Guillaume d’Orange, le marquis au court nez/Le Vœu de Vivian

Anonyme
Traduction par W. J. A. Jonckbloet.
P. N. Van Kampen (p. 201-235).

V.

LE VŒU DE VIVIAN.

I.

Le Vœu.

Seigneurs et dames, écoutez une bonne chanson ! Jamais vous n’en entendrez de pareille. Le héros en est Guillaume, le marquis au court nez, le meilleur chevalier que mère mît au monde et que nul ne surpassa à la guerre. Jamais il ne laissa reposer sa valeur, qu’il n’eût, autant que possible, malmené les païens.

Un jour de Pâques Guillaume avait armé chevalier Vivian, le fils aîné de Garin d’Anséune. Pour l’amour de lui il avait donné l’accolade à cent de ses compagnons. Vivian lui dit :

— Bel oncle, écoutez-moi. Je reçois l’épée que vous me ceignez à telle condition, qu’en présence de vous, de Guibor qui m’a tenu lieu de mère, et de tous vos pairs, je jure à Dieu, que tant que j’aurai endossé mon haubert et lacé le heaume en mon chef, jamais je ne fuirai devant Sarrasins ou Turcs, quel que soit leur nombre.

— Neveu, lui répondit Guillaume, vous ne vivrez guère, si vous tenez ce serment. Il n’est homme si preux ni si vaillant, qui, dans un combat en plein champ, n’ait besoin de fuir, quand il est encombré par le nombre des ennemis, à moins qu’il ne veuille se laisser tuer. Beau neveu, ce vœu ne peut pas s’accomplir. Vous êtes jeune, ne commettez pas une telle folie. S’il vous arrive de combattre, fuyez bien vite, si c’est nécessaire, et retournez au combat, quand il y aura lieu. C’est ainsi que je fais, quand je suis trop encombré, et je n’attends pas d’être mis hors de combat. Qui ne songe à soi-même ne peut aimer autrui. La fuite est permise quand elle sauve la vie.

— Mon oncle, reprit le brave Vivian, je ne reculerai pas d’un pied devant un Sarrasin ou un Turc, je le jure devant Dieu !

— Neveu, dit Guillaume, ce serment me chagrine d’autant plus, que de cette manière, j’en suis certain, vous ne vivrez pas longtemps ; les Sarrasins vous tueront, et je vous pleurerai avec tous nos parents.

Leur entretien en resta là.

Vivian, dès ce moment, commença à propager par les armes la religion du vrai Dieu. Il fit tant qu’il eut bientôt sous ses ordres bon nombre de combattants, tous jeunes guerriers munis de bons chevaux. Avec lui se trouvaient Girard-le-hardi, le fils de Beuve de Commarchis, Guibelin et Bertrand de Terragone, le preux Hunaut de Saintes, et maints autres compagnons que je ne vous nommerai pas.

Ils entrèrent en Espagne et ravagèrent la terre des mécréants ; ils tuèrent les femmes et massacrèrent les enfants.

Vivian fit crier dans toute son armée cet ordre : quiconque pourra prendre un mécréant, qu’il ne lui demande ni or ni argent pour se racheter, mais qu’il lui coupe la tête.

Sept ans tout pleins Vivian agit de la sorte ; il ne s’abstint pas un jour de tuer les Sarrasins. Les malheureux crièrent atterrés :

— Ah ! Guillaume, comme vous nous maltraitez ! Votre lignage nous frappe durement ! Desramé, Sire, pourquoi tardez-vous à réunir vos amis et votre peuple ; tandis que ce diable vous fait tant de tort !

Cependant Vivian alla camper sur le bord de la mer dans l’Archant.

À la Pentecôte, quand les fleurs s’épanouissent et les prés reprennent une couleur plus vive, Desramé tint à Cordoue une riche cour plénière avec ses ducs, ses comtes et ses vassaux. Il était heureux de vivre en paix avec Guillaume au court nez, car la guerre lui avait causé beaucoup de chagrin. On célébra une grande fête en l’honneur de Mahomet ; les païens firent résonner leurs cors et leurs trompettes, et le roi Desramé était plein d’une joie, qui bientôt devait se changer en douleur et en courroux.

Un vaisseau s’approche de Cordoue, envoyé par Vivian ; il s’y trouve cinq cents païens à qui l’on a coupé les lèvres et le nez, ou bien les pieds et les poings, ou auxquels on a en outre crevé les yeux. Il ne s’en trouve que quatre qui ne sont pas mutilés : ceux-là sont chargés d’offrir au roi le présent de Vivian.

Les lamentations des malheureux attirèrent l’attention de Desramé, qui fut tout étonné d’entendre ces cris de douleur. Les quatre hommes qui avaient été épargnés, conduisirent les blessés devant le roi.

— Desramé, Sire, firent-ils, écoutez ! Voyez-vous ces hommes si maltraités ? C’est celui qu’on appelle Vivian, le fils de Garin d’Anséune, le neveu de Guillaume, le marquis au court nez, le petit-fils du vieil Aymeric, qui vous les envoie ; parce qu’il vous méprise et veut vous faire enrager. Il n’y a pas longtemps qu’il a été fait chevalier, et déjà il a pris Luiserne et tué vos parents. Marados est mort et vos terres sont brûlées et saccagées. Du côté de l’Archant tout le pays est en son pouvoir, et nous sommes tous des hommes morts, si vous ne nous secourez.

À ces mots Desramé fronça le sourcil et changea de couleur de douleur et de rage.

— Par Mahomet ! fit-il, ne me cachez pas le nom du garçon qui est assez hardi et féroce pour piller et brûler mes terres, et qui m’a tué, mutilé ou pris mes hommes !

— C’est, répétèrent ses gens, le neveu de Guillaume, l’enragé qui, à Roncevaux, fut emmené prisonnier, par votre neveu Marados. Vivian resta en otage pour son père. Mais aujourd’hui il s’est fièrement redressé contre nous, et si vous n’en tirez vengeance, vous êtes un homme perdu.

La rage du roi se traduisit en malédictions contre Aymeric et Guillaume.

— Misérable ! dit-il, que ta race soit maudite ! Tous, vous m’avez trop souvent molesté ! Mahomet, mon seigneur, montrez votre supériorité, et vengez-moi de ces misérables qui m’ont tant de fois attaqué ! Mais par Mahomet, qui gouverne l’univers, cette fois je rassemblerai les barons de mon empire, ceux de Luiserne et tous ceux de Biterne, de Sutre et de Salerne ; pas un Sarrasin ne restera en arrière. Je leur mènerai telle armée en l’Archant, qu’ils peuvent être sûrs d’être battus. Et je tuerai Vivian.

Il se hâta autant que possible d’envoyer des brefs par tout son royaume. Il manda en Burienne le roi Barussé, à Saragosse le roi Gasteblé, en Argastaine le roi Tempesté, ainsi que les rois Josué, Borrel et Maltribé, Margot et Aeuré de Marsane ; Maltramot et Barré du pays de Sarrasins. Puis Aaroffle le roi de Valfondée, et Haucebier du pic de Grimmolée, et son fils Malegrape de Valpenée, Synagon à la barbe grise, Bauduc et Harfu de Vauprée.

Pourquoi vous les nommerais-je tous ? Il y en eut tant, qu’aucun homme n’aurait pu les compter. Ils dirent à qui voulut l’entendre, qu’avant un mois ils auraient conquis la France, tué Guillaume et coupé la tête à Vivian.

Les navires furent équipés, les voiles dressées et les fanfares sonnèrent. Il y eut tant de voiles, tant de heaumes luisants, tant d’enseignes flottantes, que jamais on ne vit telle armée, depuis que Dieu créa le monde. Il y eut trente rois et plus de cent mille mécréants, qui tous ont juré la mort de Vivian. Quand ils l’auront tué lui et sa troupe, l’armée poussera droit à Orange ; la ville sera pillée et saccagée, la douce France conquise et Desramé en sera couronné roi.

Desramé entra dans son navire avec les chefs les plus redoutables, auxquels il ne cessa de se plaindre de Vivian.

— Ne vous désolez pas, lui répondirent-ils. Si nous trouvons Vivian en Aleschant, il sera mis entre vos mains, mort ou vif.

Et Aarofle, le plus redoutable de tous, ajouta :

— Ne craignez rien ; si je ne le tue pas, vous n’aurez plus jamais foi en ma parole.

Ah ! Seigneur Dieu, ayez pitié de Vivian qui est campé en l’Archant avec quelques milliers d’hommes d’armes seulement ! Il a toujours tué les païens, partout où il les a rencontrés, sans faire grâce à un seul. Ah ! que ne connaît-il actuellement leur intention de le surprendre dans son camp ! Il y en a tant, que contre un des nôtres il y en a cent. Dieu ! quel malheur que Guillaume au court nez, ou dame Guibor, qui pendant sept ans l’a tendrement élevé, n’en sachent rien ! Par eux le brave Vivian eût été secouru ! Mais Vivian avait tant de fierté dans l’âme, que, même lorsqu’il succomba sous le nombre et quand il fut blessé en dix endroits, de blessures dont la moindre eût fait mourir un émir, il n’appela pas son oncle à son secours.

Cependant la flotte des ennemis s’avance ; leurs cris de rage font retentir la mer, et bientôt ils seront en Aleschant-sur-mer.

C’était au printemps, quand les oiseaux recommencent à chanter et les bocages à fleurir, que le jeune héros entendit un grand tumulte du côté de la mer. Il appela Girard, Guibert de Sarragosse, Gautier de Blaives, Hunaut de Saintes, et maint autre chevalier, et leur dit :

— Entendez-vous ce bruit en mer, ces cors et ces trompettes qui retentissent ?

Il regarda à sa gauche, et bientôt apparut à ses yeux la cause de ce tumulte. Il vit la mer étincelant de l’or d’Arabie, qui couvrait le tout, de manière à faire disparaître les vagues.

Alors le jeune homme commença à soupirer, et dit à ses compagnons :

— Vous le voyez, nous serons attaqués ; nous ne pouvons pas y échapper. Voici les Sarrasins. Aujourd’hui il faudra prouver ce que nous valons, et recommander nos âmes à Jésus.

Quand ils l’entendirent parler si fièrement, et qu’on vit avancer la flotte à tant de voiles, qui couvrait la mer sur une étendue d’une lieue, et qu’on entendit les cris rauques des ennemis et les sons perçants de leurs trompettes, le plus hardi des hommes de Vivian se mit à trembler et changea de couleur.

— Que la sainte Vierge nous soit en aide, se dirent-ils, car on voit bien que notre fin est proche.

Vivian, à ces paroles, secoue la tête et roule les yeux.

— N’ayez pas peur de ces mécréants, dit-il ; quoiqu’ils soient en grand nombre, Dieu ne combat pas pour eux. Suivez-moi sans crainte, l’épée au poing. Celui qui meurt, son âme va droit en paradis ; Dieu sera avec nous, et il ne reculera pas devant cette race infidèle.

— Vivian, dit Guérin après avoir regardé les ennemis, c’est une folle entreprise, ils sont trop nombreux. Envoyez vers Guillaume le plus vite possible, et nous avons la chance d’être secourus.

Girard de Commarchis, de son côté, fut d’avis de battre en retraite, puisqu’on était un contre soixante-et-dix. Mais Vivian leur répondit :

— Soyez sans crainte, mes amis, nous sommes jeunes et forts, nous avons de bonnes armes et de forts chevaux, et d’ailleurs nous croyons en ce Christ qui mourut pour nous et ces païens n’adorent que des figures dorées, dont une centaine ne vaut pas notre Dieu. Et enfin j’ai juré que je ne fuirais jamais devant ses ennemis ; je serais donc un parjure, si j’envoyais chercher Guillaume ; tant que, Dieu merci, je suis vivant et sans blessure. Je vous donne ma parole qu’aussi longtemps que je me sens si fort, je n’enverrai pas de message à Orange et que j’épargnerai à Aymeric, à la belle Guibor et au marquis Guillaume, la honte de me voir fuir. Je ne bougerai pas d’ici ; j’y reste mort ou vif. Mais vous, barons, je ne veux pas que vous mouriez à cause de moi ; retirez-vous, je vous le permets de bon cœur. Moi, je suis retenu par mon serment.

Les yeux pleins de larmes tous se dirent :

— Jamais il ne naquit d’homme plus hardi ; malheur à celui qui se sépare de lui, que jamais Dieu ne le reçoive en son paradis !

Puis se tournant vers lui, ils ajoutèrent :

— Vivian, ne craignez rien, nous ne vous ferons pas défaut, dussions-nous être coupés en pièces ; nos épées vous soutiendront.

Vivian les remercia, et Girard lui dit :

— Nous sommes sept comtes du même lignage ; faites-nous donner des armes, tenons-nous ensemble et serrons-nous l’un contre l’autre, afin de nous soutenir.

Pleins de tristesse — l’un se lamentait sur le sort de l’autre — ils endossèrent les hauberts, lacèrent les heaumes et empoignèrent les lances au fer doré. Vivian en regardant sa troupe, fut effrayé de la voir si petite. Il se frappa la poitrine en disant :

— Dieu, ayez pitié de moi ! Je vous recommande nos âmes ! Quant à nos corps, il en sera ce que Vous voudrez.



II.

Déroute.

Cependant les Sarrasins font retentir la mer du bruit de leurs fanfares ; il n’y a homme qui vive qui eût pu dire qu’il n’était pas plein d’effroi en les voyant débarquer.

Vivian ranima les siens en leur disant :

— Barons, ne perdez pas courage ! Dieu vous a appelés à sa défense. Heureux celui qui meurt aujourd’hui ! il ira droit au ciel. En avant, avant que les païens aient formé leurs rangs.

À ces paroles ils enfoncèrent les éperons dans les flancs des chevaux. Desramé, voyant leur troupe s’ébranler, crut qu’ils se mettaient à fuir, et en était enchanté. Mais Maloré lui cria :

— Vous vous trompez sur leur compte. Par Mahomet ! vous vous en apercevrez bientôt. Ce chevalier est fier et redoutable, il ne fuira pas.

Vivian galopant au premier rang, cria :

— Monjoie ! Païens, arrière !

Il se jette au milieu des Turcs et en embroche deux à sa lance. Il en renverse dix à terre et en blesse trois autres avant que la lance soit brisée. Alors il tire son épée qu’il plonge à sept reprises dans le corps d’autant d’ennemis, en criant :

— Monjoie ! alerte chevaliers ! Vendez-vous chèrement et ne craignez rien.

L’attaque fut si énergique que les Sarrasins furent refoulés, et la bataille eût été perdue, s’il ne leur était venu du renfort. Desramé, le géant Haucebier et tous les rois païens venaient de débarquer avec dix mille hommes. Ils rejetèrent les Français en arrière, deux fois l’espace d’un trait d’arbalête.

Vivian, tout en implorant le secours de Dieu et en ranimant les siens de la voix, frappe à droite et à gauche. Il coupe en deux les écus de deux adversaires, et laisse les païens ébahis de ses coups.

— C’est un vrai diable, se dirent-ils. On voit bien qu’il est du sang d’Aymeric et du marquis Guillaume.

Voici Girard de Commarchis qui s’élance en avant des autres. Il monte un cheval de prix et tient la lance en arrêt. Il se rue sur Margaris, un neveu de Desramé et seigneur de Luitis ; au milieu de ses hommes il lui plante la lance dans le cœur et le jette mort au pied d’un tertre ; il se retire en criant „Monjoie !”

Les cris et les vociférations redoublent ; car c’est une perte douloureuse pour Desramé.

— Si nous ne le vengeons, dirent ses compagnons tout en pleurs, jamais, tant que nous vivons, nous n’aurons de joie.

Le second qui se fit remarquer, fut Guibert, le noble baron de Terragone. Son cheval était bon, sa bannière resplendissante. Un Turc, le roi d’Arênes, vint à sa rencontre. Il cherchait Vivian, criant à haute voix :

— Où es-tu, traître ? Je te mettrai à mort avec ma bonne épée et tous tes hommes périront misérablement. Ensuite nous irons à Orange ; nous brûlerons la ville et prendrons le château. Guillaume sera mis dans un cachot ténébreux et Orable sera rendue à Thibaut, son époux.

À ces mots Guibelin sent la colère lui monter au cœur ; il lance son cheval sur le païen, de son épieu il lui perce l’écu et le haubert et lui fait une large blessure. Après ce coup il retourne vers les siens en jetant son cri d’armes.

Au milieu du tumulte et des cris, Desramé ranime le courage des siens et le combat devient plus âpre. L’émir Gaifier cherche Vivian ; il trouve sur son chemin Gautier de Blaive, qui le tue d’un seul coup. Desramé enrage ; il jure par sa barbe qu’il ne délacera pas sa ventaille, avant que Vivian soit mort ou prisonnier. Mais des milliers de païens auront mordu la poussière avant qu’on en soit là.

Vivian éperonne son cheval et court à droite et à gauche au plus fort de la mêlée ; quiconque est atteint par son glaive tombe mort. Mais il y a tant d’ennemis qu’ils sont cent contre un. Le jeune homme pleure sous son heaume ; car il voit bien qu’il aura le dessous.

— Dieu, dit-il, protégez vos serviteurs ! Ah ! oncle Guillaume, je ne te reverrai jamais, ni ma famille, ni les gens du pays. Bientôt tu auras de nous de bien tristes nouvelles. Et vous, belle comtesse Guibor, qui m’avez élevé et longtemps choyé sur votre sein, quand on vous racontera ma mort, vous pleurerez amèrement pour l’amour de moi.

Le cœur lui manque et peu s’en faut qu’il ne tombe de cheval. Mais quand il voit les siens enveloppés de toute part, il se rejette au milieu des combattants, l’épée haute, éventrant et estropiant tout ce qu’il rencontre.

Cordroan d’Auvergne, voyant que Vivian malmène ses gens de la sorte, lui porte un coup formidable de son épieu de frêne ; il lui déchire le haubert et le blesse grièvement, sans cependant lui faire quitter la selle. Sa lance vole en éclats, et fou de joie, il s’écrie :

— Desramé, mon seigneur, où êtes-vous ? Je vous ai débarrassé de Vivian. Le coup que je viens de porter sera ressenti par Aymeric, Guillaume, Guibert-le-roux et toute leur race, qui nous a fait tant de mal.

Vivian l’entendit bien, mais la douleur l’empêcha d’y répondre. Il en fut si malheureux, qu’il pleura à chaudes larmes. Les paroles arrogantes du Sarrasin avaient aussi été entendues par un chevalier du nom de Jehan d’Averne, qui poussa son cheval sur lui et lui brisa sa lance sur le corps ; puis sautant à son épée, il lui en porta sur le heaume un coup qui en fit voler les fleurons et les pierres précieuses ; ni le fer ni le cercle d’or qui l’entourait ne put garantir Cordroan ; il eut la tête fendue et tomba mort à terre.

— Tu en as assez, misérable, dit Jehan. Notre malheur eût été trop grand, si tu nous avais tué ce chevalier !

Puis se tournant du côté de Vivian, qui avait perdu connaissance, il le releva ; et lorsqu’il lui vit reprendre ses sens, il lui demanda doucement, les larmes aux yeux :

— Vivian, sire, comment vous trouvez-vous ?

— Je ne suis blessé que légèrement ; je me vengerai, car j’en ai grande envie, et je me sens plus d’ardeur que jamais.

Sur ce, voici Girard, Guibert de Terragone et Gautier de Blaives, qui l’épée à la main s’ouvrent un chemin jusqu’à Vivian. Ils se pressent autour de lui, la rage dans le cœur, et lui retirent doucement le fer de la plaie. Ils sont rejoints par Étienne de Valpré, chevalier plein de savoir, qui avait été longtemps à Salerne. Ayant examiné attentivement la blessure, il tira son épée et en coupa un pan de son bliaut, dont il étancha la plaie qu’il banda fortement. Puis il rassura Vivian sur les suites du coup.

— Dieu soit loué ! répondit-il. Et s’adressant aussitôt aux autres, il leur dit :

— Nous nous sommes arrêtés trop longtemps ; frappez, chevaliers, et pensez à défendre votre vie.

Girard lui dit :

— Vous avez eu tort de ne pas suivre mon conseil. Si ce matin, au point du jour, quand ces païens arrivèrent, vous aviez envoyé un messager sûr à Guillaume au court nez, je suis persuadé qu’il aurait pu nous sauver.

— Ce qui est fait est fait, lui répondit Vivian. Si j’avais suivi ton conseil, on nous l’aurait reproché, à nous et nos parents, comme une lâcheté. Il vaut mieux nous perdre ainsi que d’en réchapper avec honte. Si nous mourons ici, nous aurons mérité la clémence de Dieu. D’ailleurs quand un homme meurt en sa jeunesse, plein de force et d’avenir, on le plaint et on le regrette ; mais quand il meurt de vieillesse il n’est regretté par personne.

Cela dit, ils rejoignent les Turcs et ils en tuent ce jour là des milliers. Mais à quoi cela leur sert-il ? Ils ne pourront en réchapper, puisque les païens sont en trop grand nombre ! Contre un Français il y en a cent.

Le bruit vint à Desramé que Vivian avait été tué.

— Il avait déjà trop longtemps vécu, dit-il.

Cette nouvelle rendit les mécréants plus ardents à vaincre.



III.

Vivian assiégé.

Le tumulte allait croissant ; les Sarrasins étaient en si grand nombre que Vivian ne put soutenir leur choc. Il vit ses hommes tomber à ses côtés, et la douleur qu’il en ressentit ne lui permit pas de proférer une seule parole. Quoique ses coups se suivissent sans interruption il ne put réussir à se frayer un passage à travers les infidèles. Cependant Girard lui cria :

— Monseigneur Vivian, il est temps de chercher le moyen d’échapper, de nous préserver de la mort. Il serait trop triste de finir ainsi.

— Je vais vous donner un bon conseil, répondit Vivian. Vous savez que mon vœu me défend de tourner le dos à l’ennemi ; mais il y a du côté de la mer un château, bâti dans les siècles passés par un géant ; les murs en sont encore debout et il est entouré de fossés. Si à force de coups d’épée nous pouvons repousser l’ennemi jusque là et y entrer, Dieu le tout-puissant pourrait encore nous sauver et envoyer Guillaume à notre secours.

Tous ses compagnons se regardèrent en se demandant :

— Cet homme a-t-il perdu la raison, qu’il croie possible de se frayer un chemin à travers ces païens et de les refouler jusqu’à la forteresse ?

Se tournant vers Vivian, ils dirent :

— De quelle manière voulez-vous arriver là, quand nous en sommes séparés par des milliers de Sarrasins ? Leurs rangs sont plus épais qu’une forêt vierge. Comment pourrions-nous les percer ?

— Avec notre bonne épée, répartit Vivian. Suivez-moi, je vous montrerai le chemin.

Il se mit à sonner du cor, ce qui fit saigner ses blessures ; mais cela ne l’empêcha pas de tirer l’épée, et de se jeter avec fureur sur les Sarrasins, qu’il pourfendit et tua avec une hardiesse surprenante. Tous ses hommes firent comme lui. Le matin ils étaient trois mille, il n’en reste que la moitié. Les autres ont succombé ; leurs âmes sont au ciel devant Dieu. Et ceux qui vivent, ont presque tous de larges blessures. Mais l’énergie du désespoir leur a ouvert une route à travers les rangs des païens ; ils réussissent à se jeter dans le château dont ils lèvent aussitôt le pont. Les murs en sont hauts et construits en pierre ; ils pourraient se défendre un mois entier, s’ils avaient à boire et à manger ; mais ils n’ont que leurs coursiers pour toute provision.

— Champions de Dieu, dit Vivian à ses compagnons, ne perdez pas courage ; c’est pour la cause du Seigneur que vous souffrez ; vous trouverez votre salaire en paradis. Pour aujourd’hui, prenez quelques-uns de vos destriers, dépécez-les avec vos épées et qu’ils vous servent de nourriture, jusqu’à ce que Jésus ait merci de nous. Mais je vous prie de faire bonne garde. — J’ai quatre blessures, il est vrai ; mais, Dieu merci ! je m’en suis bien vengé sur ces païens félons. À moi seul j’en ai pourfendu un millier. Je n’ai pas reculé ; au contraire, j’ai marché en avant et je me suis établi au milieu d’eux. On ne reprochera pas à ma famille que les païens m’ont fait reculer d’une semelle. Quand la nouvelle sera portée au noble Aymeric, au comte Guillaume, à Guibor et à tous les miens, notre martyre sera consommé. En trouvant nos cadavres ils ne diront pas que nous n’avons pas accompli notre devoir.

Ceux qui étaient blessés se couchèrent pour chercher quelque repos, et les autres montèrent aux murs pour disposer leurs moyens de défense.

Quand on annonça à Desramé que Vivian avait trouvé un abri dans le vieux castel, il en fut fort contrarié :

— Nous sommes bien malmenés par ces misérables, dit-il ; ils nous ont fait perdre quinze mille hommes. Mais leurs remparts ne leur serviront pas à grand’chose ; bientôt ils seront morts ou exténués. Nous allons les assiéger.

Le lendemain au point du jour le château fut investi de toutes parts. Desramé avait fait dresser sa tente devant les murs, ainsi que les trente rois qui l’accompagnaient. Ils ne lèveront le siège que quand leurs ennemis seront morts ou vaincus.

Au dedans, le brave Vivian gisait dans un triste état. Il saignait de toutes ses blessures, et ses hommes d’armes se trouvaient dans de fort mauvaises conditions : tel était contusionné, tel autre, blessé grièvement ; presque tous avaient la tête bandée.

Vivian se livra à toute sa douleur :

— Helas ! dit-il, notre situation est désespérée. Nous voici assiégés de toutes parts, et nous n’avons ni pain ni blé. Il est impossible de rester ici. Y a-t-il parmi vous quelqu’un d’assez hardi pour aller trouver Guillaume au court nez, soit dans le Bordelais, où le comte se trouvait à notre départ, soit à Orange, je ne sais où, pour lui dire d’assembler ses barons et de me secourir au nom de Dieu ?

— J’irai moi, lui dit Girard, si vous le permettez ; je parle assez bien la langue des Sarrasins, je pourrai me glisser à travers leurs tentes, et si Guillaume se laisse persuader, vous serez secouru à temps.

— Que Dieu vous en récompense, répondit Vivian.

Le jeune homme prit un bouclier, peint à fleurs, qu’il avait arraché du cou d’un païen, et sous ce déguisement il se mit en route un peu avant la pointe du jour. À peine s’était-il éloigné d’une portée d’arbalête que le voilà arrêté par une bande de Turcs de la suite du roi Martemas d’Almérie ; ils avaient monté la garde autour de sa tente, de crainte que Vivian ne fît une sortie. Un d’eux lui cria :

— Qui êtes-vous, cavalier, répondez sans détour. Girard, pour les tromper, dit :

— Ne craignez rien, je suis Quinart de Nubie, de la suite de Desramé et son sénéchal.

— Ouidà, répondit un païen, tu n’es qu’un espion ; car celui dont tu parles est mort, tué par le traître Vivian. Barons, dit-il aux siens, c’est un homme du château, soyez assurés qu’il va chercher secours auprès du comte Guillaume à Orange. Piquez des deux sans tarder ; car s’il nous échappe, il nous arrivera malheur.

Toute la bande se jette sur lui. Girard voyant qu’il est reconnu, et qu’il n’y a pas moyen de passer, rebrousse chemin et rentre dans la forteresse.

Vivian tout étonné de le revoir déjà, lui dit :

— Comment, beau cousin, est-il possible que vous ayez déjà été à Orange ? avez-vous trouvé Guillaume au court nez, Bertrand et Hunaut à la barbe ? Viennent-ils ? Leur avez-vous tout conté ?

— Monseigneur Vivian, lui répondit Girard, vous vous trompez. Il n’est homme au monde, quel que soit son courage, qui puisse traverser le camp des Sarrasins ; il y en a trop qui font sentinelle.

— Vous avez trop peu de courage, dit Vivian ; vous n’êtes pas de la famille des preux ; vous ressemblez mal à Guillaume au court nez, qui a tant de fois traversé les rangs des païens et chevauché parmi eux la lance au poing. Restez ici et reposez-vous ; je ne veux pas que vous vous exposiez pour moi. Si je n’avais peur d’encourir les reproches de mes braves, personne n’irait, sinon moi-même.

Girard vit bien que Vivian lui en voulait. Sans rien dire il va prendre une lance et se remet en chemin, jurant qu’il passera, à moins d’être tué ou pris. Il fait le signe de la croix, se recommande à Dieu et part. À peine avait-il fait une demi-lieue qu’il fut découvert. On lui demanda qui il était et où il allait.

— Seigneurs, répondit-il, je suis Gasteblé. Sur l’ordre de Desramé j’ai fait le guet toute la nuit, afin que Vivian ne nous échappât point. Mes hommes viennent derrière moi.

— Par Mahomet ! dit un païen, tu mens. Tu n’es pas le puissant roi Gasteblé. Je sais qu’il est en ce moment assis devant sa tente, en compagnie de Cador et de Tempesté ; il a été blessé hier et vient de faire chercher ses médecins. — Soldats emparez-vous de ce misérable ; c’est un Chrétien, je le reconnais trop bien. Il va chercher du secours auprès de Guillaume au court nez.

— Tu en as menti, répondit Girard ; et en même temps il pique son cheval, tire l’épée et se jetant sur celui qui venait de parler, il lui porte un coup qui le fend en deux jusqu’au baudrier.

De toutes les tentes des cris s’élèvent et de toutes parts il est assailli. Il s’élance au galop, et celui qu’il atteint de son épée est un homme mort. Les païens lancent après lui leurs javelots affilés ; son écu en est criblé. Mais Dieu ne permit pas qu’il fut blessé.

Girard fit tant que, malgré tous leurs efforts, il passa à travers leur camp et gagna le chemin d’Orange ; mais il était à bout de forces et son haubert était rompu en plusieurs endroits.



IV.

Le message de Girard.

Il alla tout d’un trait jusqu’à Orange. En entrant dans la ville, il la trouva pleine de vie et de mouvement. Aux fenêtres et dans les rues il vit mainte dame et mainte pucelle. Les hommes travaillent ou s’amusent : ici des selliers font des selles dorées, là des armuriers forgent des fers de lance ; plus loin ce sont des chasseurs, l’épervier au poing, ou des chevaliers qui jouent aux échecs et aux dés, d’autres qui dansent ou jouent de la vielle. Guillaume lui-même était en train de jouer avec son neveu Bertrand.

Tout le monde se mit à regarder Girard en disant :

— Sachons quelles nouvelles il apporte. On voit bien que ce Sarrasin a eu affaire à des gens de guerre ; son heaume est tout bossué, le cercle de fer qui l’entoure, est coupé ; c’est à peine s’il se soutient en selle. Viendrait-il pour enlever Guibor ?

Girard marche, sans s’arrêter, jusqu’au marché. Devant le château, sous l’ombre d’un olivier, il vit Bertrand jouant aux échecs avec le comte Guillaume, qui venait de lui gagner une mule et un cheval. Le comte, tout en arrangeant son jeu, leva les yeux et vit Girard qui s’avançait vers lui. Il dit à Bertrand :

— Tenez-vous un peu à l’écart, car voici un chevalier qui nous arrive, et par la sainte Vierge ! il paraît bien triste et bien fatigué ; il sort d’un combat mortel. C’est un Sarrasin, cela se voit à son armure. J’ai peur qu’il ne nous apporte de mauvaises nouvelles de Vivian, qui depuis longtemps fait la guerre aux païens. Cette nuit j’ai rêvé que je le voyais revenir, tout en courroux et tout en pleurs ; tous ses hommes l’avaient quitté, je ne sais pourquoi. Il venait pour se plaindre à moi. Je ne pus embrasser mon neveu, et il en était si courroucé, qu’il se sépara de moi sans proférer une parole et s’en alla en pays étranger. — J’en augure qu’il a succombé sous le nombre de ses ennemis et que les Sarrasins l’ont si malmené…

Avant qu’il eût fini, Girard s’adressa à lui de cette manière :

— Que ce Dieu qui réside en la Trinité, qui nous donne le soleil et la lumière, protége le marquis au court nez, et son épouse, que je vois là-bas, ainsi que ses amis, ses barons et ses pairs.

— Mon ami, que Dieu vous garde aussi. Vous êtes Chrétien, puisque vous invoquez le nom du Seigneur. Racontez-nous ce que vous avez à nous apprendre, et commencez par me dire votre nom.

— Au nom de Dieu, mon oncle, ne me reconnaissez-vous donc pas ? Je suis votre neveu Girard, le fils de Beuves de Commarchis.

À ce mot Guillaume se jeta à son cou. Bertrand lui ôta son heaume et Guibor lui détacha sa pesante épée. Le comte Guillaume lui-même l’aida à dépouiller son haubert, et il vit que son sang coulait de plusieurs blessures.

— Au nom de Dieu, dit-il, beau neveu, dites-moi la vérité, qu’avez-vous à dire de Vivian ?

— Je vous dirai la vérité. Vivian est au pouvoir des Sarrasins ; si Dieu ne lui vient en aide, vous ne le reverrez plus jamais. Lui et les siens ne peuvent tenir tête en l’Archant aux forces bien supérieures de l’ennemi. Je ne sais qui a averti Desramé, mais par une belle nuit il a abordé à Aleschant-sur-mer accompagné de plus de trente rois et d’un si grand nombre de soldats qu’un savant clerc ne pourrait les compter. Et Vivian fut si inconsidéré, qu’il ne voulut pas battre en retraite. Les Sarrasins nous provoquèrent, nous les attaquâmes comme vous le pensez. Que d’écus troués, que de hauberts découpés, que de Sarrasins morts et défaits ! Jamais on ne vit attaquer les mécréants de si bon cœur. Chacun fit de son mieux ; mais Vivian surpassa tous les autres. Pas un païen ne put résister à ses coups ; je lui en vis tuer un millier de sa main. Mais cela ne lui servit de rien ; pas un des nôtres n’en réchappera. — Vivian était déjà grièvement blessé lorsque nous remarquâmes un antique château. Il nous fallut passer au milieu de l’armée ennemie pour y parvenir. Nous réussîmes, et c’est là que Vivian blessé s’est jeté avec le reste des siens, tout au plus au nombre de cinq cents. Les païens les assiégent, et ils sont en si grand nombre, que c’est avec la plus grande peine que j’ai pu traverser leur camp. Vivian vous supplie pour l’amour du Christ, que vous le secouriez ; sinon, vous ne le reverrez plus jamais. Et comme preuve de ma véracité, regardez mon écu et mon heaume et voyez comme je suis inondé de sang.

Quand Guillaume eut entendu ce récit, la douleur et la colère l’empêchèrent de proférer une seule parole. Dame Guibor soupira longuement, Bertrand et les autres se tordirent les poings.

Enfin Guillaume dit :

— Beau neveu Girard, il est donc vrai, mon neveu Vivian est en Aleschant à la merci des païens ?

— Oui, je vous le jure au nom de Dieu. Je pense que vous ne le reverrez jamais.

La colère du comte alla s’augmentant, pendant que Guibor versait un torrent de larmes.

— Comment pourrai-je venger l’ami bien cher à mon cœur, si les Turcs sont en si grand nombre ? Cinq cents Français ne sont rien, et je suis absolument sans argent pour prendre des hommes à ma solde. J’ai tant guerroyé contre les païens, que si cette tour avait été pleine de deniers, ils auraient été dépensés depuis longtemps.

— Dieu ! soupira Guibor, comme ce faible comte se laisse abattre ! Ne perdez pas courage, poursuivit-elle, envoyez vos brefs de tous côtés, et faites rassembler serviteurs, vassaux et soudoyés ; mon trésor est bien garni, soixante-et-dix chevaux ne suffiraient pas à le porter, et je donnerai jusqu’au dernier denier pour secourir Vivian.

Guillaume accepta de grand cœur, et il se mit à rassembler des soldats de tous côtés. Il se trouva bientôt à la tête de dix mille combattants que dame Guibor fit héberger.

Guillaume appelle auprès de lui Hunaut de Saintes, Gautier de Toulouse et Bertrand, et leur ordonne de tenir leur troupes prêtes pour le lendemain au point du jour afin d’aller attaquer les gens d’Afrique.

Guichardet, le jeune frère de Vivian, un cadet de quinze ans, ayant entendu raconter dans quelle mauvaise passe se trouve son frère, pria Guillaume de lui donner des armes et de lui permettre de l’accompagner. Mais Guillaume refusa en lui disant :

— Tu es trop jeune pour courir sus aux Sarrasins. Si tu venais en Aleschant et que tu visses ces grands vaissaux et ces païens tout couverts de leurs armures de fer, les prés inondés de sang et de cervelle, et ces païens coupés en deux entassés l’un sur l’autre, tes yeux ne pourraient regarder ce spectacle et ton courage ne le supporterait pas.

— N’ayez pas peur, lui répondit Guichardet ; quand je fuirai, vous-même n’y demeurerez pas.

Guillaume sourit en entendant cette parole.

— Tu resteras ici avec Guibor, dit-il, et quand je serai revenu d’Aleschant, je t’armerai chevalier quand il te plaira.

Le jeune homme rongea son frein. Cependant les barons ayant soupé au château de Gloriette, s’en vont au bourg se coucher en leurs hôtels. Le lendemain de bonne heur on chanta la messe à Orange et tous les chevaliers y assistèrent. Cela fait, Guillaume donna l’ordre de se tenir prêts pour marcher sus aux Sarrasins et secourir Vivian.

On chargea les tentes sur les bêtes de somme avec les écus, les armures et les vivres, et tout ce dont une armée peut avoir besoin. Et lorsque Guillaume fut sur le point de monter à cheval, Guibor lui dit en prenant congé de lui :

— Monseigneur Guillaume, que Dieu vous garde ! Secourez Vivian pour l’amour de Dieu et épargnez vos hommes.

Le comte l’embrassa tendrement et se mit en route. Hélas ! Guillaume ne reverra pas son neveu vivant, et lui-même, avant quatre jours, sera dans un état pire qu’il ne fut jamais.

Il sortit d’Orange accompagné de sept comtes de sa famille, parmi lesquels le preux Bertrand, Gaudin-le-brun et le hardi Gautier de Blaives. Leur armée était composée de plusieurs milliers d’hommes.

Ils marchent sans se hâter, serrés les uns contre les autres. Bientôt Guillaume leur cria :

— Pour Dieu, marchez plus vite, car si Vivian est mort ou vaincu, je le regretterai pendant toute ma vie.

On hâta la marche.



V.

Guichardet.

Cependant Guichardet était resté à Orange, affligé du sort de son frère et encore plus de ce qu’on l’empêchait de partir. Il courut vers Guibor et se jetant à ses pieds, lui dit :

— Noble comtesse, au nom de Dieu, armez-moi chevalier, comme je l’ai désiré depuis longtemps, afin que je puisse aller secourir mon frère.

— Du tout, mon cher, tu n’iras pas ; mon bon seigneur l’a expressément défendu.

Et elle recommanda sur ses yeux à son gouverneur de veiller à ce que le jeune homme ne s’éloignât pas.

— Il y a bien de quoi enrager, se dit Guichardet ; je suis assez grand pour porter une armure ; on a le droit de me mépriser si je reste.

Il sortit de sa chambre sans avertir personne et se dirigea vers les écuries, où il prit un cheval fort et vif, qui n’avait pas son pareil. Il le sella, y monta et sortit de la ville le plus vite possible, pour rejoindre l’armée.

Bientôt la nouvelle en arriva à Guibor ; pleine de colère elle fit crier par la ville que chacun eût à courir après le jeune homme pour le ramener. Bon nombre d’écuyers légers se mirent à sa poursuite ; mais leurs cris n’y firent rien. Il n’y eut que la promesse de son gouverneur, que Guibor le fera chevalier, qui parvint à le faire revenir.

Dame Guibor fut obligée de lui donner des armes. Sous l’ombrage d’un grand arbre, elle lui fit vêtir le haubert et lacer le heaume ; puis elle lui ceignit elle-même l’épée au flanc gauche.

Lorsqu’il fut armé selon ses désirs, Guichardet retourna sur ses pas au galop, les larmes aux yeux. Il n’avait pas fait beaucoup de chemin, lorsqu’en montant une hauteur, il fit la rencontre de quinze maraudeurs de l’armée sarrasine.

— Arrêtez, cavalier, lui cria-t-on. Vous ne porterez pas plus longtemps ces armes.

— Jamais je n’ai entendu pareille chose, répliqua Guichardet. Je regretterais fort de vous les laisser ; je veux être damné si vous les aurez, tant que je pourrai me défendre.

Il joue de l’éperon et attaque si vivement le chef qu’il lui met deux pieds de son gros épieu dans le corps et l’abat roide mort. Ensuite il passe sa lance dans le corps d’un second, qu’il tue aussi. Mais la lance vole en éclats, et ses adversaires veulent en profiter pour l’abattre, lorsque le jeune chevalier tire son épée et en coupe la tête à un troisième. En même temps il passe outre au grand galop. L’ennemi lance ses javelots après lui, dont quatre entrent dans son écu ; mais il plut à Dieu de ne pas permettre qu’il fût blessé.

Il courut aussi vite qu’il put, jusqu’à ce qu’enfin il atteignit l’armée en marche. Le comte Guillaume qui l’avait bientôt remarqué, dit à son neveu Bertrand :

— Regardez ce chevalier tout armé qui s’avance vers nous ; il paraît qu’il sort d’un combat, car je vois plusieurs dards fichés en son écu. Je suppose que c’est à moi qu’il veut parler.

Puis allant à la rencontre de l’étranger, il lui cria :

— Chevalier, répondez-moi : qui êtes-vous, qui marchez sur nos traces ?

— Comment, mon oncle, vous ne me reconnaissez pas ? Je suis Guichardet. Guibor m’a fait donner des armes ; je viens vous aider à délivrer mon frère.

Guillaume l’embrassa et lui permit de l’accompagner.

En approchant de l’armée ennemie, le comte fit sonner tous ses cors afin d’épouvanter les Sarrasins et de donner du cœur à Vivian. Mais les ennemis sont en trop grand nombre pour se laisser intimider ; ils sont persuadés qu’il sont invincibles.

Quand Vivian entendit le son des cors, il dit à ses hommes :

— Aux armes ! Tant que nous sommes en vie, il est de notre devoir de ne pas laisser les Sarrasins en repos, mais de les tuer et pourfendre à la plus grande gloire de Dieu. Je ne voudrais pas pour un muid plein d’or que Guillaume au court nez nous trouvât ici.

Obéissant à ces paroles, ses chevaliers ne tardèrent pas à attaquer le camp des païens avec fureur. Desramé voulant en finir avec eux, dit aux siens :

— Ce neveu de Guillaume semble nous mépriser, puisqu’il ose attaquer le camp ; il est temps de l’en punir. Faites votre devoir, chevaliers, et enfermons-les dans un cercle de fer, que pas un seul ne puisse échapper. Amenez-moi Vivian ; prenez-le vivant, s’il est possible, et nous ferons traîner son corps par tout l’Archant à la grande honte de Guillaume.

À cet ordre il ajouta la promesse d’une grande récompense pour celui qui l’exécuterait ; et l’on pense bien que cela fit courir les mécréants. La montagne et la plaine disparaissent sous leurs bataillons.

Vivian, de son côté, pousse son cheval vers eux, en avant de tous les siens. Au premier Sarrasin qu’il trouve sur son chemin il porte un formidable coup de lance, qui lui perce l’armure et le corps ; il le jette par terre baigné dans son sang.

Lorsqu’il eut terrassé son ennemi, aux armes étincelantes et à son heaume doré, Vivian le reconnut pour le roi Desramé lui-même. Il le saisit par le nasal du heaume et tirant son épée, il lui aurait coupé la tête, si tous les Sarrasins d’Espagne et d’Orient ne fussent accouru à la rescousse de leur chef, qu’ils tirèrent des mains de son adversaire.

— Desramé, où te caches-tu, lui cria Vivian, après avoir senti l’acier de ma lance entre tes côtes ?

Et le soudan dit aux siens :

— C’est Vivian qui vient de m’abattre ; s’il nous échappe encore, malheur à vous.

Alors les païens assaillirent Vivian avec fureur. Ils lancent vers lui leurs épieux et leurs javelots, et abattent son cheval sous lui. Le jeune homme sauta à terre et courut sur eux l’épée haute. Celui qu’il en atteint tombe mort. Mais il semblait pleuvoir des ennemis. Par quatre fois il est blessé par leurs dards, et à trois reprises il est jeté par terre. Si Hunaut et Gautier de Termes n’étaient venus à son secours avec leurs gens et ne l’eussent relevé, il eût trouvé la mort ; car la perte de sang l’avait rendu si faible, qu’il perdit plusieurs fois connaissance.

Le combat qui se livra autour de lui dura longtemps. Enfin Vivian reprit ses sens. On banda ses cinq blessures mortelles avec son bliaut, et on le remonta sur un cheval ; la seule bonté de Dieu l’empêcha de mourir.

Vivian regarda de tous côtés ; de ses cinq cents hommes il ne restait que trois cents.

— Mon Dieu, dit le jeune homme, l’heure de la mort est arrivée, puisque j’ai perdu mes hommes et mes chevaliers. Ah ! Girard, pourquoi m’avez-vous oublié, vous qui deviez m’amener du secours ? Mais non, si vous ne revenez pas, c’est que vous êtes mort. Oncle Guillaume, noble Guibor, vous ne me reverrez plus jamais ! Ma vue se trouble, je n’y vois plus clair, et j’ai perdu tant de sang que je n’ai plus la force de diriger mon cheval. La mort n’est pas loin ; il faut dire adieu à ce monde.

Cela dit, il laissa aller son cheval à l’aventure, et ayant rencontré Gautier sur son chemin, il le frappa de son épée. Heureusement il ne l’a pas blessé.

Lorsqu’il reconnut sa méprise il dit à Gautier :

— Ne m’en veuillez pas ; Dieu sait que je ne puis vous voir. Je suis tellement blessé que le sang s’en est allé de toutes mes veines, voilà pourquoi je vois à peine la clarté du jour. Tâchez de me tirer de cette mêlée, afin que je puisse me reposer un instant ; mes forces s’en vont, j’étouffe.

Gautier le conduisit hors de la presse en pleurant.



VI.

L’oncle et le neveu.

Cependant le comte Guillaume s’avance avec son armée ; déjà ils entendent le son des cors des Sarrasins retentissant par Aleschant.

— Entendez-vous, dit Guillaume, c’est l’attaque contre Vivian qu’on sonne. Puisse le bon Dieu penser à lui, que je le trouve vivant !

De son côté Vivian entendit le bruit qui s’élevait du côté d’Orange.

— Tenons-nous ensemble, dit-il, je crois entendre Guillaume qui arrive à notre secours.

— Qui sait si ce ne sont des Sarrasins, répondirent les siens ? Nous voyons briller des lances, nous entendons bien le tumulte qui se fait dans la direction d’Orange ; mais ce sont des mécréants, c’est l’arrière-ban du roi Desramé. C’est la mort ; nous n’en réchapperons pas.

Et ils se donnèrent le baiser d’adieu.

Vivian emboucha son cor et en tira trois notes, deux graves et une aiguë. Il sonna si fort, que le son retentit au loin ; mais par cet effort suprême une artère se rompit. Il était si faible, qu’il désespérait de se voir secouru. Il s’était bien défendu ; à force de frapper, il avait le poing tout enflé.

Guillaume entendit le son du cor et dit à Bertrand :

— Entendez-vous ? C’est le signal de Vivian, il doit être exténué. Lacez votre heaume et prenez la moitié de nos hommes pour attaquer, je vous soutiendrai avec le reste.

Le soleil était resplendissant dans un ciel d’azur. Le comte Bertrand se hâte de s’armer ; et avec lui Gautier de Blaives, Gaudin de Toulouse, Hunaut de Saintes et le jeune Guichardet lacent leurs heaumes luisants, ceignent leurs épées, et saisissant leurs écus et leurs lances, montent sur leurs chevaux de bataille. À la tête de dix mille hardis combattants ils s’avancent fièrement du côté de l’Archant. Le bruit de leurs trompettes est répercuté par les vagues de la mer.

Ce bruit fut entendu par le vieux Desramé ainsi que par Clariel et le géant Haucebier. Tous deux dans leur dédain pour leurs ennemis, n’avaient pas même endossé leur armure.

Desramé crut que c’était le roi Thibaut qui lui amenait des troupes fraîches. Mais voilà Corsuble, chevalier de la suite du roi Esméré, qui s’approche d’eux en courant ; le sang lui coulait jusqu’aux éperons, car Bertrand lui avait planté son épieu dans le corps. Il leur cria de loin :

— Monseigneur Desramé, pourquoi tardes-tu ? Ne t’occupe plus de Vivian, ce n’est pas un homme, mais un diable procréé par un serpent ; nulle arme ne peut le mettre à mort. Mais rassemble tes gens, car par Mahomet ! il en est temps. Voici Guillaume et Guichard et Bertrand, Hunaut de Saintes, Gautier-le-Toulousain, Girard et le jeune Guichardet, et tant d’autres que je ne saurais les compter. Maintenant il s’agit de se bien défendre.

Desramé crut devenir fou ; il redoute fortement Guillaume, car jamais il ne l’a rencontré sur un champ de bataille qu’il n’ait été aussitôt défait. Il ordonne à ses guerriers de se concentrer, et ils cessent d’attaquer Vivian, qu’ils laissent au milieu du champ, entouré des siens. Ils étaient vingt ou quarante tout au plus, et tous étaient blessés. Vivian crut que les païens prenaient la fuite.

— Courons après eux, dit-il. Ne craignons pas la mort, puisque Dieu nous attend en paradis. J’entends les anges qui chantent au-dessus de nos têtes. Dieu ! pourquoi ne pas expirer en ce moment de joie. Mon âme serait avec les innocents. Cependant je prie Dieu de ne pas me laisser partir de ce monde, avant d’avoir revu le noble Guillaume et d’avoir communié.

En ce moment Bertrand et ses dix mille, tous désireux de frapper, s’approchent. Leur cors et leur trompettes sonnent la charge. Enfin les principaux chefs sarrasins courent s’armer, Roart de Salerne, Margot le Saxon, même Haucebier et le roi Clariel, qui cependant ne voulut pas se couvrir d’un heaume.

Voilà Guillaume qui galope par la plaine à la tête de dix mille chevaliers de sa terre. Ils baissent les lances ; le cri de „Monjoie !” retentit et ils tombent sur l’ennemi.

Le comte Bertrand porte un tel coup à Joce de Rudele, le neveu et le conseiller de Desramé, qu’il lui perce l’écu et le haubert et l’abat mort. Ses compagnons suivent son exemple ; sept mille Turcs mordent la poussière au premier choc.

Gautier-le-Toulousain abat Avon, un roi d’Orient, tout noir et tout vélu. Du côté des païens, Macebrun, roi de Garesque, nous tue Guion de Melun ; mais il fut bientôt vengé par Gaudin-le-Brun, qui pourfendit le Sarrasin de la tête aux éperons. Son cadavre tomba à terre et son âme fut emportée et jetée en enfer par des anges à figure de scorpion.

Le bruit et le tumulte allaient grandissant. Vivian est resté presque seul. Quand il entendit qu’on venait à son secours et qu’on lui nomma les chefs des Français, son ardeur guerrière se ranima.

Il fit rebander ses plaies béantes et cria à ses compagnons :

— Reprenez courage et empoignez vos épées. Ne voyez-vous pas les anges qui nous entourent pour nous attendre ? Par ces grandes douleurs nous marchons vers la joie éternelle ; l’archange saint Michel nous montrera le chemin du ciel. Frappons de toutes nos forces sur les païens, car c’est le dernier jour de notre vie.

À ces paroles les barons se rejettent dans la mêlée ; ils frappent et tuent autant que possible. Vivian pourfend tous ceux qui se trouvent sur son chemin avec autant de facilité que si c’étaient des fleurs qu’il abattait.

— Les diables lui ont rendu ses forces, disent les païens ébahis, puisqu’il est en état de nous faire tant de mal.

Desramé rassemble autant de monde qu’il peut ; il y en avait de tous les pays qui lui sont tributaires, et ils étaient bien cent contre un des nôtres. Bertrand n’aurait pas longtemps pu résister à cette masse, lorsque sur la hauteur parurent Guillaume et ses gens. À son approche les païens se le montrent et font un mouvement en arrière ; car ils ont peur de Guillaume dont ils n’attendent aucune merci.

— Voilà le moment décisif, dit Desramé. Haucebier, le roi de Golienne, Clariel et Maucarré relevèrent son courage.

— Ne craignez pas cette canaille, firent-ils ; bientôt vous serez maître de leur glouton de chef ; c’est pour la dernière fois qu’il mènera ce grand bruit. Tous les siens mourront, à moins que Mahomet ne les dédaigne ; et lui-même nous le ferons prisonnier, ce traître félon, qui tant de fois vous a causé du chagrin, qui enleva à Thibaut sa femme et qui tient encore en son pouvoir sa ville et sa terre. Quand vous l’aurez entre vos mains, vous le ferez mener à Palerme, dans vos états, et vous le ferez juger d’après nos lois.

Guillaume n’attendit pas qu’ils vinssent à lui. Il montait le vigoureux Baucent ; son heaume bruni étincelait au soleil comme son haubert. À sa lance effilée un gonfanon était attaché par trois clous dorés. Il avait l’air d’un fier combattant. Et il avait tellement confiance en Dieu et en sa force prodigieuse, qu’il ne redoutait roi ni amirant.

Il se jeta sur l’ennemi, et dix païens avaient mordu la poussière avant que sa lance se brisât. Puis saisissant la bonne épée que l’empereur Charles lui avait donnée, lorsqu’il l’arma chevalier, il en porta un tel coup à un Sarrasin nommé Auquetin, qu’il le pourfendit jusqu’au milieu du dos ; ensuite il tua Pinel le fils de Cador, et trente autres. À chaque coup il criait „Monjoie,” le cri de guerre des Français. Ses compagnons ne firent pas de moindres prouesses. Si Guillaume tua beaucoup d’hommes, son neveu Bertrand montra quel homme il était, ainsi que Guibelin et Guichart ; les coups portés par le Toulousain et par Gaudin ne furent pas moins admirables. Bientôt ils eurent tué cinq cents de leurs adversaires dont le sang empourpra la plaine. Les têtes et les bras volent par terre et les chevaux sans cavaliers courent à droite et à gauche. Assurément il fut bien hardi et à l’épreuve des émotions, l’homme qui, ce jour là, n’éprouva aucune frayeur.

Mais quoiqu’il y eût bien des morts et bien des blessés, celui qui méritait le plus de compassion, c’était Vivian. Aveuglé par la perte de son sang, il se démène parmi les combattants ; il attaque en furieux, et chaque coup qu’il porte est un coup mortel. Mais il est fatigué et affaibli par le sang ruisselant de ses blessures, autant que par les coups répétés qu’il a portés. Ses quatre grandes blessures sont si mal bandées que le soleil joue à travers : ses vêtements sont déchirés et traînent dans la poussière. Il rassemble les boyaux qui lui pendent sur les arçons, et sachant que sa fin est proche, il les coupe avec son épée.

Un instant plus tard il rencontre Guillaume qu’il ne reconnaît pas, étant aveugle. Il lui donne un tel coup de son épée sur le sommet doré du heaume qu’il lui eût fendu la tête, si le comte ne se fût jeté de côté ; toutefois le fer formidable tranche l’écu en deux, fait voler cent mailles du haubert, coupe l’éperon du pied gauche et va s’enfoncer dans la terre.

Guillaume, croyant qu’il avait affaire à un Sarrasin, retint son cheval et lui dit :

— Ah ! païen maudit, que le père qui t’engendra et la mère qui te mit au monde soient honnis ! Depuis que je fus armé chevalier par Charlemagne, jamais je ne vis un coup comme celui que tu viens de me porter, et que je te paierai, s’il plaît à Dieu.

Il leva son épée et l’eût tué, lorsque Vivian lui répondit :

— Arrêtez, chevalier. Je ne puis vous voir ; mais puisque vous venez de nommer l’empereur Charles, je comprends que vous êtes de France. Je vous conjure par le baptême qui vous a racheté, de me dire votre nom.

— Païen, répondit Guillaume, jamais je ne l’ai caché ; je me nomme Guillaume, le marquis au court nez. Aymeric à la barbe est mon père ; j’ai sept frères, qui tous portent les armes, et Vivian est mon neveu, pour qui je suis entré en campagne.

Quand Vivian sut que c’était au comte Guillaume qu’il avait fait sentir le poids de son épée, il tomba pâmé de douleur.

Guillaume en fut tout étonné, et le soutenant dans ses bras, il lui demanda :

— Pour Dieu, qu’avez vous ? Qui êtes-vous et de quel pays ?

Vivian ne put lui répondre tout de suite ; mais enfin ayant tout à fait repris ses sens, il dit :

— Vous ne me reconnaissez donc pas ? Je suis le fils de Garin d’Anséune, votre neveu lui-même.

À ces mots tout le sang de Guillaume reflua vers son cœur ; jamais, depuis le moment de sa naissance, il n’avait éprouvé une douleur pareille à celle qu’il éprouva en voyant Vivian dans un si triste état, couché par terre et perdant ses boyaux.

— Mon Dieu, dit-il, que ma perte est grande ! Ce mien neveu est le plus hardi de toute ma famille.

— Laissez les plaintes. Sommes-nous des femmes pour nous lamenter ? La douleur ne sert à rien du moment qu’on se sait perdu sans retour. Oncle Guillaume, vous voyez bien que je vais mourir. Pour l’amour de Dieu, donnez-moi mon cheval, serrez mes boyaux autour de moi, mettez-moi en selle, placez les rênes dans ma main gauche et mon épée dans la droite, tournez-moi du côté où il y a le plus de païens et laissez-moi le champ libre. Si je n’abats pas leurs meilleurs guerriers, pourvu que je les trouve sur mon chemin, je ne suis pas le neveu de Guillaume au court nez.

— Beau neveu, répondit-il, je n’en ferai rien. Vous resterez ici tranquille et vous vous reposerez ; moi je retournerai au combat chercher mes ennemis mortels.

— Vous avez tort, monseigneur, dit le jeune homme. Si je meurs ici au milieu de l’ennemi, j’en serai bien sûrement récompensé ; la couronne du martyre m’attend en paradis. Si vous me refusez ce que je vous demande, je me tuerai, soyez en persuadé.

Guillaume ne put résister, quand il se vit ainsi conjuré. Malgré lui il le conduisit au milieu des païens. Vivian frappa en vrai chevalier. Dieu le soutint en selle, et chaque coup qu’il portait était mortel. Guillaume de son côté fit de même, et à eux deux ils ont bien tué deux cents ennemis.

Au milieu du carnage le comte fut séparé de Vivian, qu’il ne retrouvera plus qu’au moment de sa mort. Alors il se mit à fuir, jusqu’à ce qu’il eût rencontré Bertrand, auquel il raconta tout ce qu’il avait vu.

— Tenez-vous près de moi, lui dit Guillaume. Vous voyez comme l’Archant est plein de ces Turcs que Dieu maudisse. Le Diable lui-même en a amassé tant.

— Vous avez tort de les craindre ainsi, dit Bertrand. Oncle Guillaume, ne perdez pas courage. Frappez à droite, je frapperai à gauche, afin qu’on ne puisse rien reprocher à notre famille ni au sang d’Aymeric et que notre gloire retentisse par toute la France.

Cela dit, ils poussent leur cri de guerre et se rejettent sur les ennemis. Ils leur percent les flancs et leur rompent les membres, ils les jettent morts par centaines. Le sang inonde la terre. Et les Sarrasins traqués à mort, crient et hurlent de douleur. Jamais on n’entendra parler d’une journée aussi terrible.