Guide du bon sens/Le langage du bon sens
VIII
LE LANGAGE DU BON SENS
À qui parle le langage du bon sens, il n’est pas encore question de décerner un diplôme, comme aux élèves diplômés des langues orientales.
Mais il n’en est pas moins remarquable que l’on s’intéresse au langage du bon sens, comme à l’idiome spécial d’un pays étranger, importé chez nous par de hardis explorateurs, vocabulaire surprenant de quelque peuplade lointaine.
La vérité est que tout le monde, cependant, connaît ce langage, qui est, en quelque sorte, la langue maternelle de chacun. Mais il semble que l’on se refuse ou que l’on hésite à en user couramment, comme s’il ne convenait pas aux esprits distingués, cultivés, comme si les expressions qui le composent, apparaissaient vulgaires, grossières, trop communes et contraires au ton de la bonne compagnie. Vienne une circonstance grave, il y a des chances pour que le langage du bon sens nous revienne alors tout naturellement à la bouche, du moins souhaiterions-nous qu’il y revînt : mais à force de ne nous en plus servir, par système et par snobisme, si nous allions complètement l’avoir oublié ?
On cite ainsi le cas de certaines personnes du Midi qui, pour corriger un accent qui trahissait avec éclat leurs origines, affectent de prendre l’accent anglais, mais n’ont en réalité ni l’accent anglais, ni l’accent méridional.
Il ne faudrait pas imaginer, d’ailleurs, qu’il y ait une telle différence entre le langage du bon sens et d’autres propos que nous qualifierons d’insensés : bien des fois, ce seront les mêmes propos, au contraire, et la différence résidera tout entière dans les conditions de temps et de lieu, dans les dispositions d’esprit où ils auront été prononcés.
Ainsi la même réplique peut prendre à nos oreilles une résonance absurde ou sublime, et il n’y aurait pas besoin de chercher beaucoup, par exemple, pour que le fameux « Qu’il mourût ! » se présentât autrement que comme une réplique sublime.
Ce qui caractérise le langage du bon sens, c’est qu’il est toujours clair et précis, qu’il ne participe jamais à la fausse éloquence, ni au pathos, ni au charabia. Ces orateurs, qui sont à la tribune comme sur un trépied, leurs lèvres frémissantes semblent obéir à une agitation mystérieuse, venue d’on ne sait où, car eux-mêmes ne le savent guère, et même ils s’en vantent : ils se vantent de n’être plus les maîtres de leurs paroles, qui leur sont dictées uniquement par l’inspiration ; plus simplement ils vous confieront qu’ils ne peuvent penser à ce qu’ils disent, attendu qu’ils ne peuvent penser qu’en parlant.
Ce synchonisme singulier et un peu inquiétant de la pensée et de la parole, il est bien évident que tu ne le retrouveras pas dans le langage du bon sens, où ce qui caractérise la moindre parole prononcée est que celui qui la prononce a réfléchi avant de parler.
C’est pourquoi il est arrivé qu’au milieu d’une période désordonnée, une simple interruption de bon sens, qui n’est jamais qu’un rappel à l’ordre raisonnable, et à la discipline de l’esprit, produisait l’effet d’une douche bienfaisante sur le feu de l’inspiration.
Le bon sens n’a pas besoin d’arrondir ses phrases ou d’en chercher très long ; il lui suffit parfois d’un mot, d’une exclamation ou d’une épithète, comme le doucheur n’avait d’autre geste à faire que d’ouvrir un robinet ; et la réaction causée par la douche, c’est le premier jet du robinet, la première pluie ou le premier paquet d’eau reçu, et non toute l’eau qui coulera ensuite…
Un mot, et souvent moins qu’un mot : un froncement de sourcil, un haussement d’épaules ; le langage du bon sens a sa pantomime, qui n’est pas toujours la moins explicite.
Sous cette réserve, pourquoi serait-il interdit au bon sens de parler comme tout le monde ? L’homme de bon sens n’annonce pas : — Je parle le langage du bon sens ! — mais il ne prononce que des paroles opportunes ; car le langage du bon sens doit se reconnaître surtout à son opportunité.
Et même ne serait-il pas défendu que l’on y cherchât midi à quatorze heures, si l’on avait constaté auparavant que la montre, sur laquelle il s’agit de chercher l’heure, avance régulièrement de cent vingt minutes.
Il n’existe aucun bonne raison de laisser aux insensés, aux exaltés, le privilège des expressions les plus nobles, imagées et émouvantes ; le tout est de savoir pourquoi et pour qui l’on s’en sert, et de ne jamais s’en servir sans mesurer et hors de saison.
Ce que l’on reproche à ces lyriques, à ces politiques, à ces amants, ce n’est pas leur exaltation, mais de l’exprimer constamment, même quand ils sont parfaitement calmes, c’est de s’exalter au commandement, à froid, avec des mots, n’importe quels mots, en sorte que l’on n’arrive plus à distinguer la vérité sous l’emphase, l’instant qu’ils sont sincères, qu’ils parlent pour leur compte, et celui où ils n’ont d’autre dessein que d’exercer, pour l’émerveillement d’un auditoire bénévole, leur virtuosité d’élocution ou de style.
Le langage du bon sens ne proscrit ni les élans du lyrisme, ni les appels au peuple, ni les déclarations d’amour.
Mais si je te dis : « Je t’aime », dans le langage du bon sens, c’est parce que je t’aime.
Pour parler de la pluie et du beau temps.
— Si l’on ajoute aux heures de sommeil et aux heures de repas les minutes que nous consacrons chaque jour aux considérations atmosphériques, on se demande quand nous trouverons le loisir de parler enfin sérieusement.
— Pour les agriculteurs et pour les marins, parler de la pluie et du beau temps est une conversation sérieuse ; et sans doute aussi, pour les météorologues.
— Il n’y a pas des années où il pleuve sans arrêt du 1er janvier à la Saint-Sylvestre, ni des années où, du 1er janvier à la Saint-Sylvestre, le soleil brille sans discontinuer ; mais il y a des années où l’on aime à se souvenir du soleil, et d’autres années, où l’on ne voudra se rappeler que les jours de pluie.
— Nous consultons le bulletin météorologique comme nous faisons des réussites : nous n’y croyons pas, mais ça nous impressionne.
— Vous voulez dire qu’il pleut, dites : Il pleut ! Ne dites pas : il pleut tout le temps, ou : Il pleut comme il n’avait jamais plu depuis le déluge…
— Beaucoup de gens mettent une coquetterie incroyable à affirmer que la température qu’ils subissent est une température d’exception, comme s’il s’agissait d’une question personnelle entre eux et le soleil.
— J’ai pris l’habitude de raconter que, durant l’hiver 1892-1893, au Puy, dans la Haute-Loire, où je résidais, le thermomètre était descendu à 32° centigrades, au-dessous de zéro ; j’ai su, vers la même époque, que cette indication était fausse, et le résultat d’une lecture erronée du baromètre, par un informateur local, fier de voir sa ville citée dans les journaux comme la station d’Europe où, cette année-là, il avait fait le plus froid ; mais j’ai continué depuis quarante ans à le raconter tout de même.
— Il est inexact qu’il suffise d’emporter sa canne à la promenade pour que la pluie tombe, et son parapluie pour empêcher de pleuvoir ; mais si tu n’emportes ni parapluie ni canne, tu ne risqueras pas de les perdre, et il n’en pleuvra ni plus ni moins.
— Si la vie était à l’exemple de ces baromètres où l’on voit un gandin et une élégante qui ne sortent, celle-ci avec son ombrelle, celui-là avec un parapluie, l’une que si le temps est au beau, et l’autre que s’il se gâte, il n’y aurait pas beaucoup de mariages.
— Va-t-il pleuvoir ? va-t-il tonner ? Alors, mais alors seulement, nous nous décidons à lever le nez, et à interroger les nuages, à nous apercevoir qu’il y a quelque chose au-dessus de nous et qu’il s’y passe quelque chose… Une menace de pluie ou d’orage, c’est toujours ça de gagné pour le ciel.
— Ce n’est pas un des moindres bénéfices de la science, qu’elle nous engage à nous montrer extrêmement réservés et prudents dans nos jugements. Ne paraissait-il pas raisonnable que la terre ne tournât point ? Et pourtant elle tourne… Il semble que la science passe ainsi le meilleur de son temps à tendre des pièges ou à faire des farces au bon sens.
— Les savants devraient être les plus humbles des hommes ; une grande découverte scientifique consiste le plus souvent à découvrir d’abord la grossière erreur d’un autre savant.
— La science se targue de ne point se payer de mots ; est-elle si sûre de ne pas se payer de chiffres ? Elle vit avec la matière, dans la réalité des faits, elle ne rêve jamais, et l’on voit parfois qu’elle se trompe. Trompé pour trompé, j’aimerais encore mieux que ce fût à la faveur d’un rêve.
— Ces gens proclament fièrement : « Science, d’abord ! » Science d’abord, mais quoi ensuite ?
— Qu’un Pasteur ait cru à autre chose qu’à la science, et reconnu, loyalement, qu’elle était un moyen et non une fin, comme cela gêne certains apôtres et apologistes de la science, qui ne sont pas loin de considérer que, dans l’intérêt même de la science telle qu’ils l’entendent, mieux eût valu sans doute sacrifier ses découvertes et que ce Pasteur n’eût pas existé !
— La plupart des progrès dans l’ordre pratique n’ont pu être réalisés que grâce à des savants ; cela empêche-t-il que l’esprit scientifique soit aux antipodes de l’esprit pratique ? Il y a certainement des membres de l’Académie des Sciences qui, lorsque l’électricité s’éteint chez eux, sont incapables de remettre un plomb. On aurait tort de supposer qu’il y eût des membres de l’Académie française incapables de corriger une faute d’orthographe ou de participe.
— Nous nous flattons que la science, durant ces cinquante dernières années, ait fait de tels progrès et tant de découvertes, que l’on se demande quels progrès, et quelles découvertes elle pourra encore réaliser, au cours des cinquante années qui vont suivre ; mais que nos enfants et petits-enfants se rassurent : elle trouvera bien !…
— À la différence de la littérature, la science est un domaine où ne s’aventurent que des amateurs spécialisés ; la lecture d’une table de logarithmes, sans préparer à celle d’un roman, ne l’interdit d’aucune manière, mais ce n’est pas parce que tu lis des romans que tu auras le goût de connaître le secret des logarithmes.
— On assure que certains raisonnements et calculs scientifiques exigent de telles connaissances et un cerveau à ce point préparé que, dans le monde entier, ils ne sont pas plus de trois ou quatre savants pour les suivre et les comprendre ; alors ces trois ou quatre-là, pourquoi se gêneraient-ils ?
— On n’enlèvera pas de l’idée de bien des gens que, si les sciences dites exactes étaient si exactes que ça, il y a des savants qui gagneraient tout le temps à la roulette.
— Si les ordonnances de certains médecins étaient écrites lisiblement, en seraient-elles moins efficaces ?
— Nous nous moquons des médecins, et aussi des huissiers, des juges, des professeurs, du commissaire et des gendarmes ; mais c’est à la façon de ces gamins qui sifflent en passant, la nuit, le long des murs d’un cimetière ; c’est parce que, devant eux, nous ne sommes pas très rassurés.
— Comme nous voudrions que notre médecin n’eût jamais la fièvre, qu’il ne fût jamais enrhumé !
— On compare les médecins et les confesseurs, mais le confesseur poursuit votre salut au nom d’une certitude ; ce n’est pas tout que le médecin vous inspire confiance, encore faudra-t-il que vous soyez guéri.
— Il ne dépend que de vous que vous sortiez apaisé du confessionnal ; il ne dépend pas de vous, et pas toujours du médecin, que votre passage à la clinique vous ait apporté un soulagement.
— Il y a des maladies honteuses, mais il y a des péchés orgueilleux.
— Certains croient avoir toutes les maladies, qui tremblent quand on leur en découvre une ; et combien n’ont pas été guéris uniquement parce qu’ils ne voulaient pas qu’on s’aperçût et qu’on leur déclarât qu’ils étaient malades !…
— Il est plus facile de se moquer des médecins que de se passer d’eux.
— Le fait de citer des erreurs de diagnostic prouve que le diagnostic des médecins ne les a pas toujours trompés.
— Les spécialistes arrivent à tout ramener à leur spécialité ; ils ne voient pas cet homme ou cette femme : ils voient un œil, un nez, un cuir chevelu, un foie, un estomac, un ventre ; aussi n’est-il pas rare qu’un médecin aliéniste ne soit un peu fou ou ne le devienne.
— L’insensibilité des médecins devant la douleur physique et la mort est une nécessité professionnelle ; et il est naturel que lorsqu’un malade, au moment qu’ils le soignent ou qu’ils l’opèrent, passe entre leurs mains de vie à trépas, ça ne leur fasse plus ni chaud ni froid ; c’est naturel, mais un peu inquiétant.
— Il y a des docteurs en droit, des docteurs ès sciences et ès lettres, des docteurs en théologie ; pourtant, chez nous, quand on appelle quelqu’un docteur, cela sous-entend toujours qu’il est docteur en médecine ; ce n’est pas que nous considérions les docteurs en médecine comme supérieurs à tous les docteurs ; mais sans doute nous apparaissent-ils plus dangereux, et espérons-nous, en les saluant de leur titre, nous mettre bien dans leurs papiers et nous abriter derrière leur diplôme.
— En cas de maladie, le bon sens commande de courir chercher le médecin ; c’est toujours une chance à courir.
— Donner d’une main et recevoir de l’autre, c’est le principe de l’impôt ; mais, comme la main qui donne doit être grande — c’est pour donner davantage, mon enfant ! — et que celle qui reçoit est donc petite !…
— On affirme que l’on paierait ses impôts avec plaisir si l’on était sûr qu’il en fût fait bon emploi ; paie-t-on jamais des impôts avec plaisir ?
— Pour encourager leurs débiteurs et les prendre par les sentiments, les créanciers ont imaginé cette formule désespérée : « Payez et vous serez considérés ! » Mais l’État n’a cure des sentiments du contribuable et il dispose d’autres moyens de persuasion ; nous payons et nous ne sommes pas considérés.
— On a l’impression que les gens qui répartissent les impôts et décident un beau matin d’imposer ceci plutôt que cela, et celui-ci plus que celui-là, ces gens ont de la fantaisie, mais pas d’invention. On mettrait bien un impôt sur les percepteurs, mais qui le percevrait ?
— Des bandits fameux, pour échapper à la police, y sont entrés, et lui ont rendu des services dont, tous, y compris les policiers, se sont admirablement trouvés ; l’un d’eux même n’était-il pas devenu préfet de police ? Vous ne me direz pas, cependant, que, pour se soustraire à l’impôt, il suffirait de devenir agent du fisc, peut-être ministre des Finances ?
— On parle de l’égalité devant l’impôt, comme on parlerait de l’égalité devant la peste.
— Que celui qui n’a jamais fraudé le fisc, qui n’a jamais essayé, qui n’a jamais été tenté de frauder le fisc, lève la main !
— Que celui qui sait exactement, à un centime près, ce que l’État est en droit de lui réclamer légitimement, lève la main !
— On assure que nous sommes moins préoccupés de ce que l’on nous réclame que de ce que l’on réclame à notre voisin ; ce que l’on réclame à notre voisin nous préoccupe, certes, mais seulement par-dessus le marché.
— Qui donne aux pauvres prête à Dieu ; qui donne à l’État voudrait bien ne pas prêter à rire.
— Si les agents du fisc étaient psychologues, ils commettraient exprès au détriment du contribuable quelques menues erreurs évidentes, et s’empresseraient de les réparer ; la stupeur joyeuse du plus petit remboursement adoucirait du même coup le sévère désagrément du versement considérable. Les agents du fisc sont-ils ou ne sont-ils pas psychologues ? Ils commettent parfois des erreurs, mais pour ce qui est de les réparer, c’est une autre histoire, et, en règle générale, toute une histoire.
— Vous vous plaignez de payer des droits exorbitants sur votre tabac ? Vous n’avez qu’à ne pas fumer. Sans doute. Mais pour éviter à mes enfants des droits de succession exorbitants, n’aurai-je aussi qu’à ne pas mourir ?
— L’impôt est raisonnable ; ce qui le plus souvent est déraisonnable, ce sont les impôts.
— Tu ne crois pas, j’imagine, qu’une voyante va t’indiquer pour cent sous un trésor caché ; mais tu crois que ce banquier détient le secret de décupler ta fortune si tu la lui confies ; et tu la lui confies sans barguigner, au même instant que, sagement, tu refuserais cent sous à la voyante.
— On dit que la crédulité de leurs clients fait l’immoralité des banquiers ; mais la crédulité n’est-elle pas assez immorale, qui se persuade si aisément qu’un banquier peut, par des opérations licites et régulières, arriver à vous verser quarante pour cent d’intérêts annuels ? Et l’immoralité n’est-elle pas assez ingénue et crédule, qui consiste à prendre les quarante pour cent d’intérêts sur le capital et qui se flatte que puissent durer, à la fois, le capital et la confiance du client ?
— On parle toujours de la prodigieuse intelligence des banquiers véreux ; les banquiers qui ne sont pas véreux ne seraient-ils pas intelligents ?
— Pourquoi sont-ce les clients du banquier véreux qu’un argot imagé désigne sous le nom de poires, et pourquoi le même argot nomme-t-il véreux ces mêmes banquiers ? C’est dans la poire que se mettent les vers qui la rongent, ce sont les poires qui ont tôt fait, hélas ! de devenir véreuses.
— Vous ne vous plaindrez jamais qu’un banquier soit malhonnête qu’à partir du moment où vous constaterez qu’il vous a ruiné ; c’est donc qu’il n’y a pas de banquiers malhonnêtes, mais seulement des banquiers malchanceux ou maladroits.
— Entre celui que vous saluez comme un spéculateur hardi, et celui que vous traitez d’aigrefin de la finance, la différence importante est dans le succès.
— Le plus inquiétant n’est pas qu’il y ait tant de banquiers en prison, mais que tant de gens, à leur sortie de prison, puissent devenir banquiers, ou le redevenir.
— L’argent attire l’argent ? Quel enfantillage ! C’est quand on n’a pas d’argent qu’il faudra bien l’attirer.
— On dit qu’il n’y a plus de valeurs de père de famille ; c’est peut-être que, pour les rechercher et s’en contenter, il n’y a plus de pères de famille prévoyants, modestes et sages.
— On vous invite à faire travailler vos capitaux ; mais, quand ils se seront tués au travail, ce sera à vous de travailler double ; chacun son tour !
— Si au moins ces banquiers économisaient pour eux vos économies !…
— Vous avez toujours la ressource de placer votre argent dans un coffre ; si un cambrioleur s’en empare et l’emporte, du moins aurez-vous conscience de ne pas le lui avoir remis vous-même de bonne volonté.
— On a tort d’affirmer que ce sont les tableaux des Expositions de peinture qui entendent le plus de bêtises ; ils en entendent beaucoup, mais ne sont pas les seuls, et il ne faut pas sous-estimer ainsi tant d’autres occasions que l’on a d’entendre des bêtises, et d’en dire.
— Les gens qui prennent une couleur pour une autre, on dit qu’ils sont atteints d’une aberration de la vue que l’on appelle le daltonisme ; les peintres qui peignent noir ce qui est rose, et ce qui est jaune, violet, on n’a pas l’air de les traiter comme des malades.
— Un amateur de peinture n’est pas forcément celui qui aime la peinture, mais qui en achète ; et à supposer qu’il aime une certaine peinture, ce n’est pas forcément celle-là qu’il achètera, s’il tient à sa réputation d’amateur.
— Si les marchands de tableaux avaient un goût personnel, ils ne tarderaient pas à faire faillite.
— Il n’est que trop vrai que des peintres ont parfois vendu cent sous des toiles qui, par la suite, ont été revendues cent mille francs, et c’est grand dommage ; c’est dommage pour les héritiers du peintre, mais c’est dommage aussi pour les destinées de la peinture, et pour l’erreur de tant de gens qui s’imagineront que, pour qu’une toile vaille cent mille francs, il suffit de l’avoir payée cent sous.
— Ces peintres vous disent qu’ils ne reproduisent pas la nature, qu’ils l’interprètent ; encore conviendrait-il que ce ne fût pas dans une langue qu’ils inventent à mesure et que personne ne comprend.
— Les tableaux n’entendent peut-être pas le plus de bêtises ; mais sans doute est-ce devant eux que se commet le plus de lâchetés.
— Voici un général qui a gagné des batailles ; son courage civique égale son courage militaire ; et il n’a pas tiré les oreilles du mauvais plaisant qui lui présente ceci comme son portrait, — et même il le lui paie !…
— J’aime à imaginer que cette charmante jeune femme, qui témoigne devant les étrangers, et surtout devant ses amies, d’un si bruyant contentement d’avoir été prise pour modèle par le maître à la mode, pleure le soir, toute seule, dans son lit, quand elle pense à l’image que conserveront d’elle, si charmante et vraiment jolie cependant, ses enfants et ses petits-enfants.
— Vous me voyez comme ça, mon cher maître ? Eh bien ! c’est bon, vous avez fini de me voir !…
— Et dire qu’il y a tant de créatures ravissantes et de si beaux couchers de soleil !…
— Il y a ceux qui construisent les maisons et ceux qui devront les habiter ; les premiers sont les architectes, les autres, tant pis pour eux !…
— Les passants, dans la rue, disent : — Oh ! la jolie maison !… Mais c’est l’intérieur de la maison qu’on habite.
— Un architecte distrait oublie l’escalier ; un architecte de génie le supprime ; l’architecte de génie, quand il dessina cette maison sans escalier, n’était peut-être qu’un architecte distrait ; mais il n’en voudra pas démordre.
— Cette chambre à coucher est ravissante, mais où mettra-t-on le lit ? Il est vrai que l’on fabrique, par ailleurs, des lits où l’on ne peut pas se coucher, comme des fauteuils où l’on ne peut pas s’asseoir, non plus que l’on ne peut rien poser sur la table.
— La tour de Babel demeure à l’origine de l’architecture : on a remplacé la confusion des langues par la confusion des styles.
— On peut construire des maisons basques dans toutes les rues de Bois-Colombes ; on ne fera pas que Bois-Colombes soit en pays basque.
— Les maisons ont beau cacher le ciel, il y a le ciel d’abord, et la couleur du ciel, qui se moquent des maisons et qui dureront plus longtemps qu’elles.
— Les architectes se rendent-ils suffisamment compte que ce sont eux qui collaborent le plus directement avec Dieu ? Il y avait ce morceau de sol créé par Dieu, ce vallon ou cette montagne ; les ingénieurs y ont tracé une ville, des rues, mais ce sont les architectes qui lui ont donné une physionomie, un aspect particulier ; quelle responsabilité ! Et Dieu s’y reconnaîtra-t-il ?
— On met au concours, entre les architectes, les plans d’une grande banque, d’un cinéma, d’un hôtel de ville ou d’un hôtel des postes ; on ne leur demande jamais de construire une toute petite maison, où l’on serait tranquille et heureux.
— Plaise aux architectes que le bon sens n’en soit pas réduit un jour, par leurs caprices ou par leurs exigences, à coucher sous les ponts !
— Du jour où certains poètes ont cessé d’adapter leur production aux règles d’une prosodie fixe et d’un rythme précis, le public s’est trouvé dans une grande incertitude sur le point de savoir ce qui était poésie et ce qui ne l’était pas.
— Tous les hommes sont poètes ; mais la plupart ignorent qu’ils le sont, et d’aucuns, qui le savent, en ont honte.
— Une certaine disposition typographique n’est pas plus poésie, que n’est philosophie une certaine disposition de l’esprit.
— Les collégiens nomment philosophes ceux de leurs camarades qui suivent les cours de la classe de philosophie ; j’ai toujours pensé que si, au sortir du collège, nous pouvions ne rien oublier du jargon et des notions philosophiques qui nous furent enseignés en classe, nous continuerions à faire dans la vie, figure, en effet, de philosophe.
— Si vous me dites : « — Vous êtes philosophe ! », ou si vous m’appelez : — « Poète !… » jurez-moi que, dans l’un et l’autre cas, vous avez voulu me faire un compliment ?
— La poésie doit parler à l’âme ; la philosophie se contentera d’en parler.
— Il y a des philosophes dangereux, plus que des poètes dangereux ; mais il y a des poètes et des philosophes également ennuyeux, qui est bien aussi un égal danger.
— Il ne faut pas croire que les femmes soient moins sensibles à la séduction des philosophes que des poètes ; elles demandent au poète qu’il les berce, les émeuve et les charme ; il suffira au philosophe de les étonner.
— Un poète souffre et se plaint d’être incompris ; un philosophe que l’on ne comprend pas n’a pas à en souffrir, et ne songe pas à s’en plaindre, au contraire ; les poètes ont donc tout avantage à imiter sur ce point les philosophes, et à se laisser traiter comme eux.
— Le domaine du philosophe est plus étroit que celui du poète ; le poète a licence de s’exercer sur tous les thèmes philosophiques, tandis qu’il est des thèmes poétiques auxquels un philosophe ne saurait décemment s’appliquer ; cela revient à dire que ce qui ne vaut pas la peine d’être médité, on peut toujours le mettre en vers.
— Vivre d’abord, philosopher ensuite ? La formule est incomplète ; on vit d’abord, ensuite, on fait des vers, et, après cette expérience poétique, alors seulement, en effet, il y a des chances pour que l’on songe à philosopher.
— Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’intellectuels qui n’aient jamais fait de vers, même parmi les philosophes.
— Le volume de vers, par lequel la majorité sinon l’unanimité des écrivains ont débuté dans la littérature, n’est pas toujours leur meilleur ouvrage ; c’est presque toujours le plus sincère ; ce n’est jamais un volume de vers philosophiques.
— Où avez-vous vu que l’homme de bon sens avait un parti pris d’hostilité contre les philosophes et les poètes ? Il ne demande qu’à les aimer, et, par conséquent, à les comprendre, et se déclare prêt pour cela à beaucoup d’application et de complaisance ; encore faut-il qu’eux aussi y mettent du leur ; sinon ne sont-ce pas eux, les philosophes et les poètes, dont on pourrait justement accuser le parti pris d’hostilité contre tout homme de bon sens ?
— Il n’est pas sans exemple que bon sens, poésie et philosophie se soient accordés, et ce sont même, je crois, d’assez grands exemples.
— L’homme de bon sens aura commerce avec les poètes et les philosophes, mais il souhaite que chacun garde sa place, qui est belle, et de pouvoir les goûter, séparément, chacun à son heure.
— Il suffit de regarder, dans une salle de concert, le véritable mélomane, son visage que l’on dirait absent, où les yeux se ferment à demi, et dont le front pensif repose comme accablé sur sa main fiévreuse : on voit tout de suite que cette musique-là n’est pas un simple amusement ni un badinage.
— La musique, plus que tous les arts, agit le plus directement sur les sentiments de qui l’écoute : elle les exprime à la fois et elle les provoque.
— Il y a ce que la musique nous apporte, et tout ce que nous lui ajoutons.
— La musique n’est pas un langage mais une forme de langage ; c’est pourquoi nous pouvons lui faire dire tout ce que nous voulons, au fur et à mesure, et à l’instant même.
— Il n’est pas impossible que des gens très intelligents se rencontrent, qui n’entendent rien à la musique ; pourquoi serait-il impossible que de très grands musiciens se fussent rencontrés qui n’étaient pas très intelligents ?
— Vous dites aux gens qui n’aiment pas la musique : — Vous ne savez pas ce que vous perdez !… — Mais comme ils ne le savent pas, ils s’en moquent.
— On imagine mal un être humain, homme ou femme, qui, au cours de sa vie entière, n’aurait jamais chanté, même faux.
— Que j’aie envie de chanter ne signifie pas nécessairement que j’aime la musique ; et d’autres, qui aiment la musique, préféreraient peut-être ne pas m’entendre chanter.
— Neuf personnes sur dix, si elles chantent, c’est pour extérioriser leur joie, et quand elles se sentent le cœur gai : « Chante, rossignol, chante, toi qui as le cœur gai !… » dit une vieille chanson française. La gaîté apparaît donc un des éléments essentiels, sinon l’essence même de la musique ; d’où vient, alors, ce discrédit dont on frappe la musique gaie ?
— Il n’y a pas trente-six genres de musique, il n’y en a pas trois, mais deux seulement : la bonne musique et la mauvaise. Et si toute espèce de musique gaie n’est pas bonne, c’est un inconvénient qui lui est commun avec beaucoup de musique sérieuse.
— Un musicien compose de la musique de chant, pour qu’elle soit chantée ; de la musique de danse, pour qu’elle soit dansée ; n’a-t-il pas pour interprètes des chanteurs et des chanteuses, dont la mission est de chanter, comme ont pour mission de danser les danseurs et les ballerines ? N’en mettez pas votre main au feu !
— On a répandu l’opinion que l’on n’allait pas à l’Opéra pour entendre de la musique ; alors pourquoi y aller ? C’est bien simple, on n’ira plus.
— Ce que l’on peut toujours dire, c’est qu’il est plus normal de tenir un chien en laisse ou un chat dans ses bras, qu’un lionceau ou un éléphant, même un petit éléphant.
— Les uns qui préfèrent les chiens, tandis que d’autres préfèrent les chats, s’accordent les uns et les autres dans un commun mépris des gens qui n’aimeraient ni les chiens ni les chats.
— De jeunes galopins qui attachaient une casserole à la queue du chien, ou qui coupaient la moustache du chat, n’ont pas tous fini sur l’échafaud comme on le leur avait promis ; mais ce n’est pas non plus une garantie pour entrer à l’École Polytechnique.
— Qui décide de la race et de la beauté des chiens, ce sont les hommes ; c’est une grande présomption ; et tel, à qui nous décernons une médaille d’honneur, n’est peut-être pas du tout honoré ni considéré parmi les autres chiens.
— N’affirme-t-on pas qu’un chat retombe toujours sur ses pattes, même s’il est précipité du haut d’un quatrième étage ? Néanmoins, si j’ai un conseil à te donner, et si tu aimes ton chat, n’essaie pas.
— Notre chat est toujours le plus intelligent ou notre chien le plus fidèle ; et nous mettons, à rapporter les traits de cette fidélité et de cette intelligence surprenantes, le même empressement un peu agaçant et naïf qu’à citer les mots de nos enfants.
— Croyez-vous que la mère Michel avait des enfants ?
— On a tellement répété aux gens que ne pas aimer les bêtes était l’indice d’un cœur sec, que celui qui n’a ni chiens ni chats tient à s’en excuser par le nombre de ses enfants ou l’exiguïté de son logement.
— Aimer les chiens, avoir des chiens, est plus distingué ; aimer les chats, avoir des chats, est plus « artiste ».
— Tu dis de ton chien, de ton chat, qu’il ne lui manque que la parole ; heureusement, car si tu y réfléchis, tu verras à quel point cela facilite et simplifie tes relations avec eux, qu’ils ne parlent pas.
— Que l’amour des bêtes ne soit pas une forme de la misanthropie ; il est toujours facile de prêter à son chien ou à son chat les qualités que l’on refuse aux hommes ; et il est toujours plus facile de s’entendre avec qui, même s’il ne vous obéit pas toujours, ne vous contredit jamais.
— Ne répète pas trop que les bêtes te consolent des gens ; sinon l’on jugera que tu te consoles à bon compte.
— Certains paysages t’arrachent ce cri : « Ah ! si j’étais peintre ! » Mais tu n’es pas peintre.
— L’homme a tellement accoutumé de tout ramener à sa taille, que même les spectacles de la nature, il croit toujours voir un cadre autour.
— Les paysages ne sont pas faits pour les peintres paysagistes, ni avec la collaboration des architectes paysagistes.
— Ce ne sont pas toujours les sites les plus grandioses qui nous émeuvent davantage, et nous serions fort à plaindre si, pour garder le souvenir d’une promenade, il nous fallait, en nous promenant, avoir rencontré une cascade, une grotte, un précipice, un volcan…
— Il est des paysages pour les solitaires, d’autres où l’on se plairait avec de nombreux compagnons ; d’autres enfin que nous ne goûterons pleinement que si nous ne sommes pas seul, si nous ne sommes pas plusieurs, si nous sommes deux.
— Je crois que c’est une condition excellente pour admirer un paysage que d’être amoureux ; je suis moins sûr que deux amants qui se trouvent réunis devant le plus beau paysage du monde, songent, non pas à l’admirer, mais, d’abord, à le regarder.
— Quand tu demandes à quelqu’un s’il préfère la montagne, la campagne, ou la mer, tu t’attends bien à ce que sa réponse lui soit dictée par des raisons de santé, de commodités, ou de convenances mondaines ; sinon, sais-tu que ce que tu lui demandes là, s’il s’interrogeait vraiment et qu’il fût sincère, c’est de te révéler d’un trait tout son caractère, de te livrer le fond de son cœur ?
— Si, chaque fois que l’on répète qu’un paysage est un état d’âme, l’auteur de cette définition ingénieuse touchait dix sous, il serait riche ; et même s’il devait rendre cent sous à tous ceux qui, après avoir fait la citation, en auraient donné une explication satisfaisante, sans doute ne serait-il pas encore près d’être ruiné.
— Un paysage est moins un état d’âme qu’une succession d’états d’âme ; car notre âme immobile subit la diversité de nos sentiments, comme les mêmes paysages se transforment à la lumière changeante des heures, des jours, des saisons.
— Les paysages vieillissent aussi ; non ? c’est nous qui vieillissons ? C’est la même chose. Et quand tu prétends que l’on ne devrait jamais revoir les paysages où l’on a eu vingt ans, tu peux être tranquille, tu ne les reverras jamais ; ce sont les mêmes et c’est encore toi, cependant ; mais tu ne parviendras pas à les reconstituer, pas plus qu’ils ne te reconnaissent.
— On voudrait que le plus beau paysage qu’emportera notre mémoire ou qu’aura créé notre imagination, fût celui sur lequel, après notre naissance, nos yeux se seront ouverts pour la première fois.
— Pourquoi n’y aurait-il pas des actrices vertueuses ? Il doit y en avoir, il y en a.
— Qu’il est difficile de se persuader que les actrices sont des femmes comme les autres !
— Une femme, publiquement, au milieu d’hommes qui ne la quittent pas du regard, s’évertue à convaincre, à émouvoir, avec de grands éclats de voix qui forcent l’attention et un costume combiné pour qu’on la remarque : c’est une actrice ? Non, une avocate.
— Tu t’inquiètes, parce que l’actrice devra exprimer, avec l’accent de la vérité, des sentiments qu’elle n’éprouve pas ; et si elle les éprouve réellement, tu t’inquiéteras bien davantage.
— Ce ne sont pas toujours les comédiennes de profession qui mériteraient qu’on les traitât de cabotines.
— On a tellement entendu parler de l’atmosphère enivrante des coulisses que, lorsqu’on la respire, on est ivre d’avance ou fort étonné de ne pas être enivré ; mais beaucoup, pour ne pas en avoir le démenti, continueront de faire comme s’ils étaient ivres.
— Si un père ou un mari prétendaient user avec leur fille ou avec leur femme d’une autorité comparable à celle dont disposent à l’égard des actrices, l’auteur, le directeur, le régisseur : « — Mets-toi là… — Avance !… — Recule !… — Plus bas !… — Plus fort !… — Recommence !… » comme elles auraient vite fait de secouer ce joug tyrannique ! Le père ou le mari, dis-tu, se rattraperont s’ils sont eux-mêmes le régisseur, le directeur, l’acteur, et, actrices, leur femme ou leur fille ? N’en sois pas si sûr : il y a des chances pour que ce soient celles-ci qui prétendent alors avoir l’autorité de l’auteur, du directeur et du régisseur tout ensemble.
— Je ne vois guère qu’un médecin, et dans un cas grave, qui pourrait obtenir qu’une femme se soumît à un traitement aussi absorbant, fastidieux et pénible qu’est le travail absorbant, pénible et fastidieux des répétitions.
— Même celles, parmi les actrices célèbres, dont on a pu dire qu’elles n’étaient pas jolies, elles n’étaient pas laides, et le succès vient toujours plus rapide et plus complet à une actrice quand elle est jolie : expliquez pourquoi ?
— On assure que l’excès et la variété des passions qu’elles sont tenues de représenter sur la scène ne tentent pas plus les actrices que les bonbons qui, dans un magasin de confiserie, sont laissés à la disposition des vendeuses ; mais il ne faut pas oublier que les premiers jours qu’elles sont là, le confiseur invite lui-même ses nouvelles vendeuses à goûter, tout leur saoul, à tous les bonbons.
— Il serait intéressant de savoir qui, d’elle ou de son mari, arrive le plus aisément à supporter avec indifférence les baisers que les nécessités de son emploi obligeront, dans la plupart de ses rôles, une actrice, à recevoir ou à donner.
— On conseille au mari de cette actrice de faire la part du feu ; sans doute est-il préférable d’éviter les risques d’incendie.
— Rien n’empêchera jamais que certains hommes s’éprennent de certaines femmes, tant qu’il y aura des hommes et des femmes, actrices ou non. Et pourquoi ne pas s’éprendre de celle-ci, qui est une actrice ? Aime-la, malgré sa qualité d’actrice, car l’amour ignore qui il aime. Mais si tu devais l’aimer à cause de sa qualité d’actrice, ce serait bien tant pis pour toi.
— Se rend-on suffisamment compte que le cinématographe est le premier moyen entièrement nouveau qui ait été fourni aux hommes pour représenter une action dramatique avec ses circonstances et ses personnages, depuis les Dionysiaques et le chariot de Thespis ?
— Il est singulier qu’aussitôt en possession d’établir et de conserver une image exacte de la vie, et de ce qui les intéresse dans la vie, les hommes aillent tout de suite et tout droit aux épisodes les plus niais, les plus factices, les plus saugrenus.
— À l’impossible nul n’est tenu ; mais ne parle-t-on pas précisément des merveilleuses possibilités de l’art cinématographique ?
— Pascal recommandait aux hommes : « Abêtissez-vous ! » Le savant clermontois qui passe, d’ailleurs à tort, pour avoir inventé la brouette, n’avait pas imaginé, cependant, les merveilleuses possibilités du cinéma.
— Il est indispensable de noter que la grande extension des exploitations cinématographiques a coïncidé avec une période, où, après les secousses d’un bouleversement mondial, nous ne souhaitions peut-être pas de nous abêtir, mais ne souhaitions certainement rien d’autre que de ne pas nous fatiguer.
— Les véritables amateurs vous confient : « Ce qu’il y a d’agréable au cinéma, c’est que tu es bien installé, tu vois de jolies images, tu entends de la musique, un minimum de paroles, et tu n’es obligé de penser à rien. » Tu penses !…
— Les gens qui ne pensent à rien affirment que c’est pour mieux rêver ; c’est pourquoi le texte du cinéma parlant, pour ne pas gêner la rêverie du spectateur, doit être vide de toute pensée : il s’en charge !…
— Il y a toujours eu des cœurs romanesques ; mais convenez que ceux d’aujourd’hui sont favorisés, entre l’aviateur et la vedette de cinéma.
— On ne refusera pas au cinéma qu’il ait, à défaut de beautés intellectuelles, accordé sa place à la beauté physique.
— Une des séductions de l’aviateur et non des moindres est qu’il risque sa vie magnifiquement ; une des séductions de la vedette de cinéma est combien magnifiquement elle la gagne.
— Le cinéma a créé partout autour de lui une atmosphère de conte de fées et de mille et une nuits, à la fois par les spectacles qu’il évoque et par la pluie d’or qu’il répand. Prenez garde que son prestige serait gravement compromis le jour où ses principaux interprètes ne toucheraient plus que des appointements de sociétaire à part entière, et où l’on apprendrait que l’on n’a pas dépensé plus pour tourner un film que pour monter une pièce à la Comédie-Française.
— La supériorité du cinéma sur le théâtre, c’est qu’il est un bien plus grand marchand d’illusions et qu’il transporte partout sa boutique. Un film est le même à New-York, à Londres, à Berlin, à Paris et à Quimper-Corentin. Et la midinette et le petit employé de Quimper-Corentin se persuadent qu’ils n’ont qu’à faire du cinéma, puisque tout le monde peut en faire, pour triompher eux-mêmes et gagner des millions à Paris, à Berlin, à Londres, à New-York…
— Combien de fois le nom d’Hollywood, nom difficile cependant, n’est-il pas prononcé jusque dans les plus lointaines, les plus humbles bourgades du Languedoc et de la Basse-Bretagne ! Et comment l’y prononce-t-on ?
— Pour médiocre que l’art cinématographique se soit montré jusqu’ici à peindre les mœurs, il n’en reste pas moins que nul, avant lui, n’avait exercé sur elles une telle influence et ne les avait à ce point modifiées. Mettez un cinéma dans le bourg de Normandie où elle se morfond, et il vous faudra récrire Madame Bovary.
— Le journalisme consiste à écrire dans les journaux, ce qui ne signifie pas que tout ce qui paraît dans les journaux ait été écrit par des journalistes.
— Celui qui rédige le bulletin politique est un journaliste ; celui qui rédige le bulletin des Halles, on l’appelle un journaliste ; celui qui rédige le bulletin financier s’intitule un journaliste ; et il y a des journalistes d’opinion, des journalistes d’information, et même des journalistes de chantage ; comment voulez-vous que le public s’y reconnaisse ?
— Le public a cessé de considérer le journaliste uniquement sous l’aspect d’un homme qui a ses grandes et ses petites entrées chez tous les ministres, qui tutoie des actrices, et qui écrit ses articles sur une table de café ; mais il continue de voir en lui l’heureux gaillard aux poches toujours pleines de billets de théâtre et de permis de chemins de fer. Et comme le rêve de tout Français a toujours été de ne pas payer sa place dans les salles de spectacle ni dans les trains, c’est pour cela que vous voyez tant de jeunes Français souhaiter d’entrer dans le journalisme.
— On peut avoir composé des vers charmants, avoir la tête remplie de projets de romans et de pièces de théâtre, et ne pas savoir rédiger un fait divers ni mener une enquête dans les commissariats de police. Mais cela s’apprend, et mieux qu’à faire des vers.
— On a trop dit que le journalisme était une chose, et la littérature une autre chose ; d’accord ; mais cela ne les empêche pas d’entretenir des relations qu’ils ont, l’un et l’autre, intérêt à rendre les meilleures, et les plus fréquentes. Ils sont tout de même de la même famille.
— L’homme de lettres n’est pas forcément un journaliste qui a réussi, ni le journaliste un littérateur qui a mal tourné.
— Chronique s’emploie aussi avec le sens de répétition, et quand ce journaliste se flatte d’avoir une idée par jour, il entend qu’il ne lui est pas interdit de reprendre plusieurs fois d’anciennes idées à lui, et même celles des autres.
— Un livre, un poème aujourd’hui méconnus, il n’est pas défendu d’espérer qu’ils prendront leur revanche, qu’ils auront leur tour ; un article de journal, un numéro de journal, c’est tout de suite qu’il faut qu’ils trouvent leurs lecteurs et qu’on les lise ; tout de suite ou jamais.
— Faire un journal n’est rien ; le problème est de le faire lire.
— Ce n’est pas une fois par hasard, c’est tous les jours qu’il faudra que des gens, en échange de leurs deux sous, de leurs cinq sous, prennent l’habitude de demander tel journal, ton journal ; à toi de créer cette habitude, puis de la transformer peu à peu en un besoin, comme du pain quotidien ; tâche admirable mais souvent décevante, et jamais facile…
— Il devrait être beaucoup pardonné aux journalistes parce qu’il leur aura fallu beaucoup aimer leur métier.
— Oui, il y a des journalistes indépendants ; oui, il y a des journalistes désintéressés ; oui, il y a des journalistes de talent. Et ce sont les mêmes ? Pourquoi pas ?
— Il n’est pas impossible qu’il y ait eu des hommes de génie et des héros, voire des saints, qui étaient des rustres ; mais la société n’est pas composée de saints, de héros, d’hommes de génie ; ceux-là, nous les admirons, mais nous ne vivons pas avec eux ; et les gens avec qui nous vivons et qui n’ont ni grande sainteté, ni génie éblouissant, ni prodigieux héroïsme, il est tout de même bien agréable que ce soient des gens bien élevés.
— Ne confondons pas l’éducation et les convenances : mettre l’orthographe n’empêche pas toujours les fautes de français.
— On n’a que trop tendance à juger un convive moins sur sa façon de s’exprimer que sur la façon dont il pèle une pêche.
— Un haut rang, une grande fortune, ne sont pas toujours des gages de bonne éducation ; et parfois un très haut rang semble autoriser celui qui l’occupe à se montrer mal élevé, comme une très grande fortune, celui qui la possède, à se montrer ladre.
— Il y a de malhonnêtes gens qui sont parfaitement élevés ; cela vaut mieux encore que s’ils étaient malhonnêtes et mal élevés.
— J’aime à répéter ce que le vieux bourgmestre de Bruges disait aux Allemands qui l’avaient arrêté après leur entrée dans la ville : « Fusillez-moi, si vous voulez, mais soyez polis ! »
— Il faut bien voir que les bonnes manières sont d’un usage plus courant que les beaux sentiments.
— L’éducation est d’abord une discipline ; mais ce n’est rien d’appliquer une discipline, si l’on ne sait au nom de quels principes l’appliquer.
— Certaines méthodes d’éducation modèlent de charmantes statues, mais des statues posées de travers et sur le sable.
— Tu te décourages et te lamentes : « Croyez-vous que l’on fasse ce que l’on veut de ses enfants ? » Si l’on en faisait ce que l’on veut, nos enfants seraient pourvus de toutes les perfections.
— L’éducation, sans être une garantie absolue contre les mauvais instincts, gêne leur manifestation, les retarde, et c’est toujours ça de gagné.
— Pourquoi ne voulez-vous pas que les bonnes habitudes se prennent comme les mauvaises, et que les mauvaises se perdent comme les bonnes ?
— Sous prétexte que l’on ne fait pas ce que l’on veut, ce n’est jamais une raison pour ne rien faire.
— Disons-nous bien qu’il y a toujours un moment où l’on reconnaît à un trait de caractère, à une expression, à un geste, à une nuance, à un rien, si tu as été élevé dans ta famille ou par des étrangers, si tu avais perdu ta mère…
— Hélas ! qu’elle est lourde la responsabilité d’une mère qui s’occupe si peu de ses enfants que l’on pourra croire, plus tard, qu’ils l’avaient perdue !
— Un père ne remplace pas une maman ; mais que ce ne soit pas pour décourager les pères dans leur tâche non moins nécessaire d’éducateur ; et faut-il que plus les mères sont frivoles, plus les pères se fassent négligents ?
— La faillite de l’éducation aboutit à son renversement ; les pères demandent conseil à leurs fils et les mères semblent élevées par leurs filles ; eh bien ! n’est-ce pas encore une forme d’éducation ?
— Quand on parle du mariage, pourquoi prendre aussitôt cet air badin ou malin ? Je vous assure qu’il n’y a pas de quoi rire.
— Mariages d’inclination, de raison, d’intérêt, de convenances, la question est moins de savoir pourquoi l’on se marie que comment on se comporte et comment on se supporte, une fois mariés.
— Des gens se marient comme on se jette à l’eau ; n’en est-il pas qui prétendent que, pour apprendre à nager, c’est la bonne méthode ?
— On a dit que, si on réfléchissait avant le mariage, on ne se marierait jamais ; il y a bien d’autres choses que nous ne voudrions jamais faire ou que nous n’aurions jamais faites à la réflexion.
— L’officier de l’état civil n’est pas un sorcier, et « Au nom de la loi vous êtes unis » n’est pas une formule magique pour conjurer le mauvais sort.
— Le mariage n’est qu’un moyen d’être heureux ; l’erreur serait de le confondre avec le bonheur.
— Peu de gens mariés auront passé toute une longue existence conjugale sans connaître une heure, une minute, où ils regrettaient de n’être point célibataires ; je le crois ; mais je crois aussi que bien peu de célibataires, et parmi les plus endurcis, n’auront jamais, une heure, une minute, souhaité d’être mariés.
— On s’étonnera que, pour un mariage, on s’entoure parfois de moins de garanties, on exige moins de références, que pour le choix d’un secrétaire ou d’une dactylographe, d’une nourrice ou d’un maître d’hôtel.
— Comme nous avons du mal à nous rendre un compte exact de ce qu’est le temps, la durée !… Quand nous aimons, nous sommes persuadés que c’est pour la vie, et nous nous persuadons beaucoup plus difficilement que c’est pour la vie, et cela pour tout de bon, que nous sommes mariés.
— Mettre en commun toutes les joies et toutes les peines ne consiste pas à ce que l’un prenne toutes les peines, et l’autre toutes les joies pour soi.
— On ne saurait dire d’aucun homme ni d’aucune femme qu’ils soient faits pour le mariage ; le mariage est toujours un certain mariage auquel il faudra que s’adapte, chacun de son côté, chacun des conjoints.
— On critique ces ménages qui ne sont, dit-on, que des associations ; mais est-ce que tout ménage ne doit pas être aussi une association ?
— Ne te plains pas trop si ta félicité conjugale semble se réduire bientôt à une série d’habitudes ; c’est toujours ça ; et il y a de bonnes et de délicieuses habitudes.
— Je conviens que l’exemple de Roméo et Juliette a plus d’éclat que celui de Philémon et Baucis ; mais leur bonheur dure moins longtemps ; et sait-on ce que serait devenu le ménage de Roméo et de Juliette ?
— Opposer l’amour et le mariage a été l’invention mensongère et intéressée d’un amant qui ne voulait pas épouser sa maîtresse ou d’une femme qui redoutait la maternité ; la vérité est que le mariage apparaît, bien au contraire, comme la pierre de touche de l’amour.
— Un homme et une femme qui s’avancent dans la vie et tout le long de leur vie la main dans la main, ce n’est qu’une image ; c’est tout de même une assez belle image.
— Un jeune homme est un jeune homme ; un vieillard est un vieillard ; et c’est également un tort de traiter le premier comme un futur vieillard et de prendre le second pour un ancien jeune homme.
— Si tu veux considérer que tout jeune homme est un vieillard qui commence, et tout vieillard un jeune homme qui continue, c’est donc que la vieillesse serait l’épanouissement de la jeunesse ? Enfantillage !
— On déclare avec un grand accent de mélancolie et d’un ton nostalgique : « Si jeunesse savait… si vieillesse pouvait ! » Là-dessus on ajoute que savoir c’est pouvoir : il faudrait s’entendre !…
— On se fait plus facilement illusion sur ce que l’on sait que sur ce que l’on peut.
— Un vieillard n’a pas à se lamenter ni à regretter constamment de n’être plus jeune ; mais il ne doit pas non plus oublier qu’il l’a été. — Un vieillard dit volontiers : « De mon temps ! » Un jeune homme aussi ; seulement le temps dont parle chacun n’est pas le même.
— Un jeune homme ne peut envier à un vieillard que ce qu’il possède ; à un jeune homme, un vieillard envie ce qu’il est.
— Un vieillard est riche de ses souvenirs ; un jeune homme de ses espérances ; le trésor des souvenirs est limité par notre mémoire ; le trésor de l’espérance est illimité.
— Un vieillard gorgé d’or et chargé d’honneurs dit à ce jeune solliciteur, avide et affamé : « Je donnerais tout ce que j’ai pour avoir votre âge ! » Mais celui-ci ne le croit pas.
— Quand on oppose des vieillards et des jeunes gens, on imagine toujours que la renommée et la fortune sont l’ordinaire et naturel apanage de la vieillesse ; mais il y a aussi de vieilles gens qui sont des ratés, et très misérables.
— Le manque d’indulgence dans la façon dont certains vieillards jugent certains jeunes gens peut passer pour de la jalousie ; des jeunes gens, à l’égard des vieillards, ce ne peut être que de la cruauté.
— Comme les jeunes gens sont pressés ! comme les vieillards sont tenaces !
— Si chacun consentait à occuper sa place, il y aurait certainement de la place pour tout le monde ; mais les jeunes gens bousculent les vieillards qui s’entêtent à vouloir demeurer parmi les jeunes gens.
— L’âge n’est rien quand on a la santé ; il serait plus exact de dire que, quand on n’a pas la santé, rien n’est rien.
— Une hygiène habile et soigneuse, des artifices de toilette ingénieux, prolongent une confusion des âges dont on est quelquefois la dupe et toujours, en fin de compte, la victime. Et ce que je dis ici des hommes, je suis bien obligé d’ajouter que je le dis aussi des femmes ; car l’âge n’a pas de sexe et le mot vieillard n’est, en particulier, ni masculin, ni féminin, mais neutre.
— On reproche à ce vieil homme, à cette femme qui n’est plus jeune, de ne pas savoir vieillir ; hélas ! s’ils ne le savent pas, nous le savons pour eux !
— On s’émerveille de voir comment le quadragénaire, qui faisait figure de barbon dans les comédies de Molière, apparaît le parfait séducteur du théâtre contemporain ; comment une femme de trente ans, que Balzac nous présentait au sommet, sinon au déclin de sa carrière amoureuse, est, de nos jours, prise, ou presque, pour une ingénue ; et ce sera peut-être, en effet, l’une des conquêtes de la société future, et la plus forte originalité de nos petits-neveux et de nos petites-nièces, que pour eux, et surtout pour elles, la vieillesse ne commencera guère qu’aux alentours du septuagénat. Grand bien leur fasse ! Mais ce sera toujours reculer pour mieux sauter !
— Il y a bien des façons de voyager, et bien des sortes de voyages : voyages d’affaires, voyages d’exploration, voyages d’agrément ; et pourtant au seul mot de voyage, tous, tant que nous sommes, et quel qu’il doive être, nous dressons l’oreille, nous humons le vent.
— Voyager, c’est moins s’éloigner de chez soi que sortir de soi ; un homme en voyage n’est jamais tout à fait le même qu’au coin de son feu.
— Personne ne se trouve si bien chez soi qu’il n’éprouve, par instant, le besoin d’aller autre part ; même au Paradis terrestre, il n’est pas sûr que le premier homme n’eût pas fini par demander à Dieu d’être chassé, non plus comme punition mais comme récompense, pour voir du pays.
— L’inquiétude humaine, c’est surtout le désir de changer de place.
— Un voyageur peut ignorer la géographie comme un marin ne pas savoir nager.
— Il y a les voyageurs qui ne tarissent pas en récits de voyages, et ceux qui semblent n’avoir rien vu, rien retenu, et à qui il faut, comme on dit, arracher les paroles ; peut-être ces derniers sont-ils les vrais voyageurs, qui, en voyageant, ne songeaient qu’à leur voyage, et non à ce qu’ils en raconteraient au retour.
— Ce n’est pas partir qui est mourir un peu, c’est arriver.
— Content de partir, content de rentrer, — dit cet autre : alors il n’est qu’un niais ou un hypocrite.
— Je n’aime pas à entendre vanter avec cette emphase les joies du retour ; vous n’aviez qu’à ne pas partir ; ou si, pour goûter le commerce de certaines gens, la possession de certaines choses, il vous faut d’abord les avoir quittés, ce ragoût de l’absence, que vous proclamez ainsi nécessaire, n’est sans doute pas très flatteur pour eux, ni très rassurant.
— Celui qui est allé partout, où voulez-vous que son imagination l’emmène ? Mieux vaut goûter le regret nostalgique de certains pays où nous n’irons pas, de certains voyages que nous ne ferons jamais.
— Les Indes !… Le Japon !… Ah ! si j’étais libre !… Ah ! si j’étais riche !… — Tu es libre, tu es riche, et tu ne vas ni aux Indes, ni au Japon…
— Les uns préfèrent explorer sans cesse des contrées nouvelles ; d’autres retourner, chaque fois qu’ils le peuvent, aux lieux qu’ils avaient visités une première fois ; c’est toujours la question de savoir qui vaut le mieux, de lire ou de relire.
— La plus pressante invitation au voyage n’est ni la sirène du bateau, ni le sifflet de la locomotive, ni le ronflement du moteur de l’automobile ou de l’avion ; c’est un parfum, une couleur, un nom : l’odeur de l’ananas ou de la vanille ; le plumage d’un oiseau de Paradis, — Pampelune, Honolulu, Chandernagor…
— N’est-il voyage que sur la mer ? Nous sommes moins sensibles à la poésie et à la séduction des gares qu’à celle des ports.
— Il y a de grands voyageurs qui ne sont jamais partis.
— On n’entre pas dans l’Histoire : on y est ; seulement, il est impossible de s’en rendre compte, et, le pourrait-on, on ne le dirait pas.
— Qui donc décide : « Ceci est de l’Histoire ; ceci n’en est pas ! » Qui donc trie et choisit les faits historiques, les personnages historiques ? Au nom de quels principes, en vertu de quels pouvoirs, et qui les a choisis eux-mêmes, qui les en a chargés ?
— L’un écrit l’histoire des mœurs, l’autre des institutions, celui-ci l’histoire politique, celui-là l’histoire militaire ; comment arrivent-ils à distinguer tout cela, comme si les individus, les peuples, les nations, les gouvernements s’étaient dit, bien gentiment, au fur et à mesure : « Attention, nous allons travailler pour l’histoire militaire !… Un peu pour l’histoire politique à présent, attention !… »
— Il semble bien que l’importance d’un fait, d’un personnage, dépende de la place que lui consacrent les historiens ; cependant ce que ce personnage accomplit de plus ou moins important, comme les conséquences plus ou moins importantes qui auront découlé de ce fait, l’historien, qui n’existait pas encore, n’était pas là pour en juger, et de lui surtout, il est manifeste que l’on ne se préoccupait guère.
— Que l’Histoire enregistre des noms, des faits, des dates, c’est-à-dire des résultats ; c’est lorsqu’elle se pique d’indiquer les causes qu’elle risque de compromettre et de perdre tout son crédit.
— Les explications de l’Histoire sont comme toutes les explications données après coup : on les sentira d’autant moins conformes à la réalité qu’elles se présenteront comme plus ingénieuses et plus élégantes.
— Il n’y a pas d’Histoire impartiale, puisque l’Histoire est un choix, que choisir, c’est préférer, et qu’il y a forcément un parti pris dans toute préférence.
— Mieux vaut encore les historiens qui s’avouent franchement des partisans ; ceux-là, du moins, ne trompent personne ou, s’ils nous trompent, c’est que nous l’aurons bien voulu.
— Le triomphe d’un historien, c’est quand il est arrivé à établir le caractère apocryphe ou erroné de ce qu’un autre historien considérait comme authentique ; mais qui nous assure qu’un autre encore ne triomphera pas du triomphateur ?
— Pour croire à la sérénité de l’Histoire, il ne faudrait pas la voir aux mains d’historiens qui se dressent les uns contre les autres avec si peu de sérénité.
— Qu’est-ce que la philosophie de l’Histoire ? On a tout lieu de craindre que ce ne soit ni de l’histoire, ni de la philosophie.
— Chaque peuple est fier de son histoire, et il a raison ; mais comme toute histoire d’une nation se modifie et s’amenuise, dès qu’on la confronte, dans un même ouvrage, avec celle des autres nations ! Qu’un jour on écrive une histoire générale, non seulement du monde, mais des mondes, avec des éléments qui auront pu être également fournis par Mars et les autres planètes : à quoi se résumera notre histoire à nous, notre belle histoire dont nous sommes si fiers ?
— L’Histoire, c’est l’expérience des peuples ; il n’y a pas plus à espérer que les peuples profitent des leçons de l’Histoire que les individus des leçons de l’expérience.
— On nous montre l’Histoire comme un perpétuel recommencement ; mais pourquoi recommençons-nous ?
— Confondre le bonheur et le plaisir et parler indifféremment de l’un ou de l’autre, c’est commettre d’abord une impropriété de termes analogue à celle de ces écoliers qui, dans leurs narrations, qualifient belle une riante colline et joli le Vésuve en éruption, belle une petite chansonnette et joli un grand air d’opéra.
— Pourquoi mépriser et calomnier le plaisir ? Il y a des plaisirs stupides et grossiers, mais il en est aussi d’aimables et s’il est vrai qu’ils soient faciles, toute fleur n’a pas besoin de se cacher au fond d’un fourré impénétrable pour être brillante et sentir bon.
— Le bonheur se passe d’épithètes ; on dit : le bonheur, et cela dit tout. Si l’on dit : le plaisir, sans rien de plus, et sans préciser de quel genre de plaisir il s’agit, tu fronces les sourcils, tu t’inquiètes ; il y a, de toute évidence, contre le plaisir une prévention qui ne saurait exister contre le bonheur.
— On a l’air de craindre que la recherche du plaisir ne nous détourne du chemin du bonheur ; mais pourquoi le chemin du bonheur serait-il sans plaisir ? Et nous détourner du plaisir, est-ce le seul et sûr moyen de nous mettre dans la bonne route ?
— Plaisir d’amour, bonheur d’aimer…
— La différence du plaisir au bonheur est une différence de durée, plus encore que de qualité ; il n’y a pas de plaisirs éternels et il faut convenir que, s’il y en avait, ce serait bien fatigant !
— Plaisir ou bonheur : nous ne sommes pas beaucoup plus sûrs de l’un que de l’autre, et ce sont, presque toujours, des façons de parler.
— Faire le bonheur des hommes, est une entreprise magnifique ; mais faire plaisir aux gens, ce n’est pas déjà si mal.
— Sous prétexte que tu ne peux pas assurer mon bonheur, ne renonce pas trop vite et si aisément à me faire plaisir !
— Le bonheur est un sentiment et non pas une sensation ; le plaisir, une sensation, ou un sentiment qui peut n’avoir été déterminé que par une sensation.
— Entre le plaisir et le bonheur, il y a aussi la différence de caractère et de tempérament de ceux qui les éprouvent ; en présence du même événement, tel déclarera : « Cela me fait bien plaisir ! » et tel autre : « J’en suis profondément heureux !… »
— Dans quelque conjoncture que l’on se trouve, on ne renonce jamais au bonheur ; on n’a pas à y renoncer ; à chaque instant, tu peux être appelé à renoncer à un plaisir et ce renoncement implique une décision immédiate que tu dois prendre ; il y faut souvent un certain courage, que le bonheur ne te demande pas.
— N’est-ce pas une singulière image du bonheur que de le représenter comme une sorte d’épouvantail, un épouvantail à plaisirs ?
— Le plaisir n’est pas le bonheur, c’est entendu ; mais où voyez-vous que le bonheur ne soit jamais un plaisir ?
— Si pour être heureux dans la vie nous devons en écarter systématiquement tout ce que nous trouvons agréable, tout ce que nous jugions susceptible de nous faire plaisir, nous serons peut-être heureux, en effet, mais je crains que nous ne nous en apercevions guère.
— Et puis, il y a, opposé aux plaisirs du monde, le bonheur qui n’est pas de ce monde ; mais cela c’est une autre histoire…
— La gloire dépend du jugement des autres hommes ; qui méprise la gloire méprise le jugement des hommes ; est-ce donc là une marque d’humilité ?
— On n’ose pas avouer que l’on aspire à la gloire et seulement, et tout au plus, avouons-nous l’ambition de faire fortune ; mais l’argent et la gloire ne sont pas incompatibles, et la gloire n’est nullement destinée par essence à compenser le manque d’argent.
— Ni la gloire, ni la fortune ne nous viendront par hasard et sans que nous ayons rien fait pour elles ; mais c’est encore la gloire plutôt que l’argent qui aurait chance de nous être accordée par-dessus le marché.
— Tu proclames : « La gloire me suffit ! » On se contenterait à moins.
— Celui qui possède beaucoup d’argent peut toujours en faire profiter les autres ; on ne distribue pas la gloire par morceaux et qui la possède est bien forcé de la garder pour soi.
— Il y a des gloires locales, nationales, mondiales ; il y a la gloire des armes et la gloire des lettres, la gloire du savant, de l’artiste ; bref autant de catégories de gloire que de catégories d’admirateurs et d’objets à admirer ; mais multiple dans ses causes et dans ses manifestations, la gloire est une en ceci que, quelle qu’elle soit, la personne qui en est pourvue, il faudra d’abord que ça se sache.
— On profite toujours d’un succès, on ne profite pas toujours de sa gloire ; et il n’est pas rare que la gloire récompense trop tard malheureusement pour les consoler ceux-là, précisément, qui n’avaient jamais eu de succès.
— La gloire ne consiste pas essentiellement à être reconnu dans le métro, ni à ne plus prendre le métro.
— Quand les journaux auront publié ton portrait, si l’on t’affirme : « C’est la gloire ! » on exagère.
— Combien de gens ont donné leur nom à une rue sans que nous sachions pourquoi ! Combien de personnages, dont nous voyons la statue sans savoir leur nom, sans savoir surtout ce qui rendit ce nom glorieux et ce qu’ils ont fait pour avoir une statue !…
— Quand il s’agit de répartir et de distribuer la gloire, il en est comme de toutes espèces de distribution, comme de toutes espèces de répartition : il y aura des favorisés et des oubliés. Mais parce que tel n’a pas reçu la part de gloire qu’il mérite et quel tel autre a reçu plus qu’il ne mérite, ne va pas nier ou diminuer la gloire de ceux qui l’avaient bien méritée.
— Pour réparer les injustices des hommes, il faudrait que le jugement de la postérité ne fût pas lui-même rendu par des hommes.
— Entre tous les rêves, les rêves de gloire ne sont pas les plus dangereux ; en tout cas, le danger n’est guère que pour celui qui les fait.
— Les gens qui travaillent pour la gloire affirment qu’ils n’ont en vue que le bien du pays, le bien de l’humanité ; après tout, c’est peut-être vrai.
— Prendre le chemin de la gloire, c’est s’engager dans un labyrinthe ; beaucoup manquent de s’y perdre, ou reviennent sur leurs pas, découragés ; ne t’en plains pas trop ; car, sinon, quel encombrement aux carrefours, et, à l’arrivée, quelle bousculade !
— Il ne peut pas y avoir de la gloire pour tout le monde, à moins d’inventer, alors, quelque supergloire…
— C’est une question de savoir si la société a besoin d’hommes de génie ; il est vrai que la question est posée par des hommes qui n’ont pas de génie et qui composent l’immense majorité de la société.
— Un homme a du génie, il ne le sait pas, personne ne le sait ; il mourra avec son génie et pour celui-là, du moins, la question est résolue.
— Affirmer d’un poète qu’il a du génie, est toujours moins compromettant et sujet à caution que d’un inventeur, d’un savant ; le génie d’un poème réside d’abord dans l’affirmation qu’on en fait : c’est à l’usage que se vérifie le génie de la découverte.
— À défaut d’une marque physique, qui décèle l’homme de génie, comme un front démesuré, une loupe ou une bosse, on a voulu se persuader qu’il y avait, dans son caractère, des traits infaillibles où le reconnaître ; désordonné, distrait, maniaque, peut-être fou ; la gloire ne vient que par surcroît !…
— Quand on dit que le génie est une longue patience, le caractère que l’on prête à l’homme de génie semble signifier qu’il exige surtout une longue patience des gens qui sont appelés à vivre avec lui.
— On peut être désordonné, distrait, maniaque et même fou, et n’avoir pas de génie.
— On ne se prépare pas à avoir du génie, ce n’est ni une profession, ni une carrière ; on le prend quand il vient et comme il vient.
— On se demande parfois où finit le talent et où commence le génie ? On se demande parfois aussi où le génie finit et où la folie commence.
— Il n’y a pas de diplômes d’homme de génie et surtout ne voit-on guère, s’il y en avait, qui aurait qualité pour les décerner.
— L’expression « Vous avez du génie ! » est tout de même employée, même dans les conversations de salon, d’une façon un peu moins courante que : « Vous avez beaucoup de talent. » Ainsi, risque-t-on un peu moins souvent de l’attribuer à faux.
— Vous pouvez toujours vous extasier sur le talent de n’importe qui, il ne sourcille guère ; c’est seulement quand vous lui parlerez de son génie qu’il commencera à sursauter et s’inquiétera peut-être si vous parlez sérieusement.
— À côté des hommes de génie, il va sans dire qu’il y a aussi des femmes de génie qui sont bien rarement d’ailleurs, les propres femmes de ces hommes de génie ; et sans doute est-ce mieux ainsi et cela vaut mieux pour leurs enfants, s’ils avaient des enfants.
— Génie est un substantif masculin ; mais c’est presque un nom de femme.
— Si l’on te demandait de dresser, séance tenante, la liste des hommes et des femmes de génie du monde entier et depuis le commencement du monde, combien en trouverais-tu ? Et combien en trouverais-tu encore l’année prochaine ?
— On a dit de tel ou tel qu’il n’avait réussi à rien dans l’existence parce qu’il n’avait que du génie ; mais est-on bien sûr, d’abord, qu’il avait du génie ?
— Les gens qui affirment l’incompatibilité du génie et du bon sens n’ont probablement aucun génie, et certainement n’ont pas de bon sens.
— Tous les hommes sont d’accord pour haïr la guerre et souhaiter la paix, et, cependant, comme ils ont du mal à s’entendre ! Que serait-ce s’ils n’étaient pas d’accord !
— On en arrive à ce point de ne plus discerner exactement si l’état naturel est l’état de guerre, que la paix vient seulement interrompre, ou l’état de paix que les guerres s’appliquent à troubler.
— Il faut toujours un premier agresseur, que ce soit le chasseur ou que ce soit le lapin.
— Verra-t-on les mêmes gens qui, tous, appellent la guerre un fléau et la paix un bienfait des dieux, se persuader que d’aucuns préfèrent le fléau, et, qui pis est, se résoudre eux-mêmes à un choix aussi absurde ?
— On a parfaitement raison de conseiller aux gens qui veulent la paix de préparer la guerre ; le danger est que, lorsqu’ils s’y sentent prêts, ils la fassent.
— Ou bien tu prépares la guerre, ou bien tu répares les maux que la guerre a causés ; et la paix, dans tout cela ? Quand donc auras-tu le loisir d’en jouir ?
— Il n’y a pas la paix, d’une part, et d’autre part, la guerre ; il y a la guerre et la crainte de la guerre, la guerre que l’on fait et celle que l’on craint.
— Allez donc convaincre des gens, qui viennent d’être battus, que c’est aussi bien ainsi, et plutôt mieux, que s’ils avaient battu leurs adversaires, et qu’ils n’ont qu’à s’en tenir là, battus et contents !
— Une guerre où il n’y aurait ni vainqueurs ni vaincus aurait-elle chance d’être la dernière guerre ? Pas davantage. Pour croire dur comme fer que c’étaient eux qui méritaient la victoire et qu’ils en ont été injustement frustrés, pour sauter sur la première occasion de le montrer à la face du monde, ils seraient deux au lieu d’un.
— Comment voulez-vous que les peuples, composés d’individus, menés par des individus, échappent aux mobiles individuels, orgueil, envie, esprit de revanche, besoin de s’affirmer le plus fort, surtout lorsqu’une première fois on avait trouvé plus fort que soi ?
— Chaque guerre nouvelle passe toujours, aux yeux de ses témoins et de ses acteurs, pour une guerre sans précédent, c’est-à-dire qu’ils la regardent comme dépassant en horreurs toutes les précédentes ; tant que l’on imagine que la guerre, emportée par ses propres excès, finira par s’exterminer elle-même ; n’en crois rien ; quand les guerres seront parvenues à ce paroxysme insoutenable, elles recommenceront plutôt à pied d’œuvre, avec des pierres.
— C’est un fait que les images guerrières, les expressions empruntées à la guerre, sont les plus fréquentes et que, même, le vocabulaire de la paix y puise volontiers ; le langage des pacifistes procède par dénégations et contradictions plus que par formules positives, et comme ceux qui le parlent sont agressifs !…
— Ne serait-ce pas déjà un petit progrès si, de toutes les conversations, aussi bien entre les peuples qu’entre les particuliers, les mots de guerre et de paix étaient soigneusement proscrits, et tous les mots nés de la paix et de la guerre ? Mais comment parlerait-on, et de quoi parlerait-on ?
— Parler de la guerre, ce n’est pas aimer la guerre.
— Il y aura des guerres, hélas ! tant qu’il y aura des hommes, et qui pensent à la paix.
— Un homme juste boit, mange, dort, en oubliant qu’il est juste ; sinon la pensée de trop d’injustices l’empêcherait de dormir et lui couperait l’appétit.
— J’admire l’homme qui sait être juste à l’égard des autres, mais l’homme juste avec soi-même, voilà la merveille.
— On ne rend que ce que l’on a pris : cette justice, qu’il est toujours question de rendre, où donc et à qui l’avait-on prise ?
— On a souvent remarqué que tous les enfants possèdent un vif sentiment de la justice, et qu’il n’est rien de plus fâcheux que de les punir injustement ; le sentiment de la justice est inné chez l’homme, comme le bon sens ; c’est une forme du bon sens.
— On donne ce même nom de justice à une vertu et à une administration ; et, sans doute, la justice-administration s’efforce-t-elle de son mieux à s’inspirer de la justice-vertu ; mais comment administrer la vertu ?
— L’administration de la justice se flatte d’être égale pour tous, c’est annoncer qu’elle ne sera tout à fait juste pour personne, ni cependant tout à fait injuste.
— S’il est vrai que la justice soit une forme du bon sens, comment un magistrat, qui juge selon les formes, n’a-t-il jamais le droit de juger selon son bon sens ?
— À chacun son dû, voilà la justice ; où la difficulté commence, c’est quand il s’agira d’apprécier et de préciser exactement ce qui est dû à chacun.
— On te recommande de juger sans passion ; sois passionné, au contraire, lorsque tu juges, passionné de vérité.
— Sévère, mais juste, dis-tu ? On n’est jamais sévère quand on est vraiment juste.
— On méprise et l’on condamne justement le juge indigne, le juge inique et prévaricateur ; mais toi-même, quand, devant le tribunal de ta conscience, tu absous si légèrement les fautes les plus lourdes que tu as commises, tu profites sans remords des avantages que tu en avais retirés, juge indigne, juge prévaricateur, ne songes-tu pas à te mépriser, à te condamner ?
— Trop souvent, le tribunal de la conscience n’est qu’un tribunal bénévole, comme un tribunal d’amateurs, dont la juridiction commode nous sert à éviter la rigueur des autres tribunaux.
— Toute personne à qui l’on déclare d’un air confus : « Vous allez me juger bien mal ! », il y a des chances pour que l’on se soit déjà assuré de son indulgence, ou que l’on ait acquis sa complicité.
— Pour être tout à fait juste, il faudrait que la justice fût rendue dans une île déserte ; mais alors qui jugerait-on ?
— Te tu plains des lenteurs de la justice ; combien la plupart de nos jugements sont pourtant sommaires !…
— Que la justice fût lente ne serait rien, si l’on était toujours sûr de pouvoir compter sur elle !
— Compter sur la justice, c’est d’abord compter qu’elle jugera en notre faveur.
— Tu en appelles à la justice divine, à la justice immanente, c’est à elle seule que tu veux croire et, désormais, t’en rapporter ? Paresseux !
— Les grands problèmes sont ceux pour lesquels on ne connaît pas de solution ; à partir du moment où il y a solution, il n’y a plus problème, grand ni petit.
— À voir avec quelle aisance, au fumoir, certaines personnes abordent et tranchent les grands problèmes, un verre de vieille fine à la main, on se demande si les savants et les philosophes ont jamais bu de vieille fine.
— Des gens vous attrapent par le bouton de votre veste, vous regardent fixement tout au fond des yeux, et, en vous soufflant dans le nez, déclarent : « Moi, je ne crois pas à l’immortalité de l’âme ! » d’un ton qui ne supporte pas la discussion.
— Il y en a d’autres qui protestent : « Moi, l’éternité, ça me dépasse ! » Et ils ne manquent pas d’ajouter : « Traitez-moi d’imbécile, si vous voulez… » Entendu !…
— C’est le même qui vous dira encore :« Moi, je croirai qu’il y a un au-delà lorsque j’y serai allé !… » Bon voyage !
— Pour résoudre un problème d’algèbre ou de trigonométrie, il faut avoir fait de l’algèbre, avoir fait de la trigonométrie ; il n’est personne qui s’aventurerait à parler d’astronomie et de cosmogonie, s’il n’a étudié des traités d’astronomie, des traités de cosmogonie ; mais le premier venu se flatte de posséder en lui toute la science métaphysique, ou du moins l’entendras-tu nier et affirmer comme s’il avait fait le tour de tous les systèmes de métaphysique, dont il ignore même les noms.
— Il y a des bergers qui apprennent à lire les secrets de la destinée dans les étoiles ; mais nous ne sommes pas des bergers et où, et quand, regardons-nous les étoiles ?
— À celui-là, qui se proclame matérialiste, demande un peu en quoi consiste, pour voir, le matérialisme ; mais toi-même, pour le lui demander, et pouvoir contrôler sa réponse, le sais-tu exactement ? Simplement tu te contentes de proclamer que, toi, tu n’es pas matérialiste.
— L’ignorance quasi générale qui entoure les grands problèmes permet de leur donner plus facilement un plus grand nombre de solutions : qu’en sait-on, et qu’est-ce qu’on risque ?
— Ne pourrait-on consacrer à l’étude des preuves de l’existence de Dieu, par exemple, ou de l’immortalité de l’âme, et même pas à les étudier, à les méditer un peu et à y réfléchir, la moitié seulement du temps que nous employons à rechercher des mots croisés ?
— Des gens vous diront que, pour gagner leur vie et l’organiser, ils ne se soucient pas et n’ont nul besoin de savoir s’il y a ou non une vie future.
— L’éternité ? Quelle heure est-il ?
— C’est précisément parce que les solutions de bon sens s’appliquent à la plupart des cas qu’il ne faut pas vouloir à toutes forces les appliquer à tous les cas ; l’homme raisonnable est celui qui sait reconnaître que la raison ne peut pas toujours suffire.
— Parler de la mort, c’est parler sans savoir.
— Les gens qui n’ont pas peur de la mort, j’attends qu’ils me le disent sans rire.
— Pour être prêt à la mort, il faudrait être prêt à tout ; qui est prêt à tout, n’est prêt à rien.
— Ne penser jamais à la mort, quelle imprudence ! Y penser toujours, quelle torture !
— Croire que tout finit avec la mort, comme c’est triste ! Croire que tout commence avec elle, comme c’est effrayant !
— Si nous n’étions si légers et si oublieux, oserions-nous jamais nous endormir ?
— Il ne faut tout de même pas que des gens nous racontent qu’ils ont vu la mort en face ; s’ils l’avaient vue, ils ne seraient pas là.
— Il est exact que l’on s’accoutume à l’idée de la mort, et même à la mort, quand il s’agit de celle des autres ; pour ce qui est de notre propre mort, nous n’aurons que trop le temps de nous y accoutumer.
— La mort t’effraie moins, dis-tu, que la souffrance physique, quand elle l’accompagne ; c’est que tu sais en quoi consiste la souffrance physique, tandis que la mort ne t’a jamais donné ses références.
— On parle de la belle mort de celui qui ne s’est pas senti mourir ; c’est-à-dire que vous ne vous êtes pas aperçu qu’il mourait, mais lui ?…
— Il est bien difficile de se représenter, au ciel, la vie des bienheureux autrement qu’avec les différentes modalités de notre existence terrestre, dont on aurait supprimé simplement tous les petits désagréments, tout ce qui nous gêne et ce qui nous choque. Même pour imaginer les concerts célestes, les concerts de trompettes et de harpes, n’avons-nous pas dans l’oreille le son de vraies harpes et de véritables trompettes ?
— Puisque ceux qui n’ont pas la foi doivent, concernant la mort, s’en tenir à une hypothèse, on n’arrive pas à comprendre comment ils s’obstinent à rejeter, du moins comme une hypothèse, ce que la foi nous présente comme la certitude la plus consolante et la plus rassurante ; c’est un grand orgueil et une grande sottise que de ne vouloir être ni consolé ni rassuré !
— Nous répétons sur tous les tons que la vie est une vallée de larmes et que nous sommes prêts à la quitter sans regret ; nous le répétons pour tâcher de nous en persuader ; mais nous ne persuadons ni nous-mêmes, ni personne, et, si la vie est une vallée de larmes, qu’ils sont peu nombreux ceux qui ne pleureront pas toutes leurs larmes à l’instant de ne plus pleurer !
— Un sentiment, à l’heure de la mort, pourrait en atténuer la tristesse désolée, c’est un sentiment de curiosité ; mais il faudrait être joliment curieux pour se montrer, à cette heure, curieux à ce point !…
— On consent à mourir quand on ne peut plus faire autrement.
— Que les vivants sont donc hypocrites avec les morts !
— Que ceux qui restent soient plus à plaindre que ceux qui s’en vont, dites cela dans une gare, peut-être, mais pas dans un cimetière, sauf pour ceux qui resteront dans le cimetière, au fond de leur tombe…
— Jusqu’à quel âge déclareras-tu que mieux vaut échapper aux infirmités de l’âge, que mieux vaut ne pas vieillir ?
— Tu ne crois pas que le premier homme qui ne mourra pas ce sera toi ; tu te défends de le croire, mais la bienheureuse incertitude où tu demeures de la minute précise de ta mort te laisse un goût d’immortalité, comme l’illusion d’être immortel.
— Évidemment, il faut se faire une raison, — mais laquelle ?