Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIV/17

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 92-95).


XVII

Les actions des troupes russes et françaises dans cette partie de la campagne, du retour de Moscou au Niémen, sont semblables au jeu de colin-maillard : on bande les yeux à deux joueurs et en même temps on agite une sonnette pour avertir celui qui attrape. D’abord celui qui prend sonne sans avoir peur de l’ennemi, mais quand il se sent en mauvaise posture, il s’enfuit de son ennemi en tâchant de ne pas faire de bruit et, souvent, croyant s’échapper, il tombe droit entre ses mains.

D’abord les troupes de Napoléon donnèrent signe de vie : c’était pendant la première période, quand elles suivaient la route de Kalouga, mais ensuite, sur la route de Smolensk, elles s’enfuirent en retenant la sonnette et, souvent, pensant échapper aux Russes, elles tombaient droit sur eux.

Vu la fuite rapide des Français et la poursuite des Russes, et à cause de la fatigue des chevaux, le moyen principal de reconnaître la situation dans laquelle se trouve l’ennemi — les reconnaissances de la cavalerie — n’existait pas. En outre, à cause des changements fréquents et rapides de la situation des deux armées, les renseignements qu’on pouvait obtenir ne pouvaient venir à temps. Si, le 2, on apprenait que l’armée ennemie était, le 1er, à un certain endroit, le 3, quand on pouvait entreprendre quelque chose, cette armée avait déjà fait deux marches et se trouvait en tout autre position.

Une armée fuyait, l’autre la poursuivait. Au sortir de Smolensk, les Français avaient devant eux beaucoup de routes et l’on pourrait penser que, restant à Smolensk quatre jours, ils eussent pu apprendre où se trouvait l’ennemi, combiner quelque plan avantageux, entreprendre quelque chose de nouveau. Mais après l’arrêt de quatre jours, ils coururent de nouveau non à droite ou à gauche, et, sans aucune manœuvre ni considération, ils prirent la plus mauvaise route, déjà suivie, de Krasnoié à Orcha.

Attendant l’ennemi derrière et non devant, les Français s’avancèrent en s’allongeant et se séparèrent en deux par une distance de vingt-quatre heures. Devant tous passait l’empereur, puis des rois, puis des ducs. L’armée russe, supposant que Napoléon allait prendre à droite, à travers le Dniéper, seule chose raisonnable à faire, tourna aussi à droite et sortit sur la grande route près de Krasnoié. Ici, comme au colin-maillard, les Français rencontrèrent notre avant-garde, puis, tout à fait à l’improviste, les Français saisis de peur s’arrêtèrent mais bientôt se reprirent à fuir en abandonnant les camarades qui venaient derrière. Ici, à travers le feu croisé des troupes russes, pendant trois jours passèrent l’une après l’autre les diverses parties de l’armée française : d’abord celle du vice-roi, puis celle de Davoust, et celle de Ney. Ils s’abandonnèrent les uns les autres, délaissèrent tous leurs bagages, l’artillerie, la moitié des troupes. Ils fuyaient seulement pendant la nuit, en faisant un détour du côté droit, en demi-cercle, pour échapper aux Russes.

Ney qui venait le dernier, parce que malgré la situation malheureuse ou précisément à cause de cette situation il voulait punir le parquet qui l’avait fait tomber, s’occupait de faire sauter les murs de Smolensk qui ne gênaient personne. Ney qui marchait le dernier avec son corps de dix mille hommes, rejoignit Napoléon à Orcha avec mille hommes seulement ; il avait abandonné tous ses hommes, tous ses canons, et, pendant la nuit, s’était échappé furtivement, par la forêt, à travers le Dniéper.

Après Orcha, la course se continua sur la route de Vilna, comme au colin-maillard, avec l’armée qui poursuivait. Une nouvelle rencontre eut lieu sur la Bérésina. Plusieurs furent noyés, plusieurs se rendirent, mais ceux qui traversèrent le fleuve coururent plus loin. Le chef suprême s’enveloppa d’une pelisse, s’assit en traîneau et s’enfuit en abandonnant les siens. Qui le pouvait partait aussi, qui ne le pouvait pas se rendait ou mourait.