, et faisons cause commune! » Hellichius avait pris soin d’expédier aussitôt un messager vers le prince Charles, qui, sans expliquer autour de lui ses intentions, avait réuni promptement sous ses ordres jusqu’à cinq régimens, qui stationnaient dans la province. Cependant le baron Rudbeck, envoyé par les états pour s’assurer si rien ne se tramait en Scanie, avait voulu visiter en passant la forteresse de Christianstadt. Quel ne fut pas son étonnement en se voyant refuser l’entrée de la place et en lisant le manifeste d’Hellichius! Il reprit en toute hâte le chemin de Stockholm, où il rentra dans la soirée du 16. L’extrême péril commençait pour Gustave III ; le sénat et les états n’avaient aucune preuve de sa complicité, et néanmoins plusieurs voix s’élevaient déjà pour demander qu’on s’assurât de sa personne. Le baron Rudbeck alla dès le 17 au matin lui apprendre lui-même ce qui était arrivé. Le roi témoigna d’une telle indignation, l’embrassa et lui serra les mains avec tant d’effusion, et le remercia si bien d’avoir sauvé le pays en apportant le premier une telle nouvelle, que le vieux général se retira très convaincu de la parfaite innocence de Gustave. Le soir même, au souper de la cour, le duc d’Hessenstein et le sénateur comte Ribbing firent tomber la conversation sur la révolte de Christianstadt. Comme le roi répétait ces seuls mots : « cela est étrange, cela est singulier, » le comte Ribbing, fixant sur lui de hardis regards, osa dire à haute voix que le plus singulier et le plus étrange était le récit de l’officier de garde à la porte de la forteresse, lequel avait affirmé que rien ne s’était fait que par l’ordre du roi lui-même. « Vous vous trompez, répondit aussitôt Gustave sans se troubler un instant; j’étais présent quand Rudbeck fit son rapport devant le sénat : c’est la sentinelle qui a dit cela et non l’officier; le mieux informé devait être certainement l’officier. » Le lendemain 18, nouvelle et longue visite du baron Rudbeck. Gustave lui parut cette fois évidemment distrait : il était tout occupé d’un point de broderie dont il avait promis le dessin pour le soir même à une dame de la cour. Rudbeck ne manqua pas de rapporter ce détail aux chefs du parti, en leur assurant du fond de son âme que « le personnage ne serait jamais dangereux. »

Ce fut seulement dans la journée du 18 que Gustave III reçut le message du prince Charles, qui lui apprenait la réunion sous ses ordres de cinq régimens, sans l’appui desquels rien ne pouvait être sagement tenté dans la capitale. Les états, de leur côté, avaient pris de graves mesures : envoi de troupes pour châtier Hellichius, ordre à deux bataillons casernes dans les provinces voisines d’accourir, rappel des deux frères du roi, invitation formelle à Gustave lui-même de ne pas quitter la ville ; de plus, le régiment de Gederstrom devait être à peu de distance : chaque parti observait l’autre, et il ne s’agissait plus que de savoir lequel agirait le plus sûrement et le plus vite. Gustave prit donc une résolution définitive pour le lendemain. Sa dissimulation fut parfaite pendant les dernières heures qui précédaient l’acte suprême d’où sa destinée et sans aucun doute celle de son pays dépendaient. Le soir même du 18, il assista à la représentation du premier opéra donné en langue suédoise : Thétis et Pélée ; un brillant souper réunit ensuite toute la cour; Gustave témoigna une insouciante gaîté, joua gros jeu pendant le reste de la soirée, et gagna une forte somme à la baronne Pechlin, femme du plus redoutable d’entre ses adversaires. La nuit fut bien employée : une fois ses invités partis, Gustave écrivit quelques lettres; par celle qu’il destinait à son frère Charles, il exprimait son espoir du succès, mais il le conjurait, dans le cas contraire, de ne pas venger sa mort. Un billet avertissait M. de Vergennes de la décision prise irrévocablement pour le lendemain. Gustave sortit ensuite du château pour aller, comme il le faisait depuis quelque temps, visiter les différens postes de la ville; nul ne pouvait apparemment lui reprocher de veiller de sa personne aux précautions de sûreté publique, et il y gagnait de connaître par lui-même les dispositions de ses ennemis. Les événemens du 19 sont bien connus : vers dix heures du matin, Gustave monte à cheval et se rend à l’arsenal, où il assiste à quelques exercices; entouré d’un grand nombre de jeunes officiers dévoués qu’il a fait prévenir, il traverse la ville en saluant avec grâce partout sur son passage, puis rentre au château. La garde montante venait d’arriver, celle qu’elle devait relever n’était pas partie encore. Gustave rassemble les officiers dans le poste, il les harangue ; sauf trois d’entre eux, ils prêtent immédiatement un nouveau serment de fidélité. Il s’adresse ensuite aux soldats; une seule réponse négative est couverte par les exclamations favorables. Le bruit avait attiré le peuple, qui, après avoir entendu les dernières paroles de Gustave, mêle ses cris à ceux de la garde. Les sénateurs étaient déjà réunis comme à l’ordinaire dans le château même; ils veulent accourir pour savoir la cause d’un si grand tumulte, mais ils trouvent aux portes une trentaine de grenadiers qui, croisant la baïonnette, leur apprennent qu’ils sont gardés à vue. Pendant ce temps, Gustave, suivi d’une grande foule d’officiers et de citoyens, avec un mouchoir blanc au bras en signe de ralliement, se dirige vers les principaux postes de la ville, et partout on l’acclame sans nulle résistance. Il adresse la parole aux groupes populaires, répétant qu’il s’agit seulement de mettre fin à l’anarchie, qu’il refuse le pouvoir absolu, et qu’il veut mériter la confiance, l’amour de ses sujets : tout cela dit avec chaleur, avec entraînement, et en langue suédoise, chose inaccoutumée avec une cour qui était depuis si longtemps française ou allemande. Il arrive enfin au parc d’artillerie et y prend quelques mesures militaires qui seront inutiles, car il suffit qu’il ait fait arrêter les principaux chefs ou partisans des états, y compris le baron Rudbeck, devenu un instant redoutable par une tentative de résistance armée; les sénateurs sont prisonniers dans la chambre du conseil pour trois jours, et les membres du comité secret, loin de chercher à se réunir, ne songent qu’à leur propre salut; en moins d’une heure, toute la capitale a fait sa soumission.

La journée du 20 fut consacrée à recueillir les sermens et à prévenir les dangers les plus pressans hors de la capitale. Il restait à faire accepter une constitution nouvelle ; Gustave en avait trois dans sa poche quand il parut en costume royal devant les membres de la diète, convoqués pour le 21 dans la grande salle du château; le choix de l’exemplaire, c’est-à-dire probablement d’une constitution plus ou moins libérale, devait dépendre des dispositions qu’il rencontrerait. Le projet dont il donna lecture avait été préparé par lui-même; à la manière dont il fut accueilli, on eût dit que cette assemblée n’avait jamais compté que des partisans dévoués de la cause royaliste. Sauf un amendement qu’un membre de la noblesse proposa et qui ne fut pas écouté, nul signe d’opposition n’apparut, et la nouvelle charte, en 57 articles, fut adoptée au milieu des applaudissemens, puis signée du maréchal de la diète, président de l’ordre de la noblesse, ainsi que des orateurs des trois ordres inférieurs. Cela fait, Gustave III se leva et dit : « Puisqu’il a plu à la divine Providence de renouer les liens qui unissaient anciennement le roi et son peuple, il est de notre devoir à tous de lui rendre ici de justes actions de grâces. » Otant alors de sa tête la couronne, il tira son livre de prières, et ordonna à l’évêque placé à ses côtés d’entonner le Te Deum, que toute l’assemblée continua avec lui; la séance se termina par un baise-main royal. Le consentement de la diète une fois obtenu, celui des provinces ne se fit pas attendre, et la révolution se trouva tout entière accomplie sans une seule goutte de sang versée. Gustave ne manqua pas d’écrire dès le 21 une lettre à Louis XV pour lui annoncer sa victoire :


« Monsieur mon frère et cousin, je serais bien ingrat, si, dans ces premiers momens de la révolution la plus heureuse pour moi et mon état, je ne témoignais à votre majesté ma sensible et vraie reconnaissance pour la part qu’elle a bien voulu y prendre. Le temps ne me permet pas de rien ajouter davantage; je me rapporte entièrement à ce que l’ambassadeur de votre majesté lui marquera sur le détail d’un événement dont je me flatte que les suites convaincront votre majesté bien pleinement des sentimens avec lesquels je suis, etc. »


Gustave III, au moment décisif, ne s’était donc pas manqué à lui-même; M. de Vergennes avait été tout surpris d’un si rapide succès, et les récits anecdotiques nous le représentent, dans la journée du 19 août 1772, debout sur une échelle appliquée au mur du parc d’artillerie, suivant d’un regard inquiet les mouvemens de Gustave et des troupes, et se rassurant aux exclamations enthousiastes qui allaient décider le succès. Il restait néanmoins à soutenir l’acte vigoureux du jeune roi, à défendre la révolution contre les rancunes étrangères. La vieille alliance du cabinet de Versailles, qui avait encouragé et soutenu Gustave dans la préparation de son œuvre, ne lui fit pas défaut non plus quand il fallut, par un nouvel effort, consolider l’entreprise commune.


III.

Gustave III avait tout à craindre du ressentiment des cours dont il venait de déjouer les secrètes espérances, et leurs réponses aux messages officiels qui leur avaient porté la nouvelle du coup d’état ne laissaient pas que d’être fort peu rassurantes. Catherine II accusa simplement réception, sans ajouter un seul mot de compliment ni de blâme. Elle se bornait à exprimer sèchement le vœu qu’il fût encore possible de maintenir la paix; mais sa mauvaise humeur était visible, et se montre tout entière dans sa correspondance, où on la trouve balancée, il est vrai, à cette date, par la satisfaction qu’elle ressent de l’affaire de Pologne. Il faut voir de quel ton dégagé, avec persiflage et colère, elle parle, à travers cent nouvelles, littéraires ou autres, des deux graves épisodes qui préoccupaient les contemporains. « Je viens d’acheter, écrit-elle à Voltaire[14] le 1/12 septembre 1772, la collection de tableaux de feu M. de Crozat, et je suis en marché d’un diamant de la grosseur d’un œuf. Il est vrai qu’en augmentant ainsi ma dépense, d’un autre côté mes possessions se sont accrues un peu par un accord fait entre la cour de Vienne, le roi de Prusse et moi; nous n’avons pas trouvé d’autre moyen de garantir nos frontières que de les étendre. — A propos, que dites-vous de la révolution de Suède ? Voilà une nation qui perd en moins d’un quart d’heure sa constitution et sa liberté. Les états, entourés de troupes et de canons, ont délibéré vingt minutes sur cinquante-sept points, qu’ils ont signés, comme de raison. Je ne sais pas si cela peut s’appeler une douce violence, mais je vous garantis la Suède sans liberté et son roi aussi despotique que celui de France, et cela deux mois après que le souverain et la nation s’étaient juré réciproquement la stricte conservation de leurs droits. — Le père Adam[15] ne trouve-t-il pas que voilà bien des consciences en danger? »

Le roi de Prusse dissimula moins encore que l’impératrice quel était son dépit. Suivant M. de Vergennes, Frédéric II, avant même d’être informé entièrement, assurait à sa sœur, la mère de Gustave III, en répondant à ses vœux en faveur d’une révolution, que si les choses tournaient à l’avantage du roi de Suède, il ne pourrait se dispenser de joindre ses armées à celles de la Russie pour s’y opposer, ses engagemens avec cette puissance lui en faisant un devoir indispensable. Quant à Gustave III, il s’attendait à de telles dispositions, et dès les premières menaces il avait adressé la lettre suivante au vieux roi Louis XV, son unique allié.


« 18 septembre 1772. — Monsieur mon frère et cousin, il m’est bien agréable de pouvoir saisir toutes les occasions qui se présentent pour renouveler à votre majesté les assurances de la vive amitié et de la sincère reconnaissance dont je suis pénétré pour elle... Vous êtes déjà informé du premier succès de mon entreprise; la suite en a encore été heureuse, et la main de la Providence, qui m’a si visiblement soutenu, m’a conduit jusqu’à ce moment. Il n’y a personne dans tous mes états qui ne témoigne la joie la plus marquée et la confiance la plus entière en ma personne. Il serait heureux que mes voisins fussent dans les mêmes sentimens ; mais il ne me reste que trop d’incertitude sur leur façon de penser. Le roi de Danemark, à la vérité, a déjà témoigné une satisfaction entière sur le grand changement qui vient de se faire ici; mais pour les sentimens de l’impératrice de Russie et du roi de Prusse, je les ignore encore, n’ayant point eu de réponse aux lettres que je leur ai d’abord écrites après l’événement du 21 août dernier, et qui étaient pleines d’assurances de mes vues pacifiques à leur égard. Je dois pourtant juger, par les éclaircissemens qui me sont venus par la reine ma mère, que le roi de Prusse est médiocrement content de ce qui s’est fait ici. On parle même d’un traité conclu en 1769 entre lui et la Russie, qui doit les engager mutuellement à perpétuer les désordres dans mon royaume en soutenant la constitution anarchique que je viens d’abolir. Malgré cela, j’ai trop bonne opinion de la sagesse et de l’équité de ces deux cours pour imaginer qu’elles voudront m’inquiéter, dans la situation où elles se trouvent en ce moment, au sujet d’un arrangement qui ne regarde que l’administration intérieure de mes états, dans laquelle elles n’ont aucun droit de se mêler. Je suis résolu d’user envers elles de la modération la plus parfaite, afin de les convaincre encore davantage de la droiture de mes vues; mais si, malgré mon attente, malgré mes soins, malgré l’équité, le droit des gens et les liens de la nature, elles voulaient m’inquiéter, forcé à une juste défense, je me trouverais contraint à opposer la force à la force. Je me flatte que votre majesté ne m’abandonnera pas à la fureur d’ennemis qui ne le sont que parce qu’ils connaissent mon attachement inviolable pour elle, et que je trouverais toujours dans son cœur les mêmes sentimens dont elle m’a si souvent donné des preuves si évidentes, et dont l’assurance a soutenu mon courage parmi tous les dangers que j’ai courus. Il me sera toujours doux de pouvoir y compter, tout comme je ne désire rien avec plus d’ardeur que de pouvoir convaincre votre majesté de la haute estime et de la tendre amitié avec lesquelles je suis, etc. »


Quelques jours après, des bruits de préparatifs hostiles arrivaient au cabinet de Stockholm, et Gustave se hâtait d’en faire part à Louis XV.


« 8 octobre. — J’avoue que je ne comprends rien à la conduite du roi de Danemark à mon égard. Il a, par son ministre, donné à votre majesté des assurances qui, dans d’autres circonstances, devraient paraître suffisantes; il vient d’en donner également au mien, et, malgré cela, il fait faire des préparatifs si formidables en Norvège, que tous mes sujets sur la frontière en sont alarmés. Si c’est de concert avec quelque autre cour, ou si l’on se flatte de pouvoir exciter quelques mécontentemens dans l’intérieur de mes états, je l’ignore; mais en attendant j’ai cru essentiel de me présenter moi-même sur la frontière. »


Les soupçons de Gustave contre ses voisins ne purent qu’être augmentés par les lettres amères et menaçantes que Frédéric II et le prince Henri lui adressèrent ainsi qu’à Louise-Ulrique. Nous avons déjà cité plus d’une fois ici même ces lettres, qui sont maintenant bien connues. On se rappelle que Frédéric II et son frère y faisaient enfin connaître les stipulations secrètes par lesquelles, de concert avec la Russie et le Danemark, la Prusse avait garanti la constitution de 1720. Frédéric II y protestait de son désintéressement. « Ce n’était assurément pas ce petit morceau de la Poméranie, disait-il, bon tout au plus pour un cadet de famille, qu’il pouvait ambitionner ; mais le moyen de ne pas remplir ses saints engagemens et de souffrir une révolution grâce à laquelle, si la Suède conservait la paix pendant dix ans, elle deviendrait puissance prépondérante ! » On perçait le cœur de Frédéric II et celui du prince Henri en les mettant dans l’obligation de combattre un neveu qui leur était si cher, et la nature répugnait en eux à l’accomplissement de devoirs que leur loyauté rendait inévitables ! Double hypocrisie et double mensonge : outre les sentimens que lui inspirait sa politique, Frédéric II détestait personnellement Gustave ; il écrit maintes fois à son frère que les fils de sa sœur ne lui ont jamais plu, qu’il n’a jamais rien senti pour ces princes de Suède, et il n’est pas rare qu’il traite fort lestement dans sa correspondance Gustave III en particulier, jusqu’à s’emporter contre « ce monsieur Gustave, cette vipère envenimée, cette créature atroce. » Bien qu’il se contraignît dans ses premières réponses, le roi de Prusse y montrait un dépit qui ne laissait pas d’être fort redoutable ; une guerre pouvait renverser tout l’édifice qui venait d’être élevé, et creuser pour la Suède et pour son roi un profond abîme. Aussi M. de Vergennes exprimait-il tout d’abord à sa cour, avec l’indignation qu’il ressentait de la perfidie des puissances confédérées, l’inquiétude que lui inspiraient la faiblesse de la Suède et la nécessité où se trouverait la France de supporter à peu près tout le fardeau.


« Je crois, monsieur le duc, qu’il est sans exemple que des puissances se soient avisées de faire des transactions entre elles sur le compte d’un tiers sans en être requises et sans l’en prévenir. La Russie ni la Prusse n’ont aucun titre pour s’ingérer dans les affaires intérieures de la Suède ; leur prétendue garantie clandestine n’est donc qu’un attentat aux droits imprescriptibles d’une nation libre, et même une violation de la constitution dont on prétend être les gardiens et les garans. Les états de Suède, en faisant la constitution de 1720, ne se sont-ils pas réservé le droit d’y changer et d’y ajouter ce qu’ils croiraient convenable ? Et on leur fera la guerre parce qu’en 1772 ils trouvent bon de substituer à des lois versatiles, source intarissable d’abus, des lois fixes et nerveuses d’où doit découler le bien public !… Mais on invoquerait vainement des sentimens de justice de la part de deux puissances qui paraissent en avoir abjuré les notions les plus communes ; leur convenance fait leur droit public : c’est elle qui, après avoir déterminé le démembrement de la Pologne, voudra aussi déchirer la Suède et se partager ses plus belles provinces, si l’on n’y oppose les obstacles les plus puissans. — La Poméranie est étrangère au changement fait en Suède ; elle conserve les lois allemandes qui l’ont régie avant et depuis la conquête. Le roi de Prusse ne peut donc en emprunter aucune cause, aucun prétexte d’inquiétude ; mais, quoi qu’il dise, ce « petit coin de terre » qu’il affecte de dédaigner est à sa bienséance : il pique son ambition. — Le roi de Suède demande s’il ne faut pas faire quelques démarches à Vienne. L’impératrice-reine est engagée, par la convention de 1757, à la garantie de la Poméranie et des autres états suédois en Allemagne. Le roi espère beaucoup des offices que M. Durand a ordre de lui rendre à Pétersbourg…

« Le roi de Suède compte avoir avant quelques mois quarante mille hommes en état d’entrer en campagne et une escadre de quatorze ou quinze vaisseaux de ligne ; il aura quelques magasins en Finlande et près de la frontière de Norvège… J’avoue toutefois, monsieur le duc, que je suis effrayé quand je considère tout ce qu’il faudrait pour donner de la consistance à un corps qui est impuissant par lui-même à faire un effort vigoureux et salutaire. La Suède n’est aujourd’hui qu’un squelette gigantesque dont les membres disproportionnés sont incapables de se prêter un secours et un appui mutuels. Minée par cinquante ans d’anarchie, elle se voit accablée par la misère la plus affreuse : la famine dévore la plupart de ses provinces ; les ravages en sont effrayans ; la rentrée des contributions ordinaires se fait très difficilement. Il faut donc des coups de vigueur ; la Suède ne peut traîner longtemps sans être épuisée. Cronstadt n’est qu’en bois, et quelques boulets rouges le détruiraient ; il est vrai que la Russie n’a pas de marine ou l’a mauvaise. Si du moins la Suède était délivrée de l’épine du Danemark !… »


Les craintes exprimées par Vergennes n’étaient pas sans raisons : de jour en jour, les périls semblaient s’accumuler. Le comte d’Ostermann, ministre russe à Stockholm, avait pris une attitude très menaçante ; il avait déclaré au cabinet suédois, par ordre de son gouvernement, que l’impératrice regarderait toute agression contre le Danemark comme dirigée contre elle-même ; il continuait à entretenir dans Stockholm des clubs où se réunissaient encore quelques désœuvrés dont il payait la turbulence et les calomnies ; il ne s’abstenait pas enfin de dire et de faire répéter autour de lui qu’il y avait lieu de soudoyer des révoltes dans chaque province de Suède, si les confédérés ne s’entendaient pas pour organiser la guerre extérieure[16], car il fallait à tout prix relever la liberté suédoise, rétablir cette constitution de 1720, qui en était le plus sûr rempart, et châtier l’imprudent souverain qui avait osé dépouiller un peuple. On ne doit point oublier que la Russie n’avait pas seulement en vue, par ses traités avec la Prusse et le Danemark, un prochain démembrement de la Suède; elle avait aussi ambitionné l’honneur de former une puissante ligue du Nord, d’où l’influence française fût entièrement exclue. Si Gustave III avait consenti à répudier l’alliance française, il eût conjuré le danger présent : M. de Vergennes, dans sa correspondance, répète à chaque instant que M. d’Ostermann ne perdait aucune occasion d’insinuer cette pensée non-seulement à Gustave III, mais à ceux qui entouraient le roi, et, s’il était possible, à la nation suédoise elle-même. Aussi Gustave était-il écouté à Versailles lorsqu’il réclamait directement auprès de Louis XV notre secours pour une cause qui était plus que jamais commune.


« Ulriesdal, 17 mars 1773. — Monsieur mon frère et cousin, des circonstances dont l’ambassadeur de votre majesté lui rendra compte m’obligent à réclamer aujourd’hui de nouveau et de la manière la plus pressante cette amitié que votre majesté m’a accoutumé à regarder comme le plus sûr et le plus ferme appui de mon trône. Je dois y compter dans ce moment avec d’autant plus de confiance qu’il ne s’agit pas de mon intérêt seul, mais que ma cause est réellement celle de l’Europe entière, menacée des efforts réunis d’une ligue qui paraît avoir une domination universelle pour objet. La puissance de votre majesté seule peut mettre des bornes à des vues si ambitieuses et si injustes. C’est d’elle que j’attends et les conseils et l’assistance dont j’ai besoin, étant du reste, avec des sentimens fortifiés tous les jours par la reconnaissance, monsieur mon frère, etc. »


Le gouvernement français ne refusa pas de reconnaître l’évidente solidarité qui l’unissait à la Suède, et entama de nouvelles négociations. En février 1773, une convention de subsides vint s’ajouter à celle que Gustave III avait personnellement conclue lors de son voyage à Versailles, et le mois suivant on lui proposa un traité défensif : la France fournirait 12,000 fantassins ou un secours en argent avec une escadre de douze vaisseaux et de six frégates. Suivant une dépêche de Creutz, le quatrième article stipulait formellement que le casus fœderis aurait lieu, si quelque puissance attaquait la Suède « en haine de sa nouvelle constitution, » qui devenait ainsi la base de tout le traité. De plus, une partie de la négociation devait rester secrète. Voici ce qu’on écrivait de Versailles à ce propos : « Si la France attaquait les Russes dans la Baltique, il pouvait en résulter une guerre entre elle et l’Angleterre; pour éviter ce grave danger, il valait mieux, dans l’intérêt de Gustave III lui-même, que l’escadre française fût employée dans l’Archipel contre les vaisseaux russes, qui infestaient depuis trois ans ces parages au détriment du commerce européen dans le Levant et au grand dommage de la Porte-Ottomane en particulier. Le grand-seigneur, encouragé par cette entreprise de la France, redoublerait d’efforts contre la Russie, et aiderait efficacement la Suède. Le ministère français proposait à Gustave III d’inscrire cette diversion dans un article secret; toute la convention serait en outre antidatée de six mois, afin de lui donner à l’égard de la Russie ou des autres cours un caractère moins agressif. » On a vainement cherché dans les archives diplomatiques l’instrument de ce traité; l’examen comparé des dépêches de M. de Vergennes et du comte de Creutz donne à penser qu’il n’a pas abouti. Je lis en effet dans la correspondance française : « 5 avril 1773. M. de Scheffer (qui dirigeait les affaires étrangères à Stockholm) croit qu’il serait prématuré de signer le traité définitif; il croit utile de ménager l’Angleterre, qui paraît bienveillante, et représente que des traités signés restent difficilement secrets. — 24 avril. Le roi de Suède, lié par l’article 6 de la constitution à ne faire aucun traité sans le communiquer au sénat, ne peut garantir le secret. » La vérité est que la conclusion de ce traité devint finalement inutile. La France fit de sérieuses promesses de secours en cas d’attaque contre la Suède; l’ordre fut envoyé à Toulon d’équiper douze vaisseaux de ligne et six frégates; la flotte de Brest dut aussi se tenir prête à partir. En même temps notre diplomatie intervenait partout pour empêcher toute entreprise contre Gustave III. L’Espagne, notre alliée, avait adopté sa cause et contribuait même aux subsides. M. de Martange fut envoyé en Angleterre, et, si ce diplomate n’obtint pas l’assentiment du cabinet de Londres à une expédition maritime dans la mer Baltique, les dissensions qui agitaient alors la Grande-Bretagne détournèrent du moins l’attention jalouse de ses hommes d’état. Entre une opposition conduite par le premier Pitt, Burke et Fox, et des ministres égoïstes comme lord North et ses collègues, tout était désordre chez les Anglais et tout passait inaperçu, sauf la haine contre la France, qu’on n’aurait pour rien au monde laissé remporter des victoires navales dans la Baltique. A Pétersbourg, notre chargé d’affaires, M. Durand, multiplia ses déclarations et ses notes; on contint le Danemark par des menaces formelles. M. de Saint-Priest surtout, depuis quatre ans ambassadeur à Constantinople, soutint les efforts opiniâtres des Turcs contre la Russie, les détourna de traiter, quand s’assemblèrent, en août et octobre 1773, les congrès de Fokschani et de Bucharest, et parvint de la sorte à entretenir une guerre ardente qui força Catherine II à réunir vers le même objet toutes ses forces; elle dut renoncer absolument à toute prochaine entreprise contre la Suède dès que la révolte de Pugatchev vint s’ajouter pour elle aux difficultés extérieures.

Quant à Frédéric II, il n’avait pas fait tout d’abord de préparatifs militaires, parce qu’il comptait sans doute, pour s’emparer sans grand effort de la Poméranie suédoise, sur les occupations que donnerait à Gustave III la mauvaise volonté de l’impératrice de Russie. Il ne s’était pas soucié d’ailleurs de concerter une action commune avec Catherine, parce que, n’aspirant pour cette fois qu’à une province qui se trouvait sous sa main, il n’avait nulle raison de travailler à la conquête de la Finlande pour le plus grand profit des Russes. De profondes jalousies divisaient donc les adversaires de Gustave III, et c’est ce qui ne contribua pas médiocrement à son salut. Il y avait eu jusqu’alors, il est vrai, des liens étroits entre Frédéric II et Catherine; le roi de Prusse avait beaucoup fait pour s’assurer l’amitié de l’impératrice : « petits soins, éloges directs ou détournés, attentions fines et délicates, enthousiasme joué, condescendances, respects, déférences aveugles, tout avait été dirigé par le grand Frédéric, dit un diplomate contemporain[17], vers ce but en apparence unique. Je doute vraiment, ajoute-t-il, que l’homme le plus consommé dans le commerce des femmes ait jamais déployé tant d’art pour subjuguer une maîtresse coquette que n’en a montré le roi de Prusse pour triompher ici. » Tout cela n’empêchait pas que Frédéric II, lors du premier partage de la Pologne, trouvât désormais la frontière russe trop voisine de ses états, et Catherine de son côté, avertie par les prétentions du roi de Prusse sur la Courlande, le soupçonnait de vouloir reprendre pièce à pièce tout ce que l’ordre teutonique, dont il se disait le représentant, avait possédé en quelque temps et à quelque titre que ce fût. Ces divisions entre les ennemis de la Suède et les haines qu’enfantait déjà parmi eux le démembrement de la Pologne, la ferme attitude du jeune roi de Suède, les efforts du gouvernement français, les embarras suscités à la Russie du côté du Danube, l’égoïste indifférence enfin de Frédéric II, qui savait faire céder son amour-propre à sa politique, voilà ce qui sauva l’œuvre de Gustave III. Il n’est pas bien sûr que la France des dernières années de Louis XV, si épuisée, eût procuré à la Suède, en cas de guerre, une assistance bien efficace. « Cette cour n’aura de longtemps, disait Voltaire à Catherine II, assez d’argent pour seconder ses bonnes intentions, à moins qu’on ne vous vende, madame, le diamant nommé le Pitt ou le Régent ; mais il n’est gros que comme un œuf de pigeon, et le vôtre est plus gros qu’un œuf de poule. » Mais enfin, les complications de l’Europe orientale aidant, il avait paru dans les mesures prises par le duc d’Aiguillon assez de vive énergie pour qu’on pût leur attribuer une grande part du succès. « Nos voisins ont été confondus de l’armement de Toulon, mande Gustave III au comte de Creutz le 14 mai 1773; il a déconcerté tous leurs desseins. Je vous charge d’en témoigner au roi toute ma reconnaissance. Quoique, dans le moment présent, je puisse me flatter de n’avoir pas besoin de son puissant secours, j’espère pouvoir y compter dans des occasions où il me deviendrait indispensable. La fermeté et la vigueur que sa majesté très chrétienne met dans sa conduite m’obligent à une reconnaissance sans bornes. Elles deviendront une barrière formidable contre l’oppression et l’injustice et feront respecter de toutes les puissances de l’Europe une monarchie si fidèle à ses alliés. » Quelques mois plus tard, Gustave III adressa à Louis XV la lettre suivante, qui peut servir à marquer la fin du remarquable épisode par où s’inaugura son règne :


« 2 novembre 1773. — Monsieur mon frère et cousin, on vient actuellement d’achever la médaille que les derniers états assemblés me demandèrent la permission de frapper, en mémoire du jour où ils convinrent unanimement avec moi de rétablir les anciennes lois, et jurèrent la nouvelle constitution. Cette époque m’est trop intéressante pour que je puisse perdre le souvenir d’aucune des circonstances qui l’ont amenée. J’ai senti alors combien votre majesté se plaît à concourir à l’avantage de ses alliés; c’est dans cette vue que j’ai la satisfaction d’envoyer à votre majesté une de ces médailles que la banque, au nom des états, vient de me présenter, afin que, si vous jugez à propos de lui donner une place dans votre médaillier, votre majesté y puisse conserver un monument de plus de sa gloire, rappelant à la postérité un événement auquel votre majesté a eu tant de part. Je suis, etc. « 


Ici se terminerait le récit de l’intervention française dans les affaires suédoises au commencement du règne de Gustave III, si un autre épisode, fort curieux, de notre histoire diplomatique ne s’y rattachait encore. On sait aujourd’hui ce que fut sous Louis XV la fameuse « diplomatie secrète; » ce malheureux roi, dont l’insigne faiblesse étouffait la réelle intelligence, avait, à côté de son ministre avoué des affaires étrangères, un pareil ministre non déclaré, avec des agens secrets répandus dans les diverses cours de l’Europe. A l’aide de ce personnel inconnu, Louis XV aimait à diriger lui-même avec une certaine attention les principales affaires; peut-être, jaloux de tous ceux qui l’entouraient, favoris et maîtresses, goûtait-il le plaisir de pouvoir les contrarier et les combattre sans s’imposer l’effort de leur résister ouvertement. Sa politique cachée se trouva fréquemment plus honorable que la politique avouée du cabinet de Versailles, comme si, ressentant l’humiliation de son gouvernement officiel, Louis XV eût voulu se réserver les moyens de céder quelquefois, sans permettre qu’on le sût, à des velléités qui le ramenaient vers le bien. À ce qu’on savait de cette singulière histoire, les dépêches du comte de Creutz, ministre suédois à Paris, ajoutent de nombreux détails. La diplomatie secrète faillit être découverte en 1773, précisément par suite des efforts que le roi voulait tenter en faveur de Gustave III. Il s’agissait de savoir comment on ferait passer en Suède, si cela devenait nécessaire, les secours qui avaient été promis. Le duc d’Aiguillon, soucieux avant tout de ne point blesser l’Angleterre, se résignait à embarquer nos soldats sur des navires britanniques ; d’autres conseillers de Louis XV et le roi lui-même voyaient au contraire dans cette démarche un aveu de faiblesse trop humiliant. Le duc d’Aiguillon, devenu ministre par la seule faveur de Mme Du Barry, n’avait jamais été initié à la diplomatie secrète et n’en savait absolument rien; mais son collègue M. de Monteynard, ministre de la guerre, en faisait partie, et tenta par ce moyen de rendre inutiles toutes les mesures de d’Aiguillon, en faisant lever en Allemagne un régiment étranger qu’on enverrait de là directement en Suède. Dumouriez, qui préludait à sa célébrité prochaine par une vie d’aventures, chargé de se rendre pour ce dessein à Hambourg et dans le Nord, vint demander à Creutz des lettres de recommandation, sans révéler son but secret, prétextant au contraire un voyage de plaisir ou d’affaires personnelles. Creutz conçut fort maladroitement des soupçons et avertit le premier ministre, que certains autres indices, particulièrement des lettres détournées par Mme Du Barry, avaient déjà mis en garde. D’Aiguillon aperçut une partie de la vérité, mais ne put se dissimuler que le roi était derrière ces intrigues. Voulant néanmoins satisfaire son dépit en arrêtant, s’il le pouvait, des menées qui lui étaient contraires, assuré d’ailleurs par Mme Du Barry de n’avoir rien à redouter pour lui-même de la faiblesse de Louis XV, qu’elle surveillerait, il se détermina à frapper ceux que le hasard offrit à ses coups.

Sous le prétexte d’un grave complot découvert, il fit arrêter Dumouriez avec deux ou trois autres personnages qui furent enfermés à la Bastille. Le comte de Broglie, sur le témoignage de quelques lettres qui paraissaient se rapporter aussi aux affaires de Suède, fut accusé publiquement de s’être mis à la tête de la conspiration, dans laquelle d’Aiguillon parvint à envelopper son ennemi dans le cabinet, M. de Monteynard. Louis XV, comme toujours, céda devant l’orage, quel qu’il fut. Le comte de Broglie fut exilé dans sa terre de Ruffec, mais un billet du roi tout confidentiel l’informait en même temps qu’il n’avait rien perdu de la confiance royale. Bien plus, il devait continuer, du fond de son exil, la direction de cette diplomatie secrète à laquelle, malgré de nombreux déboires, Louis XV ne voulait pas renoncer. Quant à Monteynard, Creutz ne revenait pas de son indignation et de son étonnement en le voyant rester en place. Louis XV hésitait à frapper celui qui n’avait été que son serviteur intime et dévoué; il assurait toutefois qu’il l’allait remplacer incessamment, et disait avec son habituelle insouciance : «Monteynard est le seul honnête homme de mon conseil, mais il ne résistera pas longtemps, il n’y a que moi qui le soutiens. » D’Aiguillon triompha en effet à la fin du mois de janvier 1774, et réunit, par le renvoi de Monteynard, les deux portefeuilles de la guerre et des affaires étrangères; au mois de mai suivant, Louis XV mourut, et la diplomatie secrète s’interrompit. Le comte de Broglie, qui en avait été le ministre dirigeant, fut rappelé de son exil et justifié, et l’on sut alors quels avaient été le mécanisme et l’histoire de cette mystérieuse institution. Elle avait commencé vers 1740, quand le prince de Conti avait entretenu avec le roi une correspondance secrète concernant la succession de Pologne, à laquelle ce prince aspirait. Le comte de Broglie avait été chargé en 1756 de continuer cette correspondance, qui s’était alors étendue : il y avait eu bientôt des agens affidés dans toutes les cours; quelquefois c’était le ministre résident lui-même, à l’insu du ministre titulaire des affaires étrangères; plus souvent c’était un employé subalterne de légation, qui devenait ainsi l’espion de son chef immédiat. M. d’Ogny, directeur du bureau secret à la poste, reconnaissait à un signe extérieur les dépêches des diplomates initiés; elles étaient envoyées au comte de Broglie par Guinard, garçon du château, déchiffrées dans le cabinet du comte, puis renvoyées à Louis XV avec les projets de réponses, auxquels le roi mettait chaque fois son visa après corrections. Le duc de Choiseul, le comte Desalleurs, ambassadeur à Constantinople, le baron de Breteuil, ambassadeur en Suède en 1766, et à qui le roi avait recommandé de suivre avec beaucoup d’attention les affaires de ce pays, M. de Saint-Priest, M. de Vergennes enfin, avaient fait partie de la diplomatie secrète; mais elle avait compté parmi ses agens inférieurs, comme on peut le croire, beaucoup d’aventuriers, notamment le chevalier d’Éon. La diplomatie secrète s’était occupée de toutes les grandes affaires contemporaines. Le comte de Broglie était en correspondance avec les insurgens d’Amérique, et les excitait à proclamer leur indépendance ; la cause de la Pologne surtout avait été sans cesse défendue auprès de Louis XV par son conseil secret : les avis généreux ne coûtent rien aux agens irresponsables, et l’occasion de donner un avis honorable était cette fois trop belle pour qu’on la laissât échapper[18].

En résumé, malgré les craintes imaginaires de Creutz, la diplomatie secrète du règne de Louis XV s’était trouvée d’accord avec sa politique déclarée pour offrir à la Suède un prompt secours en cas d’agression étrangère contre l’œuvre accomplie de concert avec Gustave III. Ce qui restait au cabinet de Versailles de son vieil ascendant, un instant ranimé par Choiseul et soutenu soit par les velléités secrètes que ce dernier épisode diplomatique vient de nous révéler, soit par des agens tels que M. de Saint-Priest et M. de Vergennes, avait écarté les suprêmes périls : la Suède était délivrée de l’anarchie; la France avait maintenu l’indépendance d’une ancienne alliée, rompu la ligue du Nord, rétabli l’équilibre si gravement menacé. Par malheur il n’y avait là qu’un effort partiel, auquel l’habileté de quelques hommes avait assuré le succès. C’était contre le démembrement de la Pologne, accompli précisément à la même époque, qu’il eût fallu être habile et résolu; ce dernier mal une fois commis, la balance de l’Europe, comme on disait alors, avait perdu son contre-poids. L’œuvre accomplie en Suède était insuffisante au point de vue de la politique générale; considérée en elle-même, elle était incomplète aussi : le cabinet de Versailles donna, par cette intervention, un témoignage d’énergie qui fut le dernier avant la guerre d’Amérique, et Gustave III ne sut ni étouffer entièrement les germes funestes que laisse d’ordinaire à sa suite un coup d’état, ni s’abstenir d’un rôle irréfléchi dans les affaires de l’Europe. Il est vrai que les temps devenaient singulièrement difficiles et allaient offrir des complications inouïes, où nous verrons Gustave III s’embarrasser et se perdre.


A. GEFFROY.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 1er mars.
  2. Le chargé d’affaires de Danemark à Stockholm écrit en date du 12 avril 1771 : « Le comte d’Ostermann (ministre de Russie) m’ayant fait l’honneur de passer hier chez moi, je lui ai fait confidence de la volonté du roi de payer les 10,000 écus que sa majesté avait promis de vouloir fournir pour sa part à la caisse commune, selon le plan concerté à Stockholm en avril dernier. Je liii témoignai en même temps que c’était vis-à-vis de la Russie plutôt qu’avec l’Angleterre que sa majesté se croyait engagée à concourir aux opérations en Suède. » Il parle aussi des « pensionnaires » que le roi de Danemark avait à Stockholm. (Archives des affaires étrangères à Copenhague, correspondance de Suède.)
  3. Archives royales à Dresde, correspondance de Suède, 22 février 1771.
  4. Archives des affaires étrangères à Paris.
  5. Archives des affaires étrangères.
  6. Père du célèbre et malheureux Axel Fersen, si dévoué à Louis XVI et à Marie-Antoinette, et que nous connaîtrons plus tard.
  7. « Ces anciennes terres domaniales formaient, dit-il, la plus grande partie du pays. Jusqu’à l’avènement d’Ulrique-Éléonore, sœur de Charles XII, les paysans ne tenaient ces hemman en ferme qu’à titre d’économes; ils pouvaient en être dépouillés à volonté. En 1723, ils obtinrent qu’en payant six années des fruits de la terre ils en auraient la possession mobilière pour eux, leurs enfans et leur postérité à l’infini, sans pouvoir en être déplacés, s’ils payaient exactement le prix de la ferme suivant le contrat primitif. D’autre part, les privilèges de la noblesse, qui datent de la même année 1723, lui assuraient non-seulement le droit de posséder des hemman aux mêmes conditions que les paysans, mais encore celui de pouvoir les obtenir par voie d’échange et les réunir à leurs terres. Or il arriva que, des paysans ayant acquis de tels hemman quelques gentilshommes qui avaient acquis ultérieurement la possession foncière de ces mêmes terres par voie d’échange en voulurent faire déguerpir les paysans. Ceux-ci prétendirent que la noblesse renonçât à la possession de ces domaines, ce qui était contraire à ses privilèges; il était injuste également que les paysans ne pussent jouir en paix d’avantages tout à fait légaux
  8. Les originaux autographes de cette lettre de Gustave III et de celles qui vont suivre sont conservés dans la correspondance politique de Suède, aux archives des affaires étrangères de France.
  9. Archives royales à Stockholm; correspondance de France. — Les volumes 35, 36, 37, in-4o, de la collection des papiers de Gustave III à Upsal sont aussi composés des lettres de Creutz.
  10. Il devait se prolonger jusqu’en 1808.
  11. plus tard Frédéric VI; il avait alors trois ans.
  12. La province de Scanie est située à l’extrémité sud-ouest de la péninsule suédoise.
  13. Cet écu brisé a été conservé depuis au cabinet des médailles, au château de Drottninghelm.
  14. Voyez le supplément de la Correspondance de Grimm et Diderot, in-8o, Paris, 1814, où se trouvent ces lignes parmi les morceaux de ses lettres supprimés par Catherine elle-même dans les précédens recueils, et qui sont restitués dans ce volume.
  15. On sait que ce jésuite avait à Ferney le joli métier d’aumônier de Voltaire, qui faisait avec lui sa partie d’échecs.
  16. L’envoyé danois à Stockholm écrit le 22 août 1772, immédiatement donc après la révolution : « Le comte d’Ostermann m’a communiqué confidemment le projet d’entretenir une fermentation dans les provinces : sa cour agirait en Finlande, la mienne en Scanie, celle de Prusse en Poméranie. Ce concert éclaterait partout en même temps, au moment décisif, avec l’appui de manifestes et de déclarations signés des trois puissances. — 23 octobre. Je crois me conformer aux ordres du cabinet en m’abstenant de toute démarche qui pourrait démasquer les intentions secrètes de nos maîtres. Je ne désespère pas au reste d’un mécontentement dans ce pays dont nous pourrions tirer parti en notre faveur. »
  17. Voyez Catherine II, sa Cour et la Russie en 1772, par Sabathier de Castres, Berlin 1862.
  18. Voyez les études de M. Alexis de Saint-Priest sur le Partage de la Pologne dans la Revue du 1er et 15 octobre 1849. Voyez aussi, pour l’histoire de la diplomatie secrète, les Mémoires du maréchal de Richelieu, et l’ouvrage publié par M. de Ségur sous ce titre : Politique de tous les cabinets de l’Europe pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, 2 vol. in-8o, 1793, ou 3 vol. in-8o, 1802. On y trouve, au tome Ier, un mémoire sur les avantages qui résulteront de la révolution de Suède. Parmi les desseins particuliers auxquels la diplomatie secrète avait été employée, se trouve un curieux projet de mariage, en 1770, entre l’archiduchesse Elisabeth, sœur de Marie-Antoinette, et le vieux Louis XV, que le parti des dévots voulut aussi marier, en 1772, à la princesse de Lamballe.