Guillaume II (Verhaeren)

Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 81-88).

GUILLAUME II


Les soirs de fête, en des banquets,
Il s’évoquait
À la lueur de candélabres ;
Son buste chargé d’or dans l’or étincelait
Et son verbe emphatique et farouche jonglait
Ou bien avec son casque ou bien avec son sabre.

Il sévissait, pareil à l’aquilon,
De l’un à l’autre bout de son empire énorme ;
Il paradait de large en long,
Coiffé, sanglé, botté, du front jusqu’aux talons.
Pourtant, bien qu’il le décorât des cent galons

De ses cent uniformes,
Son bras gauche restait obstinément difforme.

Il était l’Empereur, mais demeurait celui
Qu’assiègent les grands rêves
Et qui ne parvient pas à soulever le glaive
À deux mains, devant lui.

Son mysticisme dur, violent et rapace
Volait la foudre au ciel pour menacer l’espace ;
La fourberie armait son esprit puritain ;
Il ordonnait et déplorait la tragédie
Du massacre éclairé par le rouge incendie ;
Pendant qu’il brûlait Reims, il pleurait sur Louvain.
11 trompait et mentait jusque dans sa prière,
Il était tout orgueil et son geste hautain
Lui paraissait devoir subjuguer le mystère
Et intimider Dieu.

À toute heure, en tout lieu,
De la Flandre jusqu’en Crimée
Retentissait le pas scandé de ses armées.


Ses régiments ? — il les dressait à coups de botte ;
La schlague ? — il la disait âprement patriote ;
Un morne automatisme animait seul l’essor
Des bataillons compacts qu’il jetait vers la mort.
Dites, pour broyer à la fois France et Belgique,
Dites, depuis quels temps
Préparait-il ses peuples allemands
À sa guerre pédagogique ?

Hier à Jérusalem, et demain à Tanger,
Et plus tard à Bagdad, et puis un jour en Chine,
Le monde était pour lui comme un tremplin léger
Où s’exerçaient son pied, sa jambe et son échine.

Au Nord, les soirs d’été, il se croyait pareil
Aux paladins casqués des légendes insignes.
Parfois, il s’affublait en Lohengrin vermeil
Et son yacht, sur la mer, voguait, blanc comme un cygne.

Il s’employait partout, fantasque et affairé.
Il ne se doutait pas, en son âme étourdie,

Que de tout ce qui est simple, noble et sacré
Il était la coupable et morne parodie.

Son fils, sec et fluet, était plus fol encor.
Bien qu’il mêlât Dieu sait quels vices de caserne
Avec un goût étrange et sombre pour la mort,
On le disait strict et moderne.
Sans doute il eût voulu régner avant son temps.
Pourtant,
Bien qu’ils fussent l’un de l’autre le châtiment,
Fils et père se renvoyaient, publiquement,
La gloire
Et d’être l’un pour l’autre un soleil dans l’histoire
Et de se compléter par leur rayonnement.

Mais leur peine à tous deux était certe infinie,
Quand ils fouillaient, le soir, leur cœur et leur cerveau
Sans y pouvoir trouver ne fût-ce qu’un lambeau
De volante grandeur ou de soudain génie.


Ils ne se disaient rien, car tous deux comprenaient.
L’Empereur, tout à coup, rageait et fulminait,
Et dans un geste brusque il jetait son délire
Comme mesure à son empire ;
Il se voulait grand quand même, dès aujourd’hui
« Son peuple et ses soldats s’affoleraient en lui ;
Ils formeraient ensemble une force damnée,
Hypnotisant la terre et la mer étonnée ;
La cruauté, l’effroi, la rage et la fureur
Peuvent, elles aussi, atteindre à la grandeur ;
On ne sait quoi de formidable et d’âpre éclate
Dans les destins de la science scélérate.
Automatiquement, sera dompté le sort.
Autres apparaîtront et la vie et la mort.
Plus n’est besoin d’honneur, de vertu ni de gloire,
Puisque le calcul fourbe et la trahison noire
Abattent plus sûrement encor
Sur l’univers dompté les poings de la victoire.

D’ailleurs n’est-il point, lui, l’Empereur et le Roi
Qui seul conçoit et définit le droit

Qu’acceptent de ses mains vingt peuples tributaires ?
N’a-t-il point ses canons, dont les feux solitaires
Brisent un fort et ses coupoles d’un seul coup ?
Commençant par Paris, finissant par Moscou,
Avec sa garde blanche il fera ses entrées
Sous les portes aux cent fleurons
Des capitales atterrées ;
Et ses fifres et ses tambours et ses clairons
Annonceront
Que désormais surgit sous le ciel d’Allemagne,
Pour la terreur du monde, un plus grand Charlemagne. »

Hélas ! depuis le temps que ce rêve s’en vint
Battre son front étroit et vain
On a pu voir déjà dans l’immense fumée,
Son aigle noir comme la nuit
N’étendre plus sur lui
Qu’une aile pauvre et déplumée.