Guide du bon sens/Le bon sens et la fraternité
VII
LE BON SENS ET LA FRATERNITÉ
S’il paraît décidément peu raisonnable de promettre l’égalité aux hommes, et que les hommes comptent sur elle comme des benêts ; et si la liberté ne semble devoir jamais fleurir qu’au pays d’Utopie où, au demeurant, il n’est pas si sûr que les hommes soient si pressés de l’aller cueillir pour leur boutonnière, le bon sens est le premier disposé à vous encourager dans cette voie de la fraternité, qui, cependant, n’a peut-être été mise là que pour arrondir la formule et qui, sans que l’on y attachât autrement d’importance, ne repose peut-être sur d’autre principe que le grand principe : « Jamais deux sans trois !… »
La fraternité est tout autre chose que l’égalité ; c’est même en se conduisant les uns avec les autres comme des frères qu’on peut espérer que les hommes se consoleront de n’être pas égaux. C’est du moins le conseil que le bon sens leur donne :
— Toi qui es le plus fort ou le plus riche, que ta force se fasse douceur, que ta richesse se fasse bonté ; cela ne t’empêchera pas de dominer les autres, d’être supérieur aux autres, et d’avoir la meilleure part ; mais on n’est pas obligé de faire sentir trop durement à ceux que l’on domine qu’ils ne sont pas libres, ni à ceux qui possèdent si peu ou ne possèdent rien, que l’on possède tout, ou, en tout cas, beaucoup plus qu’eux. Traite les pauvres et les faibles, non comme s’ils étaient riches ni s’ils étaient forts, mais comme s’ils étaient tes frères, ce qui, d’ailleurs, ne préjuge rien, ni de leur force, ni de leur richesse…
La fraternité a, en effet, ceci de commode, qu’elle n’a pas à se préoccuper des situations acquises, ni de tâcher à les modifier, ni d’en établir de nouvelles ; elle prend les hommes où ils sont et comme ils sont, et leur recommande seulement de se satisfaire de ce qu’ils sont et de ce qu’ils ont, en s’y aidant mutuellement.
Et certes celui qui possède davantage peut toujours aider directement celui qui possède moins ; mais le premier point est que celui qui possède moins ne soit pas jaloux de celui qui possède plus, et que l’envie qui le tient ne le pousse pas à tout bouleverser pour se mettre à la place de l’autre ; car, alors, quand il sera à la place de l’autre, ce sera l’autre qui enviera ses biens, voudra tout bouleverser à son tour pour les lui prendre ou reprendre, et ainsi voit-on bien qu’il n’y aura pas de raison pour que ça finisse…
La fraternité n’est pas une méthode, c’est un sentiment ; un sentiment demeure le même dans toutes les éventualités, s’accommode de toutes les contingences, pourvu qu’il soit profond et sincère.
Que tous les hommes arrivent à se persuader sincèrement, profondément, qu’ils sont frères, la cruelle et monstrueuse affirmation que le bonheur des uns fait le malheur des autres, avec sa réciproque non moins monstrueuse et non moins cruelle, n’auront plus aucune signification : la répartition du bonheur, quelle qu’elle fût, ne saurait désormais en aucun cas nous émouvoir ou nous indigner, — ça ne sortira pas de la famille !
On n’a donc pas de peine à imaginer l’intérêt de la fraternité ainsi comprise, et l’on s’expliquera de reste que le bon sens, qui est pour les solutions rapides et simples, ait une tendresse particulière pour celle-ci, qui arrangerait tout de suite, si simplement et si commodément, toutes choses.
Bien entendu, nous prenons le mot « fraternité » et le mot « frères », dans leur sens le plus général, qui est aussi le plus généreux. La détestable aventure de Caïn et d’Abel s’est trop souvent renouvelée depuis le Déluge, et dans les meilleures familles et du meilleur monde, pour que nous ayons la naïveté de croire que le lien de sang soit un dictame, une panacée, et qu’il ne puisse y avoir ni frères rivaux, ni frères ennemis.
Être frères, frères par le sang, du même père et de la même mère, réellement frères, ne suffira pas pour qu’on se déteste, mais n’est pas non plus une assurance prise une fois pour toutes, d’affection inébranlable et d’indéfectible dévouement.
Et si nous disons qu’entre frères, il y a présomption d’affection, présomption de dévouement, ce sera déjà quelque chose, n’ignorant point, par ailleurs, que d’aucuns nient cette présomption, et même est-ce tout juste s’ils n’y voient pas la présomption contraire : ceux-là ne vont-ils pas répétant, en effet, que les étrangers dont nous faisons nos amis ont cette supériorité sur nos frères et tous autres parents, qu’eux, du moins, nous les choisissons, tandis que frères et parents, nous ne les avons pas choisis.
C’est bien le drame que Caïn n’ait pu arriver à choisir pour ami Abel, ou Abel Caïn. Mais qui nous empêche de nous efforcer à cette amitié, pour nos frères d’abord, et pour tous les hommes ?
Et si nous ne voulons pas traiter les autres hommes comme nos propres frères, ce qui ne serait pas, en certains cas et loin de là, traitement de faveur, nos frères sont aussi des hommes, et il nous restera de les associer avec les autres hommes, dans une même amitié, que nous n’appellerons fraternelle que pour simplifier.
Parce qu’ils sont nos frères, cela ne sous-entend nullement que les autres hommes soient nos semblables ; c’est cette expression de « semblables » qui a déterminé bien souvent entre eux un malentendu, précisément, une confusion et une irritation inutiles. Il y a des frères, comme nous avons dit, frères par le sang, du même père et de la même mère, réellement frères, et qui sont aussi dissemblables que possible, qui diffèrent du tout au tout : et ce ne sont pas toujours ceux qui s’aiment le moins.
On s’étonne et l’on s’interroge : que font un même père et une même mère, que font la naissance et le sang, puisque nourris du même lait, élevés, choyés de la même façon, soumis exactement aux mêmes disciplines, ayant reçu les mêmes leçons et profité des mêmes exemples, il arrive presque toujours un instant où deux frères prendront chacun des directions différentes, où l’on s’apercevra que, sans que l’on sache d’où, ni comment, ni à quel moment, ils ont reçu des apports mystérieux qui modifient le bagage de chacun, ce bagage pour la route qui les empêchera désormais de faire route ensemble.
Où donc est-il, ce carrefour, où deux frères ainsi, comme fatalement, se séparent, et devant quel poteau indicateur ?
Mais ne dépend-il pas de nous que les frères ne se soient séparés que pour retrouver d’autres frères, que le poteau indicateur soit marqué de flèches qui leur indiquent, en effet, dans quelque voie, à droite, à gauche, ici ou là, qu’ils s’engagent : « Fraternité ! Fraternité ! »
Que ce sens de la fraternité soit prêt à conduire tous les hommes, qu’il y ait au fond de tous les hommes un grand appétit fraternel, une grande soif de fraternité, on en verra une humble preuve, mais convaincante, dans ces fins de banquets où, sous l’influence des vins et des mets excellents et surabondants, les convives, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, et quel que soit leur rang ou leur emploi dans l’État, s’attendrissent, se montrent vraiment eux-mêmes, de simples hommes, de pauvres hommes, ne souhaiteraient rien tant que de se confier les uns aux autres, et seraient tout disposés à se traiter en frères, précisément, et même de vieux frères : quand leur soif et leur faim sont apaisées, et au delà, qui persiste en eux, alors surtout, c’est une grande soif de fraternité, réjouissons-nous à le constater et à le répéter, un grand appétit fraternel…
Et de même que sous cette influence heureuse, et comme si ce sens de la fraternité était bel et bien en nous véritable instinct, c’est lui que l’on verra d’abord réagir aux heures de détresse et de panique.
Il est arrivé au cours de la guerre que les adversaires en présence, chassés des tranchées par l’eau et la boue qui en rendaient l’abri matériellement intenable, cessaient de se cacher les uns aux autres, mais, par une entente tacite, cessaient de tirer les uns sur les autres affrontés à découvert : les troupes qui, pour un temps, voulaient ainsi oublier l’état de guerre, on a dit qu’elles « fraternisaient » ; fraternisation évidemment coupable, car les notions de devoir, de discipline et d’honneur passent avant toutes les nécessités et les vicissitudes matérielles, et c’est à elles qu’il convient de penser d’abord pour s’y sacrifier, et même y sacrifier tes frères, fussent-ils réellement tes frères.
Aussi bien, l’instinct de fraternisation apparaissait surtout, en l’occurrence, une forme de l’instinct de conservation ; et quand l’instinct seul est en jeu, quand c’est seulement d’instinct qu’il s’agit et l’instinct qui agit, pour peu que les choses se gâtent et qu’une menace se précise, la prétendue fraternisation ne tardera pas à aboutir à l’affreux mot d’ordre : « Chacun pour soi !… »
Aucun instinct ne sera heureusement efficace, que s’il est heureusement dirigé, efficacement développé. C’est à quoi le bon sens s’offrirait ici de bonne grâce, pour que l’école du bon sens devînt aussi une école de fraternité.
La première leçon en serait assurément contre l’égoïsme, étant admis, d’ailleurs, que le bon sens, dans ses conseils comme dans ses critiques, ne se place pas au point de vue ni au service de la morale, mais au point de vue, et pour la servir, de la raison ; on a d’ailleurs tôt fait de s’apercevoir que ce qui est immoral est déraisonnable.
Le bon sens ne dit pas à l’égoïste : — Fi ! comme c’est laid !… — mais : — Sot, comme c’est bête !…
Le type de l’égoïste, c’est Pierrot, dont une fausse interprétation a voulu faire le type du rêveur, parce que l’on a pris pour de la pâleur et comme un reflet de lune son visage barbouillé de farine et ses vêtements blancs ; d’ailleurs, il n’est pas sûr que les rêveurs, distraits, ne donnent parfois à un certain égoïsme le masque élégant et commode de la distraction.
Mais Pierrot est bien l’égoïste intégral, qui ne prête ni sa chandelle, ni sa plume et, solitaire, se cachant dans un coin, vide la bouteille et achève la brioche : le résultat de son égoïsme, c’est que pendant ce temps, Colombine court la guilledou avec Arlequin.
Il y a un exemple qui me poursuit, sur lequel je reviens le plus volontiers, car je l’estime de nature à prêter grandement à réfléchir : c’est l’exemple du bernard-l’ermite. Il est, comme on sait, le coucou des mollusques, et pis encore que le coucou : car celui-ci, encore pourra-t-il prétexter, à son excuse, que s’il se précipite de cette manière cavalière et incongrue dans le nid des autres, ce qu’il en fait c’est pour ses petits, et quand la maternité le presse.
Mais le bernard-l’ermite ayant avisé quelque coquille à sa convenance, et à sa taille, c’est de propos délibéré, et sans avoir cherché d’abord à se loger sans déloger personne, c’est de propos délibéré qu’il s’y installe, après en avoir cyniquement et férocement expulsé le propriétaire légitime et premier occupant.
Que de temps perdu cependant à cette recherche, que d’efforts dépensés pour cette conquête de haute lutte, et, au total, quelle incertitude !…
Ce qui m’a toujours frappé dans l’action des égoïstes et des méchants (ce sont les mêmes), c’est le mal qu’ils doivent se donner pour satisfaire leur égoïsme et leur méchanceté, alors que sans ce parti pris de méchanceté, sans cette volonté d’égoïsme, ils arriveraient sans doute, à bien meilleur compte et bien plus vite, à un résultat qui, sans dommage pour autrui, serait aussi avantageux pour eux.
Au lieu de crier : « Chacun pour soi ! » si l’on criait : « Chacun pour tous ! » et que l’on ne se contentât pas de le crier, mais que l’on agît en conséquence, le fait que chacun s’efforcerait alors pour tous aboutirait justement, mathématiquement, à ce que les efforts de tous bénéficieraient à chacun.
Et ne serait-ce pas en vérité plus raisonnable ?
En tout cas, l’on est autorisé à dire que c’est cela qui serait fraternel, car il demeurerait bien entendu que chacun s’efforcerait alors de son mieux, et pour le mieux de son voisin, de son frère, sans se soucier de savoir si l’effort de celui-ci est égal ou correspondant au sien.
C’est la différence entre la fraternité et la solidarité que la première est toute dans l’intention et ne regarde pas à sa peine ; elle est, si vous préférez, une sorte de solidarité sentimentale qui n’a cure d’une comptabilité exacte du doit et de l’avoir, du crédit et du débit de chacun ; la solidarité, au contraire, c’est de la fraternité qui est passée par l’École Pigier.
Au juste, on n’a jamais connu que deux frères qui étaient vraiment, pleinement solidaires, solidaires dans tous leurs gestes, sinon dans toutes leurs pensées ; mais ces pensées mêmes pouvaient-elles s’extérioriser par des actes dont l’un et l’autre ne fussent solidaires encore ? Ainsi la pensée de l’un déterminait l’entreprise de l’autre, et cette entreprise était commune à tous les deux. Ces deux frères, c’étaient les frères siamois. La fraternité des frères siamois, celle-là, oui, appelez-la de la solidarité.
Le plus heureux effet de la fraternité est de pouvoir étendre son domaine bien au delà des limites où la solidarité s’exerce, et alors même que rien dans la nature ne semblait devoir rapprocher les intérêts de ceux qu’elle rapproche.
Ainsi les intérêts du coquelicot et de l’épi de blé sont bien contradictoires ; pourquoi l’épi de blé cependant ne fraterniserait-il pas avec le coquelicot ?
Trop souvent l’œil mélancolique du propriétaire du champ voit les coquelicots qui empiètent sur l’emplacement des épis de blé ; d’où viennent-ils ? On ne les a pas semés, certes, avec le blé, et s’ils sont les frères des épis, ce ne peuvent être que des frères vagabonds et bohèmes, des frères qui avaient mal tourné.
N’ont-ils pas conservé, en effet, de cette bohème vagabonde de leur existence antérieure, irrégulière et fantaisiste, cette prédilection pour les couleurs vives dont ils s’affublent, le goût des oripeaux trop voyants ?
Les épis et les coquelicots n’étaient pas faits pour s’entendre, et cependant, pourquoi eux aussi ne parviendraient-ils pas à cette entente, puisque, s’il n’est pas toujours exact que, comme on dit, tout s’arrange, il paraît certain qu’en y mettant du sien, on peut toujours s’arranger.
Et les épis, lourds d’expérience et de sagesse, diront aux coquelicots fanfarons, hardis et frivoles :
— Par grâce, poussez-vous un peu, coquelicots, ne prenez pas toute la place ; ce n’est pas le maître du champ qui vous le demande, et nous comprenons bien que sa prospérité vous laisse indifférents, et que, de sa récolte plus ou moins abondante, vous ne vous souciez pas plus que de votre premier papillon. Ce n’est pas lui, cet étranger, qui vous le demande, c’est nous qui vous le demandons, nous, sortis du sol comme vous, ô nos frères les coquelicots !…
Et puis, comme il n’est pas défendu d’appuyer les appels à la fraternité par des arguments d’intérêt personnel et même par des arguments de vanité, les épis diront encore aux coquelicots, et ce sera l’argument d’intérêt :
— Nous vous le demandons pour nous, que vous gênez, poussez et étouffez, ainsi d’ailleurs, et nous nous en excusons, que vous devez être, par notre faute, gênés, pressés et étouffés ; mais nous vous le demandons aussi pour vous, qui risquez, à demeurer en telle intimité dans notre périlleuse compagnie, de vous trouver victimes de la même faucheuse, et liés dans la même gerbe.
Et les épis ajouteront :
— Quelle couronne éclatante vous nous pourriez faire, coquelicots, si vous consentiez à vous réunir sur les lisières et sur les talus, plutôt que de vous mêler à nous qui, malgré tout, et même sans y prendre garde, ne pouvons que vous empêcher, par notre présence encombrante et importune, d’être mis ici en valeur autant que vous le mériteriez. Et nous voyons bien aussi, coquelicots, que du plus loin qu’il vous aperçoit, l’enthousiaste promeneur, attiré par votre éclat, ne se préoccupera guère de notre présence, se frayera, sans hésiter, un passage au milieu de nous et, pour vous cueillir, nous écrasera sans vergogne. Au nom de votre beauté, beaux coquelicots, ne vous mêlez pas à nous, coquelicots nos frères, pour qu’on nous épargne…
Et tel sera l’argument de vanité qui, plus encore que l’argument d’intérêt, laisse rarement insensibles ceux à qui il s’adresse.
Au demeurant, arguments d’intérêt aussi bien que de vanité ne paraîtront-ils pas parfaitement expédients et convaincants à d’autres même que ces coquelicots ?
Ne pas mélanger les épis et les coquelicots, c’est-à-dire séparer autant que possible ceux qui ne peuvent que se nuire en se rapprochant, ne serait-ce pas la façon la plus raisonnable de comprendre la fraternité ?
Mais cela dépend-il toujours des épis et des coquelicots ?
S’ils étaient solidaires, parbleu, cela irait tout seul ; la solidarité s’exerce sans aucun effort de persuasion, puisque, ainsi que nous l’avons indiqué, c’est une sorte de mécanisme qui opère, c’est une machine qu’il suffit de monter et qui se déclenche toute seule : ainsi dit-on de certains rouages qu’ils sont solidaires ; mais on n’aurait pas l’idée, assurément, de dire que des rouages sont fraternels…
C’est aussi, pour cela, d’ailleurs, que le bon sens, impuissant sans doute à réparer, par la seule force persuasive ou l’efficacité du raisonnement, des rouages solidaires dont la solidarité ne fonctionnerait plus à la suite d’une rupture ou d’un accident, le bon sens peut s’attacher à raisonner, à persuader, les gens qui ont besoin de fraternité, et qui sont toujours susceptibles d’en comprendre les avantages.
Le bon sens pourra toujours vous mettre sur les chemins de la fraternité, qui sont d’abord bonne volonté, complaisance, cordialité, gentillesse.
N’est-ce pas dans cet esprit de gentillesse fraternelle qu’il est permis de considérer qu’à brebis tondue, Dieu mesure le vent ?
Quel meilleur exemple de fraternité pour le berger à l’égard de ses brebis ? Et de quel bon sens exemplaire aussi témoigne cette précaution divine ! Le bon sens pourrait-il mieux faire que de recommander au berger de ne mener paître ses brebis, après la tonte, que dans les endroits abrités ?
Car le bon sens n’a pas qualité pour mesurer le vent ; le bon sens n’est pas le Bon Dieu.
Mais comme on voit que le Bon Dieu a, divinement, du bon sens !…