Gustave Flaubert (Thibaudet)/L’Éducation sentimentale


Gallimard (p. 147-176).
7. « L’éducation sentimentale »


Salammbô parut en 1862, et, comme le redoutait Flaubert, fut très mal accueillie, surtout par la critique. Sainte-Beuve écrivit sur elle deux articles qui nous paraissent aujourd’hui singulièrement mesquins, et depuis cette époque le ton n’a pas varié. Salammbô est, comme le furent longtemps les Fleurs du mal, l’objet d’un malentendu persistant entre la critique qui croit en démontrer les défauts et en démonter les trucs, et une élite, qui persista à l’admirer. Bien des jeunes gens (devenus aujourd’hui plus vieux) en ont reçu en plein front le premier coup de poing du grand art, ont poussé sur elle, comme le jeune Thierry sur les Martyrs, leur cri : Pharamond ! Pharamond ! Aujourd’hui, Salammbô reste cependant plus discutée que les Fleurs du mal, elle a contre elle une partie, assez considérable en qualité, de l’opinion littéraire. Il s’agit surtout de celles des Français qui n’ont pas la tête épique. Salammbô me paraît dans le roman, genre fils de l’épopée, le rappel le plus net, le plus clair, et le plus haut de ses origines. Et probablement le dissentiment subsistera aussi longtemps que l’ensemble du goût français présentera sa géographie particulière, les pentes contrastées qui font sa vie.

Conformément à cette alternance de tableau épique et d’observation critique qui donne son rythme à toute l’œuvre de Flaubert, sitôt Salammbô terminée, il se met à un grand roman contemporain où il jettera toute son expérience de la vie. À ce moment, Flaubert n’est plus tout à fait le reclus de Croisset, qui a écrit dans une solitude orgueilleuse et rugissante Madame Bovary et Salammbô. Maintenant qu’il a travaillé pour la gloire et dans la gloire littéraire, il aime à jouir des bénéfices de cette gloire. Le moment est venu où il peut répondre à l’ancien appel de Du Camp, cet appel maladroit qui les brouilla. Flaubert vit une petite partie de l’année à Paris, où il a un domicile, ne manque pas alors les dîners Magny, est lié par de nombreuses amitiés littéraires, principalement Tourguéneff, Gautier, les Goncourt, Saint-Victor, est invité à Compiègne, et même s’y plaît beaucoup. « Les bourgeois de Rouen seraient encore plus épatés qu’ils ne sont, s’ils savaient mes succès à Compiègne[1]. » C’est donc dans ces alternances de travail et de sortie mondaine que Flaubert rêve et écrit l'Éducation sentimentale. Quand il l’écrit, c’est toujours, selon lui, un labeur de forçat, mais dès qu’il l’a lâchée, cela devient « le roman qu’il me tarde de reprendre ».

Comme les deux romans précédents, l’Éducation sentimentale est conçue dans un état d’esprit critique, Flaubert donnant les raisons pour lesquelles son ouvrage le dégoûte, et l’écrivant tout de même. (N’oublions toujours pas qu’il faisait sa correspondance quand il était fatigué de travailler, et en pleine dépression physique.) Sitôt après Salammbô, il avait dressé le plan de l’Éducation et de Bouvard (et, comme la Tentation ne sera qu’une révision de l’œuvre de 1849, tout le travail de sa vie est donc réglé dès 1862). Ces deux plans, dit-il, « ne me satisfont ni l’un ni l’autre. Le premier est une série d’analyses et de potins médiocres, sans grandeur ni beauté. La vérité n’étant pas pour moi la première condition de l’art, je ne puis me résigner à écrire de telles platitudes, bien qu’on les aime actuellement[2] ». Il faut sans doute prendre ces derniers mots à la lettre. Flaubert est, à un certain point de vue, sur une pente où il descend. Dans Madame Bovary et dans Salammbô il y avait une certaine idée d’être désagréable au lecteur, de bousculer des idées reçues, il prenait la plume dans une sorte de défi et d’assaut, et cela contribuait à la fraîcheur, à la santé et au nerf de l’œuvre. Et s’il y en a encore des restes dans l’Éducation, si le dernier mot du livre était fait pour soulever un tollé général, il n’en demeure pas moins que le roman a été écrit pour plaire au public, surtout aux lettrés, et à ceux dont Madame Bovary avait, plus que tout autre livre, fait l’éducation :

« Quand vous me reverrez, j’aurai fait trois chapitres, pas plus. Mais j’ai cru mourir de dégoût au premier. La foi en soi-même s’use avec les années, la flamme s’éteint, les forces s’épuisent. Ce qui me désole au fond, c’est la conviction où je suis de faire une chose inutile, c’est-à-dire contraire au but, qui est l’exaltation vague. Or, les exigences scientifiques que l’on a maintenant et un sujet bourgeois, la chose me semble radicalement impossible ; la beauté n’est pas compatible avec la vie moderne, aussi est-ce la dernière fois que je m’en mêle, j’en ai assez[3]. »

L’Éducation a donc été écrite en conformité avec certaines exigences scientifiques. Elle porte par un côté la date des années soixante, du temps de Taine et Renan. Elle est d’un homme qui a ruminé l’article de Sainte-Beuve sur Madame Bovary (je songe surtout ici, il est vrai, à la fin de cet article, et à Mme  Arnoux).

Ce n’est pas seulement par le portrait de Mme  Arnoux, c’est par son caractère de document sur toute une époque et d’histoire d’une génération, que le livre était fait pour Sainte-Beuve. Si Flaubert a dit : Madame Bovary, c’est moi, il aurait pu dire : l’Éducation sentimentale, c’est mon temps. « Avez-vous remarqué comme il y a dans l’air, quelquefois, des courants d’idées communes ? Ainsi je viens de lire de mon ami Du Camp son nouveau roman, les Forces perdues. Cela ressemble par bien des côtés à celui que je fais. C’est un livre (le sien), très naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre génération devenus de vrais fossiles pour les jeunes gens d’aujourd’hui. La réaction de 48 a creusé un abîme entre les deux France[4]. »

Évidemment, la seconde Éducation sentimentale, comme la première, répond à son titre (un titre dont on a eu tort de critiquer la langue, aussi correcte que celle du terme d’éducation morale). Frédéric Moreau, comme Henry, fait l’éducation de sa sensibilité, apprend tant bien que mal la vie amoureuse, et le livre pourrait s’appeler, comme un vieux roman de M. Jaloux, la Vie et les femmes. Il pourrait aussi s’appeler – et mieux encore – comme celui de Du Camp les Forces perdues. Les illusions intérieures, le piétinement amoureux et les faillites sentimentales de Frédéric sont accordés avec des courbes politiques et morales analogues à celles de la première Éducation. L’Éducation, comme Madame Bovary, c’est la liquidation du romantisme par l’observation et l’ironie, liquidation qui met en lumière un gaspillage et un déchet énormes. Un tableau romanesque qui valût pour l’état d’esprit de toute une génération, Musset en avait fait l’essai, le premier peut-être, dans la Confession d’un enfant du siècle. Puis Sainte-Beuve avait porté sur ce cours du temps, sur ces transformations de la sensibilité et de l’intelligence, une expérience et une analyse de confesseur. Il a analysé vingt fois l’état d’esprit des générations qu’il a traversées. On conçoit fort bien que le livre ait pu être écrit en partie pour lui. Un tableau de la génération qui succéda à celle de Musset était bien à point, ces années-là, en tenant compte, évidemment, du caractère un peu artificiel de tout tableau de ce genre ; dire « ma génération », c’est la plupart du temps monter sur une échelle pour dire : moi et mes amis.

Il s’agit donc d’une génération qui a gaspillé ses forces et qui a été déclarée en faillite, avec le second Empire pour syndic. Et le reproche qu’on a fait tout de suite et qu’on fait encore à l’Éducation, c’est de participer elle-même trop complètement, comme œuvre d’art, à ce gaspillage, à ce vide, à cette faillite. Flaubert ayant voulu peindre des personnages qui ne sont pas intéressants, la majeure partie de la critique a trouvé qu’il n’était pas intéressant. On avait fait d’abord le même reproche à Madame Bovary, mais pour Madame Bovary cela n’avait pas duré, tandis que pour l’Éducation, cela a duré, et d’autant plus que tout le roman naturaliste est sorti de sa formule : « Le vrai titre du livre, dit Brunetière, était les Fruits secs. Tous ses personnages s’agitent dans le vide, tournent comme des girouettes, lâchent la proie pour l’ombre, s’amoindrissent à chaque nouvelle aventure, marchent au néant[5]. » Et il lui paraît qu’ils y emportent le livre avec eux. Pareillement Faguet, qui dit : « Le livre est ennuyeux parce que Frédéric en est le personnage », et qu’il est un personnage ennuyé et ennuyeux. Mais pourquoi la peinture de l’ennui serait-elle ennuyeuse ?

Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux…

Flaubert, qui se flatte d’avoir dans Salammbô porté fièrement le drapeau de la « doctrine », l’a, dans l’Éducation, quelque peu roulé dans son étui. Les éléments autobiographiques du livre font l’art moins impersonnel. Et je sais bien que déjà, dans Madame Bovary, une partie de l’intérêt venait de ce que Flaubert laissait transparaître de lui-même, et qu’on a mis, d’ailleurs arbitrairement, des noms sur presque tous les personnages. Mais pour l’Éducation on peut croire à ces mots de Maxime Du Camp : « Il a raconté là, très sincèrement, une période ou, comme il disait, une tranche de sa vie ; il n’est pas un des acteurs que je ne puisse nommer, je les ai tous connus ou côtoyés, depuis Frédéric, qui n’est autre que Gustave Flaubert, jusqu’à Mme  Arnoux, qui est l’inconnue de Trouville transportée dans un autre milieu[6]. » Ajoutons que Mme  Dambreuse est faite en partie d’après la propre maîtresse de Du Camp, Mme  Delessert, la Vatnaz d’après une demoiselle de lettres qui s’en fâcha, que le surnom de la Maréchale évoque celui de la Présidente, Mme  Sabatier.

C’est la vie de Flaubert, mais l’Éducation devient une grande œuvre d’art en faisant de cette vie la vie tout court : « Pourquoi ce livre-là n’a-t-il pas eu le succès que j’en attendais ? Robin en a peut-être découvert la raison. C’est trop vrai, et, esthétiquement parlant, il y manque la fausseté de la perspective. À force d’avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d’art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or, rien de tout cela dans la vie ; mais l’art n’est pas la nature. N’importe ! Je crois que personne n’a poussé la probité plus loin[7]. »

On garde de l’Éducation l’image d’une génération humaine qui coule avec sa durée propre, d’une eau qui, en les confondant, emporte des hommes qui passent. Et c’est pourquoi l’exposition en est si admirable. L’exposition de Madame Bovary était une exposition dans le temps ; elle amorçait dès l’enfance scolaire de Charles l’histoire d’une vie grotesque, passive et ballottée, comme la pauvre casquette sous les coups de pied, la « faute de la fatalité ». Un goût à la La Harpe, des exigences duquel on doit après tout tenir compte, pourrait lui reprocher de ne pas concerner le personnage principal. Dans l’Éducation, Flaubert reprend le même procédé, qui est naturel à son genre de roman, mais il le fait passer du temps dans l’espace, et il le combine avec le mode d’exposition qui ouvre la période yonvillaise de Madame Bovary, et Salammbô. Au lieu de réunir, comme ces deux fois, ses personnages principaux dans un banquet, il les réunit et les met en lumière dans une réalité en mouvement qui symbolise sous eux l’écoulement et le rythme de la durée. C’est le voyage de Frédéric, le bateau d’abord, puis la voiture. Toute une humanité caricaturale remonte une rivière lente, dans ce voyage sur l’eau que Flaubert a soigné comme le tableau réduit du genre humain qui fait sur sa planète son petit bonhomme de chemin, observé par un démiurge ironique. Image d’ailleurs toute naturelle ; on songe par contraste à cet admirable morceau des Étoiles de Lamartine, où le poète sent la terre fendre comme un navire les flots de l’éther et mener dans un golfe du ciel l’humanité endormie. Ce qu’emporte le bateau de Flaubert c’est une cargaison de ridicules humains. Il écrivait d’ailleurs, en Orient, que le voyage développait en lui d’une façon extraordinaire le sens du grotesque. Tout un lot de figures bourgeoises, synthèse de l’espèce humaine, est pris entre ces deux traits, au début et à la fin : « Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage… », et « Et des pères de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions ». Un paysage monotone qui produit toujours les mêmes spectacles et qui projette dans l’espace l’image de durée que faisait la vie humaine entassée sur le bateau : « À chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, et l’ennui, vaguement répandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre l’aspect des voyageurs plus insignifiant encore. »

À bord de ce bateau, il y a un jeune homme qui croit à la vie, Frédéric Moreau. « Frédéric pensait à la chambre qu’il occuperait là-bas, au plan d’un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. » Et toute cette perspective, toute la perspective de sa vie est changée par l’apparition de Mme  Arnoux.

Il faut s’entendre, quand on dit que Frédéric c’est Flaubert. Flaubert moins la littérature, comme Salammbô c’était la littérature moins Flaubert. On peut dire : Frédéric c’est lui, dans la mesure à peu près où il a dit : Mme  Bovary, c’est moi. Flaubert a pu trouver qu’il manquait de volonté : il en manquait tout de même moins que Frédéric. Et les parties molles de sa personne ayant été raffermies, charpentées par son dévouement et son sacrifice à l’œuvre littéraire, il ne pouvait plus retrouver en lui ces faiblesses que par abstraction. Frédéric est, comme Emma ou comme Binet, même comme Bouvard et Pécuchet, une possibilité que Flaubert tire de lui-même, qu’il nourrit d’abord avec des éléments de sa substance, et qu’il construit ensuite avec des éléments extérieurs à lui. Faguet dit qu’« au fond et tout compte fait, Frédéric est le fils de Bovary et de Mme  Bovary ». C’est juste, mais la génération littéraire ne se fait pas comme celle des enfants. Il est surtout le fils de leur père. Bovary, Emma, Frédéric, et bien d’autres personnages de Flaubert, diversifient sur des registres différents la lignée de la vie manquée, figure qui a halluciné toute l’existence de Flaubert et l’a poussé vers le refuge de l’art.

Flaubert a exprimé dans ce faible qu’est Frédéric la somme idéale de ses faiblesses. Est-ce sa nullité qui vient de ce qu’il ne se suffit pas, ou ne se suffit-il pas parce qu’il est nul ? L’un et l’autre, évidemment, puisqu’il n’y a là qu’un seul état psychologique que nous dissocions par abstraction. Mais il ne peut exister qu’en s’attachant à d’autres. Il lui faut des amis et des maîtresses pour qu’il se sente vivre en éprouvant sur sa durée neutre le reflet de la leur. Sa durée s’écoule et l’emporte sans rien laisser en lui. Il est tout entier dans l’exposition du roman, dans la montée passive sur la Seine. Il est venu à Paris pour y faire sa première année de droit, et ce vide d’une vie d’étudiant en illusions et en courtes velléités pourrait s’appeler comme le livre de Huysmans – et comme tout le roman naturaliste sorti de l’ÉducationÀ vau l’eau. Il est presque inutile à Frédéric de vivre, tellement sa vie entière est déjà symbolisée par ces apparitions, sur le bateau qui le ramène à Nogent.

« Une plaine s’étendait à droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, où l’on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au-delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre ; et cette chose bien simple n’était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil.

« Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s’étalait devant sa façade ; et des avenues s’enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles. À ce moment, un jeune homme et une jeune dame se montrèrent sur le perron, entre les caisses d’orangers. Puis tout disparut. »

Tout le premier livre gardera ce rythme et cette figure de l’eau qui coule, de ce bateau sur une rivière où Frédéric laisse aller des images flottantes de la vie qu’il se compose.

« Les grandes lettres composant le nom d’Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de signification, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d’elle-même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intelligence d’une main dans la sienne. Insensiblement il devint aussi ponctuel que Regimbart. »

Le thème de l’eau est repris dans la descente des voitures aux Champs-Élysées, le tableau classique qu’après Flaubert tant d’écoliers, à commencer par Zola, ont été écrire, à l’heure du retour des courses, sur la chaise de fer payée deux sous. C’est, comme sur le bateau où l’on contemple les rives, le spectacle incessamment renouvelé des vies impossibles. Tout cela, dans le tableau indiqué par la continuité liquide des imparfaits, coule vers la Seine, va joindre la rivière qui emporte tout.

Frédéric est, comme Mme  Bovary, un médiocre. Mais l’équilibre du roman, aussi bien dans l’Éducation que dans Madame Bovary, serait rompu si le personnage principal tombait tout entier dans la caricature. Des personnages secondaires seuls peuvent être traités d’un bout à l’autre en charge. Comme Emma, Frédéric a pour lui une certaine délicatesse de nature, une certaine finesse qui en font un être distingué à côté d’un Deslauriers ou d’un Arnoux. Il éprouve une passion sincère et noble. Il se justifie et prend une valeur par son sentiment pour Mme  Arnoux et par le sentiment de Mme  Arnoux pour lui. Les gens grossiers, les sectaires comme Sénécal et Regimbard lui déplaisent. C’est un sensuel et un nerveux, avec des idées courtes et des enthousiasmes instables. Tel dimanche, sur les boulevards, « il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder ». Et le roman ne laisse pas cette conscience tout à fait injustifiée.

Un sensuel et un jouisseur, mais sur un petit registre, et qui n’est pas un égoïste, a besoin d’affection, aime donner. Toutes les femmes finissent par l’aimer, et, avec seize années de service comme sous-officier dans la cavalerie, il deviendrait facilement un Bel-Ami. Il ressemble à Emma Bovary, mais la société développe et approuve chez l’homme la nature qu’elle contraint et condamne chez la femme. Comme Emma rêve à la vie, il rêve une vie, lui, et ce rêve implique des associations sur des images d’amour, les mêmes en somme à Paris que celles d’Emma à Yonville. « Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble au dos des dromadaires… Quelquefois il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux, et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrail de plomb. » Paris, précisément par son caractère impersonnel et multiforme, prête à ces rêves, dispose à portée de l’esprit la matière dont ils sont tissés, multiplie sous la main les moyens de les réaliser. « Toutes les rues conduisaient à sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville, avec toutes ses voix, bruissait comme un immense orchestre, autour d’elle. »

Flaubert a maintenu et développé ce motif du rêve avec une insistance singulière. Il semble qu’il tienne une place analogue au motif de l’eau. Qu’on lise à ce point de vue tout le début de la deuxième partie, qui est d’un art étonnant, cette série singulière et frappante, le voyage de la diligence, l’entrée à Paris par d’affreux quartiers, l’arrivée à l’hôtel, puis cette recherche de Regimbard qui, d’abord, a l’air d’une charge, comme Léon à Rouen entraîné par Homais. Mais après que Frédéric a l’adresse d’Arnoux, il y a une phrase qui éclaire rétrospectivement tout le reste : « Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes. » Et en effet, jusqu’ici, c’est bien un rythme de rêve qui a tout conduit, le voyage nocturne en diligence et cette course après Regimbard où ce que Frédéric cherchait, comme dans les rêves, lui échappait toujours. Et cela continue. Le bal costumé chez la Maréchale a la forme désordonnée d’un rêve, et tout se termine par un vrai rêve, qui continue le faux rêve, sur l’oreiller de Frédéric. Cette figure de vie passivement rêvée que prend l’existence de Frédéric contraste avec la vie ardemment désireuse d’Emma Bovary. Emma rêve à la vie, mais ne rêve pas sa vie, elle la vit pathétiquement, et la preuve suprême en est son suicide. Aussi Madame Bovary s’est-elle imposée davantage au public, qui demande à un roman de lui donner l’illusion de la réalité, et non de lui laisser entendre que la réalité est une illusion.

D’Emma à Frédéric, la différence est d’ailleurs moins dans le caractère que dans les circonstances, moins dans leur nature que dans leur chance. Emma n’a pas de chance, tandis que Frédéric en a. Avec un fond comme le leur, être un homme constitue une chance, être une femme un malheur. Emma mariée est poussée vers l’adultère et la honte, Frédéric célibataire mène en tranquille conscience sa vie d’homme à bonnes fortunes. Enfin, Emma est pauvre – et elle meurt frappée par l’usurier – et Frédéric est riche.

L’Éducation est le roman d’un jeune homme riche, et d’un bout à l’autre la question d’argent occupe une place toute balzacienne. Frédéric, à peu près ruiné, se laissait retenir à Nogent, s’habituait à la province, prenait comme l’eau la forme de son vase, abandonnait ses faibles passions au creux, aux entours et aux reflets d’une mare stagnante, quand tout à coup une rigole donne à la mare nogentaise un écoulement vers la Seine et vers Paris ; Frédéric hérite d’un oncle une fortune imprévue, l’Éducation sera l’histoire du jeune homme à Paris, qui a de l’argent, parmi des gens qui n’en ont pas. Du Camp nous dit que Frédéric, c’est Flaubert ; est-il bien sûr de ne pas avoir posé lui-même pour certains aspects du portrait ? On trouve Frédéric trop insignifiant pour un personnage de roman. Mais supposez-le sans argent : il aura exactement le genre d’existence du « héros » du Vin en bouteilles.

L’argent c’est la seconde beauté du diable. La manière de finesse qu’il y a en Frédéric se fût émoussée en quelques années de vie provinciale, elle conserve sa pointe brillante dans l’existence de Paris. Sur le grand flot français, il fait partie des eaux de surface frappées par le rayon lumineux, il est la petite vague blanche qui a bondi et a étincelé un instant. Saltavit et placuit.

L’existence lui est facile, et c’est dans une même idée de facilité que se confondent sa vie politique et sa vie sentimentale. L’Éducation réalise le roman de la génération élevée sous Louis-Philippe et qui a vingt-cinq ans en 1848. Quand vient la République, « Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours ». D’ailleurs, la République c’est la facilité, et le jour où éclate la Révolution est aussi celui où l’aimable Rosanette devient la maîtresse de Frédéric. Le bonnet phrygien tombe de sa jolie tête, sur l’oreiller, avec ses cheveux défaits.

La « facilité » en politique se confond avec le gouvernement à plusieurs têtes, avec la multiplication indéfinie de ces têtes. Et la facilité en amour, c’est la même chose, c’est la polygamie naturelle à l’homme. Frédéric, comme Léon et mieux que Léon, est aimé des femmes ; il est, dans l’Éducation, aimé de quatre femmes : Louise, Mme  Arnoux, Rosanette, Mme  Dambreuse, la jeune fille, la fille, la femme mariée, celle-ci tirée à deux exemplaires afin de montrer sa place prépondérante dans la vie sentimentale d’un jeune Parisien, tout au moins du jeune Parisien des romans.

Louise est la seule jeune fille qui figure dans Flaubert (la vie de jeune fille d’Emma n’est traitée que comme préparation). Elle est établie avec le plus grand soin, vivante et touchante, mais on conçoit que pour Flaubert romancier la jeune fille ne rende pas, qu’elle manque de fond, d’arrière-plan, de souvenirs. Ici, d’ailleurs, cette Hermione nogentaise a mieux : une belle flamme de passion qui dessèche et qui brûle. Elle est faite, probablement, elle aussi, avec des souvenirs de Flaubert, qui avait été aimé à peu près de cette façon par une amie d’enfance, une jeune Anglaise, et qui ne lui rendit pas plus son amour que Frédéric à Louise. Frédéric, fidèle interprète des goûts de Flaubert, n’aime pas les jeunes filles. « Il n’en avait remarqué aucune, et préférait d’ailleurs les femmes de trente ans. »

Des amours de Frédéric, celui qui reste hors de pair, est celui de Mme  Arnoux, la femme de trente ans, la Muse et la madone que Flaubert enfant vit à Trouville, et qu’il a composée dans son roman avec tant de délicatesse. Ce portrait fin et tempéré était plus difficile que Mme  Bovary, et Flaubert en a peut-être fait un chef-d’œuvre encore plus pur que celui d’Emma. Dans cet ordre de demi-teintes et de modelés lumineux, je ne vois guère pour le valoir que celui de la Sanseverina. Emma et Salammbô, ce sont, sous des figures différentes, l’Ève éternelle, mais Mme  Arnoux porte dans l’art toute la pureté sacrée de son nom : Marie. Elle est venue pour mettre le pied sur la tête du serpent. Flaubert l’a bien vue à la façon d’une madone en laquelle tout prend figure de calme, où la maternité tempère, achève, pacifie la nature de la femme, la fait rayonner en douceur et en autorité. Au moral comme au physique, elle s’avance dans une santé admirable. « Ni moi, ni mon mari, dit-elle, ne sommes jamais malades. » La clarté et la décision de son parti pris participent à la lumière de la peinture italienne. Dans la scène de la déclaration, ce dialogue paraît s’avancer, comme telles répliques alternées de Sophocle et d’Euripide, avec des pieds de marbre.

« — Ainsi le bonheur est impossible ?

— Non, mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords.

— Qu’importe ! s’il est payé par des joies sublimes.

— L’expérience est trop coûteuse.

— La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?

— Dites de la clairvoyance plutôt. Pour celles mêmes qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L’égoïsme fait une base solide à la sagesse.

— Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !

— Mais je ne me vante pas d’être une grande dame. »

Marie a cependant été près de la chute, un jour, et n’en a été préservée que par la maladie de son enfant. Et cette Mme  de Rênal tiendrait-elle contre un Julien, cette présidente de Tourvel contre un Valmont ? Nous pensons bien que non.

Son honnêteté est faite en partie de la réserve de Frédéric. Celui-ci est l’homme qui rêve sa vie ; ses rêves cristallisent autour de Marie, et Marie demeure une chose de rêve. Et puis Frédéric est « l’homme de toutes les faiblesses », aussi nettement que Valmont et Julien sont, le premier, un homme de dessein délibéré et, le second, un homme de force inflexible. « Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse. Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux, longuement, ou de se tenir par terre à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. » Et tout ce qui, chez un Julien, déclencherait l’acte présent, se tourne ici, automatiquement, en rêve, et se trouve différé dans le temps, reporté vers l’avenir. En face de Mme  Arnoux, l’action chez Frédéric est annihilée ou recouverte par les représentations (le contraire de cette représentation bouchée par l’action, qu’est l’instinct pour M. Bergson). Il en était de même d’Emma lorsque s’était déclaré son amour pour Léon. Mme  Arnoux lui ayant dit qu’elle admirait les orateurs, il n’entreprend pas, lui qui a vingt ans, de lui démontrer qu’on peut avoir, à son âge, auprès d’une femme, des raisons d’être préféré à Berryer, à M. de Montalembert, mais « il se voyait dans une cour d’assises, puis à la Chambre devenu un héros oratoire pour elle ». « Les images fulguraient comme des phares à l’horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août, il s’enferma, et fut reçu à son dernier examen. »

Et ainsi Frédéric est de moitié dans la vertu de Mme  Arnoux. Il y a une admirable peinture, dans la maison d’Auteuil, de cet amour sur le bord de la faute, et qui n’y tombe pas, partie à cause de la force de Marie et partie à cause de la faiblesse de Frédéric. Être l’homme de toutes les faiblesses, cela s’appelle, entre autres noms, de celui de timidité ; la timidité c’est une défaillance devant le présent, un manque de raccord entre l’imagination et l’acte, et la vie intérieure sert précisément à combler ou à dissimuler cet interstice. « Il était empêché d’ailleurs par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement. » En se souvenant de Valmont et de Julien, on suivra la courbe qui va de Laclos à Stendhal et de Stendhal à Flaubert. Il se voit, dans leurs trois héros, que le premier est un officier, et d’artillerie, l’arme de Bonaparte, le second un militaire encore, mais un riz-pain-sel, et Flaubert un civil invétéré.

Si la destinée et le caractère de l’un sont en partie modelés par la destinée et le caractère de l’autre, ce n’est là, chez Frédéric et Mme  Arnoux, qu’un trait commun avec tous les personnages de Flaubert, qui ne sont jamais des volontés, qui ne s’imposent jamais à leur milieu, et qui, de manière plus ou moins détournée, en subissent toujours l’action. Ainsi Bouvard et Pécuchet n’existent que du jour où ils se sont rencontrés, du jour où ils sont deux : schème pur, dans le grotesque, du caractère grégaire qui fait le fond de l’humanité.

Frédéric et Mme  Arnoux sont, par un certain côté, des figures analogues qui s’appellent et, par un autre, des figures contrastées qui se répondent. On peut appeler leurs vies à tous deux des vies manquées. Frédéric n’en a pas conscience, ou n’en prend conscience qu’à la fin, à la dernière ligne du roman. La vie parisienne lui donne l’illusion de la vie vraie (et après tout est-ce une illusion ? Vivre, c’est vivre dans le présent et dans la vie qu’on vit ; c’est la vie, qu’on doit vivre). Mais Mme  Arnoux sent vraiment sa vie, à côté d’un homme tel qu’Arnoux, comme une vie sacrifiée, la voit dans la vérité et non dans les illusions qui mènent Frédéric ou Emma Bovary. « Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable. » Et pourtant, merveille de la conscience et de la vérité, cette existence donne l’impression du réel et du plein, autant que celles d’Emma et de Frédéric nous laissent la sensation du faux et du vide, elle nous la donne

Rien qu’à simplifier avec gloire la femme.

Pour Frédéric, Marie est à elle seule ce qu’est le monde confus et romanesque pour Emma : la figure du bonheur. Aussi loin de la bonté indiscrète et débordante que de la sécheresse contractée et indifférente, elle incarne une nature qui rayonne, qui rayonne doucement, inépuisablement une possibilité de bonheur. Son amour, en se fixant, à la fin, sur Frédéric, a choisi avec justesse l’homme qui lui permettra : une victoire non à vrai dire facile, mais proportionnée à ses forces. Dans cette scène de la fabrique, à Creil, qu’ils visitent avec Sénécal, et qui répète avec des nuances plus fines la visite de la cathédrale dans Madame Bovary, l’effort que fait Mme  Arnoux pour différer et repousser l’aveu qu’elle sent sur les lèvres de Frédéric est mélancolique, il n’est pas dur. Les circonstances qui contribuent à l’éloigner de la passion sont pour elle des circonstances heureuses. Elle peut vivre dans une réalité triste, mais elle a besoin de vivre dans une réalité calme. Elle n’apporte tout son amour à Frédéric que lorsque tout cet amour est d’autrefois, et, ne pouvant plus causer de joie, ne peut non plus faire de mal, qu’elle peut avoir son rêve derrière elle comme Frédéric et Emma l’ont eu devant eux, et qu’elle peut le posséder au lieu d’en être possédée. Quand Frédéric croit qu’elle est venue pour être à lui, elle laisse seulement, pour tout remettre en place dans leurs cœurs, glisser ses cheveux blancs et lui en coupe une longue mèche. Elle entre ainsi dans sa place naturelle, qui est le repos du passé. La scène nous émeut d’autant plus que nous savons qu’elle s’est passée exactement, quand ils ont été vieux, entre Flaubert et Mme  Schlesinger.

Les trois amours de Frédéric, Mme  Arnoux, Rosanette, Mme  Dambreuse, on pourrait avec quelque artifice les styliser sous ces trois noms, la beauté, la nature, la civilisation ; ce sont ces trois sources qui nourrissent chez un véritable artiste sa vie intérieure et ses créations. Chez Frédéric qui est la caricature d’un artiste, un autre Pellerin, elles tournent en velléités et ne donnent que de l’inachevé.

Mme  Arnoux unit la beauté physique et la beauté morale dans un accord parfait, assez froissée pour être pathétique et pas assez pour être tragique. Elle est la seule des femmes de Flaubert qui non seulement nous soit donnée pour vraiment belle, mais que nous ne puissions imaginer autrement que belle, et qui ait, au contraire exactement de l’Alicia Clary de l’Ève future, le caractère, la démarche, la pensée et la parole naturellement propres à sa beauté. Quand Flaubert eut dans sa vie à lui un amour de ce genre, on peut se figurer cet amour d’une femme comme une figure jumelle de son amour de la beauté esthétique, littéraire. Il est naturel qu’il ait réalisé en elle non son héroïne la plus complète et la plus grande, mais, comme Racine en Monime, la plus parfaite.

Rosanette, qui devient si vite la maîtresse de Frédéric, est la femme nature ; on ne trouverait guère, dans aucun roman, de fille aussi franchement campée, aussi bien lancée sur sa pente. On ne saurait dire qu’elle soit, comme femme, ce que Frédéric est comme homme, mais leurs deux natures se conviennent admirablement. Leur amour est évidemment, selon la formule, l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes, mais comme précisément chacun d’eux consiste surtout en fantaisie et en épiderme, cela s’arrange fort bien. Et Rosanette est la seule femme de qui Frédéric ait un enfant, la seule qu’on voie faite exactement et harmonieusement pour lui. Quand elle accouche, Frédéric se reproche « comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait de toute la tendresse de sa nature ». Et Flaubert, avec un art appliqué et conscient, mais parfait, a construit sa Rosanette avec les mots typiques de nature féminine, comme Homais ou Léon sont construits avec des mots de tradition bourgeoise. Pendant leur séjour à Fontainebleau, alors qu’à Paris la bataille de Juin fait rage, la nature de Rosanette, comme celle de Frédéric, s’épanouit dans la verdure en doux bonheur animal, en attendrissement, en confidences. Quand Frédéric apprend que Dussardier est blessé et qu’il veut revenir à Paris, Rosanette s’y oppose, sa logique féminine est aussi fraîche et aussi directe que les arbres de juin à même lesquels elle puise de l’être et presque de la nourriture. « Si par hasard on te tue ! Eh ! je n’aurai fait que mon devoir. Rosanette bondit. D’abord son devoir était de l’aimer. C’est qu’il ne voulait plus d’elle sans doute ! Ça n’avait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu ! » Ce qu’aime Frédéric en elle, c’est la pure femme (comme il aime en Mme  Arnoux la femme pure), et c’est cela aussi qu’avec sa mobilité il a bien vite épuisé. « Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet œil de femme éternellement limpide et inepte. »

Rosanette, fille, fille fraîche et franche, n’a pas d’arrière-fond. Mme  Arnoux se détachait sur un fond poétique et religieux. Mme  Dambreuse se détache sur un fond de société, de civilisation et de luxe. Frédéric, conformément à certains usages du roman (usages dictés par la psychologie de l’écrivain depuis le XVIIIe siècle, peut-être plus que par l’observation de la réalité), ne saurait prendre contact avec le monde qu’en y élisant une maîtresse. Et dans la société dont l’Éducation fait le tableau, la femme du monde, c’est la femme riche. Dans une éducation sentimentale, en avoir une pour maîtresse équivaut au baccalauréat. Le contentement légitime de Frédéric est, en cette occasion, le même que celui de tout bachelier de ce genre, par exemple du jeune Sturel (autre Frédéric) dans le Roman de l’énergie nationale, ou, avec une nuance plus sportive, du jeune Lacrisse dans l’Histoire contemporaine. « Sa joie de posséder une femme riche n’était gâtée par aucun contraste ; le sentiment s’harmonisait avec le milieu. Sa vie maintenant avait des douceurs partout. » Il a appris à connaître les femmes comme un garçon moyennement doué apprend un métier et fait ses études, et la façon dont il réussit la conquête de Mme  Dambreuse, sans rappeler la tactique napoléonienne d’un Valmont, est à peu près aussi honorable que celle dont un général vieilli sous le harnais s’acquitte de son rôle aux grandes manœuvres.

Un tel amour, avec son arrière-fond indéfini, n’a pas sa fin en lui-même. Il ouvre un portique sur le monde, sur la fortune, sur l’action, sur la vie, qui en constituent les harmoniques, en prolongent indiscernablement l’être comme font pour le corps de la femme aimée l’élégance de son salon et la finesse de sa lingerie. Le jour où il est arrivé à ses fins, « il semblait à Frédéric, en descendant l’escalier, qu’il était devenu un autre homme, que la température embaumante des serres chaudes l’entourait, qu’il entrait définitivement dans le monde supérieur des adultères patriciens et des hautes intrigues ».

Adultères et intrigues ne font d’ailleurs qu’un, inclinent, l’un vers l’amour et l’autre vers l’action, les deux versants d’une même réalité, équilibrent les deux poids d’une même tradition sociale. Le jeune homme des sociétés antiques faisait preuve de virilité et de valeur en se procurant une femme, dans une tribu voisine, par le rapt, c’est-à-dire par des qualités de nature hardie et guerrière. Ainsi, dans nos sociétés fondées sur des valeurs de force, ou tout au moins dans la société d’une grande capitale, qui répond le mieux à ce signalement, on se révèle, par la conquête amoureuse, apte à la conquête politique. On ne sera bien capable d’évincer les gens en place que si on s’est montré d’abord habile à leur prendre leurs femmes, et l’adultère, c’est-à-dire le rapt par ruse, tient à notre rythme social comme le rapt par force au temps des Sabines ou de Cromedevre. De là l’importance que le jeune homme de lettres ou l’attaché de cabinet, le Rastignac, le René Vincy, le François Sturel, le Frédéric Moreau attribuent à la conquête d’une femme du monde. C’est « l’entrée au forum » et autres lieux à colonnades et à coupole.

La figure de Mme  Dambreuse est aussi parfaite en son genre que celles de Mme  Arnoux et de Rosanette. Trop parfaite et trop préconçue peut-être : nous voyons encore sous ce beau dessin le quadrillé qui a servi à en établir les proportions. Flaubert n’a pas fait un portrait flatté de sa femme du monde. En Mme  Arnoux, il a exprimé son culte pour sa madone de Trouville ; en Rosanette, bonne fille, le goût amusé qu’il avait eu souvent pour les filles. Mais Mme  Dambreuse a macéré toute sa vie dans un bain d’attitudes, de convention et de fiel ; sécheresse de cœur, égoïsme et tyrannie. Le monde et la vie riche l’ont tournée tout entière vers une existence artificielle et artificieuse, où l’amour ne fait qu’une rallonge à l’intrigue. Flaubert a mis en elle et en son salon le résultat de son expérience du monde, où il fréquentait assez depuis qu’il séjournait une partie de l’année à Paris. Il en extrait, comme dans les conversations du Lion d’Or et du Comice agricole, une quintessence de sottise, des paquets d’idées reçues. Mais il ne travaille pas ici en pleine pâte comme dans Madame Bovary. Son expérience n’est pas assez puissante, ne donne pas avec une conscience assez bonne et assez fraîche pour lui fournir des personnages détachés et vivant seuls. La noble gaucherie que ce bourgeois de Rouen portait dans le monde parisien, nous la retrouvons dans ses peintures mondaines. Il a besoin de parler pour lui, d’apporter des réflexions d’auteur. « Ce qu’on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d’une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s’en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. » À la Vaubyessard, ces tableaux étaient liés à Emma, l’avaient pour centre, tombaient en elle pour y être convertis en vie et en ardeurs intérieures ; lorsque Frédéric, chez les Arnoux, écoutait les théories d’art de Pellerin, il « regardait Mme  Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour ». Mais la vie mondaine qui s’épanouit autour de Mme  Dambreuse ne fait que de l’ambition médiocre et comique. Frédéric devient l’amant de Mme  Dambreuse pour les mêmes raisons et en suivant les mêmes pentes que, resté à Nogent, il eût épousé une dot, une « situation ». Et cette comparaison lui vient naturellement : « Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs Mlle  Roque lui paraissait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme  Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup du cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif. »

De sorte que le titre d’Éducation sentimentale est juste, mais un peu incomplet. L’éducation des sentiments, les phases de la vie amoureuse, rentrent pour Frédéric dans une éducation plus générale et dans les phases d’une vie normale de jeune homme médiocre ou moyen, sensuel et passif, généreux et riche, le jeune bourgeois de 1850. Les femmes ne font qu’une partie de sa vie, la partie féminine de ses amitiés et de ses connaissances. Ses affections et ses ambitions ne sont pas enfermées dans la différence du sexe ; il aurait pu devenir un Bel-Ami, il n’en est pas un, il est aussi un bon ami, il a des amis comme il a des maîtresses, et qui font comme celles-ci leur partie dans son éducation, sentimentale et autre, dans sa figure ou sa « tranche » de vie.

La place de l’ami d’enfance, Deslauriers, est capitale dans l’existence de Frédéric et dans la construction du roman. Nous retrouvons là le dessin de la première Éducation sentimentale, qui était aussi l’histoire de deux amis, Henry et Jules, et Bouvard et Pécuchet nous montrera la systématisation ou la charge de cette même idée. Ces trois romans ont un caractère partiel d’autobiographie et il ne faut pas oublier que l’amitié joua dans la vie de Flaubert un plus grand rôle que l’amour, qu’il eut toujours besoin d’un alter ego, Le Poittevin, Du Camp, Bouilhet, que sa production littéraire, aussi jalousement soustraite aux relations amoureuses que la politique de Louis XIV à ses maîtresses, était profondément soumise aux influences et aux conseils de ses amis. D’autre part, avec sa tendance naturelle à tout tourner, et lui-même d’abord, en charge, cette dualité lui est apparue comme une faiblesse, une infirmité, une source de « grotesque triste ». Ne pouvoir se passer d’un ami avec lequel on échange des bourrades, c’est être fait – horreur ! – comme un jeune homme doit être.

Frédéric Moreau se range dans ceux qui vont par deux, et son numéro deux c’est Deslauriers. Comme dans la première Éducation, tous deux ont participé d’abord à une nature analogue, et leur amitié d’enfance est née d’affinités et de ressemblances. Puis, quand ces ressemblances se sont effacées, quand la vie et la fortune leur ont donné des caractères et des destinées différentes, leur amitié subsiste, en partie parce qu’elle est un fait passé, consubstantiel à leur durée, en partie parce que chacun d’eux trouve en l’autre un être complémentaire. Dans les deux Éducations, l’un est riche et l’autre pauvre. Dans les deux Éducations, l’un figure le sentiment et l’autre la volonté. Mais dans l’une le riche est l’homme d’action, et, dans l’autre, il est le sentimental.

Deslauriers mène dans l’action la même vie ridicule que Frédéric dans l’amour et les rêves, et il y subit les mêmes échecs. Il est rare que l’amitié ne soit pas bâtie plus ou moins vaguement sur le modèle de l’amour, en ce sens que le caractère de l’un des deux amis représente quelque chose de féminin ou qui touche aux femmes. Pour Frédéric, la vie, c’est d’abord les femmes, et tout le reste ne prend de réalité, de couleur et de prestige qu’en passant par la femme. Il est fait pour vivre et pour parler aux femmes. Au contraire le sec Deslauriers est l’homme sans femme. Quand sa brutalité envers Clémence, une maîtresse d’un instant, étonne Frédéric : « Elles sont toutes si bêtes ! Si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? » Certainement que Frédéric le peut et que Deslauriers ne le peut pas ! Dès qu’il est devant une femme, il prend, en se croyant supérieur et décidé, visage de goujat ou d’idiot. Sa visite à Mme  Arnoux paraît une charge ; en tout cas, elle exagère à peine la figure habituelle aux gens de sa sorte.

Il a d’ailleurs le sentiment de cette infirmité, et son amitié pour Frédéric est faite en partie de son admiration pour ce qu’il n’est pas et ce qu’il n’a pas. « Il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin, et il arriva bientôt à l’admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable. Cependant, est-ce que la volonté n’était pas l’élément capital des entreprises ? et puisque avec elle on triomphe de tout… » Il pense arriver par les femmes, avec Mme  Dambreuse, ou pour les femmes, avec Mme  Arnoux. Mais pour un Rastignac de carton comme Deslauriers, qu’est la volonté sans l’argent ? Et l’argent lui manque, et Frédéric est riche. Frédéric a sur lui la supériorité de la richesse, et l’amitié de Deslauriers est naturellement viciée par l’exploitation et la jalousie : 1848 arrive, et l’envie de Deslauriers contribue à la chauffe de la machine qui fera explosion. « Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. » Et quand Frédéric qui a tout du riche commanditaire, hésite, refuse : « Deslauriers dévalait la rue des Martyrs en jurant tout haut d’indignation ; car son projet, tel qu’un obélisque abattu, lui paraissait maintenant d’une hauteur extraordinaire. Il s’estimait volé, comme s’il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte ; il en éprouvait de la joie ; c’était une compensation. Une haine l’envahit contre les riches. » Et à tous ses moments de triomphe, Frédéric retrouve la présence, le reproche muet et dur de Deslauriers. Le soir où il reçoit sa première invitation des Arnoux, Deslauriers arrive de Nogent pour s’installer chez lui. Un jour Frédéric revient triomphalement des courses avec une jolie femme dans sa voiture : descente des Champs-Élysées qui, même quand on ne passe pas sous l’Arc de Triomphe, symbolise un triomphe de la vie, un rêve accompli devant lequel Frédéric, comme Salammbô devant le Zaïmph, demeure, lui aussi, mélancolique, se rappelle « les jours déjà lointains où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n’en était pas plus joyeux ». Et si, ce jour-là, sa voiture éclabousse du haut en bas un malheureux passant, vous pensez bien que ce ne peut être que Deslauriers. Enfin, quand il vient de posséder Mme  Dambreuse, et qu’il se voit « entré définitivement dans le monde supérieur des adultères patriciens et des hautes intrigues », il retrouve Deslauriers, perdu de vue dans la tourmente de la Révolution, et, naturellement, abreuvé de désillusions et d’amertumes.

Et ce contraste n’est qu’une manière d’accord. Les deux fortunes vont ensemble, comme deux formes de la vie médiocre et de l’échec, deux vies analogues dont le moment privilégié aura été celui où tous les possibles leur apparaissaient confusément réunis dans un faisceau d’illusions indiscernables. Le meilleur moment, pour de telles natures, est celui de la possession virtuelle, l’ensemble de possibilités entre lesquelles on ne veut et on n’ose pas choisir. Tel est le sens de la dernière page de l’Éducation, qui scandalisa tant de sots. Ce que Frédéric et Deslauriers crurent avoir eu de meilleur, c’est précisément un instant de jeunesse où leur être a donné et s’est illuminé tout entier, sans que les révélations de la vie y aient rien ajouté en qualité. « La chaleur qu’il faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement qu’il restait sans avancer, sans rien dire. » Une Turque idéale, un groupe de possibilités d’amour et d’art, c’est aussi ce que Flaubert a eu de meilleur, c’est ce qu’ont de meilleur toutes les existences de ce genre. Mme  Franklin-Groult dit que, dans ses dernière années, on le vit un jour pleurer devant un petit enfant en disant : « Voilà ce qu’il m’aurait fallu ! » C’est possible, quoique peu vraisemblable. En tout cas, il eût suffi à Flaubert de mettre ces larmes et cette « idée reçue » dans la dernière page de l’Éducation pour changer en un murmure approbateur les clameurs scandalisées de 1870 dans la mare aux critiques.

La plupart des personnages de l’Éducation manquent leur vie parce qu’ils appartiennent à une nature inférieure, la dépassent assez pour concevoir une nature supérieure et pas assez pour y parvenir. Arnoux est à peu près à Frédéric ce que Frédéric est à Deslauriers, et Flaubert (qui avait en partie pour modèle du portrait le mari même de Mme  Schlesinger) l’a traité d’une manière à la Franz Hals, singulièrement large et puissante, type de vulgarité solide, épaisse, savoureuse. C’est, comme Homais, une figure aussi puissamment française que les personnages analogues de Dickens sont robustement anglais. L’original, Schlesinger, était Prussien. Mais Arnoux foisonne dans notre Midi, où il manipule souvent du savon, du trois-six et des vins. Le langage courant tend à le localiser – un peu étroitement – parmi les voyageurs de commerce. Comme pour Frédéric, la vie pour lui ce sont les femmes. Comme Frédéric, il est naturellement polygame et bon, égoïste et généreux. « M. Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. C’était pour lui un devoir que de frauder l’octroi ; il n’allait jamais au spectacle en payant, avec un billet de seconde prétendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce excellente qu’il avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous ; ce qui n’empêchait pas la Maréchale de l’aimer. » Et lui d’aimer sa femme, jusqu’à cet acte magnifique de voler pour elle des gâteaux sur la table de sa maîtresse. En appuyant beaucoup dans une seule direction, on aurait le baron Hulot. Mais le gros Arnoux vit autant en dehors, en fumée et en bruit, que le baron vit en chair, en sang et en feu. Son besoin profond est d’avoir quelqu’un, ami ou maîtresse, avec qui courir et parler. Nourri d’illusions comme Frédéric, il est toujours sorti de lui-même par le tapage, sorti de sa famille par les maîtresses et le café, sorti de son entreprise présente par le rêve d’une autre plus belle. « Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes) éprouvait un certain entraînement pour sa personne. » Ce brasseur d’affaires échoue pour les mêmes raisons que Frédéric et Deslauriers. « Il fabriquait maintenant des lettres d’enseigne, des étiquettes à vin ; mais son intelligence n’était pas assez haute pour atteindre jusqu’à l’art, ni assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement au profit, si bien que, sans contenter personne, il se ruinait. » Les personnages principaux de l’Éducation glissent sur cette pente descendante et se ruinent au propre et au figuré. On ne voit, dans ce Paris de 1848, ni le Lheureux fondateur de fortune, ni le Homais fondateur de dynastie qui recréent à Yonville de l’être social sur les ruines. Tel est le centre du tableau, les valeurs claires. Les bords, les valeurs sombres, figures plus secondaires, c’est d’un côté le groupe des révolutionnaires, de l’autre côté le groupe des bourgeois, les gens du progrès et les gens de l’ordre. Droite et gauche, ces réalités politiques sont pensées ici comme des valeurs d’artiste, et Flaubert n’y voit qu’une occasion de mettre en scène, une fois de plus, comme en Homais et Bournisien, les deux masques alternés de la bêtise humaine. Ces figures tiennent les unes aux autres, en ce sens qu’elles s’appellent et se complètent, mais elles ne tiennent pas au cœur et au sujet du roman, on pourrait les détacher sans altérer sensiblement le motif principal. Je ne prétends pas d’ailleurs que ce soit un défaut : l’impression de passivité, de gaspillage, d’à vau-l’eau que Flaubert a voulu donner, s’accorde fort bien avec ce manque de nécessité des personnages, avec le hasard qui les dépose un moment dans une vie, comme celle de Frédéric, livrée elle-même aux excitations du hasard.

S’il n’y a pas de Lheureux ni d’Homais parmi les figures principales, il y en a des traces dans ces figures secondaires. Et naturellement les gens qui réussissent ne sont pas flattés ; cela n’arrive qu’à des imbéciles : à Martinon, le coureur de dot, qui devient sénateur ; à Hussonnet, qui se hisse en jouant des coudes au rang d’un Villemessant ou d’un Véron ; à Cisy, le niais mondain, qui finit dans le château de ses aïeux, enfoncé dans la religion et père de huit enfants. Barrès, en refaisant dans le Roman de l’énergie nationale ce roman d’une génération, y a mis au premier plan ces trois valeurs, avec Suret-Lefort, Renaudin et Gallant de Saint-Phlin. Il n’y a pas, dans l’Éducation, de valeur analogue à Rœmerspacher, mais Sturel n’y est qu’un Frédéric Moreau qui se croit ou se veut Julien Sorel.

L’Éducation est une chronique de 1848, comme le Rouge et le Noir est une chronique de 1830. L’esprit qui a fait la révolution de Février doit donc y être représenté de façon importante. Ce n’est pas par Frédéric, jeune bourgeois passif et sentimental, ouvert à toutes les influences, ballotté par tous les courants ; c’est par des révolutionnaires actifs et violents. Il y a dans l’Éducation trois types de révolutionnaires.

D’abord Deslauriers, fils d’un huissier véreux qui a roué son fils de coups et a essayé de lui voler la dot de sa mère. Aigri et ambitieux, il devient révolutionnaire par intérêt, pour prendre une place que la société bourgeoise refuse à sa pauvreté, «  remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres et un grand dîner politique une fois par semaine ». La révolution, c’est le milieu qui lui permettra d’être. « On vivait, dit-il, dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient des rois. » Cuistre et fanatique, avide de « partager » avec Frédéric sans lui garder plus de reconnaissance qu’à l’employé qui vous paye un mandat, il a cependant pour Frédéric le respect un peu étonné d’une nature sèche pour une nature plus délicate et capable de jouir. Mais toute la seconde et principale partie de son admiration se tourne vers Sénécal, un aigri comme lui, en qui il vénère en l’enviant une volonté dont il se sait dépourvu.

Sénécal, fils d’un contremaître, en a hérité le goût farouche de l’autorité et du commandement. Il est révolutionnaire par besoin de domination et par passion de la justice. On l’aperçoit dans le roman, par intervalles, toujours à des points où il est bien placé, est en valeur et y met les autres. C’est ainsi qu’il contribue à faire de la visite de la fabrique, à Creil, un morceau incomparablement plus complet et moins chargé que la visite de la cathédrale dans Madame Bovary. Son fanatisme d’ordre et de commandement le fait passer, tout naturellement, de la révolution à une place d’agent de police au service du coup d’État. Il est possible et même probable que la génération de 1848 et de 1851 ait fourni ce type, mais, comme il apparaît moins dans l’histoire de cette époque, qu’en 1793, où les natures de commandement et d’autorité faisaient prime, et où le jacobinisme préparait à l’Empire des préfets et des policiers !

Le vrai révolutionnaire de 1848, c’est Dussardier. Il nous donne peut-être la seule figure fraîche et franche, belle et sympathique, qu’on rencontre dans L’Éducation (parmi les hommes du moins). Il est révolutionnaire par enthousiasme, par besoin de protéger les faibles et les battus. Deslauriers échoue dans sa province. Sénécal échoue dans la police, Dussardier est tué au 2 décembre par Sénécal, agent de police. La liquidation est complète.

Chez tous trois, il y a un élément de tragédie. Mais il semble que Flaubert ait voulu achever cette trilogie par de la comédie pure, et le personnage de Regimbart, un de ces grotesques qui foisonnent dans Dickens et dans Alphonse Daudet, traverse le roman à peu près avec la figure dont Flaubert lui a vu traverser la vie. « Sénécal – qui avait un crâne à pointe – ne considérait que les systèmes. Regimbart au contraire ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui l’inquiétait principalement, c’était la frontière du Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie et se faisait habiller par le tailleur de l’École polytechnique. » Avec ce puissant acquis, on peut, du matin au soir, dans les cafés, absorber et rendre de la bière et de la politique, sous une longue barbe, un chapeau à bords relevés et une redingote verte. Mari d’une couturière qui le fait bien vivre, Regimbart porte de son foyer au café et d’une table à l’autre un prestige considérable. Flaubert n’a eu qu’à ouvrir les yeux pour connaître les Regimbart de la politique. Qui ne connaît ceux de la littérature ? Le vieux peintre Pellerin fait pendant à Regimbart. Et aujourd’hui encore, quand la légende s’occupe de 1848, ce qu’elle y voit en première ligne, c’est le décor de ces barbes.

Le décor bourgeois qui lui fait pendant est, comme on peut s’y attendre, traité plus âprement et plus sarcastiquement ; on n’y trouve pas de Dussardier. La figure du grand bourgeois parlementaire, M. Dambreuse, est saisie solidement et n’a guère changé. Nous le voyons encore aujourd’hui et l’oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l’affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat ». C’est une belle courbe d’histoire qui tient dans cette oraison funèbre :

« Elle était finie, cette existence pleine d’agitations. Combien n’avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté d’affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le pouvoir d’un tel amour qu’il aurait payé pour se vendre.

« Mais il laissait le domaine de la Forbelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans l’Yonne, une ferme près d’Orléans, des valeurs mobilières considérables. »

Dambreuse, comme Homais et Lheureux, figure l’existence réussie de prudence et d’astuce dans ce roman des existences manquées, mais Flaubert ne présente pas cette fortune comme celle d’Homais dans l’acte de son ascension ; la vie du monde et la présence de la mort la prennent et la pincent dans leur ironie sèche. Et cet homme de politique et d’affaires n’est nullement dans le roman le délégué à la bêtise ; pour trouver une variante (très épisodique) d’Homais, il faudrait aller chercher, dans les repas chez Dambreuse, l’industriel Fumichon, préposé aux énormes âneries, grosse artillerie de la défense sociale, avec son visage d’après les liqueurs, qui menace d’éclater comme un obus quand il défend la propriété. « C’est un droit écrit dans la nature ! Les enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux : le lion même, s’il pouvait parler, se déclarerait propriétaire ! » Le bourgeois de Paris est surchauffé par le voisinage du foyer révolutionnaire, comme Homais est lénifié par le milieu détendu de la province ; mais les fureurs sacrées d’Homais sur son trépied pharmaceutique, quand Justin a violé le sanctuaire du capharnaüm, étaient une première épreuve de ces grandes explosions volcaniques.

Plus bas, l’affreuse figure du père Roques fait pendant chez les bourgeois à ce qu’est Sénécal chez les révolutionnaires, jusqu’au moment où le 2 Décembre les met du même côté de la barricade. Le père Roques, ayant envoyé un coup de fusil à un adolescent jeté dans ce sous-sol des Tuileries (sorte de trou noir sinistrement célèbre), retourne chez lui, « car il possédait, rue Saint-Martin, une maison où il s’était réservé un pied-à-terre ; et les dommages causés par l’émeute à la devanture de son immeuble n’avaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu’il s’était exagéré les dommages. Son action l’apaisait, comme une indemnité ». Évidemment Flaubert a mis toute sa probité artistique à tenir la balance égale entre les deux partis, et il a employé tout son mépris de l’humanité à les rendre pareillement ridicules, certain maximum de grotesque restant cependant réservé aux bourgeois qui défendaient leur propriété. Il ne faut cependant jamais dire : « Fontaine… » Nous avons vu, au moment du procès de Madame Bovary, Flaubert éprouver de « messieurs de Loyola » une terreur à la Homais. Quelques mois après l’Éducation, éclatent la guerre et la Commune, et, quand les insurgés sont vaincus, Flaubert ne le cède pas, en fait de clameurs vengeresses, à Fumichon et au père Roques. « Je trouve, écrit-il en 1872 à George Sand, qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. Mais cela aurait blessé l’humanité. On est tendre pour les chiens enragés et point pour ceux qu’ils ont mordus[8]. » C’est le vieux lion de Croisset qui rugit : Je suis propriétaire !

Le livre de la littérature française que Flaubert admirait probablement le plus, et comme fond et comme forme, c’était les Caractères de La Bruyère. Il a voulu faire, et il a fait jusqu’à un certain point, dans l’Éducation, la somme de son temps comme La Bruyère a fait la somme du sien. S’il avait vécu dans un siècle où le roman d’observation et d’analyse eût existé, La Bruyère eût écrit un livre de ce genre. Mais l’œuvre du romancier et celle du moraliste diffèrent autant que la nature du siècle qui produit des romanciers et celle du siècle qui produit des moralistes. Ce qui présente une certaine apparence symétrique, c’est la place de l’une et de l’autre œuvre, l’effort fait par un grand artiste pour donner un tableau profond, impartial et total du coin de pays et de temps où il a mené son existence et connu l’humanité.

Mais la fortune de l’Éducation fut moins brillante que celle des Caractères, et ne la rappela que par les reproches qu’on adressa d’abord à Flaubert. « Les plus indulgents, dit-il, trouvent que je n’ai fait que des tableaux, et que la composition, le dessin manquent absolument[9]. » De tout ce que Flaubert lui-même a écrit sur son roman, la déclaration la plus importante qu’il faille retenir est celle selon laquelle il aurait fait l’Éducation sentimentale en partie pour Sainte-Beuve. La figure de Mme  Arnoux répondait en effet aux conseils que Sainte-Beuve avait adressés à Flaubert dans son article sur Madame Bovary. Le roman de Flaubert demandait un degré de culture plus élevé que celui qui suffisait pour Madame Bovary, une familiarité avec les maîtres comme La Bruyère et Le Sage, dont il s’était inspiré. Il est probable qu’il y fallait encore autre chose, qui manquait à Sainte-Beuve. Celui-ci était resté un peu étranger à la vie et au développement de la génération dont Flaubert fait ici le tableau ; il eût aimé dans l’Éducation certaines scènes et certaines figures, mais le dessin général du roman ne l’eût pas séduit beaucoup plus que n’avait fait Salammbô.

L’Éducation réussit dans le monde impérial, dont le goût était peut-être plus frais et plus juste que celui de la critique. En 1869, elle fut lue entièrement, en plusieurs séances, chez la princesse Mathilde, et elle y excita un grand enthousiasme, surtout le dernier chapitre. Mme  de Metternich en fit à l’auteur de grands compliments, et aussi Viollet-le-Duc. La critique eût peut-être été indécise, mais la dernière phrase fit sur elle l’effet d’une plume de paon passée dans les naseaux d’un taureau. « Tous les journaux citent comme preuve de ma bassesse l’épisode de la Turque, que l’on dénature, bien entendu, et Sarcey me compare au marquis de Sade qu’il avoue n’avoir pas lu…, Barbey d’Aurevilly prétend que je salis le ruisseau en m’y lavant[10]. » Flaubert n’avait pas prévu cet échec, qui lui fut très dur, et qu’il ne comprit pas. Il répétait à ses amis : « Mais enfin, pouvez-vous m’expliquer l’insuccès de ce roman ? » Il avait conscience d’avoir écrit, au-dessus des « mœurs de province », le grand roman complet, balzacien et parisien, que réclamait son époque et qui s’imposait à l’art de cette époque. Il croyait même avoir fait une œuvre utile et morale. Du Camp prétend qu’il lui dit devant les Tuileries incendiées : « Et penser que cela ne serait pas arrivé si on avait compris l’Éducation sentimentale ! » En tout cas, il lui écrivait en 1870 : « Oui, tu as raison, nous payons le long mensonge où nous avons vécu, car tout était faux : fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit, et même fausses courtisanes. Dire la vérité, c’était être immoral, Persigny m’a reproché tout l’hiver dernier de manquer d’idéal, et il était peut-être de bonne foi. »

Mais si l’Éducation fit hurler la critique, si elle ne dissipa point les illusions du second Empire en lui montrant les illusions de ceux qui l’avaient précédé, elle allait rayonner lentement, sûrement et puissamment sur toute l’évolution du roman réaliste. Dessiner ironiquement des existences qui se défont, ce fut l’œuvre des Maupassant, des Zola et des Huysmans. Jeter dans un roman le tableau de toute sa génération, laisser derrière soi ce sillage, cette trace phosphorescente, ce fut l’ambition de douzaines de jeunes romanciers ; il n’y eut pas d’année, pas de saison qui ne fût ainsi photographiée plus ou moins artistement par quelqu’un qui en était. Tout romancier voudra désormais faire le portrait de sa génération, ou de ce qu’il en a vu dans les milieux où sa destinée l’a fait passer. Ainsi Anatole France dans l’Histoire contemporaine, Maurice Barrès dans le Roman de l’énergie nationale, qui, écrits l’un et l’autre dans l’instant même qu’ils prétendent exposer historiquement, faiblissent par manque de recul. Et la génération de la guerre a écrit avec la même hâte fiévreuse ses Éducations. L’œuvre de Flaubert en a tiré un double bénéfice : elle montre sa force intérieure par la nombreuse postérité qu’elle engendre, elle garde la gloire de n’avoir pas été égalée par cette postérité.

  1. Correspondance, t. V, p. 162.
  2. Correspondance, t. V, p. 92.
  3. Correspondance, t. V, p. 260.
  4. Correspondance, t. V, p. 257.
  5. Le Roman naturaliste, p. 417.
  6. Souvenirs littéraires, t. II, p. 469.
  7. Correspondance, t. VIII, p. 309.
  8. Correspondance, t. VI, p. 296.
  9. Correspondance, t. VI, p. 97.
  10. Correspondance, t. VI, p. 96.