bookGueule-Rouge, 80 chevauxMaurice LeblancL’Auto1903-03-09ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/162-66
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LA DÉCHÉANCE
— Eh bien, quoi ! tu ne me reconnais pas ?
Non, en vérité, je ne le reconnaissais
pas, Daniel Degilly, en cet état ! Je savais
bien qu’il avait été fort malade, quelque
dix ans auparavant. Mais était-ce possible
que mon ancien camarade de sport,
mon rival en extravagances de la vingtième
année, le gaillard au solide thorax
et aux biceps de lutteur, fût devenu cet
être rachitique, blême, voûté et d’aspect
si lamentable ? Une vraie loquet ! Des
jambes de pantin désarticulé !
— Ma foi, m’écriai-je pour m’excuser,
je pensais si peu te rencontrer dans ce
village perdu !
— J’habite à un kilomètre d’ici, me
dit-il. Allons-y, veux-tu ? Tu as ta bicyclette,
j’ai la mienne… En douze ou
quinze minutes…
Je le regardai, stupéfait. Lui, en bicyclette !
Et déjà, de fait, il avait pris sa
machine à la porte d’un café et roulait.
Il roulait ! Peut-on dire cela de l’extraordinaire
cycliste qui peinait devant
moi, à l’allure d’une lieue et demie à
l’heure, et avec un développement que
j’estimai d’un mètre soixante-quinze ? Et
quel effort ! Quelle pesée formidable de
tout le corps sur chaque pédale !
Nous arrivâmes cependant, et il me
dit, non sans quelque stupéfaction :
— Hein ! tu vois, on file encore assez
bien.
Il occupait une petite maison au fond
d’un petit jardin. Et dès l’abord, les motifs
d’étonnement se multiplièrent. Il y
avait sur la pelouse un emplacement de
tennis réduit au quart peut-être des proportions
habituelles. Une piste d’entraînement
pour course à pied l’entourait
d’un circuit de cinquante mètres au plus,
bordée elle-même d’une piste en circuit formant un vélodrome en miniature.
Les allées étaient coupées d’obstacles,
si comiques dans leur exiguïté ! des fossés
de cinquante centimètres de largeur…
des cordes tendues à un pied du
sol… Et, sous ce hangar, quel étrange
gymnase pour enfants ! Quelle collection
de petits haltères mignons, proprets,
légers à l’œil comme des jouets de
poupées ! Et ces fleurets délicats, à poignée
creuse… et ces mignonnes carabines…
et, cloué au mur, ce « sandow »
pour nouveau-né !…
J’étais confondu. Daniel cependant ne
montrait aucun embarras. Au contraire,
il me faisait remarquer avec une certaine
complaisance tous ses ustensiles
de sport et l’ingéniosité de leurs formes
et de leurs dimensions. Ne voyait-il donc
pas ce qu’il y avait de navrant dans l’étalage,
dans l’aveu d’une telle déchéance !
— Qu’en dis-tu ? s’exclamait-il… hein !
on ne se laisse pas trop rouiller. On a
les bons principes. Certes, je ne suis
plus celui d’autrefois. Hélas ! non, et
je ne le redeviendrai pas. Mais, enfin,
on se défend.
S’asseyant en plein soleil, il s’enveloppa
d’une couverture et continua :
— Vois-tu, tout est relatif. Le véritable
athlète n’est pas l’homme qui l’emporte
sur ses concurrents par l’énormité
de sa force, mais l’homme qui tire de
lui-même tout ce qu’il est possible d’en
tirer comme force. Un colosse, même
veule et lâche, aura raison d’un moins
fort, celui-ci fût-il brave et nerveux, et
des deux cependant l’athlète sera le
vaincu. « Tout ce qu’il est possible de
tirer de soi, » rappelle-toi ces mots : ils
précisent le point de vue auquel on doit
se placer. Notre maximum de force, d’endurance,
d’agilité, d’adresse, d’énergie,
de ténacité, voilà ce qui constitue l’athlète,
Un peu d’exaltation le fit tousser. Il se
calma et reprit :
— Qu’importe que l’on soit malade,
déprimé, vite essoufflé, vite las, si l’on
est physiquement tout ce que l’on peut
être, si l’on arrive à réaliser avec les
moyens dont on dispose l’individu parfait
que chacun porte en soi ?
Et il déclara d’un ton ferme :
— Cette perfection, je la réalise. Oh ! je
ne te cacherai pas qu’il m’a fallu un rude
courage. Après ma maladie je n’avais
qu’une idée : m’étendre et rêvasser. Et
puis, peu à peu, j’ai repris le dessus, et
je crois que tout le monde peut en faire
autant : il ne s’agit que de proportionner
son effort. Regarde cet haltère, il
pèse une livre, c’est le premier avec
lequel je me suis exercé, et ce fut, n’en
ris pas, une âpre bataille entre lui et
moi. Regarde cet autre, quatre livres ;
eh bien, je jongle avec, aujourd’hui.
De quel air orgueilleux il me dit cela !
Mais un enfant qui soulève un chapeau
n’en conçoit-il pas de l’orgueil ?
Poursuivant le récit de ses prouesses,
il me dit encore :
— Tu as vu ma piste de marche. Sais-tu
qu’il me fallait un quart d’heure, il y
a six ans, pour en faire cinq fois le tour,
c’est-à-dire deux cent cinquante mètres ?
Un kilomètre à l’heure, mon pauvre
vieux. Maintenant j’arrive presque à
deux. Et remarque bien que ma santé ne
s’est pas améliorée, au contraire. C’est
ma volonté qui est en progrès quotidien,
volonté morale et volonté inconsciente
de mes muscles. C’est elle dont j’ai entrepris
l’éducation, après l’avoir pour
ainsi dire mise au monde, car vraiment
je n’en avais plus.
Je me souviens de la première tâche
que je me suis imposée : lever une fois
par jour, le matin, mes bras au plafond.
Eh bien, tantôt, je ne sais si tu l’as noté,
nous sommes revenus du village à bicyclette en huit minutes, montre en main
du sept et demi à l’heure !
Devina-t-il le sourire que je pus à peine
réprimer ? Non, et cependant son visage
exprima soudain une tristesse infinie ; et
ce fut immédiat, brusque comme un chagrin
d’enfant qui passe du rire aux
larmes, il éclata en sanglots.
Pauvre Daniel ! J’aurais voulu l’attirer
contre moi et le consoler. Mais ma pitié
n’eût-elle pas redoublé son mal ? Je me
tus, et après quelques minutes, il murmura
d’une voix brisée :
— Oh ! quelle torture ! J’ai beau m’étourdir
et fermer les yeux sur ma déchéance,
je la comprends mieux que personne.
Tout cela, ce sont des mots, de
petits stratagèmes de malade ! Oh ! être
obligé de se mesurer, de peser sa dépense
physique comme un marchand qui pèse
une denrée ! se restreindre comme un indigent !
économiser comme un avare !
surveiller son souffle et retenir sa sueur !
Mais c’est horrible ! Que d’autres encore,
qui n’ont pas connu l’ivresse du mouvement
et de la vie, puissent s’accommoder
d’une telle existence, soit. Mais je sais,
moi, je sais qu’il n’y a de bon et d’enviable
que l’excès. Toute la joie de l’effort
est dans le trop d’effort. Dépenser
sans compter, jeter à tous les vents,
comme des choses inutiles, ses forces,
ses réserves, ses énergies, toutes les
puissances et tous les trésors de son
être, voilà la volupté suprême. Et cette
volupté je ne la connaîtrai plus.
Après quelques instants, il reprit d’un
ton plus contenu :
— Ah ! je me souviens de certains
jours d’été où je partais dès l’aube à
bicyclette. Les adorables sensations de
fraîcheur et de jeunesse ! On est une
sorte de dieu, d’homme illimité, infini,
et l’on va, et l’on va avec l’impression
exaltante d’accomplir un grand miracle
et d’être quelque messager bienfaisant
qui annonce à la nature encore assoupie
la venue du jour et la gloire du soleil.
J’ai été cela, moi, j’ai tenté cela, et l’obsession
m’en est demeurée.
Il pleurait doucement et murmurait :
— Oh ! la santé, unique bien de
l’homme !
Le reste, argent, succès, amour, n’est
que du superflu. La santé, c’est à la fois
le nécessaire et le luxe indispensable.
Quand on l’a, on a tout ; la vie est admirable,
et le bonheur est la chose du
monde la plus facile à conquérir, puisqu’il
réside à portée de notre main, puisqu’il
n’est autre, au fond, que la santé.
Quelqu’un nous interrompit. C’était un
gamin loqueteux, hâve et chétif, décharné
comme un cadavre et qui s’aidait
de deux cannes pour marcher.
— Un mendiant ? dis-je à Daniel.
— Non, répondit-il avec un ricanement
qui me déchira, non, un sportsman de
mes amis. J’ai trié sur le volet quelques
gaillards de cette espèce et nous avons
un club d’intrépides qui ne manque pas
d’un certain pittoresque. Celui-ci est notre
champion de lutte, section des poids
lourds, n’est-ce pas, mon vieux Pons ?