C. O. Beauchemin et Fils (p. 184-197).

CHAPITRE XVI

une montagne de sable. entretien de gustave avec son père.


Nous avons laissé notre caravane sur le point de partir ; et le lendemain, dès l’aurore, elle se mit en marche. Gustave, bien décidé de ne pas tenir compagnie à ces Mormons, monta à cheval et galopa en avant pour être seul autant que possible.

Deux jeunes gens, fils d’un riche fermier anglais nouvellement converti au mormonisme, ne l’eurent pas plus tôt aperçu, qu’ils piquèrent leurs chevaux pour le rejoindre.

Ils étaient frères et se nommaient George et Arthur Williams.

Rendus auprès de Gustave, George le salua en disant :

— Auriez-vous objection de nous laisser chevaucher avec vous ?

— Aucune, répond Gustave ; cependant je vous avertis que je ne suis pas un saint, moi.

— Un Mormon, vous voulez dire ? dit Arthur en riant ; un beau nom que celui-là.

— Mais, n’êtes-vous, pas des Mormons ? demande Gustave, déjà attiré vers ces deux jeunes garçons par leur bonne mine et l’éducation dont ils faisaient preuve.

— Ah ! non, répondirent-ils ensemble, nous ne sommes pas Mormons, et ne voulons pas l’être.

— J’en suis bien aise, car je pensais ne pas voir de visages amis pendant tout le cours de ce voyage. Mais, je parle comme si vous m’aviez accepté comme ami ou compagnon.

— C’est pour cela, dit George, que mon frère et moi sommes venus vous rejoindre.

— Merci.

Et tout en galopant, tous trois se mirent à causer. On parla de collège, d’études, de ces temps joyeux qui, hélas ! n’étaient plus.

— Ils étaient arrivés sur le sommet d’un grand coteau. Frappés du magnifique coup d’œil qui se présentait à leurs regards, ils arrêtent leurs chevaux pour le contempler.

— Quel beau spectacle ! et que Dieu est grand dans ses œuvres, dit Gustave. Voyez ces immenses prairies ondulantes, et cette ceinture d’arbres qui les entourent ; ne dirait-on pas un beau et gigantesque jardin ?

— Oui, répondit George ; cette vue me fait souvenir du domaine de papa ; ces arbres qui bordent les prairies me représentent les plantes qui entouraient nos terres, et dont la verdure ne le cédait pas à celle que nous voyons devant nous. Et dire qu’il a laissé un si beau domaine pour se rendre dans un désert.

— C’est sa nouvelle religion qui en est la cause, dit Arthur.

— Peste de nouvelles religions ! reprit George.

— Mais, mes amis, dit Gustave en souriant, il faut bien quitter quelque chose pour devenir saint. Et c’est un beau pays que nous avons devant nous.

— Oui, un beau pays, dit Arthur, mais attendez ; dans quelques jours, tout ne sera pas rose comme aujourd’hui. Bientôt, nous allons quitter ces belles prairies pour nous engager dans un désert, où nous allons rencontrer des sauvages, des loups, des serpents, et que sais-je ? avec lesquels nous aurons maille à partir.

— N’essaie donc pas de nous faire peur, dit une voix douce en arrière d’eux.

Tous trois se retournent pour voir qui parlait ainsi.

— Ah ! c’est toi, chère sœur, dit George. Viens, je vais te présenter à notre nouvel ami ; et, s’adressant à Gustave, il ajouta : Notre sœur Emily, et une bonne sœur pour nous, je vous assure.

Gustave s’avance et salue respectueusement cette demoiselle qui lui paraît âgée d’une vingtaine d’années.

Frappé de sa beauté et de ses manières distinguées, il se dit à lui-même : Quelle pitié qu’une personne aussi accomplie soit obligée de se mêler avec ces Mormons qui, d’après moi, ne l’édifieront pas par leur morale, suite de leurs doctrines. Je vous remercie, ô mon Dieu, d’avoir permis que ma sœur ne soit pas de ce voyage.

La pensée de sa sœur le rendit triste et, voulant donner libre cours à ses pensées, il piqua son cheval pour s’éloigner.

— Où allez-vous donc, monsieur ? dit Emily ; je ne suis pas venue ici pour vous éloigner de mes frères. Ainsi, je vous prierai de nous tenir compagnie.

— Pardon, mademoiselle, si j’ai manqué de politesse, dit Gustave ; mais j’ai pensé que moi, étranger, je pourrais vous déranger dans votre conversation.

— Ne vous considérez pas comme étranger avec nous, dit George.

— Et j’aime toujours être avec mes frères, dit Emily, car je n’aime pas la compagnie de ces Mormons.

— Notre sœur ne nous quitte jamais, depuis que nous sommes partis d’Angleterre, ajouta George. Ainsi, veuillez rester avec nous.

— Je ne sais, dit Arthur, mais il me semble que Emily a confiance en nous, et que en notre compagnie toute crainte disparaît.

— Oui, chers frères, dit Emily, je ne crains pas ces Mormons lorsque je suis près de vous ; et elle ajouta en essuyant une larme : J’espère que vous ne m’abandonnerez pas.

— Ne parle pas ainsi, s’écrièrent ensemble George et Arthur ; tu nous attristes. Qu’un seul de ces sectaires ose seulement te regarder, et nous lui ferons voir ce qui serait mieux pour lui.

— Et vous pouvez compter sur moi au besoin, dit Gustave avec émotion ; j’ai, moi aussi, une bonne sœur comme la vôtre. Heureusement, Dieu a permis qu’elle ne soit pas de ce voyage ; mais vous, mademoiselle, la remplacerez dans la protection que je lui aurais donnée si elle était avec nous.

— Merci, dit Emily d’une voix tremblante.

— Et nous, dirent George et Arthur, nous vous remercions de la bonté et de l’égard que vous venez de témoigner à notre sœur ; et de ce jour, veuillez nous regarder comme vos frères.

— Oui, chers amis, dit Gustave, mais laissons de côté la tristesse qui commence à s’emparer de nous, chassons toute pensée lugubre. Il vaut mieux se distraire et s’amuser. Voyez-vous ce petit arbre en avant de nous ? Je propose une course pour voir qui va arriver le premier. En êtes-vous ?

— Oui, oui, répondirent-ils, et, piquant leurs chevaux, ils les lancèrent au galop ; la victoire, cette fois, fut remportée par Emily, qui maniait un superbe coursier avec plus d’adresse que ses compagnons.

Ces derniers, piqués de leur défaite, voulurent prendre leur revanche, et de nouvelles courses furent proposées. On se fit un plaisir d’accepter, et à partir de ce jour, la plus franche gaieté ne cessa de régner entre ces jeunes gens qui s’étaient juré amitié et secours mutuel au besoin.

Deux jours après le départ, notre caravane avait établi son camp au bord d’une petite rivière qu’il fallait traverser le lendemain. Un seul coteau la séparait de la grande prairie qu’elle devait suivre dans toute sa longueur. Les voitures étaient placées en hémicycle, ainsi que cela se faisait toujours, pour prévenir toute attaque, les hommes pouvant, de l’intérieur de ce cercle, s’abriter derrière les wagons, voir ce qui se passe au dehors, et tirer sur leurs ennemis, les sauvages, sans s’exposer à leurs flèches meurtrières.

On était occupé à préparer le souper, lorsque Gustave aperçoit une soixantaine d’hommes à cheval accourant rapidement vers le camp. Il en avertit le capitaine qui s’empresse de commander à ses gens de préparer leurs armes. Inquiets, hommes, femmes et enfants se demandaient quelle pouvait être l’intention de ces hommes, et quelle mission ils venaient remplir.

— Je ne sais que penser de ces hommes, dit le capitaine.

— Leur allure n’est pas tout à fait rassurante, répondit Gustave ; ils ne viennent pas en mission de paix, d’après moi.

— C’est ce que je crains, dit le capitaine ; restez à l’entrée du camp, jeune homme, je vais donner l’ordre aux femmes et aux enfants d’entrer dans les wagons, et je viendrai vous rejoindre avec du renfort.

Gustave se rend à son poste tout en examinant ses pistolets.

Sans ralentir leur course, ces hommes arrivent au camp ; l’un d’eux, paraissant être leur chef, s’approche de Gustave et lui dit :

— Qui êtes-vous ? Où allez-vous ?

— Cela ne vous regarde pas, répond Gustave sans bouger ; passez votre chemin.

— Ho ! ho ! vous pensez que nous ignorons qui vous êtes ; vous êtes des Mormons en route pour le lac Salé, et nous sommes venus pour vous donner une bonne sérénade.

Se tournant alors du côté de la troupe, il ajoute :

— Mes amis, préparez vos instruments et jouons à l’honneur de ces Mormons, afin qu’ils puissent arriver sains et saufs à la nouvelle Jérusalem.

Aussitôt dit, aussitôt fait : les clarinettes, les violons et des tambourines de toutes sortes sortirent comme par enchantement de dessous les selles ; et les valses, les cotillons et les galops se succédèrent sans interruption pendant plus d’une demi-heure.

La musique finie, le chef commence un discours qu’il termine en disant : Vous voyez devant vous des saints du dernier jour, des serviteurs de ce nouveau prophète ; il serait bon de leur donner le baiser de paix avant de les quitter ; surtout n’oubliez pas les jeunes filles. Allons, mes amis, faites comme moi.

Alors cette horde s’élance dans l’intérieur du camp et se dirige vers les femmes et les jeunes filles qui, en entendant la musique, étaient sorties des wagons pour mieux écouter.

Le chef, ayant remarqué Emily, s’avance vers elle pour l’embrasser ; déjà son bras est sur le point de l’entourer, et l’affront va se commettre, lorsqu’un violent coup de fouet, bien appliqué, lui fend le visage.

Surpris de cette attaque imprévue, il se retourne pour voir son agresseur, et aperçoit Gustave, un revolver d’une main et le fouet de l’autre, qui lui dit :

— Arrière, misérable, ou tu meurs.

— Ah ! c’est toi, jeune homme, dit le chef en essuyant le sang qui coulait sur sa figure ; cette fois tu vas me dire qui tu es.

— Je te dirai encore que cela ne te regarde pas, bandit ; va-t’en, te dis-je, ou une balle fera ton affaire, et il l’ajuste en pleine poitrine.

Le chef, voyant la partie trop mauvaise et s’apercevant que ses compagnons, qui n’avaient pas été mieux reçus que lui, s’enfuyaient au plus vite, tourna bride en jurant vengeance, et piqua son cheval pour rejoindre ses hommes.

M. Dumont, craignant leur retour, doubla la garde pendant plusieurs nuits de suite. Emily, revenue de sa frayeur, voulut témoigner sa reconnaissance à Gustave, mais celui-ci s’était empressé d’entrer dans sa tente pour échapper aux éloges que sa conduite avait mérités.

Le lendemain, on se remet en marche. Gustave et ses amis, ayant hâte de voir cette grande prairie, prennent le devant ; arrivés au sommet du coteau, ils s’arrêtent en poussant un cri d’admiration.

— Regarde donc, chère Emily, dit George, n’est-ce pas grandiose ? La rivière Platte ressemble à un gigantesque serpent déroulant ses anneaux à travers cette prairie qui nous paraît sans limites ; ces hautes herbes, par leur verdure et leurs ondulations gracieuses, nous font souvenir de l’Océan que nous venons de traverser. Et tout en causant, ils descendaient le coteau.

— Oui, répond Emily, c’est un beau et magnifique spectacle ; mais n’êtes-vous pas comme saisis d’effroi en descendant ce versant ? Ne vous semble-t-il pas que l’on s’engage dans une des régions inférieures du globe ?

— Oui, mademoiselle, répond Gustave ; on dirait qu’ici la terre s’est effondrée jadis, et que nous quittons la terre pour une autre planète. Quoi qu’il en soit, allons faire connaissance avec cette rivière, et, ajouta-t-il en souriant, je promets d’être le premier à boire de son eau.

— Non, non, s’écrièrent Emily et ses frères en piquant leurs chevaux.

— Ils s’élancent au galop, mais Gustave garde toujours le devant, suivi de près par Emily ; en arrivant au rivage, il saute à bas de son cheval et remplit sa coupe avant l’arrivée d’Emily.

Celle-ci saute à terre à son tour ; alors Gustave lui présente sa coupe et lui dit en souriant :

— Ce n’est pas toujours à vous de gagner les courses ; tenez, je boirai après vous.

Emily accepte la politesse, boit et lui remet la coupe en disant d’un air malin :

— Si je n’ai pas gagné la course, j’ai cependant bu la première ; ce n’est pas ce que vous aviez promis.

George et Arthur arrivent au même instant, et descendent pour boire à leur tour.

— Comme vous avez brouillé l’eau de cette rivière, dit George, elle est toute sablonneuse.

— Voilà ce qu’on attrape en arrivant les derniers, dit Emily.

— Ces messieurs doivent être contents, dit Gustave, cette eau va leur servir de nourriture et de breuvage en même temps.

L’eau de cette rivière est très sablonneuse, et son courant est très rapide en certains endroits. On y prend une assez grande quantité de poissons, surtout près des montagnes Rocheuses.

Nos amis, après avoir laissé boire leurs chevaux, remontent en selle, et arrivent bientôt à un camp de Mormons qui s’apprêtaient à partir.

— Quel est donc leur mode de transport ? demande Emily ; je ne vois point de bœufs ou de chevaux, et quelles petites voitures ils ont.

— Ce sont des charrettes à bras, répond Gustave, qui me paraissent chargées de provisions et de leur pauvre ménage.

— Leur capitaine vient de donner le signal du départ, dit Arthur : nous allons voir ce qui en est.

Ils s’arrêtent pour voir partir cette caravane d’un nouveau genre ; alors ils peuvent voir chaque charrette traînée par le père, ou le plus âgé des garçons de la famille, qui, une bandoulière de cuir sur les épaules, tire le véhicule pendant que la mère et les autres enfants poussent par derrière. Parmi ces derniers, il y en avait de très petits qui s’amusaient à jouer et à courir.

— Que ces pauvres gens sont à plaindre ! dit Emily. Et ces chers petits enfants, que vont-ils devenir ? Ils ne peuvent se rendre ainsi au lac Salé.

— Oui, mademoiselle, dit Gustave, je lisais, il y a quelques jours, dans le livre intitulé « Guide à travers les prairies de l’Ouest, » que ces caravanes à « charrettes à bras » traversent les rivières, gravissent les plus hautes montagnes et parviennent ainsi à faire le voyage à pied.

— Ils doivent être épuisés de fatigue à la fin de chaque journée d’un tel travail, dit George.

— Quels sacrifices, quelles privations et quelles fatigues ! dit Emily. Ils doivent être bien convaincus de la vérité de leur croyance pour s’en imposer autant.

— Il y en a qui s’imposent de tels sacrifices par conviction, dit Gustave, et il faut espérer que Dieu leur en tiendra compte ; mais, je crois qu’il y en a beaucoup d’entre eux qui agissent ainsi plutôt sous l’empire que leurs passions exercent sur eux. Ils ont en perspective la terre promise où, comme l’a dit l’apôtre l’autre jour, le lait et le miel couleraient en abondance, et que tout leur viendrait sans travail et sans peine ; que les gentils seraient bientôt leurs serviteurs, et beaucoup d’autres choses encore.

— Vous avez raison, dit George ; cette secte n’est autre chose qu’une flatterie des passions, et je plains…

— Arrête-toi donc, dit Arthur en l’interrompant ; ne sais-tu pas que ce sont ces saints du dernier jour qui doivent ?…

— Régénérer le monde ; reprit George ; c’est cela que tu voulais dire, n’est-ce pas ?

Quelques semaines plus tard, notre caravane s’arrêtait au pied d’une montagne de sable qu’elle devait gravir le lendemain.

Jusqu’ici, il ne s’était passé rien d’extraordinaire, et personne n’avait éprouvé le moindre accident.

On venait de terminer la prière du soir ; je dois dire ici que les prières du matin et du soir se faisaient toujours en commun ; elles étaient précédées de quelques avis de l’apôtre, puis suivies de cantiques en l’honneur de Dieu, qui produisaient le plus bel effet, par suite du grand nombre de chanteurs et de chanteuses, au milieu de cette immense prairie.

— Couchez-vous de bonne heure, dit le capitaine, la caravane devra se mettre en marche à trois heures demain matin.

À l’heure indiquée, notre caravane commence la rude tâche de gravir cette montagne. On ne pouvait monter que dix wagons à la fois ; à chaque voiture on avait attelé de cinquante à soixante paires de bœufs, et ce n’était qu’à force de jurons et de grands coups de fouet que l’on parvenait à faire avancer ces animaux, qui pouvaient à peine se tirer du sable dans lequel ils enfonçaient jusqu’au ventre.

Aussitôt qu’un wagon était rendu au sommet, on détachait les bœufs, n’en laissant qu’une paire pour le descendre de l’autre côté, et on revenait chercher les autres tour à tour.

Les femmes et les enfants durent prendre le devant pour se rendre de l’autre côté de la montagne, afin de préparer le dîner pour les hommes. À chaque instant, pendant la montée, elles étaient obligées de s’arrêter pour prendre haleine, ou retrouver leurs chaussures enfoncées dans le sable.

Une foule de petits reptiles, longs de quatre à cinq pouces, et ressemblant à des crocodiles en miniature, sortaient à tout instant de ce sable, et s’enfuyaient avec la rapidité de l’éclair. Toute la journée fut employée à gravir cette montagne, et le soir, notre caravane campa à deux milles du lieu d’où elle était partie le matin.

Après la prière d’usage, l’apôtre capitaine donna avis que l’on venait d’entrer dans le pays des buffles.

— Il va falloir, dit-il, prendre beaucoup de précautions à l’avenir, surtout pour nos animaux ; soyons constamment sur nos gardes, car il arrive assez souvent que chevaux et bœufs sont subitement saisis d’une grande panique ; alors, ils partent tous ensemble et en faisant entendre des hurlements sinistres ; ils se sauvent dans toutes les directions sans s’occuper des obstacles à franchir. Il est extrêmement dangereux de se trouver dans les voitures ou sur leur passage.

Gustave, plein de tristesse et de sombres pensées pendant plusieurs jours, ne s’était presque pas montré à ses amis, quoique ces derniers fissent tout en leur pouvoir pour l’attirer vers eux et l’égayer. Ce soir-là, plus triste encore qu’à l’ordinaire, il prend le parti de s’adresser à son père et lui dit en pleurant :

— Que font maman et Alice ce soir ? elles sont malades peut-être, et qui sait si la peine ne les fait pas mourir ?

— Ne me parle pas de ta mère, dit M. Dumont d’un ton vexé, elle pouvait me suivre ; c’était même son devoir, mais elle ne l’a pas voulu. J’en suis peiné ; cependant Jésus-Christ a dit qu’il fallait tout quitter pour le suivre ; c’est ce que j’ai fait.

— Vous me dites que c’est pour suivre Jésus-Christ que vous avez tout quitté, n’est-ce pas plutôt pour ?…

— Je ne veux point de tes remarques, dit M. Dumont en l’interrompant ; je te le répète, ta mère devait me suivre. D’ailleurs je suis libre, j’ai obtenu un acte de divorce avant de partir de Saint-Joseph ; en vertu de cet acte, je te garde, et ta sœur reste avec sa mère. Ainsi, ne m’en parle plus.

— Comment ! s’écrie Gustave, vous me dites que vous avez obtenu un acte de divorce ? Il est donc bien facile de briser les liens sacrés du mariage dans ce pays ! Ce qui m’étonne le plus, c’est de vous entendre parler de divorce comme d’une affaire de commerce ou d’une transaction quelconque. Quoi ! on sépare un époux de son épouse et on distribue les enfants comme si l’on avait affaire à de vils animaux ! Qu’y a-t-il de plus grave, de plus navrant et de plus pénible que cela ?

— Tous les gouvernements, monarchiques et républicains, accordent le divorce, dit M. Dumont avec embarras.

— Je le sais ; cependant, cher père, en regardant le côté de la morale seulement, les liens de la famille ne doivent-ils pas rester inviolables et sacrés ? autrement que deviendra-t-elle si on peut ainsi la dissoudre ? que deviendront les mères et les enfants si on peut ainsi les jeter sur le pavé ? Y aura-t-il possibilité de maintenir l’ordre social ? De plus, n’avez-vous pas promis à ma mère, avec serment, que vous la protégeriez et l’aimeriez tout le temps de votre vie, lorsqu’au jour de votre mariage, Dieu vous a uni à elle ?

— Mais, c’est ta mère qui n’a pas voulu me suivre, dit M. Dumont troublé.

— Ne parlez pas de maman, et ne donnez pas pour prétexte qu’elle n’a pas voulu vous suivre, pour légitimer votre acte de divorce ; l’interprétation que vous donnez à la Bible vous pousse-t-elle à briser un lien contracté par un serment fait à Dieu lui-même ? Ah ! cher père, pensez-y donc bien, par amour pour maman, pour nous, vos enfants ; par amour pour vous-même, pour votre honneur, pour votre âme. Évitez le scandale que vous causeriez à notre famille et le surcroît de peines que vous infligeriez à vos bons parents de Montréal, à maman et à ma sœur.

— Mais les lois du pays ne sont-elles pas sanctionnées par Dieu, répliqua M. Dumont, qui ne savait trop que répondre aux pleurs et à la prière de son fils. N’est-il pas dit : « La voix du peuple est la voix de Dieu ? » Eh bien ! la loi du pays m’a donné ma liberté et j’en profiterai. Je n’aurais jamais quitté ta mère, mais elle n’a pas voulu me suivre ; elle a donc voulu cette séparation elle-même.

— Ah ! je vous en prie, pourquoi continuez-vous ainsi ? Vous savez bien que maman vous a toujours aimé et respecté, qu’elle vous aime et vous respecte encore ; vous savez bien qu’elle ne vous a pas suivi par respect pour elle-même et ma sœur. Vous dites que la voix du peuple est la voix de Dieu, mais vous devez savoir que Dieu se sert souvent de la voix d’un peuple pour le punir. Jésus-Christ n’a-t-il pas dit : L’homme ne peut séparer ce que Dieu a uni, en réponse aux Pharisiens qui, voulant le tenter, lui demandaient si un homme pouvait répudier sa femme pour cause d’adultère ? Comment pouvez vous justifier votre conduite si contraire aux devoirs que Dieu impose ? Ah ! cher père, l’Évangile est un livre sacré ou il ne l’est pas ; il est inspiré de Dieu ou il est l’ouvrage des hommes ; pas d’alternative, il est tout l’un ou tout l’autre. Les gouvernements qui s’arrogent le droit d’accorder le divorce et séparer ainsi la famille, et ceux qui, après avoir obtenu cette licence, se permettent de contracter d’autres alliances, regardent la Bible et la traitent comme tout autre livre humain ; les uns et les autres s’occupent fort peu de ce livre sacré que, pourtant, ils proclament leur guide de salut. L’Église catholique n’accorde pas de divorce, et pourquoi ? Elle respecte trop la parole de Dieu et aime trop à obéir à ses commandements qui, en termes formels, défendent une telle infamie.

— Je n’ai jamais été marié, dit M. Dumont, notre Église seule a le droit d’unir l’époux à l’épouse ; les saints du dernier jour seuls ont le droit de marier ; j’ai vécu en concubinage jusqu’à présent, j’espère cependant en obtenir le pardon de Dieu, vu que je ne connaissais pas mieux, et que je croyais mon mariage légitime.

— Vous prétendez donc n’avoir jamais été marié ?

— Oui, et si ta mère m’avait suivi, j’aurais fait légitimer notre alliance, ou plutôt j’aurais contracté réellement mariage en arrivant à la ville sainte.

— Encore une fois, cher père, dit Gustave d’un ton indigné mais respectueux, je vous conjure de ne plus parler ainsi. Je sais que je vous dois l’obéissance et le respect, et qu’il ne m’est pas permis de répliquer ou de discuter avec vous. Cependant dans une circonstance comme celle-ci, je ne puis m’empêcher de vous dire que votre nouvelle secte à grandement changé votre opinion, et cela à un tel point que vous avez perdu tout respect pour votre épouse, ma mère, pour nous, vos enfants, et j’ajouterai, tout respect pour vous-même. Nous sommes donc illégitimes ? D’après votre théorie, tous les peuples, protestants comme catholiques, excepté les Mormons, vivent en concubinage, et tous leurs enfants sont illégitimes. Non, cher père, vous ne pouvez croire ce que vous venez de dire ; Dieu n’a pas dû vous punir aussi cruellement. Ah ! veuillez y bien penser, et vous ne tarderez pas de voir l’absurdité d’une telle doctrine, rejetée par tout homme honnête et intelligent.

— Que veux-tu dire ? Comment ! toi, mon fils, tu oses insinuer que je ne suis ni honnête, ni intelligent ? As-tu oublié que je suis ton père ?

— Non, cher père, et je vous demande bien pardon si mes paroles vous ont offensé ; cependant que penser de vos paroles de tout à l’heure ?

— Tais-toi, et va te reposer. Tu sais que tu dois être de garde à minuit et tu as besoin de dormir.

— Je serai à mon poste à l’heure indiquée, papa, et là, dans le silence de la nuit, je pourrai prier pour vous.

C’en était trop pour M. Dumont, qui s’éloigna aussi vite que possible. Qui l’eût vu en ce moment aurait remarqué des larmes couler le long de ses joues. Mon Dieu, se dit-il, qu’il m’est pénible de voir ce cher enfant ainsi attristé !