Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 3/Épilogue

Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (3p. 382-410).
Partie 3


ÉPILOGUE[1]

I

Le mariage de Natacha, devenue la femme de Besoukhow en 1813, fut le dernier heureux événement pour nos vieux amis les Rostow. Le comte Ilia Andréïévitch mourut la même année, et, comme il arrive toujours, avec lui s’effondra sa famille, telle que nous l’avons connue. L’incendie de Moscou, la mort du prince André, la douleur de Natacha, la fin prématurée de Pétia, le désespoir de la comtesse, tous ces coups successifs finirent par accabler le pauvre comte.

Il semblait ne pas avoir la force de comprendre l’étendue de tous ses malheurs, et, inclinant sa vieille tête sous la main de la Providence, il eut l’air d’attendre et d’appeler son dernier moment. Tantôt effaré, éperdu, tantôt en proie à une excitation fébrile, il passait sans transition d’un extrême à l’autre.

Quand vint la noce de sa fille, il ne s’occupa que du côté matériel des arrangements : il commandait les dîners, les soupers, et faisait son possible pour paraître gai : mais sa gaieté n’était plus communicative comme auparavant. Elle faisait naître au contraire un sentiment de compassion chez ceux qui le connaissaient et l’aimaient. Les nouveaux mariés une fois partis, il s’affaissa, se plaignit d’un invincible ennui, tomba malade, et se coucha pour ne plus se relever ; malgré les assurances trompeuses des médecins, il avait compris que son heure était arrivée. La comtesse passa quinze jours au chevet du malade sans se déshabiller : chaque fois qu’elle lui présentait une potion, il sanglotait doucement et lui baisait la main en silence.

Le jour même de sa mort, il leur demanda pardon, à elle de vive voix et mentalement à son fils, d’avoir si mal géré leur fortune. Sa fin fut tranquille, et le lendemain ses amis vinrent en foule rendre leurs derniers devoirs au défunt. Mainte et mainte fois ils avaient dansé et dîné chez lui en se moquant de ses manies, et maintenant tous répétaient à l’envi, comme pour leur justification, avec un sincère sentiment de remords et d’attendrissement : « C’était tout de même un bien excellent homme… On n’en trouve plus de pareils… et d’ailleurs qui n’a pas ses faiblesses ? » Lorsque le vieux comte mourut, ses affaires étaient tellement embrouillées, qu’il n’y avait plus aucun moyen de les remettre à flot. Nicolas reçut cette nouvelle à Paris, où il se trouvait avec les armées russes. Demandant aussitôt sa mise à la retraite, il partit en congé, sans même attendre que sa demande lui fût accordée. Leur situation financière fut mise au net un mois après la mort du comte, et chacun fut étonné de l’énormité du chiffre des dettes de toutes sortes, dont on ignorait même l’existence : le passif dévorait l’actif. Amis et parents conseillèrent à Nicolas de refuser la succession, mais, voyant dans cette façon d’agir un blâme pour la mémoire sacrée de son père, il ne voulut pas en entendre parler, et accepta purement et simplement la succession avec la charge de payer les dettes. Les créanciers, que la large et expansive bonté du vieux comte avait tenus longtemps silencieux, commencèrent à faire valoir leurs droits. Mitenka et plusieurs autres, qui avaient reçu des billets à ordre, se montrèrent les plus exigeants, et ne donnaient à Nicolas ni repos ni trêve. Ceux qui avaient patienté du vivant du comte étaient maintenant sans pitié pour le jeune héritier qui avait accepté de plein gré ces onéreux engagements. Aucune des combinaisons projetées par Nicolas ne lui réussit : les terres furent vendues à l’encan à vil prix, et il resta encore à payer la moitié des dettes. Nicolas emprunta à son beau-frère trente mille roubles pour acquitter celles qu’il regardait comme dettes d’honneur, et se vit obligé, pour éviter la prison dont le menaçaient les autres créanciers, de chercher un emploi. Retourner à l’armée, où, à la première vacance, il serait nommé, à coup sûr, chef de régiment, était impossible, car sa mère se cramponnait à lui comme au dernier sourire de la vie. Aussi, malgré le peu de plaisir qu’il éprouvait à rester à Moscou dans le même milieu, malgré l’antipathie que lui inspiraient les fonctions civiles, il finit par y obtenir une place dans l’administration, dit adieu à l’uniforme qu’il aimait tant, et s’établit, avec sa mère et Sonia, dans un modeste logement. Natacha et Pierre, qui habitaient Pétersbourg, ne se doutaient pas des difficultés de sa situation, qu’il leur cachait du reste avec le plus grand soin, et ignoraient que ses 1 200 roubles d’appointements devaient suffire à leur entretien de façon que sa mère ne pût deviner leur pauvreté. La comtesse ne pouvait admettre l’existence en dehors des conditions de luxe auxquelles elle était habituée depuis son enfance, et exigeait à tout instant qu’on satisfît ses moindres désirs, sans soupçonner la gêne qu’ils causaient à son fils. C’était tantôt une voiture dont elle avait besoin pour envoyer chercher une amie, tantôt un mets recherché pour elle, du vin fin pour son fils, ou de l’argent pour des cadeaux à Natacha, à Sonia et à Nicolas lui-même. Sonia menait le ménage, soignait sa tante, lui faisait la lecture, supportait ses caprices, sa secrète inimitié, et aidait Nicolas à lui dissimuler leurs embarras financiers. Il sentait que sa reconnaissance pour elle était une dette dont il ne pourrait jamais s’acquitter ; mais, tout en admirant sa patience et son dévouement sans bornes, il évitait toute intimité. Il lui en voulait de n’avoir rien à lui reprocher, et de ce que, réunissant toutes les perfections, il lui manquait ce je ne sais quoi qui l’aurait infailliblement forcé à lui donner son cœur ; et plus il l’appréciait, moins il se sentait capable de l’aimer. Il avait accepté avec empressement la parole qu’elle lui avait rendue, et se tenait maintenant à distance, comme pour bien lui faire sentir que le passé ne pouvait plus revenir. Ses embarras d’argent augmentèrent. Non seulement il lui était impossible de rien mettre de côté sur ses appointements, mais, pour obéir aux exigences de sa mère, il se vit bientôt contraint de contracter de petites dettes. Comment sortirait-il de cette impasse ? Il l’ignorait, car la pensée d’épouser une riche héritière, comme le lui proposaient de vieilles amies de la famille, lui inspirait une répulsion invincible. Dans le fond de son âme, il éprouvait une satisfaction sombre et amère à supporter sans murmurer ce poids accablant. Il évitait toute distraction au dehors, et ne pouvait s’astreindre, dans son intérieur, à d’autre occupation qu’à celle d’aider sa mère à étaler des « patiences » sur la table et à se promener dans sa chambre, en fumant sa pipe en silence. En agissant ainsi, il semblait vouloir préserver de toute atteinte extérieure cette sombre disposition d’esprit, qui seule le rendait capable d’endurer une pareille vie de privations.

II

Au commencement de l’hiver, la princesse Marie arriva à Moscou : les bruits de ville la mirent au courant de la triste position des Rostow. Le fils, disait-on, se sacrifiait à sa mère. « Je m’y attendais ! » se dit la princesse Marie, en voyant dans le dévouement de Nicolas une nouvelle et douce sanction de son amour. Ses rapports intimes, presque de parenté, avec la famille Rostow, lui imposaient le devoir d’aller rendre visite à la comtesse, mais le souvenir du séjour de Nicolas à Voronège lui rendait cette visite pénible. Elle laissa passer quelques semaines avant de la faire. Nicolas fut le premier à la recevoir, car on ne pouvait entrer chez sa mère qu’en traversant sa chambre. À sa vue, le visage de ce dernier exprima, au lieu de la joie qu’elle s’attendait à y lire, une froideur sèche et hautaine. Il s’informa de sa santé, la conduisit près de la comtesse, et les quitta au bout de quelques secondes. La visite terminée, il la reconduisit avec une réserve marquée jusqu’à l’antichambre, et répondit à peine à ses questions sur la santé de sa mère. « Que vous importe ? semblait dire son regard, laissez-moi en paix. »

« Je ne puis souffrir ces dames et leurs amabilités, dit-il à Sonia, lorsque la voiture de la princesse se fut éloignée. Qu’ont-elles besoin de venir ?

— C’est mal à vous de parler ainsi, Nicolas, répondit Sonia en cachant avec peine sa joie. Elle est si bonne, et maman l’aime tant ! » Nicolas garda le silence et aurait voulu oublier cette visite, mais la comtesse y revenait à tout propos ; ne tarissant pas en éloges sur le compte de la princesse Marie, elle insistait pour que son fils lui rendît sa politesse, et exprimait le désir de la voir plus souvent. On sentait que le silence de Nicolas à ce sujet l’irritait.

— Il faut que tu y ailles, c’est une charmante fille… Tu y verras au moins quelqu’un, car tu dois mourir d’ennui avec nous autres.

— Je n’y tiens pas, maman.

— Je ne te comprends pas, mon ami : tantôt tu veux voir du monde, tantôt tu t’y refuses.

— Mais je n’ai jamais dit que je m’ennuyais, repartit Nicolas.

— Comment ! N’as-tu pas dit tout à l’heure que tu ne voulais pas la voir ? C’est une fille de beaucoup de mérite, tu as toujours eu de la sympathie pour elle, et aujourd’hui, par je ne sais quelle raison… on me cache toujours tout.

— Mais pas le moins du monde, maman.

— Je t’aurais compris si je te demandais de faire une démarche désagréable, mais je ne te demande que de rendre une visite que la politesse exige… Je ne m’en mêlerai plus, puisque tu as des secrets pour moi.

— J’irai si vous le voulez.

— Cela m’est parfaitement égal, c’est pour toi seul que je le désire. »

Nicolas soupirait, mordait sa moustache, étalait les cartes et s’efforçait de distraire l’attention de sa mère, mais, le lendemain et les jours suivants, elle revenait sur le même sujet. La froide réception de Nicolas avait froissé la princesse Marie dans son amour-propre, et elle se disait : « J’avais raison de ne pas vouloir faire cette visite… Au fond, je n’en attendais pas autre chose… Après tout, je suis allée voir la pauvre vieille, qui avait toujours été excellente pour moi. » Mais ces réflexions ne parvenaient pas à calmer le regret qu’elle éprouvait en songeant à l’accueil que lui avait fait Nicolas. Malgré sa ferme résolution de ne plus retourner chez les Rostow, et d’oublier ce qui s’était passé, elle se sentait involontairement dans une fausse position, et lorsqu’elle cherchait à s’en rendre compte, elle était forcée de s’avouer à elle-même que ses rapports avec Nicolas y étaient pour beaucoup. Son ton sec et poli n’était pas la véritable expression de ses sentiments : il devait cacher un sous-entendu qu’elle aurait voulu à tout prix éclaircir pour retrouver sa tranquillité. On était en plein hiver, lorsqu’un jour qu’elle assistait à une leçon de son neveu, on vint lui annoncer Rostow. Bien décidée à ne pas trahir son secret et à ne pas laisser apercevoir son embarras, elle pria Mlle Bourrienne de l’accompagner au salon. Au premier regard qu’elle jeta sur Nicolas, elle comprit qu’il était simplement venu remplir un devoir de politesse, et elle se promit de ne pas sortir de la réserve la plus absolue. Aussi, au bout des dix minutes exigées par les convenances, et consacrées aux questions banales sur la santé de la comtesse et sur les dernières nouvelles du jour, Nicolas se leva, et s’apprêta à prendre congé. Grâce à Mlle Bourrienne, la princesse Marie avait jusque-là très bien soutenu la conversation, mais, à ce moment, fatiguée de parler de ce qui l’intéressait si peu, et revenant par un rapide enchaînement d’idées à son isolement et au peu de joies qu’elle avait en ce monde, elle se laissa involontairement aller à une silencieuse rêverie, les yeux fixés devant elle, sans remarquer le mouvement que venait de faire Nicolas. Celui-ci eut tout d’abord l’air de ne pas s’en apercevoir et échangea quelques mots avec Mlle Bourrienne, mais, la princesse continuant à rester immobile et rêveuse, il fut forcé de la regarder et ne put se méprendre sur la douleur qu’exprimaient ses traits délicats.

Il lui sembla entrevoir confusément qu’il en était la cause, et ne sut comment s’y prendre pour lui témoigner un peu d’intérêt.

« Adieu, princesse, » lui dit-il.

Elle sembla se réveiller et soupira en rougissant.

« Pardon, murmura-t-elle, vous partez déjà ? Eh bien, adieu !

— Et le coussin que vous avez fait pour la comtesse ? Je vais vous l’apporter, » dit Mlle Bourrienne en sortant de la chambre.

Un silence embarrassant s’établit entre eux deux.

« Oui, dit enfin Nicolas avec un sourire de tristesse, ne croirait-on pas, princesse, que notre première rencontre à Bogoutcharovo a eu lieu hier, et cependant que d’événements se sont passés depuis !… Nous nous imaginions être bien malheureux alors ; eh bien ! je donnerais beaucoup pour en revenir là, mais ce qui est passé ne revient plus. »

La princesse Marie avait fixé sur lui son doux et profond regard en cherchant à pénétrer le sens caché de ces paroles.

« C’est vrai, dit-elle, vous n’avez pourtant rien à regretter dans le passé, et si je comprends votre vie actuelle, elle vous laissera aussi un bon souvenir de dévouement et d’abnégation…

— Je ne saurais accepter vos louanges, dit-il vivement, car je m’adresse constamment des reproches, et… Pardon, ce sujet ne peut vous intéresser, » continua-t-il en redevenant, à ces mots, froid et calme comme à son entrée.

Mais la princesse Marie ne voyait plus en lui que l’homme qu’elle avait connu et aimé, et c’est avec cet homme qu’elle renoua la conversation.

« J’avais pensé que vous me permettriez de vous exprimer…, dit-elle avec hésitation : mes relations avec vous et les vôtres étaient devenues telles, qu’il me semblait qu’un témoignage de sympathie de ma part ne pouvait vous offenser : il paraît que je me suis trompée, ajouta-t-elle d’une voix tremblante… Je ne sais pourquoi vous étiez tout autre auparavant, et je…

— Ah ! il y a mille raisons à cela, répondit Nicolas en appuyant sur ce dernier mot. Merci, princesse, ajouta-t-il tout bas, croyez-moi, c’est parfois bien lourd à porter !

— C’est donc cela, c’est donc cela, se dit en tressaillant de joie la princesse Marie. Ce n’est donc pas seulement cet honnête et loyal regard, cet extérieur charmant que j’ai aimé en lui, j’avais deviné toute la noblesse de son âme… C’est donc parce qu’il est pauvre et que je suis riche… C’est donc cela… car autrement… »

Alors, se souvenant de la tendre sympathie qu’elle lui avait laissé entrevoir, et examinant sa bonne et mélancolique figure, elle comprit à n’en plus douter la raison de son apparente froideur.

« Pourquoi donc, comte, pourquoi ? s’écria-t-elle tout à coup en se rapprochant de lui involontairement ; pourquoi ? vous devez me le dire. »

Il garda le silence.

« Je ne sais pas, comte, je ne connais pas vos raisons, mais je sais que, moi aussi, je souffre et je vous l’avoue… pourquoi me priver alors de votre bonne amitié ? »

Et des pleurs brillèrent dans ses yeux.

« J’ai si peu de bonheur dans la vie que toute perte m’est sensible… Pardonnez-moi, adieu ! »

Elle fondit en larmes et fit quelques pas pour sortir.

« Princesse ! Au nom du ciel, un instant ! » Il l’arrêta. Elle se retourna, leurs regards se rencontrèrent en silence, la glace était rompue, et ce qui leur semblait tout à l’heure encore impossible devint pour eux une réalité prochaine et inévitable.

III

Nicolas épousa la princesse Marie dans le courant de l’automne de 1813, et alla s’établir avec elle, sa mère et Sonia, à Lissy-Gory. Pendant les quatre années qui suivirent leur mariage, sans vendre la moindre parcelle des biens de sa femme, il paya toutes ses dettes, y compris celle qu’il avait contractée envers Pierre, et en 1820 il avait si bien arrangé ses affaires, qu’il avait ajouté à Lissy-Gory une petite terre, et qu’il était en négociations pour racheter Otradnoë : c’était son rêve favori. Nicolas, forcé de devenir gentilhomme fermier, se passionna pour l’agriculture, et en fit sa principale occupation. Il n’aimait pas les innovations, surtout les innovations anglaises, qui commençaient alors à être de mode. Il se moquait des ouvrages de pure théorie, ne songeait ni à construire des fabriques, ni à ensemencer des blés chers et d’une espèce étrangère au pays. Ne donnant jamais exclusivement ses soins à une branche de son administration au détriment des autres, il avait toujours devant les yeux sa propriété tout entière, et non pas seulement une de ses parties. Pour lui, l’important était, non pas l’oxygène et l’azote contenus dans le sol et dans l’air, non pas la charrue et l’engrais, mais le travailleur qui mettait en œuvre toutes ces forces. Le paysan attira tout d’abord son attention : c’était mieux qu’un instrument pour lui, c’était un juge. Il l’étudia avec soin, chercha à comprendre ses besoins, à se rendre compte de ce qu’il tenait pour bon ou pour mauvais, et les ordres qu’il donnait devenaient pour lui une source de renseignements précieux. Ce ne fut que lorsqu’il eut saisi leurs goûts, leurs désirs, et qu’il eut appris à parler leur langue, qu’il lut dans leur pensée, qu’il se sentit rapproché d’eux, et qu’il put les gouverner d’une main sûre et ferme, c’est-à-dire leur rendre les services qu’ils étaient en droit d’attendre de lui. Son administration ne tarda pas à avoir les résultats les plus brillants. Nicolas, avec une clairvoyance remarquable, nommait dès le début de sa gestion, aux fonctions de bourgmestre, de staroste et de délégué, ceux mêmes que les paysans auraient choisis, s’ils en avaient eu le droit. Au lieu d’analyser la constitution chimique des engrais, au lieu de se lancer dans le « doit et avoir », comme il le disait en plaisantant, il se renseignait sur la quantité de bétail que possédaient les paysans, et s’efforçait, par tous les moyens, de l’augmenter. Il ne permettait pas aux familles de se séparer et tenait à les conserver groupées ensemble. Il était sans pitié pour les paresseux et les dépravés, et les chassait au besoin de la communauté. Pendant les travaux des champs, pendant les semailles, la fenaison et la moisson, il surveillait avec le même soin ses champs et ceux des paysans, et peu de propriétaires pouvaient se vanter d’en avoir en aussi bon état et d’un aussi bon rendement que les siens. Il n’aimait pas à avoir affaire avec les dvorovy[2], qu’il regardait comme des parasites. On l’accusait cependant de ne pas les tenir assez sévèrement ; lorsqu’il devait punir l’un d’eux, son indécision était si grande, qu’il consultait toute la maison avant d’en venir là, et il était enchanté de trouver l’occasion de le faire partir comme recrue, à la place d’un paysan. Quant à ces derniers, il était d’avance tellement sûr d’avoir la majorité pour lui, qu’il n’hésitait jamais dans les mesures à prendre en ce qui les concernait. Il ne se permettait pas de les accabler de travail, ou de les châtier, ou de les récompenser pour sa satisfaction personnelle. Peut-être n’aurait-il pas su dire en vertu de quelle règle il agissait ainsi, mais il la sentait dans son âme, ferme et inflexible.

Parfois pourtant il lui arrivait de s’écrier avec dépit, à propos d’un désordre ou d’un insuccès : « Que peut-on faire avec notre peuple russe ? » et il s’imaginait détester le paysan, mais il aimait de tout son cœur « notre peuple russe » et son génie ; c’est pour cela qu’il l’avait si bien compris, et s’était engagé dans la seule voie au bout de laquelle il était sûr de trouver de bons résultats. Ces occupations si absorbantes inspiraient à sa femme une sorte de jalousie : elle regrettait de ne pouvoir y prendre part et de ne pas comprendre les joies et les soucis de ce monde si étranger pour elle : pourquoi cet air de gaieté et de bonheur lorsque, s’étant levé à l’aube, et ayant passé toute la matinée dans les champs ou sur l’aire, il ne rentrait qu’à l’heure du thé ? Pourquoi cet enthousiasme lorsqu’il parlait de l’activité d’un riche paysan qui avait passé toute la nuit, avec sa famille, à transporter ses gerbes et à faire ses meules ? Pourquoi ce sourire satisfait lorsqu’il voyait tomber une pluie fine et serrée sur les pousses altérées de l’avoine, ou emporter par le vent un nuage menaçant au moment de la fenaison ou de la moisson, et que, hâlé, les cheveux parfumés de menthe et d’absinthe sauvages, il s’écriait en se frottant joyeusement les mains : « Encore un jour comme celui-ci, et notre récolte et celle des paysans seront rentrées » ? Elle s’étonnait aussi de ce qu’avec son bon cœur, son empressement à prévenir tous ses désirs, il se désespérait de recevoir, par son entremise, des pétitions de paysans qui demandaient à être affranchis de certains travaux. Il les refusait constamment, et se fâchait tout rouge, en l’engageant à ne pas se mêler dorénavant de ses affaires.

Lorsque, pour essayer de pénétrer sa pensée, elle lui parlait du bien qu’il faisait à ses serfs, il s’emportait. « C’est bien le dernier de mes soucis, répondait-il, et ce n’est pas à leur bonheur que je travaille ; le bonheur du prochain n’est que poésie, et conte de femmelette. Je tiens à ce que nos enfants ne soient pas des mendiants, et à ce que notre fortune s’arrondisse de mon vivant ; je n’ai pas d’autre but, et pour l’atteindre il faut l’ordre, la sévérité et la justice, ajoutait-il, car si le paysan est nu et affamé, s’il n’a qu’un cheval, il ne travaillera ni pour lui, ni pour moi. »

Était-ce vraiment d’une manière aussi inconsciente que Nicolas faisait du bien aux autres et que tout fructifiait ainsi entre ses mains ? Le fait est que sa fortune augmentait à vue d’œil ; les paysans du voisinage venaient à tout moment lui demander de les acheter, et longtemps après sa mort la population conserva le souvenir de sa gestion : « Il s’y entendait, disait-elle : il pensait d’abord à l’avoir du paysan et puis au sien : il ne nous gâtait pas, en un mot c’était un bon administrateur ! »

IV

Ce qui parfois ne laissait pas de causer du souci à Nicolas, c’était son emportement et son habitude de hussard d’avoir la main leste. Dans les premiers temps de son mariage, il n’y avait rien vu de répréhensible, mais, la seconde année, un certain incident le fit subitement changer de manière de voir à ce sujet. Il avait fait venir un jour le successeur du défunt Drône, le staroste de Bogoutcharovo, qui était accusé de malversations. Nicolas le reçut sur le perron, et, aux premiers mots du prévenu, lui répondit par une grêle d’injures et de coups. Rentrant un moment après pour déjeuner, il s’approcha de sa femme, qui travaillait, la tête inclinée sur son métier, et lui raconta, comme de coutume, tout ce qu’il avait fait dans la matinée, et entre autres l’affaire du staroste.

La comtesse Marie, rougissant et pâlissant tour à tour, ne releva pas la tête et garda le silence.

« Quel impudent coquin ! s’écria-t-il en s’échauffant à ce souvenir, s’il avait au moins avoué qu’il était ivre, mais… Qu’as-tu donc, Marie ? »

Celle-ci leva les yeux sur lui, essaya en vain de dire un mot et baissa de nouveau la tête… « Qu’as-tu, mon amie ? » Les pleurs embellissaient toujours la comtesse Marie, car, ne pleurant jamais que de chagrin ou de pitié, et non de colère ou de souffrance physique, ses yeux lumineux et profonds avaient alors un charme irrésistible. À cette question de son mari, elle fondit en larmes.

« Nicolas, j’ai tout vu… Il est coupable, je le sais… Mais pourquoi l’as-tu… ? » Et elle se voila la figure de ses mains.

Nicolas ne répondit rien, rougit fortement, et s’éloigna d’elle en faisant quelques pas dans la chambre. Il devinait la cause de ses larmes, mais, ne trouvant rien de blâmable dans une habitude qui remontait pour lui à tant d’années, il lui donna tort, et se dit : « Ce sont des petites faiblesses de femme… ou plutôt n’aurait-elle pas vraiment raison ? » Dans son irrésolution, il jeta un regard sur ce visage aimé qui souffrait pour lui, et comprit qu’elle avait dit juste, et qu’il était coupable envers lui-même.

« Marie, lui dit-il tout doucement, cela n’arrivera plus, je te le jure… Jamais ! » reprit-il d’une voix émue, comme un enfant qui demande pardon.

Les larmes jaillirent plus abondantes des yeux de la comtesse. Elle saisit la main de son mari et la porta à ses lèvres.

« Quand as-tu brisé ton camée ? lui dit-elle pour changer de sujet de conversation, en examinant une bague qu’il portait toujours au doigt et qui représentait la tête de Laocoon.

— Ce matin, Marie, et que cette bague brisée me rappelle à l’avenir la parole que je viens de te donner ! »

Depuis lors, quand il sentait la colère le gagner et ses poings se fermer, il tournait rapidement sa bague et baissait les yeux devant celui à qui il avait affaire. Cependant il lui arrivait, de temps à autre, de s’oublier, et alors, en s’en confessant à sa femme, il lui renouvelait sa promesse.

« Tu dois sûrement me mépriser, Marie ? disait-il.

— Mais pourquoi ne t’en vas-tu pas, lui répondait-elle pour le consoler, lorsque tu ne te sens plus la force de te maîtriser ? »

Dans la noblesse du gouvernement, Nicolas était estimé, mais pas aimé ; les intérêts de la noblesse l’occupaient peu : aussi passait-il pour fier aux yeux des uns, ou pour peu intelligent aux yeux des autres. Tant que durait l’été, il consacrait tout son temps à l’administration de ses biens. Quand venait l’automne, il chassait du matin au soir, et passait régulièrement l’hiver à inspecter les villages éloignés et surtout à lire des livres d’histoire, dont il achetait chaque année une certaine quantité. Il se composait de la sorte une bibliothèque sérieuse, et se posait comme règle de lire d’un bout à l’autre tout ce qu’il achetait. Ce fut d’abord une tâche ennuyeuse à remplir, mais qui devint peu à peu pour lui une occupation habituelle, à laquelle il finit par prendre un vif intérêt. Comme il restait l’hiver presque toujours à la maison, il entrait dans les moindres détails de la vie de famille, et, son union avec sa femme devenant de plus en plus intime, il découvrait tous les jours en elle de nouveaux trésors de tendresse et d’intelligence. Avant leur mariage, Nicolas, s’accusant lui-même et rendant justice à la conduite de Sonia, avait tout raconté à la princesse Marie, en la priant d’être bonne et affectueuse pour sa cousine. La femme comprit la faute de son mari, s’imagina que sa fortune avait influencé son choix, se sentit mal à l’aise devant Sonia et, ne pouvant rien lui reprocher, fit tout son possible pour l’aimer ; mais elle ne put y parvenir, et parfois elle se sentait animée de mauvais sentiments à son égard. Elle en fit un jour la confession à Natacha, en se reprochant son injustice.

« Te souviens-tu, lui dit celle-ci, d’un certain passage de l’Évangile qui se rapporte si complètement à la position de Sonia ?

— Lequel ? demanda la comtesse Marie, étonnée.

— Celui-ci : « On donnera à celui qui est riche, mais pour celui qui est pauvre, on lui ôtera même ce qu’il a. » Elle est celle qui est pauvre, et à laquelle on a tout ôté. Pourquoi ? Je n’en sais rien : peut-être parce qu’elle n’a pas l’ombre d’égoïsme… Mais le fait est qu’on lui a tout pris… Elle me fait, te l’avouerai-je, une peine terrible. J’ai vivement désiré jadis lui voir épouser Nicolas, et cependant je pressentais que cela n’aurait jamais lieu. Elle est la « fleur stérile » de l’Écriture, mais parfois il me semble qu’elle ne sent pas comme nous deux nous aurions senti. »

Bien que la comtesse Marie objectât à Natacha que ces paroles de l’Évangile avaient une autre signification, elle ne pouvait s’empêcher, en regardant Sonia, de donner raison à sa belle-sœur. Sonia semblait effectivement se résigner à son sort de « fleur stérile », et ne pas se rendre compte de tout ce qu’il y avait de pénible dans sa situation. On aurait dit qu’elle s’était attachée au groupe de la famille plus qu’aux individus, et qu’elle tenait au foyer comme le chat du logis.

Elle soignait la comtesse, caressait les enfants, et se montrait toujours prête à rendre tous les services imaginables, ce qu’on acceptait, il faut bien le dire, comme une chose toute naturelle, et sans grande reconnaissance. La propriété de Lissy-Gory avait été réparée, mais n’était plus tenue sur le même pied que du vivant du vieux prince. Les nouvelles constructions, faites du temps où l’argent manquait encore, étaient des plus simples : bâtie en bois sur les anciens fondements de pierre, la maison d’habitation était d’ailleurs vaste et spacieuse ; ses planchers peints, et son modeste mobilier, avec ses divans mal rembourrés, ses fauteuils, ses chaises, et ses tables en bois de bouleau, étaient l’ouvrage des menuisiers indigènes. Les chambres d’amis n’y manquaient pas : aussi toute la parenté des Rostow et des Bolkonsky s’y réunissait-elle souvent. Ils y passaient des mois entiers avec leur famille et leurs nombreux domestiques, et, les jours de naissance et de nom des propriétaires, une centaine d’invités y faisaient leur apparition pour un ou deux jours. Le reste de l’année, la vie calme et régulière de tous les jours s’écoulait doucement au milieu des occupations habituelles, entrecoupées de déjeuners, de dîners et de soupers, dont les produits de Lissy-Gory faisaient tous les frais.

V

Natacha s’était mariée au printemps de l’année 1813 ; en 1820, elle avait trois filles, et nourrissait en ce moment un fils, son dernier-né. Elle avait pris de l’embonpoint, et l’on aurait eu de la peine à reconnaître dans cette jeune matrone la Natacha d’autrefois, si souple et si alerte. Ses traits s’étaient formés, avaient pris des contours moelleux et arrondis, mais cette exubérance de vie, dont elle débordait autrefois et qui faisait son plus grand charme, ne reparaissait chez elle qu’à de rares intervalles, sous l’influence de certaines impressions, au retour de son mari par exemple, à la convalescence d’un enfant, ou en causant du prince André avec sa belle-sœur. Ce sujet, elle ne l’abordait jamais avec Pierre, dans la crainte de réveiller une jalousie rétrospective. Elle s’animait encore lorsque, par quelque circonstance devenue bien rare aujourd’hui, elle se laissait aller à chanter. L’ancienne flamme se ravivait alors, et ramenait sur son charmant visage la séduction du passé, en y ajoutant un charme nouveau. Pendant les premiers temps de son mariage elle avait habité successivement Moscou, Pétersbourg et la campagne. La société la voyait peu et ne la goûtait guère ; elle n’était ni aimable ni prévenante. Natacha ne savait pas, à vrai dire, si elle aimait la solitude ; il lui semblait même qu’elle ne l’aimait pas, mais, absorbée par ses grossesses, ses devoirs de maternité et sa participation aux moindres détails de l’existence de son mari, elle ne pouvait suffire à toutes ces obligations qu’en s’éloignant du monde. Ceux qui l’avaient connue jeune fille s’étonnèrent de ce changement comme d’une chose extraordinaire. Seule la vieille comtesse, dans son instinct maternel, avait compris que cette fougue de Natacha se calmerait dès qu’elle aurait un mari et des enfants à aimer, comme elle l’avait laissé entrevoir, sans en avoir conscience, à Otradnoë. N’avait-elle pas toujours dit que Natacha serait une femme et une mère exemplaires ? « Seulement, ajoutait la comtesse, elle pousse son amour jusqu’à l’absurde. » Natacha ne suivait pas cette règle d’or que les gens à vues supérieures, les Français surtout, recommandent aux jeunes filles, et qui consiste à ne pas se négliger lorsqu’elles se marient, à cultiver leurs talents, à soigner leur personne, afin de charmer le mari après le mariage comme avant. Elle avait au contraire complètement renoncé à toutes ses séductions, à son chant, qui était la plus grande. Songer à sa toilette, à ses manières, à parler avec élégance, à prendre devant Pierre des poses qui auraient fait ressortir ses avantages physiques, l’ennuyer en un mot par ses prétentions et ses exigences, lui aurait paru tout aussi ridicule qu’à lui, à qui elle s’était livrée tout entière, sans rien lui cacher de ses pensées les plus intimes. Elle sentait que leur union ne tenait pas à ce charme poétique qui l’avait attiré à elle, mais à quelque chose d’indéfinissable et de ferme, comme le lien qui unissait son âme à son corps. Peut-être aurait-elle eu du plaisir à plaire aux autres, mais elle ne pouvait en faire l’expérience, car c’était tout simplement parce qu’elle n’en avait pas le temps, qu’elle ne s’occupait plus de son chant, de ses phrases et de sa toilette. Les soins à donner à sa famille, son mari qu’il fallait entourer d’une sollicitude constante pour qu’il lui appartînt exclusivement, les enfants qu’il fallait mettre au monde, nourrir et élever, l’absorbaient complètement. Plus elle s’adonnait à ce genre de vie, plus elle y trouvait d’intérêt, et plus elle y appliquait toutes ses forces et toute son énergie. Quoiqu’elle n’aimât pas la société, elle tenait à celle des siens, de sa mère, de son frère et de Sonia, de ceux en un mot chez lesquels elle pouvait courir le matin en robe de chambre, les cheveux ébouriffés, pour leur montrer, toute joyeuse, les langes des enfants, et s’entendre dire que son dernier bébé allait beaucoup mieux. Natacha se négligeait à tel point, que sa façon de s’habiller, de se coiffer, sa jalousie surtout, car elle était jalouse de Sonia, de la gouvernante, de toute femme jolie ou laide, étaient devenues un sujet continuel de plaisanteries pour tous les siens ; ils disaient bien haut que Pierre était sous la pantoufle de sa femme. C’était vrai. Dès les premiers jours de son mariage, Natacha lui avait déclaré comment elle comprenait ses droits : chaque minute de son existence devait lui appartenir à elle et à sa famille. Pierre, très surpris à cette déclaration inattendue, en fut néanmoins si flatté qu’il s’y soumit sans la moindre observation. Il lui fut en conséquence interdit, non seulement d’avoir plus ou moins d’attentions pour une autre femme, mais même de causer trop vivement avec elle, d’aller au cercle pour y tuer le temps et y dîner, de dépenser de l’argent pour ses fantaisies, de s’absenter longtemps, sauf toutefois pour ses affaires et ses travaux scientifiques, auxquels elle attribuait une grande importance, sans cependant y rien comprendre. Comme compensation, Pierre avait également le droit de disposer chez lui non seulement de sa personne, mais encore de toute sa famille. Natacha était l’esclave de son mari, et lorsque Pierre écrivait ou lisait, chacun était tenu dans la maison de marcher sur la pointe du pied. Natacha, la première, épiait ses prédilections pour les satisfaire, et allait au-devant de tous ses désirs. Leur genre de vie, leurs relations de société, leurs occupations journalières, l’éducation des enfants, tout se faisait d’après la volonté de Pierre, qu’elle tâchait de découvrir dans ses moindres paroles. Dès qu’elle l’avait devinée, elle s’y conformait sans broncher, et luttait même avec lui, en se servant de ses propres armes, s’il lui prenait fantaisie de revenir sur une première résolution.

C’est ce qui eut lieu après la naissance de son premier enfant, faible et maladif, et pour lequel on fut obligé de changer trois fois de nourrice. Natacha en fut si désolée, qu’elle tomba malade. Pierre lui ayant exposé à cette occasion le système de Rousseau, et lui ayant démontré, avec le philosophe de Genève, dont il approuvait d’ailleurs la doctrine, que l’allaitement par une nourrice étrangère était contre nature et nuisible, il en résulta qu’à la naissance du second, malgré l’opposition de sa mère, des médecins, de son mari lui-même, elle voulut absolument le nourrir, ainsi que tous les suivants. Il arrivait parfois que le mari et la femme n’étaient pas de la même opinion et se querellaient vivement, mais, à la grande surprise de Pierre, longtemps après la querelle il remarquait que sa femme mettait en pratique l’avis qu’elle avait primitivement combattu, tout en le dégageant de l’alliage qu’il y avait apporté dans l’entraînement de la discussion. Après sept ans de mariage, il constatait avec joie que du mélange de bien et de mal qu’il sentait en lui, le bien seul se reflétait purifié dans sa femme, et cette réflexion n’était pas le résultat d’une déduction logique de sa pensée, mais d’un sentiment immédiat et mystérieux.

VI

Pierre était l’hôte des Rostow depuis deux mois, lorsqu’il reçut une lettre d’un de ses amis de Pétersbourg qui l’engageait, comme membre d’une société dont il avait été le fondateur, à y venir au plus tôt discuter de graves questions. Sa femme, ayant lu cette lettre (elle les lisait toutes), fut la première à l’engager à faire ce voyage, malgré le chagrin qu’elle en ressentait, car elle craignait toujours de gêner son mari dans ses occupations abstraites. À son regard timidement interrogateur, elle répondit par un acquiescement sans réserve, en le priant seulement de lui fixer la durée de son absence, et lui accorda un congé de quatre semaines. Il y avait déjà un mois et demi que Pierre était parti, et Natacha passait de l’irritation à la mélancolie et même à l’inquiétude, en ne voyant pas revenir son mari. Denissow, général en retraite, mécontent de la marche générale des affaires, arrivé à Lissy-Gory depuis quelques jours, l’examinait avec surprise et tristesse, comme on contemple un portrait dont la vague ressemblance rappelle imparfaitement l’être qu’on a aimé. Un regard abattu, ennuyé, des paroles insignifiantes, des conversations continuelles sur ses enfants, voilà tout ce qui restait de la magicienne d’autrefois.

C’était la veille de la Saint-Nicolas, le 5 décembre 1820, et l’on attendait Pierre à tout instant. Nicolas savait que la solennité du lendemain, en amenant chez eux un grand nombre de voisins, l’obligerait à quitter son commode costume oriental pour endosser un habit, à mettre des bottes étroites, à se rendre à l’église nouvellement bâtie, à recevoir les félicitations, à offrir ensuite la « zakouska » aux invités, à causer des élections, de la noblesse et de la récolte, etc. Aussi jouissait-il doublement, la veille de ce grand jour, du calme de la vie habituelle. Il s’occupa à réviser les comptes de son bourgmestre, qui venait d’arriver de la terre de Riazan, propriété de son neveu, écrivit deux lettres d’affaires, alla inspecter la grange, les étables, les écuries, et fit toutes les dispositions nécessaires en prévision de l’ivresse générale, que devait infailliblement amener la fête du lendemain. Tout cela le mit en retard, et l’empêcha de voir sa femme en particulier avant de s’asseoir à la grande table de vingt couverts qui réunissait la famille. Elle se composait de sa mère, qui avait auprès d’elle la vieille Bélow, de la comtesse Marie, avec ses trois enfants, leur gouverneur et leur gouvernante, de son neveu avec M. Dessalles, de Sonia, de Denissow, de Natacha et de ses trois filles avec leur gouvernante, et du vieil architecte Michel Ivanovitch, qui finissait tranquillement ses jours à Lissy-Gory. La comtesse Marie était assise en face de son mari. En le voyant déplier brusquement sa serviette et reculer vivement les verres placés devant son assiette, elle comprit qu’il était de mauvaise humeur, comme cela lui arrivait de temps à autre lorsqu’il venait tout droit pour dîner. Elle connaissait cette disposition d’esprit, et, le plus souvent, elle attendait tranquillement qu’il eût mangé son potage pour lui adresser une question, et l’amener peu à peu à reconnaître que sa maussaderie était sans cause ; mais cette fois elle oublia sa diplomatie habituelle, et, toute préoccupée de le voir fâché contre elle, elle lui demanda où il avait été et s’il avait trouvé tout en ordre. Il fit une grimace involontaire et lui répondit sèchement en deux mots : « Je ne me suis donc pas trompée… mais en quoi donc puis-je l’avoir contrarié ? » se dit la princesse Marie ; elle avait tout de suite compris qu’il désirait laisser tomber la conversation, mais la conversation, grâce à Denissow, reprit bientôt de plus belle.

Lorsqu’ils sortirent de table et qu’ils eurent remercié la vieille comtesse, sa belle-fille s’approcha de Nicolas et lui demanda, en l’embrassant, pourquoi il lui en voulait.

« Tu as toujours d’étranges idées, je n’y ai pas même songé… »

Mais le mot « toujours » contredisait ses dernières paroles et disait clairement à la comtesse Marie : « Oui, je suis fâché, mais je ne veux pas en dire la raison. » Les rapports entre les deux époux étaient si bons, que la vieille comtesse, et même Sonia, qui, chacune à son point de vue, auraient eu peut-être le désir jaloux de voir s’élever entre eux quelques nuages, ne trouvaient pas de motif plausible pour se mêler de leurs affaires. Le ménage avait pourtant ses périodes de brouille : elles survenaient presque invariablement après les jours où ils avaient été le plus heureux et pendant les grossesses de la comtesse Marie, ce qui dans ce moment était justement le cas.

« Eh bien, messieurs et mesdames, s’écria tout à coup Nicolas (et il sembla à sa femme qu’il y avait dans son intonation joyeuse une intention blessante à son égard), je suis sur pied depuis six heures du matin, demain il faudra être en l’air toute la journée : aujourd’hui je vais me reposer. »

Puis, sans ajouter un mot de plus, il se retira dans le petit salon, où il s’étendit sur un canapé. « C’est toujours ainsi, se dit sa femme : il parle à tous, excepté à moi : je lui déplais, c’est certain, surtout quand je suis dans cet état. » Et elle jeta un coup d’œil mélancolique sur la glace, qui lui renvoya l’image de sa taille déformée et de sa figure maigre et pâle, sur laquelle ses yeux se détachaient plus grands que jamais. Les cris des enfants, le rire de Denissow, la causerie de Natacha, et surtout le regard que Sonia lui avait jeté à la dérobée, tout l’agaçait. Cette dernière se trouvait toujours à point nommé pour recevoir son premier coup de boutoir. Au bout de quelques instants, elle alla retrouver ses enfants dans leur chambre : ils étaient assis sur des chaises : ils jouaient au « voyage à Moscou », et l’engagèrent à être de la partie. Elle leur fit ce plaisir ; mais, la pensée de la mauvaise humeur de son mari ne cessant de la tourmenter, elle se leva, et, marchant lourdement sur la pointe des pieds, se dirigea du côté du petit salon : « Il ne dort peut-être pas et je pourrai m’expliquer avec lui, » pensait-elle. André, l’aîné des petits garçons, l’avait suivie, sans qu’elle s’en fût aperçue.

« Chère Marie, il dort, je crois, il est si fatigué ! lui dit tout à coup Sonia, qu’il lui semblait devoir rencontrer à chaque pas, et André pourrait le réveiller. »

La comtesse Marie se retourna, aperçut son fils, et, sentant que Sonia avait raison, retint avec peine la réponse sèche et brève qui était déjà sur ses lèvres. Sans paraître l’avoir entendue, elle fit signe à l’enfant de ne pas faire de bruit et s’approcha du petit salon, pendant que Sonia sortait par une porte opposée. S’arrêtant sur le seuil et écoutant la respiration égale du dormeur, dont les moindres variations lui étaient si familières, son imagination lui représenta ce front uni, cette fine moustache, ce cher et charmant visage, tous les détails enfin qu’elle avait si souvent contemplés pendant le calme de la nuit. Nicolas fit un mouvement, et le petit André, qui s’était glissé dans la chambre, lui cria :

« Papa, maman est derrière la porte. »

La comtesse Marie blêmit de terreur, fit geste sur geste à son fils, qui se tut, et tout rentra pendant quelques instants dans un silence gros d’orage. Elle savait qu’il n’aimait pas à être réveillé, et l’accent grondeur de sa voix ne tarda pas à lui en donner une nouvelle preuve.

« Ne me laissera-t-on jamais une minute en repos ?… Marie, est-ce toi ? Pourquoi l’as-tu laissé entrer ?

— Je ne suis venue que pour voir si… Je ne savais pas qu’il était là, pardonne-moi… »

Nicolas grommela quelques mots et la comtesse Marie emmena le petit garçon. Cinq minutes à peine s’étaient passées depuis cet incident, la petite Natacha, qui venait d’avoir trois ans et qui était la favorite de son père, ayant su par André qu’il dormait, s’enfuit à l’insu de la comtesse, poussa hardiment la porte, qui cria sur ses gonds, s’approcha à petits pas résolus du canapé où Nicolas était couché en lui tournant le dos, et, se hissant sur la pointe des pieds, baisa sa main passée sous sa tête. Son père se retourna et lui adressa un doux sourire.

« Natacha, Natacha, lui dit tout bas sa mère en l’appelant par la porte entrouverte, viens, viens, laisse dormir papa !

— Mais non, maman, papa n’a pas envie de dormir, il rit, » reprit avec conviction la fillette.

Nicolas posa ses pieds à terre et souleva l’enfant dans ses bras.

« Approche donc, Marie, » dit-il à sa femme.

Elle entra et s’assit à côté de lui.

« Je ne l’avais pas vue, » dit-elle timidement.

Nicolas, tenant d’une main sa fille, tourna les yeux vers sa femme, et, remarquant son air suppliant, lui passa l’autre bras autour de la taille, et lui baisa les cheveux.

« Est-ce permis d’embrasser maman ? demanda-t-il à la petite, qui sourit d’un air espiègle, en indiquant d’un geste de commandement qu’il fallait recommencer.

— Pourquoi supposes-tu que je suis de mauvaise humeur ? lui dit Nicolas, qui devinait la secrète pensée de sa femme.

— Tu ne peux t’imaginer combien je me sens isolée lorsque je te vois ainsi : il me semble toujours…

— Voyons, Marie, quelle folie ! Comment n’as-tu pas honte… ?

— Il me semble alors que tu ne peux m’aimer, tant je suis laide, surtout dans ce moment.

— Tais-toi, tu ne sais ce que tu dis : il n’y a pas de laides amours : c’est Malvina et compagnie qu’on peut aimer parce qu’elles sont jolies… Est-ce qu’on aime sa femme ? Je ne t’aime pas… Et cependant comment te dire ?… Qu’un chat noir passe entre nous… ou que je me trouve seul sans toi, je me sens perdu, je ne suis plus bon à rien… Est-ce que j’aime mon doigt ?… Allons donc ! je ne l’aime pas, mais qu’on essaye de me le couper…

— Je ne suis pas comme cela, moi, mais je te comprends tout de même… Tu ne m’en veux pas, n’est-ce pas ?

— Bien au contraire, » répondit-il en souriant, et, la paix étant faite, il se mit à marcher de long en large, et à penser tout haut devant sa femme comme il en avait l’habitude.

Il ne lui venait même pas à l’esprit de lui demander si elle était disposée à l’entendre, car, selon lui, ils devaient avoir spontanément la même pensée. Il lui fit donc part de son intention d’engager Pierre et sa famille à rester chez eux jusqu’au printemps. La comtesse Marie l’écouta, fit ses observations et lui parla à son tour de ses enfants.

« Comme la femme perce déjà en elle ! dit-elle en français en lui désignant Natacha, qui les regardait tous deux de ses grands yeux noirs. Vous nous accusez, nous autres femmes, de manquer de logique ? Eh bien, voilà notre logique ; je lui dis : « Papa a envie de dormir… — Pas du tout, me répond-elle, il rit »… et elle a raison ! ajouta la comtesse Marie, souriant de bonheur. Mais, tu sais, Nicolas, tu es injuste, tu l’aimes un peu trop, murmura-t-elle tout bas en français.

— Que veux-tu ? Je fais tout mon possible pour le cacher. »

À ce moment, on entendit un bruit de pas et de voix, et de portes qui s’ouvraient et se fermaient, « Voici quelqu’un qui arrive ! s’écria Nicolas.

— C’est Pierre, j’en suis sûre. Je vais voir, » dit la comtesse Marie en quittant la chambre.

Pendant qu’elle n’était pas là, Nicolas se donna le plaisir de faire faire à sa fille un tour de galop sur son dos. Fatigué et essoufflé, il enleva vivement la petite rieuse par-dessus sa tête et la serra contre sa poitrine. Cette gymnastique inaccoutumée lui avait rappelé ses danses dans la maison paternelle, et, en regardant avec amour cette figure enfantine, rayonnante de joie, il se vit la menant dans le monde et faisant avec elle un tour de mazurka, comme lorsque son père exécutait jadis avec sa fille les pas du fameux « Daniel Cooper ».

« C’est bien Pierre, dit la comtesse Marie en rentrant. Il faut voir comme notre Natacha est tout autre maintenant… Mais il a reçu tout de même son avalanche, et Dieu sait comme elle lui a reproché son retard !… Va donc vite le voir ! »

Nicolas sortit de la chambre en emmenant sa petite fille. La comtesse Marie, restée seule, se dit à demi-voix : « Oh ! jamais, jamais, je n’aurais cru qu’on pût être aussi heureuse ! » Un bonheur ineffable se lisait sur son visage, mais en même temps elle soupira, et son regard devint profondément mélancolique. On aurait dit que la pensée d’un autre bonheur, d’un bonheur qu’on ne saurait avoir dans cette vie, jetait un voile sur celui qu’elle éprouvait en ce moment.


Autour de chaque foyer domestique, il se forme presque toujours un certain nombre de groupes qui, tout en différant essentiellement les uns des autres, gravitent côte à côte vers le centre commun, se font des concessions mutuelles, parviennent à se fondre en un harmonieux ensemble, sans perdre leur caractère individuel. Le moindre incident est triste, joyeux ou grave également pour tous, mais les motifs qui les poussent à se réjouir ou à s’attrister sont particuliers à chacun d’eux. Le retour de Pierre à Lissy-Gory fut un de ces événements heureux et importants, et réagit immédiatement sur toute la maison.

Les serviteurs se réjouirent, parce qu’ils pressentaient que leur maître s’occuperait moins d’eux dorénavant, qu’il serait moins strict dans ses inspections journalières, plus indulgent et plus gai, et qu’ils recevraient de riches cadeaux aux fêtes de Noël.

Les enfants et les gouvernantes se réjouirent, parce que personne mieux que Pierre ne savait mettre tout en train. Lui seul jouait « l’écossaise », et sur cet unique morceau de son répertoire ils dansaient toutes les danses imaginables, tout en comptant, eux aussi, qu’ils ne seraient pas oubliés à la fin de l’année.

Le petit Nicolas Bolkonsky, âgé de quinze ans, intelligent et vif, quoique d’une constitution maladive et délicate, avait toujours ses grands et beaux yeux, sa chevelure bouclée d’un blond doré, et, comme les autres, ne se possédait pas de joie, car l’oncle Pierre, comme il l’appelait, était l’objet de son adoration enthousiaste. La comtesse Marie, qui veillait à son éducation, n’avait pas réussi à lui inspirer le même attachement pour son mari : il semblait même que l’enfant laissait percer à son égard une indifférence légèrement dédaigneuse. Ni l’uniforme de hussard, ni la croix de Saint-Georges de son oncle Rostow, n’excitaient son envie. Pierre était son Dieu, et il ne souhaitait rien de plus que d’être aussi bon et aussi instruit que lui. Quand il le voyait, sa figure s’illuminait, et s’il lui adressait la parole, son cœur battait, et il rougissait de plaisir. Il retenait tout ce qu’il lui entendait dire, se le redisait ensuite à lui-même ou le discutait avec Dessalles.

Le passé de Pierre, ses malheurs avant la guerre, sa captivité, le poétique roman qu’il avait bâti là-dessus sur des mots saisis au vol, son amour pour Natacha, qu’il aimait avec une exaltation enfantine, et, par-dessus tout, l’amitié de Pierre pour son père, en faisaient à ses yeux un héros et un être sacré. La tendresse émue avec laquelle Pierre et Natacha parlaient du défunt, avait fait deviner à l’enfant, chez qui l’amour commençait à s’éveiller vaguement, que son père avait aimé Natacha, et, qu’il l’avait léguée en mourant à son ami, et il avait un véritable culte pour ce père dont il ne pouvait parvenir à se rappeler les traits, mais auquel il rêvait constamment avec des larmes de tendresse.

Le soir, lorsque l’heure fut venue pour les enfants d’embrasser leurs parents, et pour les gouverneurs et gouvernantes de se retirer avec eux, le petit Nicolas murmura à l’oreille de Dessalles qu’il avait grande envie de demander à sa tante la permission de rester.

« Ma tante, voulez-vous me garder encore un peu avec vous ? — lui dit-il. La comtesse Marie tourna les yeux vers ce visage ému, où la supplication était empreinte :

— Lorsque vous êtes là, il ne peut pas se détacher de vous. »

Pierre auquel elle s’adressait, sourit.

« Je vous le ramènerai tout à l’heure, monsieur Dessalles, laissez-le-moi, je l’ai à peine entrevu… Bonsoir, ajouta-t-il en tendant la main au gouverneur… Il commence à ressembler à son père, n’est-ce pas, Marie ?

— Mon père ! » s’écria le jeune garçon en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et en jetant sur Pierre un regard brillant et enthousiaste.

Celui-ci baissa la tête en guise de réponse, et renoua la conversation interrompue par la sortie des enfants.

La comtesse Marie reprit sa tapisserie. Quant à Natacha, les yeux fixés sur son mari, elle écoutait attentivement les questions que Rostow et Denissow lui adressaient sur son voyage, tout en continuant à fumer leurs pipes et à savourer le thé que leur versait Sonia, mélancoliquement assise auprès du samovar. Le petit Nicolas, blotti dans un coin, le visage tourné du côté de Pierre, tressaillait de temps à autre, et se parlait à lui-même, sous l’irrésistible pression d’un sentiment nouveau.

On causait de ce qui se passait alors dans les hautes sphères administratives. Denissow, mécontent du gouvernement à cause de ses mécomptes personnels, apprenait avec satisfaction toutes les sottises que l’on commettait, selon lui, à Pétersbourg, et exprimait son opinion en termes vifs et tranchants.

« Autrefois il fallait être Allemand pour parvenir ; aujourd’hui il faut être de la coterie Tatarinow et Krüdner !

— Oh ! si j’avais pu lâcher contre eux notre cher Bonaparte, comme il les aurait guéris de leur folie ! Cela a-t-il le sens commun, je vous le demande, de donner à ce soldat de Schwarz le régiment Séménovsky ? »

Rostow, quoique sans parti pris, crut aussi de sa dignité et de son importance de prendre part à leurs critiques, de paraître s’intéresser aux nouvelles nominations, de questionner Pierre, à son tour, sur ces graves affaires, si bien que la causerie ne s’étendit pas au delà des on-dit et des commérages du jour sur les gros bonnets de l’administration.

Natacha, toujours au courant des pensées de son mari, devinant qu’il ne parvenait pas, malgré son désir, à donner un autre tour à la conversation et à aborder le sujet de sa préoccupation intime, celle précisément qui l’avait forcé à se rendre à Pétersbourg et à y réclamer le conseil de son nouvel ami, le prince Théodore, lui vint en aide en lui demandant où en était son affaire.

« Laquelle ? demanda Rostow.

— Toujours la même, lui dit Pierre, car chacun sent que tout va de travers, et qu’il est du devoir des honnêtes gens de réagir.

— Les honnêtes gens ! s’écria Rostow en fronçant les sourcils… Que peuvent-ils y faire ?

— Ils peuvent…

— Passons dans mon cabinet, » dit brusquement Rostow.

Natacha se leva pour aller rejoindre ses enfants, et sa belle-sœur la suivit, pendant qu’ils se dirigeaient vers le cabinet, où le petit Nicolas se glissa après eux et s’assit auprès du bureau de son oncle, dans le coin le plus obscur.

« Eh bien, explique-nous ce que tu comptes faire ? dit Denissow sans lâcher sa pipe.

— Des chimères, toujours des chimères ! murmura Rostow.

— Voici ce qui en est, voici la situation telle qu’elle est à Pétersbourg, reprit Pierre avec vivacité et en accompagnant son entrée en matière de gestes énergiques… l’Empereur ne se mêle plus de rien : il s’est adonné au mysticisme, il cherche le repos à tout prix, et il ne saurait se procurer ce repos que par l’activité d’hommes sans foi ni loi, qui persécutent et qui oppriment à l’envi. Le vol est à l’ordre du jour dans les tribunaux, le bâton seul mène l’armée, le peuple est tyrannisé, la civilisation étouffée, la jeunesse honnête persécutée ! La corde est tendue outre mesure, donc elle doit se rompre ! C’est inévitable, et chacun le sent ! »

Pierre parlait avec conviction, comme parlent encore de nos jours et ont toujours parlé ceux qui examinent de près les actes de n’importe quel gouvernement.

« Je leur ai dit tout cela à Pétersbourg…

— À qui ?

— Mais vous le savez bien, au prince Théodore et aux autres. Que la civilisation et la charité rivalisent entre elles, rien de mieux, mais c’est insuffisant ; les circonstances actuelles exigent autre chose ! »

Une vive irritation s’empara de Rostow, et il allait répliquer, lorsque son regard tomba sur son neveu, dont il avait oublié la présence.

« Que fais-tu ici ? lui demanda-t-il avec colère.

— Laisse-le, dit Pierre en prenant la main du garçon dans la sienne et en poursuivant son thème : Oui, je leur ai même dit plus… Lorsqu’on s’attend à la voir se rompre, cette corde trop tendue, lorsqu’on sent que la catastrophe est imminente, on s’unit, on se groupe, et l’on agit ensemble pour résister au bouleversement général. Tout ce qui est jeune et vigoureux est attiré là-bas sous mille prétextes et ne tarde pas à s’y dépraver : l’un se perd par les femmes, l’autre par les faveurs, le troisième par la vanité, le quatrième se laisse corrompre par l’argent, et tous passent dans « l’autre camp ». Il ne restera plus bientôt de gens indépendants comme vous et moi… Élargissez le cercle, leur ai-je dit… Que notre mot de ralliement ne soit pas seulement la vertu, mais aussi l’indépendance et l’activité !

— Et quel sera donc le but de cette activité ? s’écria Rostow, qui, enfoncé dans un fauteuil, écoutait Pierre avec une mauvaise humeur croissante… Dans quelle situation vous placera-t-elle par rapport au gouvernement ?

— Dans la situation de ses aides et de ses conseils, et la société qui se formerait sur ces bases n’aurait, à la rigueur, nul besoin d’être secrète. Si le gouvernement consentait à la reconnaître, les conservateurs qui en feraient partie ne seraient pas ses ennemis, mais de loyaux et vrais gentilshommes dans toute l’acception du mot. Nous serions là pour empêcher les Pougatchew de nous couper le cou, et les Araktchéïew de nous exiler aux colonies militaires ; nous nous liguerions dans l’unique intention de veiller au bien général et à la sécurité de chacun.

— À merveille, mais, du moment que la société est secrète, elle est nuisible et ne peut dès lors qu’engendrer le mal.

— Pourquoi donc ? On dirait en vérité que le « Tugendbund » qui a sauvé l’Europe (on n’osait pas encore, à cette époque, en faire honneur à la Russie) a fait naître le mal ? N’est-il pas au contraire l’alliance de la vertu, de l’amour, de l’assistance mutuelle, la mise en action, en un mot, des paroles de Jésus-Christ sur la croix ? »

Natacha, qui était entrée dans le cabinet pendant la discussion, rayonnait de joie en contemplant le visage ému de son mari, sans écouter ses paroles qu’elle connaissait par avance, comme tout ce qui sortait de l’âme de Pierre. Et le petit Nicolas, dont le cou fluet émergeait de son col rabattu, et à qui personne ne faisait plus attention, était aussi heureux qu’elle. Chaque parole de Pierre enflammait son cœur, et, sans s’en apercevoir, il brisait et tordait les plumes et la cire à cacheter rangées sur le bureau de son oncle.

« Allons donc, mon cher, le « Tugendbund » est bon pour les mangeurs de saucisses ; quant à moi, je ne le comprends pas, s’écria Denissow d’une voix haute et ferme. Tout va à la diable, c’est vrai ! mais le « Tugendbund » n’est pas de ma compétence ! Vous êtes mécontent ? Eh bien, va alors pour une révolte[3], c’est autre chose, et là je suis votre homme !!! »

Pierre et Natacha sourirent, mais Rostow, sérieusement fâché, essaya de prouver qu’il n’y avait aucun danger à prévoir, et que l’imagination de Pierre était seule coupable. Pierre défendit sa thèse avec chaleur, et son intelligence, plus développée, et plus fertile en arguments que celle de son adversaire, accula ce dernier au pied du mur ; sa mauvaise humeur s’en accrut d’autant plus qu’il entendait dans le fond de son âme une voix secrète qui lui disait que, malgré tous les raisonnements imaginables, son opinion seule était juste et vraie.

« Voici ce que je te dirai, s’écria-t-il en se levant et en jetant avec brusquerie sa pipe dans un coin : selon toi, tout va à la diable, et tu nous prédis une catastrophe ; je ne crois ni à l’un ni à l’autre, quoique je ne puisse pas te donner des preuves, mais, lorsque tu me dis que le serment est une chose de convention, ma réponse est toute prête… Tu es mon meilleur ami, n’est-ce pas ? Eh bien, si tu formais une société secrète, si tu te mettais à agir contre le gouvernement, et qu’Araktchéïew m’ordonnât de faire marcher contre vous un escadron et de frapper, je n’hésiterais pas une seconde, je marcherais et je frapperais… Et maintenant tu peux raisonner comme il te plaira ! »

Un silence embarrassant suivit cette sortie. Natacha fut la première à le rompre, en se mettant à défendre son mari, et en prenant son frère à partie : tout inhabile et faible que fut son intervention, elle atteignit cependant son but, en rétablissant la discussion sur un ton amical.

Au moment où l’on se leva pour aller souper, le petit Nicolas s’approcha de Pierre.

« Oncle Pierre, balbutia-t-il, pâle d’émotion et les yeux brillants, Vous… vous ne… Si papa eût été vivant, aurait-il partagé votre opinion ? »

Pierre le regarda, et comprit à quel travail compliqué, pénible et étrange avait dû se livrer, pendant leur entretien, le cerveau de ce garçon, et, se souvenant de ce qui s’était dit, il regretta de l’avoir eu pour auditeur.

« Je le crois, » lui répondit-il à contre-cœur, et il sortit.

Le petit Nicolas s’approcha tout pensif du bureau et devint pourpre d’émotion : il venait d’apercevoir les dégâts dont il s’était rendu coupable.

« Mon oncle, pardonnez-moi, je ne l’ai pas fait exprès, s’écria-t-il en s’adressant à Rostow et en lui indiquant les débris des plumes et des bâtons de cire à cacheter.

— C’est bon, c’est bon ! dit Rostow en maîtrisant à grand’peine sa colère. Tu n’aurais pas dû rester là, ce n’était pas ta place ! » Et, jetant vivement les débris sous la table, il suivit Pierre.

Pendant le souper, il ne fut plus question de politique et de sociétés secrètes ; les souvenirs de l’année 1812, ce sujet favori de Rostow, firent tous les frais de la conversation, et Denissow et Pierre y prirent une part si cordiale et si animée que, lorsqu’ils se séparèrent, ils étaient redevenus les meilleurs amis du monde.

« J’aurais voulu, dit Rostow à sa femme, lorsqu’ils se trouvèrent seuls dans leur chambre, que tu eusses assisté à notre discussion de tantôt avec Pierre ; ils ont organisé quelque chose là-bas à Pétersbourg, et il tient à toute force à me persuader que le devoir de tout honnête homme consiste à agir contre le gouvernement, tandis que le serment et le devoir… Ils sont tombés sur moi, Denissow aussi bien que Natacha. Celle-là est, ma foi, très amusante, elle mène son mari tambour battant, mais, aussitôt qu’il y a discussion, elle n’a plus ni idées ni expressions à elle, et c’est toujours Pierre qui parle par sa bouche. Lorsque je lui ai dit que je plaçais le serment et le devoir au-dessus de tout, elle a essayé de me prouver que j’avais tort. Que lui aurais-tu répondu ?

— Tu as complètement raison, à mon avis, et je le lui ai déjà dit. Pierre soutient que tous souffrent et se dépravent, et que notre devoir est de porter secours au prochain… C’est vrai, sans doute, mais il oublie que nous avons d’autres devoirs qui nous sont imposés par Dieu lui-même, et qui nous touchent de plus près. Nous pouvons sacrifier nos personnes, si telle est notre envie, mais certainement pas nos enfants.

— C’est précisément ce que je lui ai dit, s’écria Rostow, persuadé que cela s’était passé ainsi… Mais Pierre revenait toujours à l’amour pour le prochain et au christianisme… et le petit Nicolas l’écoutait avec transport…

— Cet enfant me cause de vives inquiétudes, dit la comtesse Marie : il n’est pas comme les autres, et je crains toujours de l’oublier en ne m’occupant que des miens ; il est seul, lui, et trop seul avec ses pensées !

— Tu n’as, je crois, rien à te reprocher à ce sujet ; tu es pour lui comme la plus tendre des mères, et j’en suis heureux, car c’est un charmant enfant… Quelle franchise ! Jamais un mensonge ! Charmant enfant ! répéta Rostow, qui n’avait pas pour le petit Nicolas une affection des plus vives, mais qui, justement à cause de cela, ne manquait jamais d’en faire l’éloge toutes les fois que l’occasion s’en présentait.

— Tu as beau dire, je sens que je ne suis pas une mère pour lui, et cela me tourmente, reprit la comtesse Marie en soupirant. La solitude ne lui vaut rien, la société lui serait nécessaire.

— Eh bien, il en verra bientôt, puisque je dois le mener l’été prochain à Pétersbourg, » répondit Rostow.

En attendant, à l’étage inférieur de la maison, le jeune Nicolas dormait d’un sommeil agité. Une veilleuse, car jamais on n’était parvenu à l’habituer à l’obscurité, répandait sa faible lueur dans la chambre. Réveillé tout à coup en sursaut, mouillé d’une sueur froide, il se dressa sur son lit, et ses yeux démesurément ouverts regardèrent droit devant lui. Un cauchemar effrayant le poursuivait : il se voyait avec l’oncle Pierre, coiffés tous deux de casques semblables à ceux des grands hommes de Plutarque ; une nombreuse armée les suivait, et cette armée se composait d’une multitude de fils blancs et ténus, comme ces toiles d’araignées qui voltigent et se balancent dans les airs en automne, et que Dessalles appelait les « fils de la Vierge ». La Gloire, dont le corps était également formé de ce tissu aérien, mais un peu plus serré, marchait en avant. L’oncle Pierre et lui, se laissant glisser, heureux et légers, se rapprochaient de plus en plus du but, lorsque tout à coup les fils qui les entraînaient se détendent et s’enchevêtrent… Ils se sentent horriblement oppressés… et l’oncle Nicolas Rostow apparaît à leurs yeux, menaçant et terrible… « C’est vous qui avez fait cela leur dit-il en leur montrant les débris des plumes et de la cire à cacheter. Je vous aimais, mais Araktchéïew m’a donné un ordre, et je tuerai le premier qui s’avancera ! Oui, je le ferai ! » Le petit Nicolas se tourne du côté de Pierre, mais Pierre n’y est plus… C’est son père, le prince André ! Il n’a, il est vrai, aucune forme précise, mais c’est bien lui, il le sent à la violence de son amour, qui lui enlève toute sa force… Son père le caresse et le plaint, mais l’oncle Rostow avance toujours… Une folle terreur le saisit et il se réveille glacé d’épouvante… « Mon père, » se dit-il, « mon père m’a caressé…! C’est bien Lui qui est venu, et Il m’a approuvé, ainsi que l’oncle Pierre !… Quoi qu’ils disent, je « le » ferai. Mucius Scévola s’est bien brûlé la main ? Pourquoi ne ferais-je pas de même un jour ?… Ils tiennent à ce que je m’instruise ?… Soit. Je m’instruirai, mais un jour viendra où je cesserai d’apprendre, et c’est alors que je « le » ferai !… Je ne demande qu’une chose au bon Dieu, c’est qu’il y ait en moi ce qu’il y avait dans les grands hommes de Plutarque ! Je ferai mieux encore ; on le saura, on m’aimera, on parlera avec éloges de moi, et… » Des sanglots lui serrèrent la poitrine, et il fondit en larmes.

« Êtes-vous souffrant ? lui demanda Dessalles, que ses pleurs avaient subitement réveillé.

— Non, répondit vivement l’enfant en reposant sa tête sur l’oreiller… Comme il est bon, lui aussi, et comme je l’aime ! murmura-t-il… et l’oncle Pierre, quelle perfection !… Et mon père ! Oui, je le ferai !… Lui-même m’aurait approuvé !… »


fin


  1. Malgré le talent hors ligne déployé par l’auteur dans l’exposé philosophique de la première partie de cet épilogue, nous avons cru pouvoir l’omettre dans notre traduction, sans inconvénient pour la marche et la clarté du récit. (Note du trad.)
  2. Domestiques serfs attachés à la maison d’un seigneur. (Note du trad.)
  3. En employant le mot : « bount » (révolte) en opposition au « Tugenbund » allemand, Denissow fait un jeu de mot complètement intraduisible. (Note du trad.)