C. O. Beauchemin et Fils (p. 170-183).

CHAPITRE XV

rencontre de m. dumont avec deux pasteurs mormons.


Deux jours plus tard, le vapeur accostait à St-Joseph. Avant de débarquer, M. Johnson vint serrer la main à Gustave, en l’invitant à venir le voir. Notre digne prêtre lui avait dit : Dieu vous bénira, brave jeune homme, pour la défense que vous prenez de sa sainte Église. Qui sait, Dieu vous a peut-être choisi pour être l’instrument de la conversion de vos parents, si bons d’ailleurs. Adieu, ajouta-t-il avec émotion, soyez certain que jamais je ne vous oublierai.

Comme à Saint-Louis, une délégation vint au-devant de M. Dumont pour le conduire, lui et sa famille, dans la confortable demeure qu’on lui avait préparée.

Le mois de septembre arrivé, Gustave et Alice se rendirent à Saint-Louis, comme il avait été convenu. M. Lewis les reçut à bras ouverts, et le jour de l’ouverture des classes, l’un fut placé au collège, l’autre entrait au couvent avec Clara, fille unique de ce monsieur.

M. Dumont revenait d’un voyage entrepris dans l’intérêt de son église naissante, lorsqu’il fit connaissance avec deux ministres mormons, qui lui firent une peinture si brillante de leur secte, des avantages temporels et spirituels qu’il pouvait y rencontrer, des services incessants que son talent pouvait rendre à leur cause, que la Bible à la main, ils l’endoctrinèrent et l’attirèrent dans leur parti.

Vous aimeriez peut-être, aimable lecteur, à connaître quelques détails sur cette nouvelle secte. Voici ce que l’histoire raconte par la voie des journaux du temps et autres sources. Je vous la donne telle que je la connais.

Vers l’année 1840, un nommé Joseph Smith, demeurant dans l’État de New-York, trouva dans les tablettes d’un libraire de son village, d’autres disent chez une veuve âgée, un vieux livre intitulé « Livre de Mormon ». Dès lors, il se proclama prophète, et jura que Dieu lui avait révélé dans un songe où était ce livre, qui contenait toutes les doctrines que les saints du dernier jour devaient croire et pratiquer, en ajoutant qu’il avait reçu la mission de le faire propager dans le monde entier. Doué d’une grande éloquence, il put en imposer à un assez grand nombre pour fonder une église. Après avoir rassemblé au delà d’un millier d’adhérents, il les fit émigrer sur les bords du fleuve Mississipi, au-dessus de Saint-Louis, pour fonder une ville qu’il nomma « Nauvoo » (la Nouvelle).

Là, après s’être formé un gouvernement, composé de douze apôtres et de lui-même comme chef tant au spirituel qu’au temporel, il consacra plusieurs diacres qu’il envoya en Europe pour évangéliser les nations et accroître le nombre de ses fidèles.

Voyant que tout allait selon ses désirs, il fit bâtir un temple, remarquable par sa beauté et ses richesses, mit sur pied une armée de six mille hommes qu’il baptisa du nom « d’Anges destructeurs » et rassembla bientôt une population de plus de quinze mille.

Leurs voisins, las et fatigués des déprédations continuelles dont on accusait plusieurs de ces sectaires, les avertirent de cesser, sinon qu’ils les chasseraient de l’État. Voyant qu’on ne prêtait aucune attention à leurs avis, les habitants de l’État, furieux de se voir ainsi mépriser, forcèrent les autorités à s’emparer de la personne de ce prophète avec quelques uns de ses complices ; au mois de juin 1844, le maréchal de l’État les fit enfermer dans la prison du comté, située à Carthage, à quelques milles de Nauvoo.

Deux jours après, une troupe composée de plusieurs centaines de personnes, voulant chasser les Mormons complètement, entrèrent dans Nauvoo pendant la nuit, et mirent cette ville à feu et à sang. Après avoir commis ce forfait, ils se tournèrent du côté, de Carthage, forcèrent les portes de la prison et mirent Joseph Smith à mort ainsi que quelques-uns de ceux qui étaient avec lui.

Les Mormons, découragés, traversèrent la rivière et s’arrêtèrent dans l’État du Missouri ; mais les Missouriens les firent déguerpir sans leur donner le temps de prendre haleine. Alors, l’un des apôtres, nommé Brigham Young, se disant inspiré de Dieu, se mit à leur tête et prit la route du lac Salé, ou ils arrivèrent après avoir essuyé les plus grandes privations, en l’année 1847, et ils fondèrent la ville du Lac-Salé, qui existe encore. Quant à leurs doctrines, ce livre vous en fera connaître quelques-unes ; vous pourrez en juger vous-même.

M. Dumont, qui avait décidé de se rendre à la ville sainte (c’est ainsi que les Mormons appellent la ville du Lac-Salé), siège de leur secte, ne savait pas comment s’y prendre pour avoir ses deux enfants. Après avoir beaucoup réfléchi, il se dit à lui-même : Il vaut mieux faire venir Gustave seul pour le moment, mon épouse ira chercher Alice plus tard.

Il télégraphia à Gustave, lui ordonnant de se rendre immédiatement à Saint-Joseph.

Gustave, surpris et inquiet, se rendit à la demeure de M. Lewis et lui fit part de la dépêche qu’il venait de recevoir.

— Allez, mon jeune ami, lui dit ce monsieur ; mais revenez aussitôt que possible ; une absence trop prolongée pourrait vous faire du tort dans vos études.

Gustave le promit, et le lendemain il prenait la route de Saint-Joseph, où il arriva quelques jours après.

— Que je suis heureuse de te voir, cher enfant, dit madame Dumont en l’apercevant ; j’espère que tu n’es pas malade pour avoir ainsi quitté le collège ?

— Je vais répondre pour lui, dit M. Dumont ; sachez que je suis Mormon et j’ai fait venir Gustave parce que nous devons partir sous peu pour la ville du Lac-Salé ; tu devras aller toi-même retrouver notre fille à Saint-Louis.

Ce fut un coup de foudre pour madame Dumont, qui se laissa tomber sur une chaise sans pouvoir proférer une parole.

— Comment ! vous, papa !… un Mormon, dit Gustave pâle et défait.

— Dis-moi donc ce qui a pu te faire embrasser cette secte ? dit madame Dumont.

— Oui, je suis un des saints du dernier jour ; Dieu m’a ouvert les yeux, j’étais aveugle et je ne connaissais pas encore le pur Évangile. Oui, je m’en vais à la nouvelle Jérusalem, la cité sainte établie par Dieu pour être la demeure de ses élus.

— Ah ! papa, je vous en prie, dit Gustave, rebroussez chemin avant qu’il soit trop tard.

— Quoi ! toi, un papiste, un idolâtre, vas-tu essayer de me montrer ce que j’ai à faire ?

— Assez ! s’écria madame Dumont en se levant ; Gustave est meilleur que toi et moi ; lui seul est dans le vrai chemin, lui seul est dans la vraie Église de Dieu.

Puis, se jetant à genoux, elle ajouta : Oui, mon Dieu, je reconnais à présent que la sainte Église catholique est celle que votre divin Fils a établie. Pardonnez à mon cœur trop longtemps rebelle ; recevez-le avec bonté, traitez-le avec miséricorde ; je vous l’offre tout entier, gardez-le sous votre sainte protection pendant toute ma vie, et surtout durant ces jours d’épreuves qu’il vous plaît de me faire subir. Je vous promets, aussitôt qu’il me sera possible, de me jeter dans les bras de cette sainte Église, où je pourrai trouver la vérité, la paix de l’âme et épancher mon cœur éprouvé dans le sein de votre divin Fils.

Elle se lève et, se tournant du côté de Gustave, lui dit :

— Prie pour ta mère, cher enfant, que je puisse avoir ce bonheur. Et vous, monsieur, en s’adressant à son époux, si votre décision est de vous rendre au lac Salé, je vous préviens que vous irez seul, moi je resterai ici, advienne que pourra.

— C’est ta nouvelle religion qui te fait refuser de me suivre ?

— Ne parle pas ainsi, dis donc plutôt que c’est la tienne qui est nouvelle, comptant à peine quinze années d’existence ; c’est cette nouveauté, je suppose, qui te fait croire que mon devoir d’épouse m’oblige de te suivre partout où bon te semblera. Tu as perdu ton âme en t’associant à une secte qui ne respecte ni les lois, ni les mœurs du pays. Il me reste une consolation, mes enfants ne te suivront pas.

— Et moi, je dis qu’ils me suivront de gré ou de force, dit M. Dumont en frappant sur la table. Je suis décidé à suivre les saints de Dieu ; ainsi prépare-toi pour le voyage, sinon, agis à ta guise.

— Je suis toute décidée ; je ne te suivrai pas, et j’espère que Dieu ne m’abandonnera pas.

— Mais, que vas-tu faire seule ici ?

— Ne t’inquiète pas de moi ; laisse-moi ce qui m’appartient ; mon père vit encore, avec lui et mes enfants je me tirerai bien d’affaires. Gustave m’aidera.

— Ne me parle pas des enfants ; je te dis encore une fois qu’ils vont me suivre.

— Papa, dit Gustave d’une voix émue, je vous dois l’obéissance et le respect ; mais ce que je vous dois, je le dois aussi à ma mère ; je vous dirai tout de suite que je ne la quitterai pas pour ajouter à son malheur.

— Ah ! toi aussi tu te rebelles ; nous allons voir si la loi ne vous fera pas agir.

— Belle religion que tu as là, dit madame Dumont. As-tu trouvé dans la Bible que tu pouvais laisser ton épouse et lui ôter ses enfants ? Si telle est ta décision, la loi qui te protège nous protégera aussi.

— Et tant que je serai vivant, ma sœur ne fera pas ce voyage, dit Gustave. Puisque loin de l’écarter du péril, vous voulez vous-même l’y jeter, moi je l’empêcherai, et, Dieu aidant, je réussirai.

— Comment ! toi, mon fils, me parler ainsi ! dit M. Dumont avec colère ; nous allons voir qui gagnera dans cette affaire.

Prenant son chapeau, il se rendit chez un avocat, remarquable comme solliciteur de divorce.

Gustave, en voyant sortir son père, se jeta dans les bras de sa mère et se mit à pleurer.

— Ne pleure pas ainsi, cher enfant, dit madame Dumont en l’embrassant ; prions Dieu afin que ton père revienne à de meilleurs sentiments.

— Oui, maman, la prière est toujours une consolation pour l’âme affligée. Et tous deux, se mettant à genoux, prièrent avec ferveur.

« Mon Dieu, disait Gustave, que vos desseins sont impénétrables ! vous permettez qu’au même moment où papa s’éloigne de plus en plus de vous, ma mère s’en rapproche. Je vous remercie pour ce grand bienfait, je vous conjure de me faire la grâce de voir bientôt mon père suivre son exemple. Veuillez prendre soin de nous dans ce temps d’épreuve, ne nous abandonnez pas. »

— Que va-t-il arriver, maman, demanda Gustave en se levant, dans le cas où papa se servirait de la loi contre nous ?

— Je ne sais ; je crains cependant que tu doives le suivre mais ta sœur restera avec moi.

— Mais, chère mère, comment ferai-je pour vous quitter, vous si bonne pour moi, et de nouvelles larmes inondent sa figure.

— S’il faut que tu me quittes, dit madame Dumont en essayant de retenir ses larmes, je me résignerai à la sainte volonté de Dieu. Je ressens déjà la peine que va me causer ton départ ; cependant j’ai la certitude, qui pour moi est une grande consolation, que tu ne m’oublieras pas et que tu reviendras bientôt. Oui, mon cœur me le dit, Dieu se servira de toi, cher enfant, pour être l’instrument de la conversion de ton père. Va, suis ton père, c’est toi qui nous réuniras un jour. Console-toi, tu seras bientôt en âge, et ce voyage ne peut durer au delà d’une année, aller et retour.

— Mais, maman, il m’est impossible de vous quitter, vous que j’aime tant, et ma sœur…

— J’aurai bien soin de ta sœur ; j’irai résider à Saint-Louis pour être auprès d’elle. Tu sais que M. Lewis ne la laissera manquer de rien. Quant à moi, j’ai encore de l’argent, et s’il venait à m’en manquer, je n’aurais qu’à écrire à mon père. Ainsi, ne crains rien pour nous. Puis, tu dis que tu m’aimes, alors suis ton père par amour pour moi ; accepte ce sacrifice de nous quitter pour quelque temps, par amour pour Dieu, qui t’en récompensera. Va partout où ton père ira, sois toujours bon pour lui, égaie-le autant qu’il te sera, possible et fais tout pour lui procurer du bonheur. Ensuite, tu sais que je suis son épouse ; j’aime ton père et, s’il partait seul, je craindrais ne plus le revoir. Voyons, cher enfant, ajouta-t-elle en le voyant pleurer davantage, promets-moi de suivre ton père pour le ramener ; écoute-moi et ne te chagrine plus.

— Oui, ma mère, par amour pour vous je suivrai papa, dit Gustave prenant une résolution subite. Je le suivrai comme je vous ai suivie de Montréal à Burlington ; j’ai aujourd’hui le bonheur de vous voir décidée à embrasser la religion catholique : en suivant mon père, Dieu m’accordera peut-être la même grâce pour lui.

— Que Dieu te soit en aide, cher enfant, dit madame Dumont en l’embrassant. Oui, tu m’as suivie et j’en bénis Dieu ; espérons que ton père aura le bonheur que j’éprouve en ce moment. Dieu nous envoie parfois des peines passagères pour nous procurer des joies durables plus tard. C’est alors que nous reconnaissons son infinie bonté et apprécions la grandeur de sa miséricorde.

— Je vais vous quitter, chère mère ; mais je vous promets de suivre mon père et de vous le ramener.

Au même instant, M. Dumont, qui, grâce aux lois favorables des États-Unis, venait d’obtenir un acte par lequel il serait libre, si son épouse ne revenait pas au domicile conjugal, entra dans la maison, bien décidé de faire connaître à son épouse et à son fils ce qu’il venait de faire. Cependant lorsqu’il apprit la décision de Gustave, il parut content et ne fit rien savoir.

Aussitôt commencèrent les préparatifs du voyage.

Enfin, après plusieurs jours passés à tout mettre en ordre, le moment de la séparation arriva. Gustave conduisit sa mère au vapeur en destination de Saint-Louis.

M. Dumont les suivait à une petite distance en arrière ; troublé, il détournait la tête pour ne pas voir son épouse qu’il avait toujours aimée et respectée ; il pensait à sa fille, ange de douceur et de beauté, qu’il allait quitter.

Il eut un moment de repentir, et nul ne sait ce qui serait arrivé, si le dernier coup de cloche du vapeur ne l’eût tiré de ses réflexions ; les câbles se détachent… la passerelle se retire, et Gustave est encore dans les bras de sa mère.

D’un bond, il saisit son fils, qu’il enlève dans ses bras comme un tout petit enfant, et saute sur le quai. Le vapeur tourne sur lui-même et prend la direction de Saint-Louis. Gustave ne le perd pas de vue, il le voit s’engager dans un détour et disparaître. Ah ! mon Dieu, s’écrie-t-il, où est ma mère ? Mais que votre volonté se fasse, faites que je la revoie bientôt.

Une semaine plus tard, M. Dumont et son fils étaient à Omaha, où se concentraient les Mormons pour former leurs caravanes. L’une d’elles devait partir dans deux jours, et être conduite par un apôtre qui, en apercevant M. Dumont, fait éclater sa joie de le revoir en le nommant capitaine des gardes.

Cette caravane comptait soixante et dix wagons attelés de six paires de bœufs chacun, au delà de cent hommes en état de porter les armes, sans compter les vieillards, les femmes et les enfants, formant en tout près de cinq cents personnes.

On y voyait des Anglais, des Norvégiens, des Prussiens et des Hollandais, deux ou trois Américains, mais pas un seul Français ou Irlandais.

Il paraît, se dit Gustave en souriant, que ces apôtres ont de la difficulté à créer des saints avec les catholiques. Mais, hélas ! ajouta-t-il tristement, il y a un Canadien, et ce Canadien est mon père.

Non loin des wagons, paissaient une grande quantité de bœufs et une trentaine de chevaux de selle, appartenant aux plus riches.

Un coup de cloche tira Gustave de ses réflexions, et il vit tout ce monde se diriger vers le milieu du camp ; la curiosité le fit suivre les autres.

Au centre du cercle formé par les wagons, l’apôtre qui s’était constitué capitaine général de la caravane, était occupé à dépaqueter des revolvers, des carabines, des cartouches, des poignards et plusieurs brassées de câbles.

Triste besogne pour des saints, pensa Gustave.

Après avoir terminé, l’apôtre commanda le silence et d’une voix forte, il dit :

— Mes frères, ces armes ont été achetées avec le produit de votre souscription ; chacun de ceux qui sont en état de les porter, viendra à son tour et je les distribuerai. Deux cents rondes de cartouches, un revolver et une carabine seront la part de chacun ; ainsi, aussitôt que j’aurai fini de parler, vous vous présenterez pour les recevoir. Vous savez, chers frères en Jésus-Christ, que nous avons un grand voyage à faire ; nous aurons besoin de ces armes pour nous protéger contre les gentils (c’est ainsi que les Mormons appellent les chrétiens qui ne sont pas de leur croyance) et les sauvages que nous allons rencontrer sur notre route. Demain, nous commencerons notre grand pèlerinage vers la nouvelle Jérusalem, vers la cité sainte où couleront le lait et le miel pour nous, les élus de Dieu, les saints du dernier jour. A l’exemple de Moïse conduisant les Israélites, nous devrons marcher en avant sans crainte, et renverser ceux qui oseront nous porter obstacle, jusqu’à notre arrivée dans la terre promise ; rendus là, nous aiderons tous à bâtir le royaume que Dieu veut établir pour ses enfants.

— Amen ! Amen ! Alléluia ! Gloire à Dieu, s’écria tout le monde.

— Mahomet n’aurait pas fait mieux, se dit Gustave, j’ai hâte cependant de voir le lait et le miel.

— Je dois vous avertir, continua l’apôtre, que la plus grande discipline devra être observée ; mon devoir comme capitaine est de faire observer les règlements que nous avons établis pour notre bien commun, et de punir avec rigueur la moindre infraction ou insubordination.

Puis, faisant venir M. Dumont près de lui, il ajouta :

— Voyez devant vous un illustre converti, un orateur des plus distingués, un nouvel apôtre qui va se jeter aux pieds du prophète de Dieu, pour recevoir de lui l’onction sainte et la mission d’aller implanter le pur Évangile au Canada, sa patrie. Je l’ai nommé capitaine des gardes ; il vous dictera le jour, la nuit et l’heure que vous devrez être de garde ; vous lui donnerez vos noms, ceux de vos fils en état de manier une carabine, afin qu’il puisse assigner son rôle à chacun. Dans le cours de cette journée, nom passerons a vos tentes pour examiner si vous avez tous assez de provisions ou s’il vous manque quelque chose d’indispensable pour le voyage. À présent, chers frères et sœurs, faites vos derniers préparatifs, car nous partirons à quatre heures précises demain matin.

Laissons-les se préparer, et revenons à madame Dumont, que nous avons quittée sur le vapeur, en route pour Saint-Louis.

Aussitôt arrivée dans cette ville, elle se rendit à la demeure de M. Lewis. Ce monsieur et sa dame, la voyant pâle et triste, s’empressèrent de lui demander s’il était arrivé un malheur.

Madame Dumont leur raconte en pleurant tout ce qui s’était passé.

— Je suis vraiment désolée pour vous, dit madame Lewis.

— Et je ne peux comprendre comment un homme aussi intelligent, un ministre aussi distingué, a pu adopter cette croyance, dit M. Lewis.

— Il faut espérer, ajouta madame Lewis, que cette séparation ne sera pas de longue durée.

— Et je suis vraiment peiné pour Gustave, reprit M. Lewis ; cette suspension dans ses études va lui causer un grand tort ; il était très estimé au collège, et ses maîtres, qui m’en parlaient encore hier, ont hâte de le revoir. Votre fils est un digne jeune homme, madame ; il remplira sa promesse, et vous ramènera votre époux, soyez-en certaine.

— C’est cette confiance qui me console, dit madame Dumont ; j’ai l’espérance que Dieu me rendra mon époux et mon fils. Mais veuillez me dire comment est ma fille.

— Votre Alice est un ange de bonté, répondit madame Lewis, nous la voyons deux ou trois fois par semaine, et nous avons appris à la considérer comme notre propre enfant. Clara la regarde comme une sœur dont elle ne saurait se séparer, et elles ne se quittent jamais.

— Et chaque fois que nous la voyons, reprit M. Lewis, elle nous témoigne toujours le plus grand respect, s’informe de notre santé, de la vôtre, et de Gustave qu’elle croit encore au collège.

— Cette nouvelle va lui causer beaucoup de peine, dit madame Lewis, elle un cœur si tendre et qui aime tant son frère ; je ne sais réellement comment faire pour la lui annoncer sans trop la surprendre.

— Il serait mieux que tu ailles seule au couvent pour l’amener ici, dit M. Lewis. Elle sera joyeuse en voyant sa mère, qui saura mieux comment s’y prendre pour lui faire connaître ce qui est arrivé.

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire, dit madame Lewis, en sortant pour ordonner la voiture.

— Une demi-heure plus tard, Alice, surprise de voir sa mère, sautait toute joyeuse dans ses bras et lui faisait mille questions.

Toute entière à la joie qu’elle éprouve, elle ne s’aperçoit pas de la pâleur et de la tristesse imprimées sur la figure de sa mère, et lui demande :

— Vous êtes allée voir Gustave, sans doute ?

— Non, pas encore, répondit madame Dumont, qui ne put retenir ses larmes davantage.

— Que je suis heureuse, s’écria Alice, nous irons au…

Mais tout à coup elle aperçoit que sa mère pleure, et elle s’écrie :

— Qu’avez-vous donc, maman ? Comme vous êtes pâle… pourquoi pleurez-vous ?…

Voyant que sa mère ne répond pas, elle fond en larmes, et ajoute d’une voix étouffée :

— Parlez, maman… vite… il est arrivé quelque malheur à Gustave… Ah ! mon Dieu, serait-il possible que mon frère fût mort…

— Calme-toi, pour l’amour de Dieu, chère enfant, s’écrie madame Dumont. Mais Alice ne l’entendit pas ; elle était tombée évanouie dans les bras de madame Lewis.

On s’empresse de la porter sur un lit et de lui donner les soins nécessaires.

Revenue à elle, Alice aperçoit sa mère à ses côtés et un nouveau torrent de larmes inonde son oreiller. Au bout de quelques minutes, elle prend la main de sa mère et lui dit :

— Je viens de faire un beau rêve, maman ; j’ai vu Gustave entrer tout joyeux dans le parterre en avant de cette maison. Papa, qui le suivait, vous fut présenté par lui, et il m’a semblé qu’il pleurait lorsqu’il vous a aperçue. Vous étiez toute joyeuse de le revoir. Je vous ai demandé la cause de votre joie, et vous m’avez répondu : « Si je suis joyeuse, c’est parce que ton frère me ramène mon époux et ton père. » J’allais justement me jeter dans les bras de Gustave, lorsque je me suis réveillée. Ah ! maman, je vous en prie, dites-moi donc ce qui est arrivé pour vous avoir causé tant de peine.

— Tu viens de me le dire toi-même, chère enfant ; dans ton rêve, tu as vu la réalité. Tu viens de remplir mon cœur d’espérance. Elle lui raconte ensuite ce qui s’était passé, et ajoute :

— Console-toi, ma fille, je vais rester auprès de toi, auprès de mon Alice, jusqu’au retour de ton père et de notre Gustave.

— Vous allez rester auprès de moi, chère mère ?

— Oui ; mais comme je ne voudrais pas être à charge aux aimables personnes qui t’ont prodigué tant de bontés, je me placerai près de ton couvent. Plus tard, si cela devient nécessaire, nous partirons pour l’État du Vermont, où réside mon vieux père, qui aura soin de nous.

— Non pas, dit madame Lewis qui entrait en ce moment. M. Lewis et moi, venons de décider que vous resteriez avec nous en attendant le retour de votre époux ; c’est-à-dire, si vous n’y avez pas d’objection.

— Mais… madame, dit madame Dumont, je…

— Ne nous refusez pas ce plaisir. Que ferait notre Clara si elle se voyait séparée de votre fille à laquelle elle est si attachée ? Et ne craignez pas d’être à charge ou de nous fatiguer en restant dans cette maison.

— J’espère, madame, que vous ne refuserez pas de rester avec nous, dit M. Lewis, qui entrait pour s’enquérir de l’état d’Alice. D’ailleurs, n’est-il pas mieux que votre père ignore le malheur qui vous arrive pour le moment ? Cette séparation ne peut pas être de longue durée ; votre époux est trop intelligent pour ne pas s’apercevoir de l’erreur qu’il vient de commettre, et Gustave hâtera le dénouement. Si toutefois son absence se prolongeait trop longtemps, il sera toujours assez tôt pour causer cette peine à votre père.

— Et, n’est-ce pas, ma chère enfant, dit madame Lewis en s’adressant à Alice, que tu ne voudrais pas quitter notre Clara ?

Alice, reconnaissante, embrassa sa bienfaitrice.

— Voyons, dit M. Lewis ému, je propose un tour à la campagne.

— Oui, dit madame Lewis, l’air pur et frais qu’on y respire ne peut que nous faire du bien.

Quelques minutes plus tard, une voiture, traînée rapidement par deux superbes coursiers, les conduisaient tous quatre hors de la ville, qu’ils ne revirent que fort tard dans la soirée.

Quelques jours après, la résignation succéda aux pleurs et à la peine. Madame Dumont, voulant se rendre utile, avait demandé de l’ouvrage à madame Lewis.

— Oui, madame, lui dit cette dernière, toutes deux nous confectionnerons des habits pour les chères petites orphelines des sœurs de la charité.

Alice, plus joyeuse, retourna au couvent, et l’on attendit avec espérance.